1Le 18 juillet 1847, la police conduisit deux hommes hors de Strasbourg. On les avaient arrêtés plus tôt pour mendicité. Ils étaient entrés à Strasbourg par la Porte-de-Pierre et avaient commencé à mendier quand ils furent pris par la police. L’un d’eux, Jean Jung, âgé de quinze ans, facilement identifiable à cause de sa jambe de bois, était né à Oberstimbach. L’autre, Michel Fischer, lui aussi âgé de quinze ans, avait avec lui un enfant de trois ans. On les renvoya d’où ils venaient1. Voilà un cas déchirant, pénible à lire et même, pour nous, à imaginer. Le réflexe des commissaires de police, ainsi que des maires et des préfets qui avaient autorité sur eux, était d’arrêter les gens trouvés à mendier, quelle que soit la ville, et de les escorter aux limites de la commune. Une expulsion sans l’ombre d’une hésitation, geste répété maintes fois. Pour ces deux pauvres enfants, transgresser les limites de l’octroi prit un sens concret, comme pour ceux qui les avaient renvoyés sur les routes.

2On traitera ici du rôle et du symbolisme (en tant que visual signifier dans le jargon de la nouvelle histoire culturelle) de l’octroi dans la première moitié du dix-neuvième siècle en France. On souhaite ainsi souligner un phénomène connu : l’espace est en lui-même moteur et acteur du processus historique. Sans aucun doute, l’existence de l’octroi, barrière physique, point d’entrée, d’une certaine façon frontière intérieure, confère à la décision d’ » aller en ville »2un sens spécifique.

3Plusieurs thèmes ont déjà été étudiés. On reviendra d’abord sur l’octroi considéré d’une certaine façon comme coupure artificielle entre ville et campagne. Mais, par ailleurs, l’octroi était aussi un symbole administratif (taxes et budget municipal) et policier très important, et un point chaud (par exemple après les Trois Glorieuses), lieu de conflits et même d’émeutes, avec les cabarets populaires amassés à l’extérieur des murs, pour des raisons bien connues. De la sorte, l’octroi lui-même participait de la définition des identités de part et d’autre du mur. On considérera ensuite le rôle, moins connu, de l’octroi dans l’évolution de la police urbaine (évolution, par exemple, du cadre juridictionnel et du statut des commissaires de police). Ainsi, on replacera l’octroi dans le contexte des rapports entre l’État et les villes françaises dans la première moitié du xix^e siècle. Dans ce sens, nous verrons les relations nombreuses qu’il entretient, parmi d’autres, avec le maintien de l’ordre, dans un contexte élargi. Il est ainsi possible de considérer l’octroi, malgré une forte association à la fiscalité municipale, comme lui-même lié aussi au processus de centralisation de l’État.

4Comme la triste histoire de Jean Jung et de Michel Fischer nous le rappelle, les employés de l’octroi et la population franchissant les portes voyaient fréquemment les commissaires de police escorter des mendiants de tous âges aux limites de la ville. On pourrait considérer un tel acte comme la réaffirmation de tensions séculaires entre villes et campagnes, comme pendant les années difficiles où le nombre de pauvres, dont beaucoup mendiaient, était gonflé par un afflux extérieur dans les petites comme dans les grandes villes. De plus, cette histoire donne un exemple de la façon dont l’octroi a aidé à affirmer des identités, ici par le réflexe habituel des villes françaises de renvoyer sur les routes les mendiants venus d’ailleurs, tout en tolérant (quoique pas toujours) la mendicité des autochtones qui n’avaient d’autre choix.

5Ainsi, en avril 1848, un des commissaires de Grenoble incluait dans la description de ses attributions quotidiennes celle de recenser les étrangers : « les individus qui me paraissent suspects, soit pour défaut de moyens d’existence, ou pour tout autre motif, j’ai le soin de les examiner avec une scrupuleuse attention et ensuite de les expulser de la ville. Il ne se passe pas un jour où des individus ne se présentent ou sont amenés par des agens : les uns sous le prétexte de chercher du travail, les autres pour avoir été trouvés à mendier ». Il donnait du pain à certains, mais les faisait ensuite escorter par un agent à l’extérieur de Grenoble « pour les engager à continuer leur route ». Après avoir confisqué leurs passeports, il trouva à d’autres un logement pour la nuit, avant de les mener le lendemain hors de la ville (le degré de compassion de cet agent là, peut-être révélateur de l’atmosphère du printemps 1848, est saisissant). Mais s’ils revenaient, il les mettrait à la disposition du maire, qui pouvait ordonner leur arrestation (en fait, le commissaire de police aurait lui-même pu le faire), ou réquisitionner des gendarmes pour les ramener dans leur « pays »3.

Une limite administrative productrice d’identités

6Dans la période étudiée ici, l’octroi constitue une limite significative et mesurable des villes, quoiqu’il ne s’agisse pas nécessairement de communes. Pour autant, nous devrions commencer en soulignant que l’octroi représentait en quelque sorte une fausse coupure entre la ville et la campagne. Sans aucun doute, la campagne continuait d’être présente à l’intérieur des limites de la plupart des villes, petites ou grandes. Les agro-villes de la région méditerranéenne et, au même titre, d’Alsace, n’en sont que les meilleurs exemples : Perpignan, Béziers, Narbonne, Ribeauvillé et tant d’autres. Ainsi, un contemporain décrit Auch, qui « garde encore l’allure d’un gros bourg ; jardins, vergers, vignes et prés arrivent aux premières maisons […] Les paysans habitent aussi bien Auch que les villages des environs, et, s’il n’y avait pas l’octroi, on ne saurait pas dire où la ville finit ». Dans les villes fortifiées, la coupure était plus marquée : on obligeait en principe à respecter une distance minimum entre les remparts et les premières constructions, pour des raisons défensives. Néanmoins, de plus en plus, la ville s’urbanisait tandis que le simple bourg restait campagnard. Les citadins passaient l’octroi les dimanches et lundis pour aller s’amuser non seulement dans les cabarets au-delà des remparts, mais plus loin, dans la campagne. Un cas bien documenté est celui de la foule nombreuse franchissant le Rhône chaque dimanche à Lyon.

