Les particularités de la fonction consulaire au Levant

1Depuis le règlement du 7 mars 1669, les consulats relèvent du secrétariat d’État de la Marine, à l’exception d’une courte période (de 1761 à 1766) où ils sont rattachés au département des Affaires étrangères. Au sein de la Marine, les bureaux du Ponant (Espagne, Italie, Portugal, Europe du Nord) et du Levant fusionnent à partir du 1^er décembre 1743 sous l’appellation de « bureau du Commerce et des Consulats » facilitant ainsi une gestion fonctionnelle1.

2Le statut du consul n’a guère changé depuis Colbert, mais on note un renforcement des attributions de l’État dans la gestion des effectifs. La Chambre de Commerce de Marseille a perdu une grande partie de son pouvoir de contrôle sur le personnel consulaire alors qu’elle conserve l’administration générale du commerce dans les Échelles. Elle n’est plus en mesure de donner des instructions aux consuls (elle se fait parfois rappeler à l’ordre par le secrétaire d’État) et n’intervient plus officiellement dans la présentation des candidatures depuis 1723. De même, l’ambassadeur de France à Constantinople, qui avait encore un pouvoir de nomination pour quelques consulats et vice-consulats dans la première moitié du xviii^e siècle, ne garde plus qu’un rôle consultatif2.

Nomination et recrutement

3La nomination des consuls se fait par lettre de provision, ou par brevet pour les vice-consuls et chanceliers. Ces documents signés du roi sont enregistrés au Parlement d’Aix ; un exemplaire est remis à l’intéressé et un autre à la Chambre de Commerce de Marseille. Cette commission du roi doit être reconnue et acceptée par le pays d’accueil. Aussi, les consuls reçoivent-ils avant d’occuper leurs fonctions un exequatur (appelé aussi barat), sorte de lettre de créance du sultan qui leur est remise par l’intermédiaire de l’ambassadeur. En l’absence de recrutement par concours et bien que l’hérédité des charges ne soit pas officialisée, les liens de parenté et les relations jouent un rôle essentiel dans les nominations tout comme l’origine sociale et la fortune personnelle. Ce n’est pas un hasard si près d’un tiers des fonctionnaires affectés dans les Échelles du Levant à la fin de l’Ancien Régime est d’extraction noble.

4Certes, les modalités de recrutement et d’avancement sont désormais institutionnalisées. Les règlements stipulent que les consuls généraux sont choisis parmi les consuls, ces derniers parmi les vice-consuls et ceux-là parmi les élèves vice-consuls, lesquels doivent subir un examen portant sur des notions mathématiques nécessaires au jaugeage des navires et aux levées de plans, ainsi que sur des connaissances en matière d’administration et de jurisprudence. Mais à niveau égal, les fils, les petits-fils ou les neveux des agents de l’État sont souvent préférés, favorisant ainsi la constitution de véritables « familles » consulaires. Dans les années 1780, nous avons l’exemple du jeune Jean-Baptiste Amé employé à Smyrne, dont le frère aîné Marie-Nicolas Amé est consul général à Alep. Les Mure d’Azir fournissent un autre cas intéressant ; l’aîné est à Alexandrie, le cadet à La Canée, tandis qu’un autre membre de la famille est chancelier au Maroc. Les fils des consuls Amoreux et Taitbout de Marigny sont inscrits en priorité dans les registres des bureaux royaux pour les premières places vacantes au Levant. Mazière de Saint-Marcel, consul général à Alep (après le départ d’Amé en 1786), est un parent du comte de Saint-Priest, ambassadeur à Constantinople (1768-1784). On peut encore citer le cas de Jean-François Rousseau en poste à Bagdad, dont le neveu entre à son tour dans la carrière, ou Antoine Butet, employé à Rosette, dont le beau-père n’est autre que le consul général de Morée, Taitbout de Marigny. Ce dernier est lui-même issu d’une famille de consuls qui sert depuis trois générations en Méditerranée.

5Parmi eux, il y a beaucoup d’anciens militaires, officiers d’infanterie ou de cavalerie ; la proportion est d’environ un sur quatre à la fin du xviii^e siècle. Comment expliquer cette militarisation du corps consulaire en Turquie ? Sans doute pour mieux réduire les nationaux à l’obéissance et éviter tout contentieux avec les autorités locales, mais aussi pour mieux les protéger des avanies et des exactions puisqu’ils bénéficient d’un statut particulier. La carrière au Levant est considérée comme difficile nécessitant une certaine expérience ainsi que des qualités physiques et morales qui imposent la considération et le respect. C’est l’une des raisons pour lesquelles le secrétaire d’État préfère employer des agents qui y ont déjà résidé et qui ont pu se familiariser avec les coutumes locales. En 1789, nos consuls ont tous au moins dix à douze ans de carrière derrière eux, vingt à vingtcinq ans pour les plus âgés, le doyen, Benoît Astier, ayant à son actif trente-trois ans de service à Larnaca. La plupart d’entre eux n’ont servi que dans les pays arabo-musulmans, soit au Levant soit en Afrique du Nord et rares sont ceux qui ont obtenu leur première affectation avant l’âge de 25 ans.

