1Les expériences dont nous allons suivre la trajectoire trouvent leur source au cœur du combat syndicaliste. Au début des années vingt, les artistes syndiqués de la CGT, bien souvent proches de l’anarchisme, considèrent qu’il est nécessaire de construire et de produire, à l’intérieur de la sphère syndicale, une troupe théâtrale. Deux directives lui sont adjointes : elle est chargée, prioritairement, de valoriser la production et le travail artistique des auteurs, metteurs en scène et techniciens de la CGT, d’autre part de diffuser auprès des militants et d’un public populaire, des œuvres éducatives et divertissantes. L’histoire, bien que brève de ce théâtre syndical, se situe dans l’héritage des théâtres du peuple d’avant-guerre. Elle préfigure également les pratiques d’un théâtre œcuménique sous le Front populaire1.

Le théâtre syndical et le théâtre indépendant

2Dès 1920 la CGT tente de fonder un véritable théâtre syndical. Un article, « À propos du théâtre syndical », paru dans L’Ère nouvelle2, la revue cégétiste, en témoigne. Il annonce « la naissance » d’un théâtre lié à la CGT, financé par ses adhérents et dirigé par certains représentants du syndicat des auteurs et de la Fédération du spectacle, elle-même créée en 1919 par les différents syndicats du spectacle, machinistes, costumières, techniciens, acteurs, auteurs et directeurs. Le syndicat des auteurs rejoint la Fédération en 1920 et participe à la création d’une revue spécialisée, Le Spectacle3, qui rend compte des débats internes et des manifestations mises en œuvre par la Fédération pour défendre les professionnels du spectacle, et particulièrement les auteurs dramatiques, dont une grande majorité n’accède pas aux salles de théâtre, et ne parvient pas à montrer ses œuvres au public. Or la prolétarisation des auteurs dramatiques joue un rôle moteur dans cette histoire. Elle explique, pour une grande part, les motivations initiales que les animateurs de la Fédération placent dans ce projet théâtral.

3André Colomer4, secrétaire du syndicat des auteurs, propose, en 1920, de fonder un théâtre syndical dont l’un des objectifs prioritaires serait de jouer les pièces des écrivains du syndicat afin de les faire connaître des professionnels et des directeurs des théâtres. Dans Le Spectacle, les syndicalistes soulignent que : « La Fédération du spectacle entend ne rien négliger de tout ce qui pourra contribuer au développement de l’esprit populaire travailliste5. » Les pratiques culturelles (la lecture, le développement des réseaux de distribution de livres, le théâtre, la musique) y jouent un rôle essentiel : elles permettent de réunir le peuple autour d’un événement, d’élever le niveau culturel, et, par ricochet, de participer à un projet global d’émancipation :

« Dans la grande machine universelle, la simple goupille joue un rôle aussi important que le gigantesque volant ; l’ensemble des valeurs de cet organisme, quoique différentes et même opposées, ne produisent un rendement social que par l’Idéal-Harmonie de l’espoir à la réalisation6. »

4Les phénomènes mineurs, ce que Velay nomme « la simple goupille », sont associés au projet d’ensemble des syndicalistes, pressés de reconstruire et de ressouder un mouvement ouvrier exsangue et déchiré par la guerre et par la question brûlante de la position à tenir face à la révolution russe. « L’Idéal-Harmonie », formule un peu empêtrée, désigne les fonctions réconciliatrices et apaisantes des pratiques culturelles telles la lecture ou le théâtre. Ainsi les initiateurs du théâtre syndical proposent de fonder non pas seulement un théâtre, mais également une « révolution destinée à accroître le bien-être » :

« Une œuvre de rénovation de l’art théâtral : notre œuvre, en même temps qu’une évolution, sera une révolution destinée à accroître le bien-être, la conception réelle de la valeur de l’homme comprenant exactement le sens de sa responsabilité dans la société. Par notre union de la pensée, du travail, de la volonté et de la force, nous créerons enfin Le Théâtre du Peuple, depuis si longtemps annoncé. Dans ce théâtre où seront enfin réunies, quant à sa direction, toutes les compétences de notre industrie, nous avons pour Idéal l’éducation du peuple qui vibre à l’audition des œuvres sincères et nobles qui élèvent la pensée et relèvent le moral7. »

5L’auteur conclut que « du théâtre sain, du vrai théâtre, voilà ce que réclame le peuple […] des spectacles sains et réconfortants à la place des spectacles déprimants et pornographiques ». Sur ce point, les syndicalistes de la Fédération du spectacle usent des mêmes arguments et des mêmes schémas que leurs prédécesseurs : le clivage entre un théâtre sain pour le peuple et un théâtre bourgeois décadent demeurant l’un des motifs initiaux des manifestes en faveur d’un art social au XIX^e siècle.

6Ainsi, deux objectifs se rencontrent pour la Fédération du spectacle : d’une part, elle cherche à faire connaître et à diffuser les œuvres de ses auteurs. D’autre part, certains de ses animateurs, à l’instar d’André Colomer et des syndicalistes anarchistes, souhaitent se doter de troupes théâtrales à des fins culturelles et éducatives. Ces deux objectifs, l’un économique – faire travailler les auteurs (mais également les comédiens et les techniciens) syndiqués – l’autre culturel – diffuser des œuvres de qualité auprès de la classe ouvrière – coexistent. En outre, se doter d’un « théâtre syndical » permettrait de faire connaître le syndicat aux spectateurs, et ainsi de contribuer à son élargissement.

