Introduction

1Un détour avant-guerre nous permettra de présenter, bien que brièvement, les expériences passées entretenant une filiation fertile avec le théâtre ouvrier de l’entre-deux-guerres. Ce regard en arrière permet de ne pas céder aux mirages du « surgissement », liés à la volonté intransigeante de rupture et d’innovation des artistes militants des années vingt et trente, attendu qu’il est bien plus question de mutation, d’évolution et d’approfondissement de questions déjà posées avant-guerre, que de surgissements. Les atermoiements entre deux conceptions de la culture (culture intégrationniste versus culture spécifique, culture populaire versus culture ouvrière) spéculent tant dans les formes que dans les pratiques, sur l’effacement progressif des frontières entre espace intime et espace public et politique, dont le théâtre social va se faire l’écho. Or, au cœur de ces nouvelles dramaturgies sociales, le peuple, et son représentant le plus courant, l’ouvrier (l’ouvrier devenant alors une figure métonymique du peuple), occupent une place tout à fait singulière. L’ouvrier de théâtre1 d’avant 1914 met en œuvre des enjeux inédits pour le théâtre : linguistique, politique, esthétique, et la représentation de son activité, de sa classe, de son travail ou de son intimité, mobilise des approches neuves.

2Dans l’espace théâtral, il existe par conséquent une production qui, depuis les années 1820-1830 (à travers le drame et le mélodrame) s’empare de cette figure nouvelle et tente d’en saisir les contours sociologiques et politiques. L’ouvrier de théâtre évolue entre deux types de représentations. L’une consiste à souligner sa stature morale, dans une perspective éducatrice et socialisante, l’autre compose davantage avec un impératif plus politisé, ou plus militant, qui associe l’ouvrier au déshérité, et le déshérité au révolté. Le théâtre social contestataire2 émerge de ce second impératif, qui, tant au niveau des formes que des pratiques, arrime la question sociale et politique à la production théâtrale. Ces pratiques de théâtre génèrent de nouvelles géographies, investissant à leur tour les réalités sociales du monde ouvrier. Le théâtre social des années 1830 – drame, mélodrame, vaudeville, opéra – mettant en scène le monde ouvrier, tend à partir des années 1880-1890 à se politiser. Le théâtre social dit contestataire associe désormais à des représentations empreintes de révolte, une pratique qui, elle-même, entreprend de propager le théâtre dans les quartiers ouvriers (comme Belleville à Paris), les banlieues populaires ou dans les régions industrielles, comme le nord de la France.

3Si la figure du « travailleur manuel » n’a certes pas attendu le XIX^e siècle pour devenir l’objet ou le sujet d’analyses philosophiques et littéraires3, il apporte, sur le registre des représentations, une innovation majeure : les conditions de travail des ouvriers deviennent elles-mêmes objet de représentation, à l’instar des expériences naturalistes dans le domaine de la littérature. Ainsi apparaît, consécutivement à l’émergence de la classe ouvrière et du mouvement ouvrier, une typologie inédite de représentations, nées du frottement entre des préoccupations matérialistes et artistiques et permettant l’irruption de nouvelles questions, esthétiques, politiques et sociales. Le théâtre du XIX^e siècle confirme à ce titre son statut de dépositaire d’une « histoire sociale en actes4 ».

4De ce fait, l’émergence et la constitution d’une conscience ouvrière spécifique, politiquement, socialement et culturellement, s’accompagnent dès les années 1830 d’une production de représentations symboliques nouvelles, qui figurent le peuple et le monde du travail. Ces représentations, ainsi que les pratiques culturelles produites au sein du mouvement ouvrier avant-guerre, constituent le terreau du théâtre prolétarien de l’entre-deux-guerres. Oscillant entre culture populaire et culture ouvrière, ces pratiques tentent en effet de relier l’art théâtral au mouvement ouvrier, à ses préoccupations, à ses luttes et à son histoire. La guerre de 1914-1918 y met brusquement un terme, bien que la production théâtrale contestataire ne disparaisse pas totalement, pensons seulement au théâtre aux armées, souvent écrits et joués par les soldats eux-mêmes5. En 1918, le monde a considérablement changé : la Première Guerre mondiale a fissuré les idéaux et les utopies en faveur du progrès industriel et de l’amélioration du bien-être individuel. D’autant que cette guerre reste dans les consciences de beaucoup, comme le symbole de la « sale guerre », de la mauvaise guerre, menée par quelques-uns à des fins expansionnistes et impérialistes, et non pour défendre le peuple. La propagande officielle, politique, journalistique comme littéraire, se trouve alors violemment remise en cause par les intellectuels et les artistes pacifistes. Mais l’idée pacifiste elle-même se trouve déchirée entre plusieurs possibilités, dont celle de « l’hypothèse communiste6 », qui prend de plus en plus d’ampleur dans ces années d’après-guerre.

5Le théâtre prolétarien et révolutionnaire des années de l’entre-deux-guerres s’inscrit à l’intersection de ce double engagement : pacifiste et communiste. Il emprunte la voie d’une pratique clairement politisée, et s’annonce combatif. Il se greffe sur les luttes menées par les organisations ouvrières communistes. Un théâtre qui n’est pas paralysé par le doute ou la hantise de son incapacité à agir, même si ce constat n’exclut pas un certain nombre d’interrogations sur les moyens de parvenir à une Révolution prolétarienne, comme c’est le cas dans La Nuit de Marcel Martinet7. Dans ce contexte, l’ouvrier incarne et personnifie le changement et la possibilité d’un futur révolutionnaire. Sur scène, il se fait symptôme de la « communauté communiste8 », d’une idée du collectif. La figure prolétaire de ce théâtre se révèle dans ces conditions être le support de ce jeu entre le Je et le Nous qui fonde l’histoire du communisme9.