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Chapitre IV. Histoires de La Phalange
p. 83-92
Texte intégral
1Au début des années vingt apparaît un groupement amateur du nom de « La Phalange ». La petite troupe propose aux organisations communistes un programme théâtral qui laisse la part belle à l’artistique et à l’éducatif, afin de lutter, selon leurs propres termes, « contre la stupidité, la niaiserie, l’obscénité habituelles des fêtes données dans les organisations ouvrières1 ». Les archives privées des animateurs de La Phalange artistique permettent de suivre, en dépit de traces infimes et éparses, la trajectoire de ce groupement.
Origines unanimistes
2Dès les années 1910 une micro-société littéraire publie une revue intitulée La Phalange, proche du courant symboliste2. Au-delà de la proximité terminologique, quelques éléments, certes succincts, permettent d’établir un éventuel lien entre la revue La Phalange et le groupement de théâtre amateur de l’après-guerre du même nom. D’une part, l’un des numéros de La Phalange se trouve parmi les archives d’André Palin, animateur de La Phalange artistique entre 1924 et 1935. D’autre part, des écrivains et poètes, comme René Arcos ou Georges Chennevière, signent des critiques ou publient des poèmes dans la petite revue symboliste. Or René Arcos, écrivain, pacifiste et ami de Romain Rolland, fait partie dans les années vingt des intellectuels qui s’intéressent aux activités du groupement La Phalange artistique. Il en est de même pour le poète unanimiste Georges Chennevière, dont le fils, André Chennevière, journaliste et militant communiste, sera dans l’entre-deux-guerres l’un des acteurs de La Phalange artistique. Un réseau d’écrivains et de poètes se dessine à partir de deux pôles distincts, que seuls les intitulés rapprochent : La Phalange symboliste et littéraire d’avant-guerre, et La Phalange théâtrale et militante d’après-guerre. Le lien que La Phalange entretient avec le courant unanimiste est, à ce titre, déterminant. Ce courant poétique apparaît à la suite du symbolisme, à la fin du XIXe siècle. Son représentant le plus reconnu demeure Jules Romains, auteur en 1908 de La Vie unanime. Georges Chennevière appartient lui-même au mouvement unanimiste, comme René Arcos et Charles Vildrac. Les unanimistes décrivent un monde dans lequel « l’individu s’estompe au profit du collectif, de la foule3 ». La ville, la foule sont présentées comme les éléments « organiques », fondamentaux dans la littérature unanimiste. À ce titre, elle préfigure le futurisme et certaines expériences surréalistes, mais le style des unanimistes se manifeste à la fois par son lyrisme et par sa dimension épique ; ses valeurs sont celles du groupe, de la communauté d’artistes, de la fraternité. Proches de l’humanisme social de Romain Rolland, ils forment dans les années 1910 une « école humaniste, jeune, généreuse et enthousiaste4 ». Marcel Martinet sera d’ailleurs très influencé à ses débuts par la poésie et les théories fraternelles des unanimistes, tout comme par la poésie de Walt Whitman, dans laquelle l’homme se trouve en mouvement avec le reste du monde et avec la nature. La relation à la paysannerie et aux cycles de la nature occupe à ce propos une place majeure dans La Nuit de Martinet ou dans Liluli de Romain Rolland. Or, dans le répertoire de La Phalange et de La Phalange artistique (elle prend ce nom dès 1924) figurent non seulement les deux pièces Liluli et La Nuit, mais également des lectures de textes de Jules Romains et de René Arcos. L’unanimisme traverse donc l’histoire esthétique du groupement théâtral. Ceci permet d’identifier un premier réseau de sensibilités poétiques et politiques, qui s’adossent à la dénonciation de l’impérialisme et de la violence nationaliste.