7L’existence du théâtre syndical fut toutefois extrêmement brève : une saison, qui s’ouvre lors du congrès d’Orléans d’Octobre 19208, avec deux pièces en un acte de Jehan Rictus, Dimanche et lundi férié et Le Numéro gagnant, une comédie inédite de Pierre Varenne Alphonsine ou l’après-midi galant et enfin La Nuit de Mai avec Louise Lara, du laboratoire de recherche Art et Action9, et pour conclure la soirée, des poèmes et extraits de pièces d’auteurs du syndicat (André Colomer, Maurice Magre, Léo Larguier10) lus par l’acteur René Fauchois. Les danseurs de l’Opéra et un orchestre dirigé par Marius Casadésus accompagnent la programmation théâtrale. L’un des organisateurs du congrès note à propos de ce programme : « Remarquez que nous nous sommes placés uniquement sur le terrain artistique11 », soulignant ainsi la distance que ce projet entretient avec la chose politique et militante. Par ailleurs, l’indépendance syndicale, fondement de la Charte d’Amiens signée par la CGT en 1906, sous l’impulsion des syndicalistes révolutionnaires, est réitérée lors de ce congrès. La programmation artistique témoigne effectivement d’une neutralité politique. La sphère syndicale exerce bien entendu une influence sur le programme, mais elle est sociale bien plus que politique.

8Peu de temps après le congrès d’Orléans, le théâtre syndical met fin à ses activités. Dès le mois de décembre 1920, on annonce dans Comœdia ou dans L’Ère nouvelle, la création du théâtre indépendant, présenté comme le prolongement du théâtre syndical12. Il est soutenu par la Fédération de Seine de la SFIO (socialiste), tandis que L’Humanité du 2 décembre annonce qu’il va « débuter ses tournées dans la banlieue socialiste de Paris ». Les pièces jouées seraient « recrutées au Syndicat des auteurs dramatiques » et il « placerait en tête de son programme l’éducation de la jeunesse et de l’enfance ». Les pièces en un acte (dont les auteurs ne sont pas précisés) Les Révoltés et Un Américain chez moi sont annoncées à Boulogne sur Seine en décembre 192013. Toutefois, l’existence du théâtre indépendant sera tout aussi brève que celle du théâtre syndical.

9Prémices, recherches et tâtonnements composent ces deux expériences. Elles permettent de mieux cerner la genèse, aussi sommaire soit-elle, de ce théâtre prolétarien qui ne cessa de se chercher et de se définir lors des années vingt et trente. Elles posent également les jalons d’un théâtre éducatif et tourné vers un public populaire.

Le Théâtre confédéral de la CGTU

10Le journal de la Fédération du spectacle atteste que l’idée de construire un théâtre syndical n’a jamais été abandonnée. Les controverses concernant son utilité et son organisation financière n’ont cessé d’animer les discussions au sein de la Fédération14. Nous devons attendre janvier 1922 pour qu’apparaissent dans les pages des journaux (L’Humanité, Comœdia, Le Libertaire, L’Action d’art, Le Gaulois, Bonsoir, L’Œuvre) les premières traces de l’existence du Théâtre confédéral de la CGTU. Entre-temps, la CGT s’est scindée en deux, la guerre et la révolution ayant eu raison de cette belle unité syndicale tant souhaitée au tournant du siècle15. Les compromis de la CGT avec l’Union sacrée ne se soldent pas si aisément aux lendemains de la guerre. Les mouvements sociaux, grèves et manifestations, qui secouent la France entre 1919 et 1920 ont mis en lumière l’émergence grandissante d’une minorité au sein de la CGT, partisane d’un rattachement à l’Internationale syndicale rouge.

11Partant, il est essentiel de préciser que les communistes bolcheviques sont eux-mêmes minoritaires au sein de la CGTU. La majorité de ses adhérents demeurent avant tout des syndicalistes, à l’instar d’Henry Marx, secrétaire général du syndicat des auteurs dramatiques et Armand Bour, qui présentent en janvier 1922 le nouveau Théâtre confédéral de la CGTU : « Nous voulons fonder un théâtre pour pouvoir jouer les œuvres de nos adhérents et surtout pour faire connaître les auteurs inédits16. » Quelques jours plus tard, un article de L’Humanité du 29 janvier 1922 rapporte qu’il y avait « foule hier » à la salle de l’Ambigu et que Armand Bour, « acteur devenu conférencier […] qui, il y a quinze ans mena en faveur du théâtre des poètes, une campagne que l’on n’a point oubliée, se retrouvait ici actif, plein d’idées et de générosité […] ». Un nouveau théâtre syndical voit ainsi le jour, après de multiples tentatives, menées par la Fédération du spectacle « à l’occasion des grèves et des congrès en province17 ». Les principes d’organisation scénique et d’architecture sont abordés avec une précision attestant que le projet mûrit depuis longtemps. Armand Bour propose que le rapport entre le public et la scène soit modifié, rapproché par une extension de la scène théâtrale dans sa largeur, à l’inverse de la scène en profondeur qui éloigne l’action de la salle. Ce nouveau théâtre offrirait ainsi une meilleure visibilité pour le public et répondrait au principe égalitaire qui préside à toute entreprise de théâtre du peuple.