7Récapitulons plusieurs rôles évidents de l’octroi. D'abord, l’octroi, en tant que lieu de collecte d’impôts (les taxes d’octroi), restait une réalité concrète, renforcée par la présence des employés qui travaillaient là. Les bureaux se chargeaient d’un symbolisme particulier pour ceux qui, installés sur leurs chariots, attendaient chaque matin qu’on ouvre les portes4, comme au-delà des portes de Lyon ou de Toulouse, dont les beaux bâtiments de l’octroi subsistent sur la route de Lombez. Avec d’autres, comme ceux de Cahors ou de la place de la Nation à Paris, des portes Saint-Denis et Saint-Martin (qui furent ainsi synonymes de liberté pour la famille royale comme elle atteignait la barrière dans sa chance momentanée, les employés s’étant enivrés lors des festivités d’une noce), ces bâtiments mériteraient d’ailleurs d’être classés ou inventoriés par le Patrimoine.

8Son rôle de barrière physique à la libre circulation des marchandises en imposait. Aux yeux des villes, l’octroi fournissait surtout la plus grande part de leurs modestes budgets. Pour elles, la possibilité d’augmenter leurs revenus jouait un rôle important, comme l’illustrent les débats à Lyon à la fin de l’Ancien Régime pour savoir si La Guillotière et La Croix-Rousse devaient payer les taxes de l’octroi lyonnais.

9De plus, l’octroi définissait les limites de juridiction de la police. Ici on pense aux « faux ouvriers » des espaces libres au-delà des portes de Paris, décrits si admirablement par Steven Kaplan, si déplaisants aux corporations, et à l’inquiétude des soyeux considérant le monde du travail dans les faubourgs « hors du champ d’application des règlements de la soierie lyonnaise »5.

10Deuxièmement, à cause de son lien évident avec le fisc, l’octroi était « un lieu privilégié du désordre », particulièrement dans les temps difficiles, comme ces années de prix élevés et de mauvaises récoltes (1816-17, 1826-27, 1840-41, 1846-47). Il pouvait alors facilement devenir « le point chaud de la contestation », le lieu d’une « taxation populaire », quand les chariots de grain avaient été achetés par des marchands à des prix que la plupart des pauvres ne pouvaient se permettre, le grain étant alors parfois emporté sous la protection de la troupe.

11Ici encore, l’octroi était symbolique de l’identité urbaine, celle du menu peuple, mais incarnait aussi certains aspects des tensions entre villes et campagnes. Quelques exemples suffiront. En 1814, à Angoulême, on brûla les registres de l’octroi du faubourg de L’Houmeau. En 1823, à Belley (Ain), les gens du faubourg Saint-Martin attaquèrent l’octroi. De nouveau, on s’en prenait à l’État. Les gens du peuple espéraient que la Révolution et l’avènement d’un régime “libéral” allaient entraîner la fin des droits d’octroi, particulièrement sur le vin. À Orléans, en septembre 1830, quand les fonctionnaires de l’octroi regagnèrent leur poste, la foule s’attaqua à la barrière de Paris. Quand la garde nationale apparut, une foule incendia des maisons adjacentes dont les occupants étaient soupçonnés de trafic sur le grain. En septembre 1831, des jeunes hommes d’Issoire, appartenant à trois confréries de processions, se joignirent aux gens des faubourgs pour dénoncer les employés de l’octroi. Ils les accusèrent de falsifier les déclarations sur les réelles quantités de vin en leur possession. Le catastrophique impôt de quarante-cinq centimes imposé par la République naissante, peu de temps après la Révolution de Février 1848, conduisit un club à la résistance. Le 12 mars, ses membres défilèrent en ville au cri de « À bas les rats ! ». On compta jusqu’à 1 500 manifestants, et l’agitation dura jusqu’à quatre heures de l’après midi, occasionnant quelques bris de fenêtres. Deux membres du conseil municipal faisaient partie des manifestants, leur présence semblant légitimer la protestation (autant qu’une sorte de drapeau, probablement tricolore, derrière lequel les manifestants marchaient au pas). En octobre 1849, des « troubles », contre les taxes et leurs percepteurs survinrent à Brioude, dans un canton de la Haute-Loire habituellement tranquille où il était devenu de plus en plus difficile de percevoir les impôts. Brioude, cependant, avait déjà été remarqué à cause d’une protestation houleuse contre le paiement des impôts indirects en 1831 et en 18326. La réputation de ville potentiellement turbulente ainsi acquise, le gouvernement de Louis Napoléon Bonaparte décida de dissoudre la Garde nationale de Brioude en janvier 1851. Au mois d’avril, le maire demanda en vain l’installation d’un poste militaire à l’octroi, lieu d’agitation périodique et prévisible et même de rébellion contre la collecte de l’impôt. Dès 1826, l’octroi de la Croix-Rousse bénéficiait pour sa part d’un poste militaire permanent.