Naissance de La Phalange
3En 1922, les traces d’un groupement amateur de théâtre militant, La Phalange, réapparaissent. Une lettre de René Hagnauer5, adressée à Marcel Martinet, alors directeur littéraire de L’Humanité et qui avait regretté « l’absence de groupements, même d’amateurs, qui dans nos milieux essaieraient de distraire en éduquant », se propose de répondre à cette absence, déplorant à son tour que « le Parti » ne propose aux militants que :
« Des comiques genre Dranem, des chansons soi-disant « humanitaires », des romances pleurnichardes de coin de rue et comme bouquet des fox-trot, des jazz-bands, voilà ce qui constitue hélas ! À peu près dans toutes les sections du Parti et dans les syndicats, les distractions habituelles6. »
4Un Parti, poursuit l’auteur, persuadé « qu’il est nécessaire pour plaire à la masse qui vient nous écouter, de lui servir des ramassis que la bourgeoisie donne aux prolétaires pour les abrutir et les asservir ». Le problème soulevé dans cette lettre est symptomatique des débats autour de la culture prolétarienne dans l’entre-deux-guerres : quel mode d’implication construire afin que le public populaire se sente concerné par une culture qui ne le singe pas, mais qui soit au contraire exigeante et éducative ? Le PC ne semble pas avoir dans les années vingt pris la juste mesure de ce que pourrait être une véritable culture militante. L’historienne Madeleine Rebérioux, dans l’article « Culture et militantisme7 » constate, de même, que le PC n’est intervenu que tardivement dans le domaine culturel, pas avant les années trente, et, qu’au début des années vingt, seul Marcel Martinet dans L’Humanité mène une telle campagne. Aux yeux de René Hagnauer, si le PC et les militants de cellule « s’imaginent presque tous que le spectacle relevé est synonyme d’ennuyeux » c’est parce qu’ils « ignorent la littérature française et étrangère accessible à tous […] car si paradoxal que cela paraisse, tout ce qui est ‘‘vrai’’ divertit ». En l’occurrence, le programme de La Phalange reprend un certain nombre d’auteurs proches du réalisme social : le groupement organise des soirées théâtre et des conférences, où sont présentées des pièces d’Octave Mirbeau, Jules Renard, Henri Becque. Il ne semble pas s’inscrire dans une ligne politique, mais vise davantage à proposer des soirées poétiques et théâtrales, qui, tout en investissant des problématiques contemporaines, ne fassent pas l’impasse sur les expériences et les dramaturgies passées, comme celles d’Octave Mirbeau8. René Hagnauer précise, à ce propos, que La Phalange est « un groupement fondé pour la diffusion de bons auteurs quels qu’ils soient (ce terme est souligné dans la lettre), par le théâtre et la conférence », « exclusivement composé d’amateurs, les professionnels ne sont pas admis et cela pour éviter les froissements que vous comprendrez facilement ». Propos confirmés des années plus tard par Suzanne Palin-Lehmann, animatrice avec son mari André Palin de La Phalange artistique entre 1925 et 1934 :
« Pour le tout début, c’est-à-dire en 1925, ton grand-père avait appris par un de ses collègues instituteur de gauche l’existence d’un groupe d’ouvriers-amateurs qui montait des pièces d’orientation sociale pour les jouer dans des fêtes ou réunions d’organisations communistes. Nous nous sommes incorporés à ce groupe qui s’appelait “La Phalange artistique”9. »
5S’il n’est pas question de « travailleurs manuels » dans les archives retrouvées avant 1924, nous ne pouvons oblitérer la référence ouvriériste, déjà omniprésente dans les discours de la gauche révolutionnaire d’avant-guerre, et qui rencontre un nouvel élan au sein des organisations communistes. L’association indéfectible entre ouvrier, travail et communisme, préside d’ores et déjà aux théories ouvriéristes qui valorisent et héroïsent le travailleur prolétaire. Pour un groupement d’amateurs (c’est-à-dire de personnes ayant un travail autre que celui de comédien) baptisé La Phalange, la référence, consciente ou non, aux travailleurs manuels, permet de juxtaposer la valeur de ses productions à celles des productions de la classe ouvrière. Le groupe affirme ainsi qu’il a opté pour l’art dramatique comme mode de militance, mais ne se coupe pas pour autant du monde ouvrier (socialement) et du monde communiste (politiquement), il en devient, en l’état, une phalange, une partie infime mais utile d’un tout. L’objectif, qui est d’asseoir une pratique militante associant théâtre et politique, se trouve étoffé par une « sentence », qui accompagne dès 1923 tous les documents produits par La Phalange : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes10. »