12En ce début des années vingt, les projets, même au cœur des organisations syndicales révolutionnaires, se penchent davantage sur un « renouvellement » des structures et du répertoire, que sur leur destruction ou leur remise en cause. Le Théâtre confédéral correspond à ce titre à un théâtre du peuple, bien plus qu’à un théâtre révolutionnaire. Le directeur du Théâtre confédéral, Georges Carpentier, revendique par ailleurs dans L’Humanité, les termes « d’artistiques et d’éducatifs18 », dans une réponse aux nombreuses attaques de la presse, comme Le Figaro et Le Journal. Les principes organisationnels, salaires, redistribution des bénéfices, prix des places, principes de deux troupes, l’une pour Paris, l’autre pour la banlieue et la province, choix du répertoire, sont débattus et exposés, principalement dans L’Humanité et dans Comœdia19.

13En avril 1922, la première saison du Théâtre confédéral de la Grange-aux-belles20 s’ouvre avec Les Caprices de Marianne d’Alfred de Musset et La Comédie de celui qui épousa une femme muette d’Anatole France. La mise en scène des deux spectacles est signée par Julien Lacroix, comédien, metteur en scène et secrétaire général du Syndicat des comédiens, qui assure également une partie de la direction du Théâtre confédéral. Marcel Martinet, alors rédacteur littéraire de L’Humanité, annonce la première représentation du Théâtre confédéral et se réjouit de ce programme, dans lequel il discerne « la promesse que le groupement de la Fédération ne s’engagera pas sur les voies d’un étroit sectarisme. Que les dirigeants ne perdront jamais de vue la parole que prononça […] Georges Pioch21 avant la guerre : “Une belle œuvre d’art est toujours, dans son essence même, révolutionnaire22 !” » Il souligne, quelques jours plus tard « les efforts de la CGTU qui a donné une preuve de force et de dignité en offrant au peuple révolutionnaire de Paris un spectacle de délicats. Les journaleux qui la veille raillaient son effort auraient pu venir prendre à cette fête une petite leçon : tandis que leur public de civilisés bien pensants fait un triomphe à La Seconde nuit de noces ou à Ta bouche !… des ouvriers s’entassent pour applaudir des œuvres d’Anatole France ou de Musset23 ». Les observateurs et animateurs de la culture ouvrière rejouent l’opposition initiale : tandis que les « bourgeois » se repaissent d’un « art pornographique », le prolétariat se nourrit de grandes œuvres culturelles. Martinet insiste sur « l’élégance » et la « coquetterie » d’avoir « choisi leur premier spectacle dans le répertoire le plus raffiné24 ». Il se félicite que l’on ne puisse accuser le Théâtre confédéral de vouloir « vulgariser l’art – c’est-à-dire de commettre cette chose hideuse et malpropre – arranger l’art “à la portée du peuple” – qui procède d’un souverain mépris du peuple et d’un égal mépris de l’art25 ». Bien qu’appartenant à « l’héritage du passé », les œuvres présentées affirme t-il, les « belles œuvres », forment « un trait d’union entre les siècles, [elles] maintiennent à travers les misères, les bassesses de l’existence ce qu’il y a de réellement humain dans l’homme, ce qui fait de lui, à travers les défaites et les déceptions de chaque jour, l’être de victoire et d’espérance continue. Les révolutionnaires ne renient rien de cette magnifique richesse26 ».

14Marcel Martinet insiste pour que jamais un théâtre du peuple « ne donne des ouvrages d’un art inférieur sous prétexte d’être accessible27 », et propose que l’on joue aux côtés de Beaumarchais, Molière, Musset et Racine, des auteurs qui « parlent directement aux hommes d’aujourd’hui ». Il se félicite de voir dans le programme du Théâtre confédéral une mise en scène des Loups de Romain Rolland et appelle la troupe à jouer l’ensemble du répertoire de l’écrivain : « Danton, Aërt, Le Temps viendra, toute cette œuvre considérable de Rolland, d’une actualité étonnante, qui semble écrite pour vous, et pratiquement inconnue […] il serait beau que les portes lui fussent ouvertes, ici, par le théâtre des ouvriers28. »

15Ces intentions culturelles et populaires s’affirment au fil des mois. La mise en scène des classiques du théâtre français, comme Racine ou Molière, apparaît comme l’une des différences majeures avec le théâtre social d’avant-guerre. Le drame misérabiliste étant passé de mode, on en appelle à l’universel, au magnifique et aux vertus éducatives des grands textes. Un projet, insistons sur ce point, qui préfigure très clairement les futures expériences de théâtre du Front populaire ou celles, quelques temps plus tard, au lendemain d’une autre guerre mondiale, de Malraux et Jean Vilar.