12Dans ce domaine aussi, les nombreux cas où les habitants de la ville (c’est-à-dire de l’intérieur des limites imposées par l’octroi) se joignirent à ceux des faubourgs pour s’opposer à la police, aux gendarmes, aux employés fiscaux et à d’autres, viennent démontrer que l’octroi représentait une fausse coupure. Dans de tels cas, la question des identités était reconfigurée : le « peuple » se trouvait des deux côtés de l’octroi. En 1836, un charivari se tint dans un faubourg du Mans pour donner la « sérénade » à un veuf, un employé de la préfecture qui venait de se remarier. Ceux qui y participaient prétendaient répéter l’opération neuf nuits consécutives ! Chaque nuit voyait gonfler le nombre de noceurs, y compris « la lie de la population » des faubourgs Saint-Gilles et Saint-Pavin. Prévoyant de réprimer un probable désordre, on tint prêts trente hommes de troupe et, comme prévu, des habitants d’autres faubourgs, « dont la condition et les mœurs ne valait (sic) guère mieux », débarquèrent et menacèrent le commissaire de la police. La nuit suivante, l’attroupement gagna encore en importance. Mais les autorités tinrent le charivari pour ce qu’il était : « C’est un charivari et non une émeute ». Cependant, si les habitants de ces quartiers pauvres et périphériques commençaient à supposer qu’ils avaient le droit d’organiser un charivari, lequel pouvait dégénérer, voire devenir violent, d’éventuels « ennemis du gouvernement » pouvaient tirer avantage de la situation pour « tourner à leur profit les dispositions des mauvais sujets qui se livrent à des excès semblables »7. C’est pourquoi le maire ordonna qu’on affiche un avis intimant à la population de s’abstenir « de scènes aussi ridicules » et l’avertissant que si le moindre attroupement était l’occasion de manifester son opposition aux autorités, il serait fait usage de la force autant que nécessaire. Ce faisant, il éveillait la vigilance des employés de l’octroi, confrontés à une série d’incidents indifférents à la séparation dessinée par l’octroi. C’est, bien sûr, le point le plus important. Cela ne marqua pas la fin des charivaris au Mans sous la Monarchie de Juillet8. D’autres émeutes fiscales virent s’allier le peuple de la ville et celui des faubourgs contre l’octroi qui se dressait entre eux. De même, le Puy-de-Dôme eut plus que sa part d’émeutes de ce type. En 1831, les vignerons attaquèrent les bureaux de l’octroi à Clermont. En 1835, les agents de l’octroi de Montferrand furent à nouveau attaqués, les bureaux d’octroi détruits. En septembre 1841, une nouvelle émeute fit neuf morts. Le lendemain, les vignerons revinrent, vingt furent tués et vingt-cinq blessés, il y eut trois morts et quinze blessés parmi les forces de l’ordre. Ce cas est intéressant, et même révélateur, en ce que les gens de la ville ont rejoint ceux des faubourgs au-delà du mur, suggérant implicitement que la coupure était artificielle et n’identifiait pas l’octroi à la ville, mais à l’État.

13À Verdun, tous les ans, en février, on pouvait s’attendre à ce que des ouvriers, venant à pied du Luxembourg et de certaines parties de la Lorraine, traversent la Meuse. En 1823, un agent de police posté aux portes de la ville pour les observer compta 600 de ces ouvriers en une semaine, et jusqu’à 150 par jour. « Seulement » 50 se présentèrent le lendemain, beaucoup, certes, mais loin des 4 000 ouvriers, venant principalement de Lorraine, qu’on annonçait traversant la Moselle, suivis par un contingent de Luxembourgeois. Mais, tandis que l’année précédente il y avait eu assez de travail pour eux dans la capitale, en 1823 on avait dit aux fonctionnaires d’essayer de décourager de telles migrations saisonnières. Effectivement, en Moselle, on ne délivra plus de passeports pour aller à Paris9.

14Troisièmement, marquant l’entrée en ville à proprement parler, l’octroi tenait un autre rôle important. Dans ce cas, son rôle de visual signifier était encore plus clair, la coupure qu’il représentait était plus tranchée en raison de son rôle fiscal. Dans beaucoup de villes, l’octroi marqua ainsi ostensiblement le passage des villes, petites ou grandes, au monde des faubourgs plus récents, puis des banlieues à proprement parler, qui se développait le long et entre les artères principales. L’octroi lui-même encourageait la concentration d’usines de toutes tailles, d’ateliers, de hangars, de dépôts, sans parler de la main d’œuvre. De la sorte, l’octroi prit de l’importance en tant que barrière entre les ateliers des villes et les plus grandes unités de production qui se développèrent rapidement à la périphérie des villes. L’octroi contribua ainsi à délimiter la géographie de l’industrialisation, avec ses entrepôts, comme à Puteaux, au-delà des barrières de Paris.