La Phalange artistique : entre classicisme et innovation
6En 1923, deux instituteurs militants au Parti communiste, André et Suzanne Palin intègrent le petit groupe à l’occasion de la mise en scène des Corbeaux d’Henry Becque, qui sera présenté une dizaine de fois sur les scènes des quartiers populaires parisiens. Sous l’impulsion d’André et Suzanne Palin, le groupement noue des relations plus étroites avec le Parti communiste d’une part et des artistes et écrivains (compagnons de route et militants du Parti communiste) d’autre part. La Phalange prend peu à peu le nom de Phalange artistique et commence à se démarquer des mises en scène de pièces sociales et des lectures de poésie, afin de se concentrer sur un répertoire plus contemporain et plus proche du théâtre politique. Ainsi en 1924, elle présente une pièce inédite en France, Les Petits bourgeois de Maxime Gorki11. Quelques coupures de presse, notamment dans la revue culturelle Comœdia rendent alors compte du spectacle :
« La Phalange, qui a moins pour but de réunir des jeunes que de penser à “l’éducation prolétarienne” vient de présenter Salle Maubel Les petits bourgeois de Maxime Gorki. […] L’interprétation, composée d’amateurs, et la mise en scène – non pas la décoration théâtrale, dont les théâtres irréguliers peuvent se dispenser, mais le mouvement, le ton, l’harmonie des divers jeux – contribuaient à étouffer l’œuvre. […] Gaston Baty devrait montrer cette pièce12. »
7À partir de l’année 1924, les archives du groupement13 tendent à montrer qu’une activité artistique plus régulière et relayée par la presse (Comœdia, L’Humanité, Carnet) se met en place. Une pièce de Bernard Shaw, Le Héros et le soldat14, est présentée, ainsi qu’une farce médiévale, La Farce du cuvier, jouée en plein air lors de l’été 1924.
8Ce programme éclectique situe La Phalange artistique dans une optique de théâtre du peuple telle que Romain Rolland la développe, alternant pièces sociales, pièces politiques et divertissements populaires. Les lieux des représentations attestent de la volonté de jouer devant un public qui fréquente peu les théâtres : salle Maubel ou salle Lancry dans le dixième arrondissement, ou dans des municipalités communistes ou socialistes de la banlieue dite rouge, comme La Farce du cuvier, jouée à Saint-Denis. Un article du secrétaire de La Phalange artistique, André Bréton, publié dans Comœdia suite à une critique des Petits bourgeois, offre quelques éléments de réflexion particulièrement éclairants :
« Nous ne sommes en effet que des amateurs. Ou plutôt, nous ne sommes même pas des amateurs, mais bien des travailleurs (ouvriers et employés) qui prenons sur les maigres loisirs dont nous disposons le temps, trop insuffisant, d’étudier des rôles et de monter des œuvres que nous jugeons intéressantes, pour les présenter ensuite à un public ouvrier, lequel n’a pas les moyens de payer vingt ou trente francs pour aller sur les Boulevards, écouter des pièces dans lesquelles, trop souvent, le lit est le principal personnage. Ce public ouvrier, quoi qu’on en pense sait reconnaître ce qui est beau et c’est ainsi que, l’an dernier, malgré l’opinion de la soi-disant élite qui prétendait qu’un Henry Becque fait fuir le public, nous avons eu le plaisir de faire acclamer Les Corbeaux dans dix représentations populaires.
Peut-être pensez-vous qu’il est regrettable que de si belles œuvres soient présentées dans les milieux ouvriers, avec une interprétation aussi faible que la nôtre. Mais c’est à vous qu’il appartient de faire disparaître des scènes parisiennes les “verneuillades” et autres “mouézy-éonneries” qui les encombrent et d’y faire paraître les œuvres vraiment dignes de ce nom.