16En juin 1922 se termine la première saison du théâtre de la CGTU. Chacun se félicite alors que « le Théâtre confédéral conserve son caractère de neutralité artistique au-dessus de toutes tendances cégétistes29 » et souligne la qualité et l’exigence de cette première saison qui a fait entendre, dans la salle de la Grange-aux-Belles, des œuvres de Racine, Molière, Musset, Anatole France ou Théodore de Banville.

Les principes d’un théâtre égalitaire

17Durant l’été 1922, les représentants du Théâtre confédéral, Georges Carpentier et Henry Marx, se rendent au premier congrès de la CGTU, à Saint-Étienne. Ils insistent, comme c’était le cas dans la note d’intention publiée dans des journaux aussi divers que L’Humanité, Le Libertaire et Comœdia30, sur la qualité non partisane de leur projet. Ils s’adressent « à tous les esprits libéraux sans distinction de tendance ». L’objectif de Georges Carpentier ou Henry Marx lors de ce congrès est de « lever les ambiguïtés liées au militantisme par le théâtre31 » et d’imposer sa fiabilité économique :

« En effet, il ne s’agit pas d’apporter à des camarades, communistes, syndicalistes, anarchistes, révolutionnaires, des sentiments et des idées qu’ils ont déjà. Nous avons le devoir de réparer le crime que, depuis des siècles, la bourgeoisie capitaliste commet contre le peuple : elle garde pour elle la beauté. (Applaudissements.) C’est en faisant pénétrer la beauté dans le cerveau et dans la sensibilité du peuple que nous le rendrons d’abord moins malheureux, ensuite plus heureux et plus fort, parce que, doué de plus de sens critique et par conséquent plus apte à venir suivre les débats comme ceux qui nous passionnent en ce moment. (Applaudissements.) En un mot, nous recherchons l’intellectualisation du syndicalisme… Et, laissez-moi ajouter cette considération d’ordre psychologique, ni la guerre, ni la révolution, ni les grands mouvements qui mettent l’homme au-dessus de lui-même, le font agir dans la vague collective d’idéal qui l’emporte, ne sont susceptibles d’aboutir, de durer, s’il n’y a pas une détente, une chose qui est à la fois une morphine pour endormir sa douleur momentanée et une kola pour lui donner du ressort le lendemain. (Applaudissements.)32. »

18Les succès remportés en avril 1922 par le Théâtre confédéral plaident en leur faveur. Ils témoignent de leur volonté de présenter des œuvres qui ne soient pas « militantes » et dont les vertus demeurent prioritairement divertissantes et éducatives :

« Vos lecteurs, comme les spectateurs, ont pu constater qu’avant tout il n’était pas question de créer un théâtre “à tendances”. Certes je considère que nous avons une mission, celle d’être des servants de la Beauté apportée à tous nos camarades et offertes à tous ceux qui voudront venir chez nous se délasser en se cultivant33. »

19D’autre part, les promoteurs du Théâtre confédéral parachèvent leur projet par un vaste programme de décentralisation théâtrale, dont les origines se trouvent chez Firmin Gémier, et le « chariot de théâtre » sillonnant les routes de France. Georges Carpentier renoue ainsi avec le Théâtre national ambulant, en approfondissant les enjeux culturels et en les raccordant avec des problématiques spécifiquement syndicales. Il propose que chaque région se dote d’une troupe syndicale, qui représenterait prioritairement des pièces d’auteurs de la Fédération du spectacle, afin que ces dernières puissent être davantage diffusées sur le territoire. Effectivement, seule une multiplication des troupes confédérales en province permettrait d’accéder aux publics de province, des campagnes et des petites villes. Henry Marx développe en ces termes l’idée d’un théâtre décentralisé et syndical :

« Un théâtre subventionné par les organisations ouvrières (qui) dès octobre prochain […] promènera en France son chariot, traîné et poussé par des bras qui le sauveront des ornières des routes34. »

20Ce nouveau projet, baptisé Le Théâtre égalitaire, insiste sur les questions de financement : une cotisation obligatoire pour chaque syndiqué de la CGTU, à l’exception de ceux qui rencontrent de graves difficultés financières permettrait le financement des troupes. L’égalité de salaire serait instaurée pour tous, de l’auteur au machiniste et le système du vedettariat serait supprimé :

« Nous réaliserons des mœurs nouvelles entre gens de théâtre – sans même nous en apercevoir. En effet, le gain étant strictement le même pour tous, techniciens, manuels ou artistes, toute la Compagnie étant en vedette, il s’en suit que l’intérêt individuel ne subsiste qu’à l’état d’émulation artistique. Chaque comédien jouera éventuellement un grand ou un petit rôle, sans que cela puisse nuire à la défense de sa situation, d’où meilleur résultat pour l’exécution35. »