6La mobilité interne (vers l’administration centrale ou les autres postes en Europe et aux États-Unis) est encore très faible (moins d’un agent sur cinq) donnant ainsi l’impression d’un corps endogène. Par ailleurs, les mutations dans les Échelles sont rares. Anne Mézin, dans sa récente étude sur le personnel consulaire au siècle des Lumières, montre qu’une minorité d’entre eux connaissent plus de trois postes au cours de leur carrière, la majorité n’ayant qu’une ou deux affectations à l’étranger, une situation qui contraste singulièrement avec celle d’aujourd’hui où les temps de séjour à l’étranger sont beaucoup plus réduits3 et les mobilités plus fréquentes. La Révolution française héritera donc d’un personnel expérimenté mais assez conservateur de mentalité.

Immunités et prérogatives

7Ils jouissent d’une immunité personnelle (sauf en cas de crime), du droit d’asile pour leur demeure, et de l’exemption de douane. Ils entretiennent des relations étroites avec les autorités locales, mais ne peuvent en aucune façon s’immiscer dans les affaires intérieures de leur pays de résidence. Ils disposent néanmoins d’un chiffre pour transmettre des informations confidentielles et font preuve, dans l’ensemble, d’une conduite mesurée.

8Responsables de l’administration et de la protection des communautés françaises à l’étranger, ils exercent des fonctions de police et de justice envers leurs concitoyens, y compris à l’égard des équipages de la marine marchande. Elles les conduisent parfois à mettre aux fers et à renvoyer en France ceux qui commettent des délits ; mais les instructions autorisent aussi le corps de la Nation et même le simple particulier à dénoncer au secrétaire d’État de la Marine la conduite du fonctionnaire qui lui paraîtrait répréhensible ou arbitraire4. Ce droit de police et de juridiction sur les nationaux en matière civile et pénale, redéfini par l’édit de juin 1778, a été très tôt reconnu par les Turcs dans le cadre des Capitulations (renouvelées sous Louis XV en 1740), et c’est là sans doute l’élément qui caractérise le plus la fonction consulaire au Levant. Les litiges entre Français sont portés devant le consul ou l’ambassadeur, seuls habilités à instruire les affaires. En cas de procès, le consul préside un tribunal composé de son chancelier, qui remplit les fonctions de greffier, et de deux assesseurs pris parmi les notables de la communauté française (en général les marchands). L’appel des sentences consulaires est ouvert devant le Parlement d’Aix-en-Provence ; les pouvoirs publics locaux, s’ils en sont sollicités, peuvent prêter main forte à l’exécution du jugement, par exemple lorsque le condamné est rapatrié manu militari5.

9Les Français et leurs « protégés » échappent ainsi à la législation locale sauf en cas de délit ou de crime impliquant un sujet turc, encore ne peuvent-ils être traduits devant les tribunaux locaux qu’en présence de leur consul, de son substitut ou d’un interprète. Cependant, les procès « mixtes » sont rares et on peut affirmer qu’à la fin du xviii^e siècle les cadis n’exercent aucun pouvoir sur nos nationaux. Ces concessions accordées par les Capitulations semblent porter atteinte au droit de souveraineté, mais elles s’expliquent par la différence profonde des législations et des mentalités. Soumettre les Européens à la loi locale d’essence religieuse et réservée aux seuls « croyants » rendrait les relations impossibles entre les États et multiplierait les interventions diplomatiques.

10Assistés de leurs chanceliers, les consuls assument également les fonctions d’officier d’état civil pour les naissances, les mariages et les décès. Ils s’occupent par ailleurs d’affaires notariales, ont compétence en matière de succession6 et légalisent les actes privés (ils disposent d’un sceau). Enfin, ils assurent des tâches d’information et de publicité des lois du royaume transmises par leur administration et consignées dans les registres de chancellerie. Les décisions du roi, par exemple, sont toujours lues à la Nation réunie en assemblée. Ils président aussi des réunions avec les régisseurs des maisons de commerce pour débattre sur des sujets d’économie ou d’administration de la communauté.