À ce moment, mais seulement à ce moment, nous conviendrons peut-être avec vous que nous sommes vraiment trop insuffisants pour continuer nos efforts.
Mais jusque-là, dédaignant le snobisme et la soi-disant élite qui répugne à descendre parmi le public prolétarien pour aider à son éducation, et fiers de la sympathie qu’il nous accorde, malgré notre insuffisante […], jusque-là, nous persévérons dans la voie que nous nous sommes tracée, et nous sortirons de l’oubli d’autres œuvres françaises et étrangères que l’on ne veut pas ou que l’on ne veut plus représenter15. »
9L’opposition au théâtre bourgeois, incarné par le boulevard16, donne des outils de différenciation à André Bréton, concernant le répertoire et plus globalement l’action que le théâtre peut produire sur un public populaire, la participation qu’il peut apporter à une œuvre d’éducation pour le peuple :
« Si le théâtre s’est coupé du réel en se mettant au service de la classe possédante, il ne peut manquer de retrouver son efficacité pour peu qu’il se rebranche sur l’énergie de l’histoire ; en le soustrayant à la mainmise de la bourgeoisie, on le réconcilie alors avec le progrès et on lui redonne la capacité de représenter l’homme et les choses devant un public nouveau17. »
10Le projet de La Phalange artistique se situe, explicitement, entre deux figures tutélaires, celle de Romain Rolland et celle de Marcel Martinet. La référence à un « public nouveau » et à un répertoire qui « rebranche son énergie sur l’histoire » se situe clairement dans la perspective d’un théâtre du peuple. Mais l’allusion à l’éducation culturelle de la classe ouvrière, et la proposition de jouer pour les organisations ouvrières, s’évalue également comme une modalité de la culture prolétarienne, telle que Marcel Martinet la défend. Le théâtre de La Phalange artistique serait par conséquent éducatif et populaire, « en évitant le double excès du didactisme et de l’indifférentisme moral18 ». Dans ce contexte, « la représentation doit soutenir, exalter et éclairer le public, en lui apportant un supplément de clarté sur lui-même en même temps qu’une prime de plaisir19 ».
« Un essai de théâtre populaire »
11Prenant acte des conseils de Jean-Pierre Liausu, qui leur suggérait dans Comœdia, afin de s’améliorer, de « mettre un artiste à sa tête (de la troupe) qui serait enchanté de lui donner des indications20 », le groupement fait appel, en 1926, à Louise Lara afin de reprendre une mise en scène déjà expérimentée par le laboratoire Art et Action, celle de la première pièce d’après guerre de Romain Rolland, Liluli. L’identité artistique et politique du groupe s’affirme. Militants communistes et pacifistes, ils présentent à compter de cette date des pièces contemporaines, d’auteurs proches des mouvements révolutionnaires bien que critiques vis-à-vis du communisme bolchévique, à l’instar de Marcel Martinet ou de l’allemand Ernst Toller. Leur collaboration avec des artistes professionnels, pour la mise en scène, les décors et la direction d’acteurs se confirme à partir de Liluli, leur permettant d’améliorer les qualités scéniques de leur théâtre. Suite à la mise en scène de Liluli, André Palin, qui prend désormais en charge le secrétariat du groupement, publie un manifeste dans la revue de Pierre Monatte, La Révolution prolétarienne21 qui affirme les objectifs de La Phalange artistique :
« La Phalange artistique a cinq ans d’existence. Elle est née du désir de quelques-uns de réagir contre la stupidité, la niaiserie, l’obscénité habituelles des fêtes données dans les organisations ouvrières. Son ambition fut de fournir à ces organisations un répertoire de bonnes pièces22. »
12Un répertoire « de bonnes pièces », destiné à un public ouvrier, Palin confirme le programme de La Phalange artistique. Il en appelle aux « syndicats, coopératives, maisons du peuple, fractions communistes ou sociales » afin de permettre une véritable diffusion de ces œuvres, et réitère par la même occasion l’appartenance de ses membres à la classe ouvrière et le dénuement matériel du groupe :
« […] la poignée de camarades – tous ouvriers ou employés – les poches vides, pas plus exercés à l’art du comédien qu’un ministre de l’agriculture au travail des champs, mais animés d’une foi ardente et entêtée ; (qui) travaillèrent des rôles, prirent sur leur sommeil, pour les répéter deux, trois fois par semaine, cherchant à faire mieux, se conseillant mutuellement23. »
13La mise en avant du travail de répétition, arraché au labeur quotidien, et d’une détermination obstinée afin de s’améliorer, résonne avec le discours d’Henri Barbusse, qui dans L’Humanité24, un an auparavant, vantait le courage de ces « jeunes prolétaires, ouvriers manuels pour la plupart » qui se sont « avisés de créer un art du peuple » et qui « ont tiré leur œuvre de leur propre fonds : de leur travail (économisé à la fin de leur journée de labeur forcé à l’atelier) ; de leur sincérité, de quelque chose de plus grand encore, leur foi prolétarienne ; de quelque chose de plus grand encore, leur compréhension et leur sens de la vie25 ».