21Le principe d’égalité dans la distribution des rôles est proposé dans un premier temps pour les troupes de province : « Nous jouerons bon marché parce que nous n’aurons ni loyer, ni exigeantes vedettes. » Le principe d’une cotisation de l’ensemble des syndiqués permettrait de la sorte d’assurer le fonctionnement matériel du théâtre : une commission serait chargée « d’évaluer les devis des dépenses matérielles », et une autre de s’occuper du « budget de la publicité et de la propagande ». Deux grandes lignes se distinguent dans la construction du théâtre syndical de la CGTU : un projet artistique et éducatif, dont « la force éducative, son influence sur les mœurs et les idées et la puissante action que (le théâtre) peut avoir sur les foules » s’articulent avec un projet syndical (culturellement et économiquement), dont les principes de solidarité (cotisations), de participation active (possibilité d’intervenir dans la programmation), d’égalité de salaire, dessinent une nouvelle forme d’organisation, d’un « théâtre populaire à Paris et en province36 ». À partir de ces principes, portés par les militants issus du syndicalisme révolutionnaire, de l’anarchisme littéraire et du communisme libertaire, les congressistes de la CGTU adoptent massivement le projet du Théâtre confédéral.

22Le Théâtre confédéral ouvre en septembre 1922 son ultime saison, avant sa captation par la puissante Fédération de Seine du Parti communiste, en octobre 1924. Cette saison 1922-1923 s’avère riche en réflexions et en expérimentations : sa trajectoire esthétique, d’un théâtre classique à un théâtre plus contestataire, laisse en outre entrevoir l’esquisse d’un théâtre politique, dont « le caractère militant37 » s’accentue dès le début de l’année 1923.

Vers un théâtre politique

23En dépit des premières difficultés financières, la saison s’ouvre en octobre 1922 avec Le Feu reprend mal, un mélodrame d’après-guerre de Jean-Jacques Bernard, précédé par une courte pièce de Courteline, Le Client sérieux, qui offre l’avantage d’être déjà connue du public. Le spectacle est présenté salle de la Grange-aux-belles, puis effectue une tournée en banlieue, à Boulogne sur Seine, Montreuil, Suresnes, avant de revenir à Paris où il est présenté dans la salle de la Société Théosophique, la salle Adyar38. La troupe alterne pièces classiques et pièces contemporaines d’auteurs syndiqués39. Le programme, comme le préconise M. Turpin, du syndicat des auteurs dramatiques, consiste à :

« Composer un programme présentant une continuité dans l’ordre littéraire […] Le but essentiel du Théâtre confédéral étant de donner au peuple une culture littéraire, on lui offrira tout d’abord des pièces modernes qui ne le dépayseront pas, puis remontant à travers les productions du XIX^e siècle et de l’époque classique, on aboutira aux mystères du XIII^e siècle. »

24« Instruire et donner le goût du Beau au peuple40 », martèle Georges Carpentier, « voilà l’objectif du Théâtre confédéral ». Et si une pièce supposée plus marquée politiquement, comme La Carmagnole, est présentée, en octobre 1922, le Théâtre confédéral signale qu’il s’agit avant tout « d’une œuvre lyrique […] La Carmagnole est un drame d’amour sous la Terreur41 » et non « une œuvre révolutionnaire ». Dès janvier 1923 le répertoire semble se politiser, avec par exemple la programmation d’une pièce de Maurice Donnay et Lucien Descaves, Oiseaux de passage42. Pièce étrange, oscillant entre le mélodrame et le vaudeville, Oiseaux de passage n’est ni une pièce de contestation sociale, ni une pièce à thèse politique, mais use davantage de la fascination qu’exercent l’anarchisme, les révoltes dans les pays de l’Est ou les épopées révolutionnaires. Cependant, en dépit de la distance, de l’exotisme politique et sociétal de la pièce, les premiers articles, relevant (ou dénonçant) la nature socialiste et révolutionnaire du Théâtre confédéral, ne tardent pas à paraître. L’unanimité des journaux de droite et de gauche qui présidait jusqu’à présent concernant le Théâtre confédéral, prend brutalement fin. Certains journalistes, à l’exemple de Paul Nivoix, journaliste à Comœdia, n’hésitent pas à concentrer l’essentiel de leurs analyses sur les dimensions sociologiques de la représentation : la maison des syndicats rue de la Grange-aux-belles, le public populaire, les thèmes de la pièce, se trouvent alors assemblés dans un vaste désordre sombre et sauvage, qui rappelle les représentations usuelles rencontrées à propos des classes populaires :

« Un quartier sinistre le soir ; au fond d’une ruelle, quelques lumières clignotent sous la pluie : on tourne à droite et c’est l’entrée du Théâtre confédéral de la Grange-aux-belles. Une grande table derrière laquelle président un homme et une femme. Moyennant trois francs, on acquiert auprès d’eux l’autorisation de choisir une place dans une salle et un programme vierge de toute publicité. Ni ouvreuse, ni vestiaire, c’est le paradis du critique ! La salle immense est déjà bondée. […] Pas de loges pour les vedettes. […] Prenons place. À notre droite, un chauffeur de taxi. Devant que de venir au théâtre, il a dû s’arrêter chez un coiffeur. Son visage poudrerizé et sa moustache dressée sur le pied de guerre l’attestent. Mais pourquoi s’est-il parfumé à l’essence de pétrole ? À gauche, une commère mafflue dont les avantages débordent sur mon fauteuil. D’un cornet de papier, elle extrait des bonbons qu’elle fracasse avec volupté sous ses robustes mâchoires. Sur scène deux tables, trois chaises. Les trois coups sont frappés. Un petit rideau s’écarte au dernier plan et découvre une minuscule toile de fond représentant des sommets neigeux. Il n’en faut pas davantage pour créer l’atmosphère d’un hôtel en Suisse. Un silence immédiat règne dans la salle. Fait à noter : aucun spectateur n’est enrhumé. Sans doute intimidés, les nombreux marmots qui garnissent les genoux de leur mère oublient de hurler. Le chauffeur fronce les sourcils et écoute pieusement. Ma voisine cesse sa mastication laborieuse. Sa bouche reste largement ouverte. Elle ne la fermera qu’à la fin de l’acte. Un public en or43 ! »