11Pour le reste, leur domaine d’activité est essentiellement lié aux questions maritimes. Comment en serait-il autrement puisque les consulats se trouvent pour la plupart situés dans les ports. Leurs compétences sont très étendues et vont des statistiques de navigation aux affaires sanitaires. On attend d’eux qu’ils préviennent les Intendants de la Santé à Marseille dès que se manifestent les premiers signes de peste, qu’ils portent secours aux naufragés, veillent à la conservation ou à la vente des cargaisons des vaisseaux échoués, surveillent le paiement régulier des droits dus par les capitaines français aux officiers turcs (ces droits sont en principe affichés dans les chancelleries), assurent la sécurité des chargements dans les rades, visitent les navires français pour vérifier l’état des marchandises, au besoin faire séquestrer celles qui sont prohibées. Les draps font l’objet d’une vigilance particulière car ils forment le principal article de nos exportations. Ce droit d’inspection est légitimé par le fait qu’ils doivent promouvoir le commerce français, et donc faciliter les transactions des négociants en déjouant les éventuelles fraudes.

12Lorsque des bâtiments de la marine royale viennent mouiller dans les Échelles, les consuls doivent s’assurer qu’ils sont reçus avec honneur, donner des rafraîchissements aux officiers et aux équipages, faire soigner les malades et les blessés, pourvoir à l’approvisionnement en eau et en vivres des navires et subvenir à leur réparation7.

13Enfin, il y a une lourde correspondance à assurer avec l’administration de tutelle, des rapports et des statistiques à rédiger régulièrement et avec précision qui font du consul un véritable agent de renseignement. Tous les trimestres, ils envoient un état des comptes financiers remis par les députés de la Nation, un état du commerce d’entrée et de sortie de leur Échelle et un état des bâtiments français qui y ont relâché (nom, type et jaugeage du navire, date d’arrivée et destination, cargaison, identité du capitaine, nombre des matelots, etc.). À la fin de chaque année, un état de service des officiers du consulat ; un état des dépôts en chancellerie ; un état général du commerce et de la navigation d’entrée et de sortie, la liste des maisons françaises établies dans l’Échelle et, parfois, un mémoire sur le commerce des autres nations occidentales. Une liste annuelle des Français résidant dans leur circonscription est également exigée, avec des renseignements sur leur filiation, leur âge et leur profession, annonçant ce qui deviendra par la suite l’immatriculation consulaire. S’ajoutent le courrier avec l’ambassade et la Chambre de Commerce de Marseille, les visites de courtoisie aux notables locaux et aux gouverneurs, les relations avec les consuls des autres puissances, les démarches personnelles pour des Français de passage ou des résidents sollicitant l’assistance du consulat.

14Viennent en outre toutes les instructions annexes, plus ou moins officielles ou honorifiques et qui accaparent une bonne partie du temps ; celles de l’ambassadeur recommandant de lui procurer des antiquités et des manuscrits rares, ou bien d’accompagner tel gentilhomme ou tel artiste de sa suite ; celles de l’Académie royale des Sciences sollicitant des relevés topographiques dans une région éloignée ou dangereuse ; ou encore celles du département de la Marine demandant de rassembler des collections de graines et de plantes pour les jardins botaniques du roi, ou des animaux exotiques pour sa ménagerie quand il ne s’agit pas de le renseigner sur les mouvements des flottes militaires étrangères et sur les voies de communication de sa circonscription. Issu le plus souvent d’une famille aisée, instruit et ouvert, le consul de l’époque s’acquitte en général fort bien de ces missions officieuses qui font, à l’époque, tout l’attrait de sa fonction.

15Pour conclure ce chapitre sur la fonction consulaire au Levant disons quelques mots sur la tenue vestimentaire. Le roi a longtemps laissé à ses agents en poste le choix de porter l’habit oriental ou de se vêtir à la française avec la culotte étroite, la veste écarlate, le chapeau et la perruque dont la tenue peu discrète n’est pas sans inconvénient dans les villes ottomanes. En 1768, il leur permet de revêtir l’habit des commissaires de la Marine, puis leur impose à partir de 1776 le port d’un uniforme qui les distingue à la fois des Turcs et des autres Européens et qui a l’avantage de suppléer aux riches vêtements qu’ils sont obligés d’avoir les jours de cérémonie. Ce costume est composé d’un « habit de drap bleu-de-Roi, avec parements de même couleur ; veste et culotte de drap écarlate, doublure de l’habit, de serge écarlate ; manches en botte ; boutonnières jusqu’à la taille, trois sur chacune des poches et des manches ; boutons de cuivre doré, timbrés aux armes du Roi8 ». Enfin, des galons d’or sur les manches et sur les poches distinguent les différents grades. Hors de leurs fonctions, les consuls peuvent porter une tenue plus légère. Cette innovation semble avoir été bien accueillie par les autorités turques et les habitants puisqu’à la veille de la Révolution nos agents paraissent dans les rues en uniforme contrairement à la plupart de leurs collègues européens. Le consul Rousseau décrit ainsi son arrivée à Bagdad en novembre 1782, une ville située aux confins de l’Empire ottoman :