14André Palin retrace le parcours du groupement, insistant sur l’évolution artistique de ce dernier : tourné vers un répertoire populaire mais politique, La Phalange a proposé entre 1921 et 1924 des pièces de Mirbeau, Becque, Tristan Bernard, Courteline ou Jules Renard, « qui avec plus ou moins de franchise, soulignèrent les travers de la bourgeoisie de leur époque et les vices de ses institutions ». Il reconnaît au sujet de ces expériences théâtrales, que ces « premières petites pièces ont été, il faut bien l’avouer, de médiocres réalisations : mise en scène absente, décors de fortune, costumes de fripier, ensemble terne, mais qui, à chaque fois prenait un peu plus de vie et de couleur ». Mais « il fallait s’acharner26 », et leur ténacité a permis, malgré « l’indifférence des organisateurs, assez peu soucieux de la santé des programmes de leurs fêtes », de progresser, d’avancer, de « désarmer l’hostilité de L’Humanité, pour obtenir d’elle un minimum de publicité pour nos spectacles ». Avec les premiers petits succès, le groupe ose affronter des pièces plus ambitieuses formellement et politiquement, comme Les Corbeaux de Becque, « enterré par La Comédie française et dont nous avons pu donner dix représentations populaires avec un grand succès », puis Les Petits bourgeois de Gorki, et Le Héros et le soldat de Bernard Shaw.
15À partir de ces réalisations, la Phalange artistique paraît plus sûre que jamais de ses choix, « née pour se mettre au service des organisations ouvrières, en jouant de bonnes pièces », elle s’éloigne des défauts des premières années : « jouer simplement de bonnes pièces empruntées plus ou moins aux théâtres bourgeois, et copiées dans l’interprétation et la mise en scène sur ces théâtres bourgeois27 ».
16Elle « commence à créer son répertoire d’œuvres foncièrement populaires, qu’elle glane ici et là, difficilement28 ». Les drames de Romain Rolland, dont le groupement a présenté Liluli, son « réquisitoire d’une belle ironie de fort lutteur, contre la guerre », figurent au premier rang de leur répertoire. Toutefois, la question du répertoire reste une problématique constante pour les troupes de théâtre prolétarien durant les années vingt. Elles se confrontent effectivement à un écueil incontournable : le manque de pièces « prenant la réalité comme point de départ29 », et entérinant « une forme d’art nouvelle, un théâtre nouveau30 ». En outre, leurs choix dramaturgiques récusent le « réalisme vieilli » et se polarisent sur des drames allemands et français, comme ceux « de Toller, qui sont parfois animés d’un souffle révolutionnaire ardent » ou qui donnent « à méditer sombrement, et à fond, le public prolétarien », ou La Nuit de « notre camarade Martinet ». Dans le même ordre d’idée, Palin annonce la mise en scène du Mariage de Figaro, de Beaumarchais31, « écrit à la veille de la révolution française, […] une pièce sociale satire cinglante d’une aristocratie décadente » et qui se situe à l’opposé des mises en scène du Théâtre Français « poudré et travesti » qui ont transformé la pièce en « une fine, spirituelle, gaie, petite comédie32 ». Les auteurs cités représentent donc des tendances dramaturgiques et esthétiques qui rompent avec le naturalisme et le réalisme d’avant-guerre, se situant au sein d’une tendance du théâtre politique qui vise à interroger les processus historiques, en somme « un théâtre critique, soumettant les problèmes à discussion33 ».