15Quatrièmement, en écho à ce qui précède, l’octroi a participé de la construction des peurs de l’élite à l’égard de ce qui paraissait à beaucoup comme le monde menaçant, incontrôlable, ou au moins incertain, des marges de la ville, craintes nourries de l’imagerie des plébéiens installés au seuil de la vie urbaine, idée que nous avons développée ailleurs. Louis Chevalier a évoqué le rôle des barrières dans la pathologie des peurs de l’élite citadine. Au-delà des murs rassurants de l’octroi, et conséquemment, dans beaucoup de villes, de la juridiction des commissaires de police, se tenaient des cabarets mal famés, les plus pauvres et les plus misérables des prostituées, des zones non construites, des bois sombres dans lesquels les ouvriers pouvaient se rencontrer et discuter de grèves, les compagnons se bagarrer. Certains des crimes les plus violents étaient commis hors de portée des commissaires de police, au-delà même des communes de plus en plus suspectes situées au-delà de l’octroi. Sur le Chemin de Vouneuil, au-delà de l’octroi de Poitiers, avant l’aube du 31 août 1832, un coup de feu à bout portant toucha à la tête et tua un journalier prénommé Charles Cartier, comme il partait travailler dans la campagne. L’arme du crime fut retrouvée, c’était celle du suspect, son gendre. Rixes et même meurtres entre compagnons se succédaient à une fréquence alarmante au-delà de l’octroi, scène de crime éloigné de toute surveillance possible, si ce n’est une inattendue patrouille de gendarmes ou le risque d’être surpris par un garde champêtre10.

16L’octroi contribua à pousser aux franges de la vie urbaine le monde des boissons à bas prix, les cabarets étant installés au-delà de l’octroi et de ses taxes, comme ce cabaret populaire de Marvejols, près de Mende, littéralement construit dans la partie extérieure des remparts. Gaîté outside. Ainsi, les faubourgs de Lyon furent décrits comme « le refuge et l’égout de tous les mauvais sujets de tous les départements voisins et limitrophes ». Les auberges installées là posaient un problème particulier : elles donnaient « asile » à « tous les genres de malfaiteurs, depuis les petits filous jusque et compris les plus grands voleurs et leurs auxiliaires ». Et les attaques et les vols n’étaient pas rares dans leurs alentours, particulièrement sur des sentiers isolés, pas éclairés la nuit, « il n’y existe pas un feu et réverbère après la barrière »11. Maurice Garden a noté chez certains Lyonnais, déjà au dix-huitième siècle, des craintes que l’autre côté du Rhône ne devienne un refuge pour les ouvriers frondeurs, les compagnons en grève, hors d’atteinte de la police de la ville12.

17Au-delà des octrois (même si certains octrois se trouvaient à l’extérieur des faubourgs), les faubourgs devinrent des banlieues, marquant l’apparition de la ceinture rouge. La croissance de ces espaces vit augmenter les craintes à l’égard de la périphérie, et un vocabulaire de stigmatisation de la banlieue (qu’on a déjà étudié ailleurs) apparut et se développa en réponse au développement de celle-ci et à l’apparition des travailleurs situés aux limites de la ville. Les mots « faubourg » et ensuite « banlieue » perdirent beaucoup de leur neutralité. Cependant, je voudrais insister sur l’idée que ce n’est pas la langue elle-même qui a créé ces espaces « suspects » de la périphérie, ce domaine où l’activité se développait, et cette population, indésirable dans le centre, mais au contraire, l’évolution de la langue a suivi celle de ces espaces, une transformation bien entamée avant 1850. Mais en même temps, l’octroi lui-même a contribué à l’apparition d’une conscience identitaire : le sentiment de non appartenance développé par ceux qui vivaient au-delà des limites de l’octroi était nourri du rejet de cette population et de ses activités par les élites du centre.

Le rôle de l’octroi dans la police urbaine, lieu de conflit entre l’État et les villes

18Éloignons-nous maintenant du débat sur l’octroi comme visual signifier entre ville et campagne ou entre campagne et ville, et incarnant les tensions entre elles, et problématisons brièvement son rôle d’incarnation des rapports tendus entre la ville et l’État. De nouveau, le rôle de l’octroi dans la collecte de l’impôts se détache, de même que son lien étroit avec le maintien de l’ordre. L’octroi représentait aussi le pouvoir de l’État. Quand l’octroi devint le lieu de “troubles” divers, il fut généralement attaqué par le petit peuple non comme un symbole des villes, malgré la contribution de l’octroi aux budgets municipaux, mais comme un symbole de l’État. Dans la plupart des villes, la surveillance de l’octroi représentait une des tâches principales des commissaires de police, quoique cette charge soit souvent échue aux agents les plus malchanceux. Dans une « situation de la police de Tours au 28 juin 1831 », le commissaire de police Bertrand Cazeaux se plaignait, entre autres choses, qu’en l’absence de patrouilles par des gendarmes ou des gardes nationaux, Tours ait été victime de fréquents vols, de bagarres, de recel, de vente de viande avariée par des vendeurs ambulants, viande introduite illégalement par l’octroi, sans crainte d'inspection. Il blâmait pour partie la Révolution de Juillet, parce que « beaucoup des personnes avaient confondu le mot de liberté. En effet elles ont pris pour la liberté ce qui n’était rien moins que de la licence, et c’est avec ces mots « nous sommes tous libres » qu’elles se sont affranchies des lois et règlemens de police »13. Mais la Révolution n’avait pas supprimé l’octroi.

19Naturellement, avoir servi à l’octroi aidait à obtenir un poste de commissaire de police. Ce travail apportait l’expérience des relations avec le menu peuple. Henri Denis Michaux, nommé à Ivry et à Gentilly hors de Paris en 1826, obtint le poste grâce à « la connaissance que le Sr. Michaux a acquise des habitudes des gens qui fréquentent les guinguettes des barriers de Paris situées sur les communes dont il s’agit et dont les rixes et contestations sont [d’]ordinaire portées à la connaissance de [la] police du quartier St. Marcel »14. Les quatre ans passés à l’octroi par Jacques-René Thiboust l’aidèrent à commencer à comprendre « les habitudes du peuple » de Chartres15. Quand Jean Rivière, commissaire de police à Poitiers au début de la Restauration, avocat à la fin de l’Ancien Régime puis juge sénéchal en Charentes, démissionna finalement de son poste de commissaire de police à Châtellerault, il occupa quelque temps celui de secrétaire de mairie. Après la Révolution de 1830, il devint le chef de l’octroi dans cette même ville, suivant le parcours usuel à rebours16. Cela soulève aussi la question de la langue, puisque les employés de l’octroi devaient connaître la langue parlée par la population. On a par exemple noté de certains candidats qu’ils parlaient le breton, essentiel aussi dans les ports normands, ou l’allemand en Alsace, le catalan en Roussillon, le provençal, le gascon ou l’occitan languedocien ou auvergnat, parmi d’autres.