« Jamais aucun Européen passant à Bagdad n’avait osé rester habillé à la française, mais me voyant si bien reçu, je fis mon entrée avec tous les Français. L’on se promena dans les bazars de même, j’engageai aussi plusieurs négociants italiens à s’habiller de même, et malgré la critique du procureur des Anglais qui est un Arménien, cela passa. Nous resterons habillés à la française et j’aurai accoutumé la populace et les janissaires de Bagdad à respecter le chapeau9. »

16En revanche, les drogmans sont encore habillés à l’oriental avec leur fameux calpak (bonnet fourré de martre et de zibeline). À la fin du siècle on leur octroie une tenue particulière qu’ils sont libres d’adopter, à la condition que tous les drogmans de l’Échelle « y soient habillés de la même manière ». Mais cet usage reste peu répandu.

Le réseau consulaire dans les états du sultan

17Les relations politiques entre la France et l’Empire ottoman présentent une singularité sous l’Ancien Régime. Il n’existe pas de représentant diplomatique de La Porte à la Cour de Versailles, ni a fortiori de consuls turcs dans le royaume, alors que le roi de France entretient un ambassadeur à Constantinople (depuis 1639) et un important réseau consulaire dans les Échelles. Certes, à l’instar du shah de Perse et des autres souverains orientaux, des missions officielles sont parfois organisées en France et sont reçues en audience publique par le roi ou le régent, comme celle de 1721 sous l’égide de Mehmed Efendi qui séjourne huit mois en France. Ces ambassades itinérantes sont toutefois si rares qu’il est difficile de parler de relations bilatérales proprement dites. Il faut attendre les dernières années du siècle pour voir l’envoyé de la République à Constantinople, Raymond de Verninac, engager La Porte à nommer un représentant permanent en France en la personne d’Ali Efendi.

18La base de nos relations avec la Turquie ottomane est donc avant tout commerciale. D’où l’importance de l’implantation des consulats, qui permet de comprendre les circuits d’échanges entre les deux pays. Leur création au Levant remonte au xvi^e siècle alors que les Ottomans n’ont pas encore achevé la conquête de la Méditerranée orientale et que sont signées les premières Capitulations : le consulat de Tripoli de Syrie est ouvert en 1536, celui d’Alep en 1560 et celui de La Canée en 1567. Depuis, le réseau a connu de nombreuses modifications. Il n’est structuré et hiérarchisé que tardivement10.

Les onze circonscriptions

19À la fin du xviii^e siècle, la répartition des onze circonscriptions consulaires du Levant, telle qu’elle est définie par l’ordonnance de la Marine du 3 mars 1781 – on parle à l’époque de « départements » consulaires – correspond à peu près aux délimitations des provinces turques (pachaliks). Comme pour le territoire américain (à partir de 1779), cette division de l’espace en circonscriptions s’explique parfaitement dans un empire étendu sur plusieurs milliers de kilomètres.

20Le département de Morée comprend le Péloponnèse, les îles du golfe Saronique, l’Attique et l’Eubée. Le département de Salonique s’étend au nord de la Grèce depuis le golfe de Volos jusqu’à Kavala. Celui de Constantinople regroupe la région des Détroits (Dardanelles et Bosphore) ainsi qu’une partie de la Thrace avec la ville d’Andrinople, ancienne résidence des sultans jusqu’en 1703 et centre commercial encore important où résident plusieurs marchands français. Les côtes de l’Asie Mineure depuis la plaine de Troie jusqu’à Rhodes forment également un département consulaire (centré autour de Smyrne). La Crète et Chypre en représentent deux autres. Enfin, les provinces arabes qui regroupent un vaste ensemble géographique ont été divisées en cinq départements : deux se trouvent en Syrie (Alep et Tripoli), un en Palestine (Saïdâ), un autre en Égypte avec les Échelles d’Alexandrie, Rosette, Damiette et Le Caire (point de jonction du commerce méditerranéen, oriental et africain), le dernier département étant situé en Irak, dans l’ancienne Mésopotamie sur un territoire allant de Mossoul à Bassora.