Notes de bas de page
1 Palin A., « Un essai de théâtre populaire : La Phalange artistique », La Révolution Prolétarienne, 22 octobre 1926, cité par Bessen J., « Un théâtre ouvrier révolutionnaire français 1918-1935 », art. cité, sans pagination.
2 Il existe une trace de la revue La Phalange dans une biographie de Léon Werth, un journaliste et critique d’art, proche des milieux anarchistes, communistes et antimilitaristes, lui-même libertaire et poète à ses heures. Il commence sa carrière à la fin du XIXe siècle en tant que secrétaire d’Octave Mirbeau. Autour de 1910, il écrit dans la revue La Phalange. Les recherches de Gilles Heure, biographe de Léon Werth démontrent que la revue vivait avec de faibles moyens, avait « à peu près quatre cents lecteurs » et jouait « un grand rôle comme découvreuse » de talents littéraires et poétiques, sans s’attacher à des « dogmes esthétiques ». Cf. Heure G., L’Insoumis Léon Werth, 1878-1955, Paris, Éditions Viviane Hamy, 2006, p. 34.
3 Klauber V. « L’unanimisme », Encyclopédie Universalis, version 2003.
4 Ibid.
5 Lettre de René Hagnauer à Marcel Martinet, 23 avril 1922, Fonds Marcel Martinet, département Manuscrits, BnF, site Richelieu.
6 Lettre de René Hagnauer à Marcel Martinet, 23 avril 1922, Fonds Marcel Martinet, département Manuscrits, BnF, site Richelieu.
7 Rebérioux M., « Culture et Militantisme », Mouvement Social, no 91, avril-juin 1975, p. 9.
8 Trois pièces de Mirbeau furent présentées par La Phalange en 1922 : Les Amants – L’Épidémie – Le Portefeuille, dossier Rt 4323 : La Phalange 1924-1930, fonds Rondel, département des Arts du spectacle de la BnF, site Richelieu.
9 Lettre de Suzanne Palin Lehmann à Line Eskénazi, sa petite-fille, datée du 3 octobre 1973, Archives privées Line Eskénazi.
10 Phrase inaugurale de l’Association Internationale des Travailleurs, la Ire Internationale, fondée en 1864. Karl Marx en serait l’auteur. Toutefois l’auteur n’apparaît pas sur les bulletins de La Phalange artistique.
11 Les Petits bourgeois de Maxime Gorki, dans une traduction de Aucouturier, est le premier spectacle répertorié dans le dossier, contenant des articles, des bulletins, une lettre d’André Palin à Auguste Rondel, présent dans le fonds Rondel à la BnF et déposé par André Palin à partir du 24 avril 1927 : dossier La Phalange artistique, cote Rt 4323, Fonds Rondel, département des Arts du spectacle, BnF, site Richelieu.
12 Liausu J.-P., « Les petits bourgeois », Comœdia, 27 octobre 1924, dossier La Phalange artistique, cote Rt 4323, Fonds Rondel, département des Arts du spectacle, BnF, site Richelieu.
13 Parmi les archives privées des Palin-Eskénazi, figurent deux listes des spectacles joués par La Phalange, Phalange artistique et Phalange Théâtre, rédigées par André Palin dans les années soixante-dix. Elles débutent toutes deux en 1925. Cependant, d’après les coupures de presse, il semble que Les Petits bourgeois et Le Héros et le soldat aient été représentés dès 1924, salle Maubel, salle Lancry ou dans de petites salles de banlieue.