25Oiseaux de passage est présentée comme une pièce didactique. L’auteur de l’article l’accuse de répandre les théories libertaires d’un Grigoriew qui « expose le plan d’une société dans laquelle l’argent étant supprimé, chacun échangerait avec son voisin le produit de son propre travail ». Paul Nivoix affirme que le public réagit avec beaucoup d’enthousiasme à cette proposition, « même lorsqu’il préconise avec ferveur l’union libre ». Son voisin écrit-il se « croit à une réunion socialiste et scande les tirades par des “très bien” énergiques ». La démonstration du critique vise à articuler les thèmes anarchisants et libertaires de la pièce et le succès qu’elle remporte auprès d’un public populaire propre à la manipulation et à l’effervescence brouillonne. Il dénonce, de ce fait, la dimension propagandiste des Oiseaux de passage. L’argumentation de Nivoix consiste à démontrer que la culture populaire ne peut se confondre avec la culture cultivée, et que la rencontre rêvée entre l’art et le peuple ne s’effectue qu’à partir d’un terrible malentendu, ou sur une appropriation malencontreuse, excessive et déraisonnée, par un public dénué de réflexion et de distance face à une œuvre artistique. Par ailleurs, la dimension politique de la pièce permet au journaliste de dénoncer la propagande grossière et dangereuse, pour une classe populaire assimilée à une classe-objet, et caractérisée par son imbécillité.

26Quelques mois plus tard, le contenu anarchiste d’une partie du programme du Théâtre confédéral est attesté par les représentations, en mars 1923 à La Grange-aux-belles, du Forum de Léo Poldès44. Il s’agit de la première œuvre de guerre présentée par le Théâtre confédéral. Elle postule, également, que l’unique réponse à la folie guerrière se trouve dans la révolution sociale, comme en témoigne cet extrait, dans lequel le fils, Georges, et son père, Bardès, se disputent à propos de la guerre et de la nécessité de se révolter contre les conditions qui l’ont permise :

« GEORGES. La guerre papa. La guerre. L’écœurante, l’horrible boucherie. Nous étions partis en chantant avec des rires aux lèvres, des roses au bout des fusils parce qu’on nous avait dit que nous luttions pour tuer la guerre. Et nous voyons aujourd’hui qu’on nous avait menti, que la gueule des canons reste braquée sur les peuples asservis et que des flots de sang n’ont coulé sur le monde que pour assurer la pérennité du militarisme meurtrier. BARDES. Des sophismes !
GEORGES. Des vérités ! Ne souffres-tu pas toi-même de l’injustice sociale !
Tu avais inventé…
BARDES. N’évoque pas ce souvenir, Georges.
GEORGES. Pourquoi ? L’invention était belle. Le but, noble et généreux. Avec ce périscope perfectionné dont tu voulais doter chaque soldat, combien de pertes inutiles eussent été évitées dans cette atroce guerre de tranchées ! Or, tandis qu’étaient encouragés les savants qui déshonoraient la science en inventant des instruments destinés au meurtre, les bureaucrates militaires chassaient ceux qui voulaient protéger nos soldats contre la mort. À la réalisation de ton invention, aucun concours ne fut jamais apporté. Toutes tes économies y ont passé, père ; et contre l’abject égoïsme de la Société, contre l’indifférence et la veulerie universelle, tu n’as même pas un cri de révolte ?
BARDES. À quoi bon ? Mes cheveux sont gris, mon dos voûté… Tu es jeune, toi.
GEORGES. Il n’y a pas d’âge pour les révoltes fécondes.
BARDES. Mais si, mais si mon petit. Nous les vieux, nous les humbles, nous les déçus, nous les poètes méconnus, les sociologues calomniés, les inventeurs au rêve irréalisé, nous portons sur nos épaules courbées l’invisible fardeau des espoirs disparus et des chimères envolées… ça pèse, tu sais, les rancœurs rentrées, les souffrances concentrées, toute la misère, l’affreuse misère des vieux que l’injustice a meurtrie…
GEORGES. Mais un jour surgit l’explosion libératrice !
[…]
BARDES. Pas les vieux petit, pas les vieux. Leurs yeux se sont habitués à trop de vilenies, leurs âmes à tant de lâcheté…
GEORGES. Allons donc ! La doctrine négatrice de la résignation est l’excuse ignoble – dans le vrai sens du mot – des émasculés de l’Idée. À un homme honnête en proie à une révolte sainte, aucun obstacle ne fait peur. Ni la voix hypocrite du prêtre servile, ni la menace brutale de la soldatesque esclave, ni le contact dégradant de l’argousin ivre. Enfant ou vieillard, l’homme qui, à la face du monde, ose crier son désir de vivre libre ne s’effraie pas devant une caserne et ne tremble pas à la vue d’une prison ? Excuse-moi, je t’aime bien […]45. »