21En principe, les chefs de circonscriptions consulaires, consuls généraux et consuls, sont établis dans le lieu de résidence des pachas au même titre que l’ambassadeur séjourne dans la capitale du sultan. Cette règle néanmoins n’est pas de rigueur et tout dépend de l’évolution des marchés et de la situation des maisons de commerce. En général, celles-ci sont situées dans les ports ou à proximité et non à l’intérieur des provinces où se trouvent la plu-part du temps les sièges des gouverneurs ; ceci ne facilite pas les démarches lorsqu’il faut recourir à eux pour des autorisations, bien que cet éloignement permette aussi de mieux contrevenir à leurs ordres lorsque sont publiés par exemple des firmans de prohibition sur certaines denrées (huile, blés). Ainsi s’explique pourquoi le consulat général de Morée soit installé à Coron, petite localité portuaire située à l’extrême sud du Péloponnèse au lieu d’être à Tripolitsa, capitale administrative régionale, siège du pacha de Morée et carrefour routier important. C’est à Coron que nos établissements extraient le plus d’huile d’olive, principale production de la province. De même, La Canée est le siège du consulat de France en Crète alors que Candie (Héraklion) est la résidence du gouverneur turc. Même constatation à Chypre ; Nicosie est la capitale mais c’est à Larnaca, sur la côte est, que se trouvent le consul avec la communauté française.

Un réseau évolutif

22Cette distribution géographique des postes qui se veut calquée sur les divisions administratives ottomanes laisse pourtant quelques problèmes en suspens, comme le montre bien le cas de l’Attique. Gaspary, qui gère les affaires de la Nation française à Athènes depuis 1764, affirme à juste titre que l’ordonnance de la Marine de 1781, en comprenant implicitement l’Attique dans la Morée, contrarie la démarcation de La Porte. Le district d’Athènes, explique-t-il, est un apanage attaché de tout temps au Kislar aga ou « Grand Eunuque ». L’Attique dépend entièrement de cet officier du Sérail et aucun pacha, même celui de Tripolitsa, ne peut se mêler de son administration. Il est donc logique à ses yeux que le vice-consulat d’Athènes soit distinct du département de Morée. Cette affaire est portée devant le roi et Gaspary obtient gain de cause en avril 1789. Quelques mois plus tard, le poste d’Athènes est érigé en consulat.

23En dépit de ses imperfections, le réseau consulaire est assez souple pour s’adapter aux événements locaux. L’Égypte en fournit un bon exemple. Le siège du consulat général est transféré à Alexandrie en 1777 à cause des troubles qui agitent le pays ; on délaisse donc Le Caire, qui est pourtant le véritable centre des activités économiques de la province11. Mais c’est un retrait temporaire car en 1793 un nouveau consul général est nommé dans l’ancienne capitale des Fatimides.

24Entre Bagdad et Bassora, le gouvernement hésite longtemps à la suite de rapports contradictoires. Un consulat général est créé en 1741 à Bagdad sur les recommandations du comte de Maurepas, ministre de la Marine. Cette fondation poursuit plusieurs objectifs : faciliter les liaisons avec l’Inde, assurer une représentation officielle auprès du puissant pacha de Bagdad, placer nos produits sur un marché encore peu exploré (Anglais et Hollandais y sont présents depuis le début du xviii^e siècle), enfin protéger l’évêque de Babylone et les missionnaires de la Congrégation de la propagande. Mais quarante ans plus tard, en 1781, on propose un transfert du poste dans le port de Bassora où la Compagnie des Indes entretient déjà un agent. Une décision à nouveau contestée sous la Révolution puisque Bagdad redevient le siège du consul général12.

25Contrairement aux missions diplomatiques, le réseau consulaire connaît donc une situation assez évolutive, laquelle n’est cependant pas toujours liée au contexte local comme le montre l’ordonnance royale du 17 août 1756 qui supprime plusieurs vice-consulats dans les Cyclades (Tinos, Mykonos) et en Enbée (Négrepont).

Les dernières réformes de l’Ancien Régime

26Lorsqu’en 1784 le comte de Choiseul-Gouffier prend ses fonctions d’ambassadeur à Constantinople, l’administration royale a achevé son œuvre de refonte des textes qui régissent depuis Colbert le statut et la résidence des Français dans les états du sultan. Un énorme travail de compilation et d’actualisation de la législation est effectué entre 1776 et 1781 à partir d’une série d’enquêtes menées dans les Échelles et dans les bureaux du secrétariat d’État de la Marine. Cette réorganisation s’accompagne d’une volonté de mieux gérer les crédits de l’État dans une perspective d’économie budgétaire.