14 Bernard Shaw (1856-1950), écrivain irlandais, socialiste puis marxiste, il écrit un théâtre incisif, critique et politique, dans lequel les thèmes pacifistes occupent une place importante. Il substitue le conflit d’amour au conflit d’idées, avec une dimension sarcastique qui signale sa singularité et son féroce sens de l’humour. Il écrit Le Héros et le soldat en 1894, une pièce toutefois plus burlesque que politique. En 1925, il reçoit le Prix Nobel de Littérature.
15 Bréton A., « La Phalange artistique », Comœdia, article non daté, dossier La Phalange artistique, fonds Rondel, département des Arts du spectacle, BnF, site Richelieu. Au sujet d’André Bréton, nous ne retrouvons nulle trace de ce nom parmi les acteurs ou membres de La Phalange artistique. Il est fort probable qu’il s’agisse d’André Palin, qui aurait alors utilisé un pseudonyme, pratique très courante dans l’entre-deux-guerres, particulièrement lors de publication d’articles et de manifestes.
16 D’autant que le théâtre comique, les pièces de Feydeau, Courteline, Robert de Flers, Cavaillet remportent un grand succès dans les années vingt.
17 Abirached R., La Crise du personnage dans le théâtre moderne, op. cit., p. 247.
18 Ibid.
19 Ibid., p. 251.
20 Liausu J.-P., « Réponse à La Phalange », l’article n’est pas daté, il fait cependant suite dans Comœdia à la réponse d’André Bréton du 4 novembre 1924.
21 Palin A., « Un essai de théâtre populaire : La Phalange artistique », La Révolution prolétarienne, année 1926, non daté, Archives privées Madeleine Palin.
22 Palin A., « Un essai de théâtre populaire : La Phalange artistique », art. cité.
23 Ibid.
24 Barbusse H., « Le Théâtre fédéral et l’Art du peuple », L’Humanité, 31 octobre 1925.
25 Barbusse H., « Le Théâtre fédéral et l’Art du peuple », art. cité.
26 Palin A., « Un essai de théâtre populaire : La Phalange artistique », La Révolution prolétarienne, année 1926, Archives privées Madeleine Palin.
27 Au sujet de ces premières mises en scène, en 1923-1925, deux photographies du Héros et du soldat de Bernard Shaw, présentes dans les archives privées de Madeleine Palin donnent une idée des principes artistiques plutôt classiques qui président à ces premières réalisations.
28 Palin A., « Un essai de théâtre populaire. La Phalange artistique », La Révolution prolétarienne, 1er octobre 1926. La Révolution prolétarienne est un journal fondé par Alfred Rosmer et Pierre Monatte, exclus du Parti communiste pour « trotskisme ». Ils prônent une révolution par le bas, permanente et directement issue du prolétariat, remettant ainsi en cause les fondements du bolchevisme stalinien qui repose sur le Parti et son omnipotence. En publiant son manifeste dans cette revue en 1926, début de la période de bolchevisation du Parti communiste français, André Palin, bien que membre du PC, affirme une certaine distance avec les thèses bolcheviques et les directives du Parti.
29 Piscator E., op. cit., p. 138, cité par Abirached Robert, La Crise du personnage moderne, op. cit., p. 259.
30 Rolland R., Le Théâtre du peuple, op. cit., p. 3, cité par Abirached Robert, ibid., p. 247.
31 Le Mariage de Figaro de Beaumarchais a été joué par La Phalange artistique en 1926, dans une mise en scène de Louise Lara, qui se penche à cette période sur les adaptations modernes des pièces classiques, au sein du Laboratoire Art et Action. Des « sans-culottes » y lisaient des « passages de la Déclaration des droits de l’homme » mais le spectacle fut « sans grand succès », Suzanne Palin-Lehmann-Eskénazi, Lettre privée à sa petite-fille Line Eskénazi, 3 octobre 1973, Archives privées Line Eskénazi.
32 Toutes les citations sont extraites du manifeste de Palin A., « Un essai de théâtre populaire. La Phalange artistique », art. cité.
33 Ivernel P., « Théâtre politique », Michel Corvin (dir.), Dictionnaire Encyclopédique du Théâtre, op. cit., p. 1308.
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