27La pièce dramatise une confrontation entre le nouveau monde, rescapé des tranchées, et le vieux monde, pétri de compromissions et de lâchetés, incarnation dégradée et vile de la société d’avant 1914 et de ceux qui ont rejoint l’Alliance sacrée. Bien que peu novatrice sur le plan de la forme, Le Forum offre pourtant des éléments dramaturgiques qui extraient l’œuvre du drame et mettent en scène des situations venues du monde politique. La scène pivot de la pièce représente « une réunion publique qui sera reconstituée et jouée dans la salle, avec ses clameurs et ses hurlements, avec ses discours, ses incidents et ses interruptions. Le chant de La Marseillaise alternera avec celui de L’Internationale46 ». Bien plus que la guerre, Le Forum dénonce la cuisine républicaine, les élections manipulées, les ratés du suffrage universel et le chantage à la promotion. La proximité avec l’actualité, qui demeure l’un des motifs les plus opérants des esthétiques d’agitation, apparaît donc, d’ores et déjà, dans le travail de Léo Poldès. Sa singularité réside dans la précision historique, comme la possibilité de dater ou de nommer l’événement auquel le théâtre fait allusion. Il s’agit alors d’un autre type de réalisme, qui se définit par un souci exacerbé de représenter la réalité, mais surtout de la faire résonner sur scène, de l’exprimer au même titre qu’un journal, tout en prenant le détour de la fiction, en transposant des faits réels dans le creuset fictionnel. Nous pouvons détecter au cœur du drame, des fragments de réalité, qui interrompent momentanément le déroulement de l’action.

28Le virage du Théâtre confédéral, qui a abandonné en quelques mois la mise en scène des classiques pour y substituer un répertoire nettement plus militant, affirme ses choix en clôturant la saison avec une pièce nommée Claude Voinet, dont le texte reste à ce jour introuvable. Le théâtre de la CGTU propose Claude Voinet en avril 1923. Les auteurs, Brutus Mercereau et André Le Tourneur, sont syndiqués, et proches du mouvement anarchiste. Brutus Mercereau est, au moment des représentations, emprisonné pour des « écrits licencieux ». L’administrateur délégué du Théâtre confédéral, M. Chaveau confirme la dimension dénonciatrice de la guerre dans cette œuvre :

« Nous sommes actuellement à l’aube d’une prochaine hécatombe dont notre chair et vos os feront uniquement les frais. C’est pourquoi, avant que le massacre ne se déclenche, j’ai tenu à présenter aux hommes conscients une œuvre capable de les dégoûter à jamais de la guerre. Cela s’appelle Claude Voinet ! Ce titre ne vous dit rien mais il vous deviendra sympathique quand vous saurez que les auteurs : Brutus Mercereau et André Le Tourneur sont des nôtres… Ce titre est celui d’une pièce qui renferme le plus terrible réquisitoire qui ait été jamais dressé contre la guerre et contre ceux qui l’ont voulue47. »

29À l’instar du Forum, Claude Voinet se conjugue avec une esthétique plus militante, qui intègre, dans les principes internes à l’œuvre, la nécessité d’un combat pour la paix. Or les évolutions du théâtre prolétarien français des années vingt et trente opèrent un frottement entre lignes dramatiques et lignes didactiques, dépassant le drame proprement dit. Que le réel, et plus précisément l’actualité, s’invite dans le drame social, s’avère un procédé qui préexiste à l’agit-prop des années trente en France. D’autant que la « chose » militante n’a pas attendu la période française agit-propisante pour céder à des oppositions schématiques stérilisantes. À l’occasion de la mise en scène de Claude Voinet au Théâtre confédéral, L’Humanité note, sous la plume d’André Chennevière, que la pièce relève d’un certain « manichéisme » : « Ce ne sont pas des êtres réels, mais plutôt des porte-parole. Voici le Poilu idéal, Le mauvais bourgeois, L’embusqué, Le bon Ouvrier : abstraction sans chair, vaine allégorie48. »

30La saison s’achève sur une tonalité plus militante et plus politique. Les pièces dites récréatives n’ont pas été entièrement occultées au profit d’un répertoire plus combatif, néanmoins, elles occupent une place plus accessoire, assurant peut-être au théâtre une certaine popularité auprès d’un public familial, lors des soirées de soutien ou des fêtes syndicales. Mais cela n’empêche pas que l’été 1923 s’ouvre sur une crise, tant identitaire (du point de vue des logiques formelles, des choix esthétiques) que financière (les caisses sont vides) et une troupe qui présente bien des fragilités. C’est pourquoi, en août 1923, se déroule à Paris le Congrès de la Fédération unitaire du spectacle49, au cours duquel les difficultés que rencontre le groupe sont exposées et discutées.