27Comme pour l’armée de terre (réformes du comte de Ségur) et la marine, elle contribue à cet effort de rationalisation et d’encadrement des services de l’État que la monarchie tente d’imposer en cette fin de siècle. Rappellons brièvement les principaux textes. L’ordonnance du 9 décembre 1776 sur « les Consuls et autres officiers de Sa Majesté dans les Échelles du Levant et de Barbarie » définit une organisation consulaire hiérarchisée et confie les chancelleries aux drogmans nommés par le roi. L’arrêt du 9 décembre de la même année rationalise le système de perception des recettes douanières dans lequel le port de Marseille joue un rôle centralisateur. Suit la mission d’inspection au Levant du baron de Tott (1777-1778). Elle a deux objectifs majeurs : faire appliquer les nouvelles dispositions royales et calculer les charges réelles des Échelles supportées par la Chambre de Commerce de Marseille afin de supprimer les dettes récurrentes.

28L’édit de juin 1778 porte « règlement sur les fonctions judiciaires et de police des consuls de France en pays étrangers », et actualise les dispositions de l’ordonnance du 18 février 1687. L’arrêt du 27 novembre 1779 fixe la grille des salaires pour les agents en poste, qui reste pratiquement inchangée jusqu’en 1802, ainsi que le montant des autres dépenses de service grâce aux informations recueillies par la mission Tott. Chaque circonscription consulaire se voit désormais allouer un budget annuel fixe.

29Le 3 mars 1781, c’est la dernière grande ordonnance de la Marine « sur les consulats, la résidence, le commerce et la navigation des sujets du Roi dans les Échelles du Levant et de Barbarie », suivie deux mois plus tard (le 6 mai) de l’Instruction du roi concernant les consulats du Levant et de Barbarie. Enfin, la même année, Amé de Saint-Didier, premier commis au bureau des Consulats du département de la Marine, qui avait accompagné en 1766 l’escadre de l’amiral de Bauffremont dans sa mission d’inspection en Méditerranée, établit un recensement de tout le personnel consulaire employé « en Barbarie et dans les Échelles du Levant », avec des observations sur les états de service des agents et leurs qualités. Pour faire appliquer tous ces règlements, les consuls se voient conférer une autorité accrue, qui focalisera les critiques dès le déclenchement de la Révolution.

La remise en cause de l’autorité consulaire

La fermentation des esprits

30À l’approche de l’été 1789, alors que le vieux royaume de France est en pleine effervescence, la contestation gagne peu à peu les communautés nationales à l’étranger. Depuis quelque temps déjà les consuls signalent un relâchement dans les comportements et déplorent la conduite désinvolte de leurs administrés qui négligent les « devoirs de la religion » et ne sont plus aussi déférents à leur égard. Les « abus » se multiplient dans la marine marchande et suscitent des rappels à l’ordre de plus en plus fréquents, surtout à l’encontre des capitaines faisant la caravane : embarquement clandestin de passagers et matelots malgré les amendes élevées, solde des marins et droits de chancellerie sur les cargaisons acquittées irrégulièrement, travail exercé les dimanches et jours de fête, législation sanitaire contournée. Beaucoup de capitaines n’entendent plus se plier à des règlements qu’ils estiment désuets et souhaiteraient l’application d’un code maritime plus libéral.

31L’indiscipline gagne également les équipages de la marine royale dont une escadre croise en permanence en Méditerranée orientale depuis le début de la guerre russo-turque (1788). Les matelots ne sont plus payés régulièrement et désirent ardemment rentrer en France où les événements politiques se précipitent. Nombre de ressortissants français, enthousiasmés par la lecture des gazettes et les propos tenus par quelques matelots audacieux, commencent dès l’automne 1789 à organiser des manifestations patriotiques et à exprimer ouvertement leur opinion lors des réunions de la Nation, discutant sur la liberté et les droits de l’homme, les mesures prises par l’Assemblée Constituante pour « régénérer » les institutions et la vie politique.

32Les officiers des consulats, toujours animés par d’anciens principes de modération qui ne sont plus au goût du jour, apparaissent en décalage face à ce mouvement spontané. Leur comportement réservé engendre très vite la suspicion. Taitbout de Marigny, consul en Morée, rapporte un incident survenu à Coron le jour de la Pentecôte, le 23 mai 1790, et déplore le changement d’attitude de ses compatriotes à son égard :

« À l’époque où ils ont eu connaissance de certains décrets de l’Assemblée nationale, qu’ils interprètent fort mal, ils ont cessé tout à coup de venir chez moi, comme société. Je ne les vois plus que pour la messe, ou pour affaires. Je me passe, on ne peut pas plus aisément de leurs visites ; mais cela fait un mauvais effet dans le public, et encore plus les propos qu’ils tiennent, d’après les capitaines, sur la prochaine suppression des consulats, et sur les punitions qui doivent être infligées à quelques consuls qu’ils nomment. Ils me font l’honneur de m’excepter du nombre de ceux qu’ils jugent devoir être punis. Mais l’espérance dans laquelle ils sont de vivre bientôt dans l’anarchie leur donne cependant la hardiesse de se plaindre publiquement de moi, avec une injustice qui prouve évidemment combien ils ont besoin d’un chef, et que ce chef ait assez d’autorité pour les contraindre provisoirement à obéir aux lois13. »