20Tandis qu’au début de la Restauration, un poste d’employé de bureau dans l’armée était une voie fréquente pour entrer dans la police (pour ne rien dire de ce qu’on considérait comme des antécédents purement politiques, réels ou fictifs, comme d’avoir sauvé des nobles ou d’avoir souffert sous la Révolution et l’Empire), le lien entre travailler à l’octroi et trouver un poste de commissaire de police resta courant. L’octroi demeurait, après tout, une préoccupation de principe de la police. Quand Paulin, commissaire de police à Lyon, envoya au ministère de l’Intérieur un exposé poignant des charges de la police, mal payée et le plus souvent privée ensuite de pension, il nota l’aide que lui et ses collègues apportaient pour attraper contrebandiers et autres resquilleurs à l’octroi. Ici aussi, les commissaires de police n’étaient rien moins que « les sentinelles avancées du gouvernement ». En effet, la Chambre des Députés avait déjà établi que les commissaires de police étaient d’abord des fonctionnaires au service de l’État17. Dans certains cas, l’octroi cessa de délimiter la juridiction du commissaire de police, par exemple à Châtellerault, où, pendant la Monarchie de Juillet, l'autorité de la police fut étendue de plusieurs kilomètres au-delà du faubourg de Châteauneuf, où se situait la manufacture d’armes, traversant la Vienne pour englober la commune contiguë de Naintré, et en particulier le lieu-dit du Pont d’Etrée. Cela servit à placer le commissaire de police sous l’autorité partielle du maire de Naintré18.

21D’après la loi du 7 pluviôse an IX, les missions de la police la plaçaient sous trois autorités : la hiérarchie administrative, les autorités judiciaires, les autorités municipales. En tant que police civile, les commissaires étaient payés sur le budget des municipalités (un budget qui devait bien entendu être approuvé par le préfet). Nominalement, ils relevaient du maire pour beaucoup de leurs fonctions et prêtaient serment devant lui. Mais le ministre de l’Intérieur, conjointement avec le ministre de la Police tant qu’il y en eut, fut non seulement chargé de les embaucher et de les renvoyer, mais réclama qu’ils soient sous son autorité et qu’ils lui envoient directement leurs rapports. Le décret de l’an VIII et l’article 14 de la Charte avaient retiré aux municipalités le pouvoir de nommer les commissaires. Les préfets, souvent sur recommandation des sous-préfets, fournissaient une liste de trois noms, le premier choix étant d’habitude celui retenu par le ministre de la Police. Les responsabilités juridiques des commissaires – et spécifiquement la rédaction des procès-verbaux – avaient influencé cette révolution19. Les conseils municipaux durent finalement aussi voter et payer des pensions à ceux des étonnamment rares commissaires qui avaient réussi, d’une façon ou d’une autre, à s’accrocher vingt-cinq ans au même poste.

22Le fait que les taxes d’octroi aient constitué une large part des budgets municipaux associa encore plus étroitement l’octroi à l’État. Dans ces budgets, les salaires des commissaires de police, dépenses obligatoires, occupaient une part non négligeable des dépenses. On peut dire que l’octroi apparut aux municipalités françaises comme un symbole de l’autorité de l’État dans le conflit entre celles-ci et l’État centralisateur. Villes et bourgs ne pouvaient engager les recettes de l’octroi « que sous le contrôle du préfet et du ministre des Finances ». Ainsi le lien perçu entre l’octroi et la police restait important.

23Philippe Vigier a noté que la police « [apparaît] comme un élément essentiel de ce jeu entre pouvoirs locaux et État centralisé »20. Ainsi, quand le Directeur général de la police se plaignit en 1820 que le maire de Nantes essayait de s’immiscer dans la nomination de la police, le préfet lui répondit que ses prétentions pourraient porter préjudice à la ville. Le maire soutint que la proposition d’installer un commissaire central pourrait réduire encore son contrôle sur l’activité de la police municipale21.

24Les commissaires de police étaient des fonctionnaires sous l’autorité du ministère de l’Intérieur (et pour quelque temps, de la lieutenance de police) et des préfets. Ils étaient aussi mandatés, sous l’autorité des procureurs, pour rédiger les procès-verbaux et exécuter les décisions de justice. Et ils étaient enfin les employés des municipalités. En principe, chaque ville de plus de 5 000 habitants devait avoir un commissaire de police, avec un poste supplémentaire par tranche de 10 000 habitants, mais certaines villes plus petites furent pratiquement forcées d’avoir leur commissaire de police, par exemple des villes frontalières comme Pont-de-Beauvoisin, des villes thermales comme Bagnères et Vichy, ou des villes situées à l'intersection d’axes majeurs. Pendant la première moitié du siècle, les municipalités françaises perdirent graduellement le contrôle d’autorité sur la police, malgré le fait que beaucoup des charges des très critiqués commissaires de police aient d’abord concerné l’échelon municipal : abattoirs, voies publiques, marchés, etc. En 1829, le préfet du Lot, alléguant la situation de la ville sur un axe principal, ordonna simplement que le conseil municipal de la ville de Figeac établisse un octroi dont il pourrait allouer les fonds récoltés à la rémunération d’un commissaire de police22. D’où l’irritation des municipalités quand de plus en plus l’autorité sur la police revenait au préfet et en dernier ressort au ministre de l’Intérieur. Ce dernier engageait ou renvoyait les commissaires de police, sur recommandation du préfet ou du sous-préfet, même si dans de nombreux cas les maires soumettaient des listes de candidats potentiels. La « haute police » restait la première priorité. Les commissaires relevaient des préfets et en dernier lieu du ministre de l’Intérieur pour ce qui tenait du maintien de l’ordre, des attributions qui, comme les régimes se succédèrent, étaient inévitablement politiques par nature.

