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Introduction
p. 79-81
Texte intégral
1En 1929, le bulletin mensuel du groupement La Phalange artistique appelle à la réalisation d’une véritable « Revue Internationale du Théâtre d’Art prolétarien et révolutionnaire », à l’occasion de sa mise en scène d’une pièce sombre et tragique, Hinkemann d’Ernst Toller1. De cette trace infime provient notre intitulé : « un essai de théâtre d’art prolétarien ». Or, il semble que personne mieux que ce groupement n’ait su incarner cette double scansion, reliant art et révolution sans privilégier l’un ou l’autre. D’autre part, les productions de La Phalange artistique dans les années vingt possèdent toutes une particularité : au-delà des questions formelles, les pièces, qu’elles soient de Bernard Shaw, Romain Rolland, Martinet, Ernst Toller, interrogent toutes, à leur manière, les processus historiques à travers la guerre ou le projet révolutionnaire, sans y apporter de réponse définitive ou simpliste.
2Au cours des années vingt, se forment nombre de groupements de théâtre, dont les degrés de proximité avec le Parti communiste offrent une grande variété. Leurs pratiques mêlent le plus souvent comédiens amateurs et professionnels. Ceux-ci tentent alors de jouer au plus près des luttes ouvrières et entretiennent une relation encore incertaine avec les expériences militantes et agit-propisantes russes et allemandes. Ils se confrontent néanmoins en France à une difficulté inédite : la question du répertoire et le manque avéré de pièces révolutionnaires. Le pacifisme s’affirme alors comme l’un des critères déterminants pour cerner la « qualité ouvrière2 » du théâtre militant de l’entre-deux-guerres ; le passage du Feu au théâtre en 1924, symptomatique des enjeux que porte le combat contre la guerre, imprime d’ores et déjà la portée du pacifisme au sein du dispositif théâtral communiste des années vingt. Néanmoins, un groupement comme La Phalange artistique soumet une proposition théâtrale qui affirme tant son appartenance à la sphère artistique, y revendiquant une autonomie certaine, qu’à la sphère politique, en l’occurrence communiste et révolutionnaire. Cette condition initiale, associant production artistique et luttes prolétariennes, est défendue par les animateurs de La Phalange artistique, qui appellent à l’avènement d’un « théâtre d’art prolétarien ». Une telle terminologie signifie que les expériences ne se présentent ni comme un mouvement ni comme un système, mais assument une préoccupation commune à des militants, des acteurs, des écrivains, des artistes : imaginer un théâtre à la croisée de la recherche esthétique et du combat en faveur du prolétariat.
3Dans cette mesure, l’interrogation et le procès de l’histoire – notamment à travers des événements tels que la guerre et la révolution – occupent une place majeure au cœur des expériences présentées par ce théâtre d’art prolétarien. Les auteurs comme Romain Rolland, Marcel Martinet ou le dramaturge allemand Ernst Toller3 sont sollicités afin d’interroger sur scène les processus historiques et sociaux qui agitent les sociétés européennes. Ces thématiques historicistes invitent à revisiter les procédés formels et esthétiques introduisant dans le théâtre d’art prolétarien des formes résolument étrangères aux esthétiques réalistes. Ce théâtre engage à la discontinuité, aux ruptures formelles et stylistiques, à l’invention de pratiques et de modes de production nouveaux. Restaurer sa trajectoire permet de repérer des pratiques qui associent « directement la production artistique à sa fonction politique4 ». Afin d’encadrer notre propos, et de l’ancrer dans une réalité tangible, nous présenterons dans un premier temps les caractéristiques d’organisation de ces pratiques, articulant art et militance, avant d’aborder une perspective plus spécifiquement esthétique, celle de la représentation de l’Histoire sur scène, que Le Feu affrontait dès 1924, et qui trouve dans des pièces telles Liluli de Romain Rolland, La Nuit de Marcel Martinet, Hinkemann de Ernst Toller, des résonances politiques et formelles tout à fait novatrices et surprenantes au regard du scepticisme, de la noirceur ou du pessimisme que ces dramaturgies déploient sur les scènes prolétariennes5.
4Enfin, si l’une des missions essentielles du théâtre prolétarien est de produire de nouvelles représentations du monde, destinées à opérer une modification dans le regard que le spectateur pose sur lui-même et sur son environnement social et politique, il est nécessaire de relever que ces projets sont presque toujours le fruit d’une collaboration entre intellectuels et militants. Une multitude de manifestes, articles, ouvrages divers témoignent de l’importance de ces circulations6. Se référant pour partie au Théâtre du peuple de Romain Rolland7, ces théories de l’art et du peuple proposent des solutions efficientes à cette rencontre qui, au-delà du divertissement et de l’éducation, se donne pour objectif de développer la conscience politique de la classe ouvrière, et, éventuellement, sa mobilisation. Conscients que le théâtre peut être un outil d’émancipation, des militants, des employés, des ouvriers, des instituteurs, cherchent à nouer des relations avec des auteurs de théâtre eux-mêmes engagés auprès du parti communiste ou dans des combats pacifistes périphériques. De leur côté, des écrivains comme Romain Rolland ou Marcel Martinet, s’intéressent à ces pratiques en tant que symptômes d’une réflexion autour de la culture du peuple et de la culture prolétarienne.
Notes de bas de page
1 Bulletin mensuel La Phalange, no 5, 1929, dossier La Phalange artistique, Fonds Rondel, Département des Arts du spectacle, BnF, site Richelieu.
2 Bessen J., art. cité, sans pagination.
3 Les œuvres concernées sont : Liluli de Romain Rolland, représentée en 1926, La Nuit de Marcel Martinet, représentée en 1927, Hinkemann d’Ernst Toller, représentée en 1928. Ces pièces ont toutes été représentées dans le cadre d’un théâtre se revendiquant prolétarien et révolutionnaire, à l’exception de Liluli, qui fut davantage rattachée à un projet de Théâtre du Peuple.
4 Menger P.-M., Le Travail créateur, s’accomplir dans l’incertain, op. cit., p. 594.
5 Le pessimisme de certaines pièces que nous étudierons, comme La Nuit de Marcel Martinet ou Hinkemann de Ernst Toller leur sera reproché par le parti communiste aux artistes et à La Phalange artistique.
6 Cf. Martinet M., Culture et Prolétariat, publié par La Librairie du travail en 1935 et qui regroupe des articles écrits en 1919 et 1935 dans L’Humanité, Les Humbles, Europe ou La Révolution prolétarienne, dont l’article Ce qui manque le plus aux ouvriers, c’est la science de leur malheur, particulièrement intéressant dans le cadre de cet ouvrage.
7 Rolland R., Le Théâtre du peuple, Paris, 1899-1901, réédité par Meyer-Plantureux C., Bruxelles, Complexe, 2003.
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