33Son collègue à Smyrne, Joseph Amoreux, n’est pas moins inquiet devant la fermentation des esprits qui règne dans sa circonscription. Plusieurs Français se permettent de critiquer ouvertement sa gestion des affaires. Lors d’une réunion tenue en novembre 1789 dans la chancellerie consulaire, où l’on discute sur les dispositions à prendre pour la relâche des bâtiments du roi, le négociant Denis Rolland prend la parole et explique devant ses confrères que la liberté et les droits de l’homme étant reconnus en France, il se sent désormais libre et indépendant de toute décision prise par eux. Et il conclut en affirmant que les nouvelles lois auxquelles il entend se soumettre sont contraires à l’autorité et aux pouvoirs accordés aux consuls dans le Levant. Amoreux ne relève pas le défi mais il explique dans sa dépêche au secrétaire d’État de la Marine qu’il ne s’écartera pas des règlements qui dirigent encore l’administration des Échelles car tout doit « subsister sur l’ancien pied jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné14 ».

34À Larnaca, le consul Astier craint la volonté d’autonomie de ses compatriotes. Il soupçonne en particulier le député de la Nation, Jacques Tardieu, qui a soutenu des matelots français venus réclamer la libération d’un des leurs détenu dans la prison consulaire pour une rixe avec des Grecs. Astier lui reproche de vouloir partager avec lui les fonctions administratives et de se considérer un peu comme un maire élu15.

35À Saïdâ, Jean-Pierre Renaudot doit faire face à l’opposition d’une partie de la Nation. Un clan « patriotique » s’est constitué dès le début de 1790 à la tête duquel se trouvent les négociants Dupont, Faurrat et Mazoillier ; ces derniers demandent le rappel du consul de France dont ils jugent l’autorité arbitraire16. Un peu partout au Levant, ce sont les mêmes arguments avancés par les fonctionnaires du roi qui craignent avant tout de voir renier leurs prérogatives.

36Si la vague de contestation touche principalement les agents consulaires, c’est qu’ils représentent le symbole de l’ordre établi dans les Échelles. Tous ceux qui se croient en mesure de contester la rigidité d’un règlement ou d’une décision, ou qui ont un quelconque motif personnel de se plaindre s’en prennent d’abord aux représentants du roi. Ces derniers apparaissent un peu comme le bouc émissaire des maux de l’Ancien Régime.

37Les griefs ont des origines diverses. On leur en veut surtout d’appliquer à la lettre les anciennes ordonnances de la Marine qui restreignent la liberté individuelle bien qu’elles n’aient pas été abrogées par le nouveau pouvoir constitutionnel. On les accuse aussi de ne pas défendre systématiquement les intérêts des marchands français lorsqu’il s’agit, par exemple, d’extraire des denrées prohibées et d’organiser un commerce de contrebande. On leur reproche, enfin, leur attitude passive et leur manque d’enthousiasme comme si rien n’avait changé depuis 1789. Il est vrai qu’ils ne sont pas les premiers à planter l’arbre de la liberté ni à porter la cocarde tricolore. Mais les démonstrations patriotiques intempestives, expliquent-ils dans leurs correspondances, peuvent blesser l’amour-propre des populations et l’on ne saurait agir en Turquie comme en France. Leur attitude réservée ne tient qu’à leur fonction ; ils ne sont pas pour autant ennemis de la Révolution et le seul moyen pour eux de conserver le droit de réclamer auprès des autorités locales l’exécution des Capitulations est d’empêcher leurs nationaux d’abuser des privilèges que les Turcs leur ont octroyés.

38Il ne faut pas voir dans ces attaques contre l’institution consulaire une remise en cause des structures qui régissent la vie professionnelle et privée dans les Échelles. Si les principes de 1789 libèrent les opinions et favorisent la critique contre l’autorité administrative, on ne perçoit pas vraiment dans les délibérations des assemblées de la Nation, lieu de sociabilité et d’expression privilégié des ressortissants français, de revendications claires dans ce sens. Où sont les critiques contre les prérogatives du port de Marseille qui empêchent les autres commerçants du royaume de faire fortune au Levant ? Qui parle des conditions d’établissement sévères imposées à tous les candidats au départ et qui vont à l’encontre du principe de libre circulation des hommes et des richesses prôné par les Constituants ? Et nul ne dit mot sur l’excessive restriction des mœurs dans les Échelles.