25La question de l’autorité sur les commissaires de police et celle de leurs attributions, matières à réclamation, opposaient aussi parfois les autorités judiciaires à la municipalité, bien que de tels débats n’aient pas atteint la vivacité de ceux opposant le préfet et le maire. En 1842, le procureur général de Douai admit qu’il était difficile de déterminer avec exactitude les attributions des commissaires et leurs obligations vis-à-vis des maires. Les commissaires étaient des magistrats de l’ordre judiciaire, chargés de faire appliquer les lois, aussi bien que des magistrats de l’ordre administratif, avec obligation de « police préventive ». Ainsi, autant que leurs premières responsabilités, ils devaient certifier les contraventions et les plaintes directes au tribunal de simple police, de par leurs responsabilités d’auxiliaires des procureurs. Pour cet aspect de leurs responsabilités, ils étaient indépendants des maires, et selon cette interprétation, servaient de prolongement au pouvoir du procureur lui-même. C’était pratiquement le même argument que celui que les préfets, chefs de l’administration départementale, avaient régulièrement produit. Cependant, il sembla « juste et convenable » que le maire soit informé des activités du commissaire de police. Mais quand il agissait en tant qu’officier de police administrative pour empêcher les violations de lois et des règlements et prendre des mesures de maintien de l’ordre, il était indispensable qu’il travaille avec le maire et qu’en cas de conflit, il se conforme à ses injonctions23.

26Les autorités municipales lyonnaises firent preuve d’une défiance particulière dans leur attitude, insistant sur le fait que, comme les recettes de l’octroi servaient à payer les salaires et les dépenses de bureau des commissaires de police, la police devait d’abord servir les besoins municipaux. La Seconde Restauration avait à peine commencé quand, à la fin de 1816, le maire, le Comte de Fargues, commença à se quereller avec le lieutenant général de police de Lyon, à propos des courses de chevaux ; aux yeux de ce dernier, son action ne pouvait être à ce point entravée par le maire « d’une cité si jalouse de ses prérogatives et qui concentre en général une partie de ses affections pour tout ce qui lui appartient à l’exclusion de tout autre intérêt que lui semble étranger »24. Le maire se plaignait de son côté de ce que les commissaires de police n’obéissaient pas à ses ordres. Lyon était de plus en plus sale, beaucoup de ses rues étroites encombrées par la boue – et pire – et obstruées par des chariots. Estimant que la surveillance du nettoyage des rues n’était pas digne d’eux, les commissaires de police passaient l’essentiel de leur temps à éventer des complots imaginaires, abandonnant la gestion de la ville à leurs agents misérablement payés. Le conseil municipal se lassa de tout cela, et, afin d’économiser les fonds municipaux, voulut réduire le nombre de commissaires de police de neuf à six25. Pour le lieutenant général, la faute en revenait entièrement au maire : « À Lyon le maire se regarde comme un petit souverain pouvant disposer à son gré et de l’hôtel de ville et de tout ce qui a quelque rapport à la police. C’est un abus dont les inconviens sont graves et qui détruit toute harmonie dans le gouvernement »26. Quand le maire demanda au commissaire de police Michel Brirot pourquoi telle femme avait été arrêtée, il se vit répondre : « Je ne sais ce que c’est : demandez-le à mon agent ». Le maire était furieux ; la police était, après tout, constituée d’agents salariés dépendant directement de la municipalité. Les commissaires de police, aidés par des agents critiqués de toute part et secondés par des vigiles de nuit, se trouvaient tiraillés entre des autorités rivales.

27À partir de juillet 1818, le conseil municipal de Lyon, avec une régularité irritante, exprima son désir de se voir accordée la possibilité de présenter des candidats au poste de commissaire de police, présumant que son choix serait honoré27. Face à une telle arrogance, les préfets et le ministre de l’Intérieur restèrent intransigeants. À sept reprises sous la Restauration, le préfet annula purement et simplement les délibérations du conseil municipal de Lyon, comme si cette instance ne s’était pas réunie. Pour le préfet, le conseil municipal n’arrivait pas à saisir les conséquences de sa petite rébellion. La municipalité de Lyon « tend avec opiniâtreté, à s’affranchir de toute subordination envers l’autorité supérieure, à [se] rendre presqu’entièrement indépendante » de l’autorité du préfet, de celle des ministères et même des ordonnances royales. « En lisant les délibérations du conseil municipal, on ne se douterait pas qu’elles émanent d’une ville du Royaume, on croirait lire les actes du Conseil de Genève » ou surprendre le rêve secret d’une autonomie relative, comme les villes allemandes. Le temps était venu, le préfet insista, « d'arrêter cette tendance si opposée aux principes fondamentaux de l’administration, et de faire sentir à la ville de Lyon qu’elle est comme les autres communes de France, sous la tutelle du gouvernement ». Couthon n’aurait pas dit mieux.