31Si la première partie des débats est consacrée à l’adhésion ou non de la Fédération du spectacle à l’Internationale syndicale rouge (ISR), la seconde porte sur la « gestion du Théâtre confédéral », mise en cause suite à un déficit grandissant par le journal de la CGTU, La Vie syndicale. Georges Carpentier présente le bilan de la troupe, qui s’avère certes déficitaire, mais pâtit de l’absence de subventions, promises par la CGTU. Il ouvre son intervention en annonçant qu’il compte « protester contre le bilan du Théâtre confédéral, tel qu’il a été publié dans La Vie syndicale. Ce bilan, au lieu d’être établi de mars à décembre, aurait dû l’être d’août au 6 novembre, durée pendant laquelle le théâtre fut subventionné50 ». En conséquence, il réclame une « rectification de ce bilan », et exige que la CGTU s’explique sur « ce qui a été fait pour assurer la rentrée des fonds provenant des timbres51 » et sur « le montant exact des rentrées depuis l’émission du timbre ». Enfin, la question essentielle pour Carpentier reste de savoir quelles sont réellement les « intentions de la CGTU pour l’avenir en ce qui concerne le théâtre », et propose que « la Fédération organise des réunions pour procéder à des échanges de vues et envisager dans quelles conditions nouvelles pourrait être mis sur pied, soit le Théâtre confédéral, soit un Théâtre fédéral ».

32Dès l’été 1923, l’intitulé « Théâtre fédéral » fait son apparition. Ce glissement terminologique entérine l’avènement d’un autre projet dans lequel le Théâtre confédéral, prenant acte de l’impossibilité financière de continuer à exister sous l’égide de la CGTU, se rapprocherait des instances fédérales du Parti communiste et troquerait alors son contrat de théâtre syndical, ayant pour mission de défendre les auteurs et artistes syndiqués, pour un théâtre politique, relié organiquement au Parti communiste et combattant à ses côtés (les modalités de ce combat artistique restant bien sûr à définir). La question de savoir si le PC est intervenu ou non pour reprendre en main le Théâtre confédéral, reste en suspens. Il est certain que la programmation, de plus en plus proche des théories anarchistes, ait pu inquiéter quelques militants, et que le Parti, prenant peu à peu connaissance des expériences théâtrales russes, ait voulu s’associer, à son tour, un théâtre militant doté de moyens suffisants, afin d’assurer la diffusion de pièces révolutionnaires.

33Toutefois, le Parti communiste ne semble pas particulièrement se préoccuper des affaires artistiques ou culturelles jusqu’à la fin des années vingt. Il est vraisemblable que la fin du Théâtre confédéral soit le résultat d’un contexte aux facettes multiples. L’absence d’intérêt des militants de la CGTU pour ce théâtre, et l’échec commercial du timbre de cotisation pour financer la troupe, demeure une explication tout à fait probante, mais qu’il est nécessaire d’associer à un contexte politique, qui voit le recul des militants de sensibilité anarchiste et syndicaliste révolutionnaire au sein des appareils de représentations communistes, la CGTU et le PC en tête.

34Par conséquent, la rentrée théâtrale, en septembre 1923, ne comporte pour ainsi dire pas de traces de représentations du Théâtre confédéral, à l’exception d’une annonce dans Le Libertaire pour « une grande fête prolétarienne au profit des grévistes du gaz » avec musique, cinéma et « Le Portefeuille de Mirbeau par Le Théâtre confédéral le 15 septembre, à la Maison des syndicats ». Il s’agit de la dernière annonce connue à ce jour concernant le Théâtre confédéral.

35Relevons, afin de clore cette histoire, riche bien que brève, du Théâtre confédéral, l’apparition en filigrane du terme « prolétarienne » accolé à « fête ». Le glissement linguistique – nous ne parlons plus de fête du peuple mais de fête prolétarienne – bien que produite au sein d’un journal anarchiste, marque l’avènement d’une nouvelle période, tant sur le plan politique que culturel, qui investit dans le sujet, ou dans la figure « prolétaire » une capacité inégalée à faire l’histoire. D’autant que la référence à une qualité prolétarienne n’est plus, dans ce cas, de l’ordre du discours, mais accolée à un événement. Or, autour de 1924, un tournant s’opère dans les sphères militantes communistes, qui entérine une tendance « ouvriériste52 », dont la « fête prolétarienne » n’est que l’une des multiples manifestations.

36La captation des classiques entre 1921 et 1923 aura, en définitive, laissé l’impression d’un hoquet dans un paysage qui cherche davantage ses lignes de démarcation du côté du politique et des lueurs de la révolution à l’est. Rapidement, les groupements – dont le Théâtre confédéral offre un exemple particulièrement riche par sa position (affilié à une structure syndicale), sa visibilité (la presse, les intellectuels et les militants se penchent régulièrement sur son actualité) – vont rechercher d’autres possibilités de « témoigner » d’une réalité historique qui ne cesse de leur échapper et qui entérine la crise de référence, rendant impossible pour le théâtre la reprise des drames ouvriers d’avant-guerre, qui se réfèrent à un mouvement ouvrier désormais disparu.