28De plus, la municipalité réclama à la fois le droit d’embaucher seulement des commissaires de police lyonnais, soutenant, comme une question de principe, que seuls des Lyonnais pouvaient convenablement servir la municipalité, et le droit de déterminer le nombre de commissaires de police. Au contraire, le lieutenant de police estimait que bien qu’évidemment il y eut beaucoup de Lyonnais capables, « en thèse générale », ils seraient soumis « à l’esprit de localité, ou de cotteries (sic) », et que cela affecterait défavorablement leur capacité à exécuter les tâches confiées par le procureur, le lieutenant général et le préfet – « il est incontestable à mes yeux, que ceux que l’on qualifie d’étrangers s’acquittent mieux de leurs devoirs que les autres »28.

29À Nantes aussi, le maire soutint qu’il faudrait des semaines, si ce n’est des mois, à un commissaire de police nouvellement nommé pour connaître Nantes et ses faubourgs, habités par une foule d’artisans contestataires et querelleurs. La question de la langue était elle aussi importante. Un autochtone aurait l’avantage de parler, selon la ville, le patois provençal, gascon ou languedocien, le dialecte flamand, savoyard, allemand d’Alsace ou le catalan, sans parler du breton ou du basque, aucun de ces derniers n’ayant de lien même indirect avec le français. Évidemment, à Bastia, Ajaccio, Corte, ou Bonifacio, un commissaire de police devait nécessairement comprendre le corse.

30Le préfet de la Manche, au contraire, opposait à l’argument souvent avancé de recruter quelqu’un du cru, que « la police d’une ville est rarement bien faite par un homme du pays. Plus ou moins sous l’empire de considérations de localité, il ne peut pas toujours leur résister. De là viennent les abus de toute espèce qu’un étranger n’a aucun raison de tolérer »29. Un commissaire de police fraîchement arrivé pouvait se retrouver dans une situation difficile, voire impossible, à cause de rivalités locales et de haines qui ne lui étaient pas familières. À Marseille, le commissaire central se plaignit en mars 1849 qu’à la différence de la plupart des autres villes, ses commissaires de police ne mentionnaient que très rarement les questions politiques dans leurs rapports. Il attribuait partiellement cette négligence au fait que la plupart d’entre eux étaient originaires de Marseille. Le préfet notait cruellement que même les commissaires de police venus de l’intérieur des terres succombaient à la paresse, qu’il considérait comme « la maladie du pays »30.

31En tout cas, il était de plus en plus clair que c’était au ministre de l’Intérieur, et donc au préfet, que les commissaires de police devaient obéissance en dernier ressort. Le 4 juillet 1820, à Lyon, le conseil municipal réclama à nouveau à l’unanimité que tous les commissaires de police soient nommés par le conseil et qu’ils soient tous de cette ville. Encore une fois, le préfet considéra cette délibération comme nulle et non avenue, et devant l’obstination de la municipalité, il rejeta à nouveau avec dédain la demande du conseil municipal pour que les commissaires de police soient divisés en deux groupes, dont l’un serait sous l’autorité de la mairie31.

32La suppression du poste de lieutenant de police à Lyon en janvier 1822 ne mit pas fin au débat. Un décret de 1823 rattacha formellement les commissaires à la préfecture. Chargée par la préfecture de surveiller « l’arrivée de tel ou tel individu, suspect au gouvernement », la police essuyait des reproches qu’elle n’accepta pas. En attendant, malgré les réclamations du préfet pour ajouter des agents en aide aux commissaires, à ses yeux : « l’esprit de parcimonie qui domine cette administration [n’était] pas facile à vaincre ». Ce refus émanait de la nouvelle volonté du conseil de séparer radicalement maintien de l’ordre municipal et sûreté et du fait que le maintien de l’ordre en général souffrait à Lyon de l’insistance du ministre de l’Intérieur et du préfet pour que les mêmes hommes assument les deux aspects de ces responsabilités. Le conseil continua d’exiger une police qui serait nommée par le maire et qui pourrait être renvoyée par lui32. De plus, il demanda à nouveau que le nombre de commissaires fût réduit à six, conformément à son « ancienne indépendance municipale »33. Le préfet répondit en exigeant que la police dans Lyon travaille « comme une machine […] Il faut un premier ressort qui donne une impulsion uniforme au mouvement particulier de chacun des rouages de cette machine »34. Le ministre de l’Intérieur rejeta catégoriquement le projet de la ville et, de nouveau, annula les procès-verbaux du conseil35. En 1825, ce dernier avança exactement la même proposition, accueillie par la fureur du préfet, qui prétendit que la municipalité demandait au ministère de violer la loi en réclamant la réduction du nombre de commissaires de police assignés à la deuxième ville de France36. L’année suivante, la municipalité insista encore en proposant un plan d’action qui menaçait de faire de Lyon « un État dans l’État », « jalouse de la concurrence qu’ont à cet égard l’autorité politique et l’autorité judiciaire et elle ne peut supporter l’idée de ce qu’il fait [de] quelques uns des emplois salariés avec les deniers de la ville, dont elle [n’a] pas la disposition souveraine »37. À nouveau, deux délibérations furent annulées en 1828 et une autre en janvier 1829, quand le conseil municipal réclama de nouveau que douze commissaires de police soient nommés sur proposition du maire et qu’ « aucun d’eux, s’il est salarié par la ville, ne puisse être employé à un service étranger à la police municipale »38.

33À vrai dire, après la Révolution de Juillet, le nouveau maire de Lyon, le docteur Gabriel Prunelle, évoqua la « décentralisation » dans son discours d’installation39. Cependant, la vieille discussion perdit un peu de son acrimonie. Manifestement, les révoltes des canuts de 1831 et 1834, démontrèrent clairement aux classes supérieures lyonnaises apeurées les bénéfices d’un maintien de l’ordre centralisé. Dans l’intention d’augmenter le nombre de policiers et affolé par l’insurrection qui avait ensanglanté les rues de Lyon, le conseil municipal, qui avait pendant des années refusé d’allouer des ressources complémentaires et s’était opposé aux demandes préfectorales d’augmentation des dépenses, vota un nouveau crédit de 45 200 francs pour payer les salaires de quatre commissaires supplémentaires, de vingt-quatre agents de plus et de deux agents secrets. Et tandis que sous la Restauration c’est la commission des finances du conseil municipal qui préparait les rapports sur le budget de la police, maintenant c’est le maire lui-même qui les écrivait. La victoire du ministère de l’Intérieur était complète40.

34C’est dans les premières années de la Monarchie de Juillet qu’apparut une série de propositions comme celle de repousser les limites de la ville de Lyon en incorporant ses faubourgs (quoique la municipalité ait déjà fait une proposition semblable en novembre 1829), une discussion que Pierre-Yves Saunier a admirablement évoquée. Le ministère de l’Intérieur considéra l’annexion des faubourgs comme la possibilité offerte de réduire l’autonomie d’une municipalité querelleuse et souvent même rebelle, dont un préfet orléaniste avait qualifié la culture politique d’ » hanséatique ». Comme l’a exposé P.-Y.Saunier, « l’objectif explicite du pouvoir central, c’est de briser le pouvoir d’une mairie bien trop puissante, qui peut présenter un obstacle aux actions nationales ». D’où la menace pour la centralisation étatique posée à la fois par les prétentions « hanséatiques » ou « suisses » de Lyon, et celle représentée par le spectre d’insurrections du peuple de la périphérie menaçante, accentuée par les insurrections des canuts. De plus, l’indépendance qui restait aux communes environnantes semblait accentuer le problème du maintien de l’ordre public, renforçant la détermination du préfet Gasparin d’annexer les faubourgs de Lyon en entreprenant une réforme de la police. Le préfet énonçait ainsi ses objectifs : « faire cesser une division embarrassante, fixer un tout homogène aux esprits et aux prétentions, se mettre dans l’état de créer si le besoin s’en fait sentir une division de cet ensemble en parties homogènes aussi animées d’un esprit commun, voilà qui peut servir les intérêts de l’État pour une ville qui a une si grande influence sur les dispositions du midi tout entier, pour une ville frontière, l’une des clés de l’État ». Ainsi, Gasparin considérait l’annexion comme le moyen de mieux exercer le pouvoir d’État, bien que rien n’advint de ce projet pendant la Monarchie de Juillet à cause de l’opposition des municipalités des faubourgs et des députés du Rhône41.

35Bien sûr, une des répercussions de la Révolution de 1848 fut d’accentuer encore la centralisation du maintien de l’ordre, sous l’autorité du ministre de l’Intérieur, des préfets et sous-préfets. En novembre 1848, le ministre de l’Intérieur affirma que l’instauration d’une république ne signifiait en rien l’affaiblissement du contrôle de son ministère, au nom de l’État centralisé, sur la nomination des commissaires de police : « Plus, sous le régime nouveau, il est accordé un champ libre au principe électif, plus le pouvoir central doit retenir en ses mains l’initiative et l’impulsion que nos lois lui ont laissés (sic). Les commissaires de police relèvent du gouvernement, en tant qu’agens politiques. C’est au gouvernement qu’il appartient de les nommer, sans [que] des engagements pris par les maires ou par les administrations locales ne neutralisent d’avance son initiative »42.

36En 1850, pendant la répression des Montagnards, le ministre de l’Intérieur établit une commission spéciale pour étudier l’administration de la ville de Lyon, y compris la possible annexion de ses faubourgs. Maintenant, la métaphore organique était revenue à son point de départ, avec la crainte du « corps gangrené des banlieues »43. Le gouvernement réorganisa la police de la région de Lyon en juin 1851. De nouveau, le maire de Lyon fit des demandes spécifiques au nom de la municipalité pour le contrôle d’une partie des commissaires, ce à quoi le préfet répliqua : « Il n’y a jamais rien de bien urgent en fait de police municipale. » La lutte continua jusqu’à la veille du coup d’État. Le 1^er décembre, le maire, « [continuait] de revendiquer des attributions de police qui ont cessé depuis de lui appartenir et que vous devez seul exercer […] Il importe de mettre fin, par une mesure énergique, à ces prétentions et à ces empiètemens vraiment intolérables »44. Après le coup d’État, un décret du 24 mars 1852 annexa les communes de banlieue à Lyon. Trois ans plus tard, Lyon perdit son maire et fut administrée comme Paris jusqu’en 1884. Un ancien préfet, membre de la commission de 1850, déclara alors : « Ne vous y trompez pas, les populations suburbaines de Lyon sont là, les yeux braqués sur Lyon comme une proie, prêtes pour le pillage, le plus ardent de leur vœux (sic) »45. De cette façon, la banlieue émergeant au-delà de l’octroi a probablement aidé l’élite lyonnaise à accepter, au nom d’une police plus forte, toujours en grande partie financée par l’octroi, la perte du droit même d’avoir un maire.