39Lorsque les régisseurs des établissements seront consultés par leurs maisons mères pour suggérer aux pouvoirs publics des améliorations dans l’organisation des Échelles, la plupart n’auront d’autres propositions à formuler que la suppression des agents consulaires qu’ils estiment être à la charge du commerce levantin. Le débat n’ira pas plus loin, comme si les uns et les autres souhaitaient finalement conserver leurs privilèges.

Faut-il supprimer les consulats ?

40Les principes de liberté proclamés par l’Assemblée constituante et les nouvelles lois promulguées, en matière judiciaire et économique notamment, risquent de remettre en cause non seulement le régime intérieur des Échelles mais aussi l’organisation du commerce du Levant fondée sur les privilèges de Marseille.

41Faut-il faire table rase du passé ? Les Constituants, peu à l’aise pour légiférer sur cette question, préfèrent s’en remettre à l’avis de la Chambre de Commerce de Marseille. Celle-ci suggère de faire un certain nombre de réformes dans l’administration du Levant sans toutefois remettre en cause ses prérogatives. La plus importante des réformes envisagées concerne les consulats. Dans un discours prononcé le 12 juin 1790 devant l’Assemblée générale du commerce de Marseille, Étienne Martin, le maire de la ville qui est aussi le chef de la Chambre de Commerce, propose pour alléger les dépenses des Échelles de supprimer les consuls devenus, selon lui, « inutiles et trop coûteux » et de les remplacer par des négociants non appointés. Une vieille idée, déjà émise en 1726 par les députés de la Chambre de Commerce. Un Comité est chargé de recueillir les avis des administrateurs des établissements de Marseille et de leurs régisseurs dans les Échelles, qui sont d’ailleurs loin d’être unanimes sur ce projet. Un rapport est publié le 7 novembre 1790 et adressé à l’Assemblée nationale pour vote. Trois éléments essentiels ressortent de ce document :

1. D’abord, on reconnaît la nécessité de conserver la majeure partie des consuls, ne serait-ce que pour faire observer par les nationaux les lois et les décrets du peuple français, et veiller à la bonne application des traités avec La Porte ottomane.
2. Ensuite, on accorde un rôle prédominant à la Chambre de Commerce dans la gestion administrative et financière des consulats. Marseille entend réaffirmer ses prérogatives et son indépendance face au pouvoir central et elle espère que la Révolution lui en donnera l’occasion. Ainsi, le Comité propose que la nomination des consuls soit faite par la Chambre de Commerce, assistée des Majeurs des établissements et de leurs régisseurs dans les Échelles. Ils seraient nommés pour une période de six ans, après laquelle ils pourraient être réélus par la Chambre s’ils ont donné satisfaction. Par ailleurs, ils ne dépendraient plus directement du ministre de la Marine et seraient « sous la surveillance immédiate » de la Chambre de Commerce, laquelle serait tenue au courant de toutes les affaires commerciales et maritimes concernant leur circonscription. On sait qu’elle a déjà un droit de regard sur ces questions ; son influence se verrait accrue par le fait que les consuls recevraient directement d’elle leurs ordres.
3. Il y a enfin les mesures d’économie. Le Comité propose de supprimer tous les vice-consuls et les élèves vice-consuls (institués en 1779) et de les remplacer par de simples consuls honoraires faiblement rémunérés et par des négociants là où se trouvent des établissements français. Les consuls auraient de nouveau la charge d’entretenir les chanceliers et les drogmans (comme avant la réforme de 1776), de les nourrir et de les loger à leurs frais sans aucune augmentation de traitement. Quelques agents, enfin, verraient leur salaire diminuer. Pour alléger encore les dépenses des Échelles jugées trop lourdes, le Comité envisage aussi la possibilité de faire supporter par les consuls ou les négociants, les dépenses occasionnées par les escales des bâtiments de guerre jusqu’alors acquittées par le Trésor.

42Comme l’on pouvait s’y attendre, ce rapport suscite des critiques dans le milieu consulaire, en particulier sur deux points : leur nomination par la Chambre de Commerce (mandat de six ans renouvelable) les mettrait en quelque sorte sous la dépendance des corps de marchands et occasionnerait, tant à Marseille que dans les Échelles, des intrigues et des cabales. Les intérêts personnels des négociants qui viennent chercher fortune en Orient l’emporteraient sur le bien général. Quel officier, écrit Renaudot, ne ferait pas tous ses efforts

« pour mériter les suffrages de ceux de qui il tiendrait son existence, de ceux de qui il serait dans une perpétuelle dépendance à cause de sa réélection ? Que ne ferait-il pas pour conserver sa place aux dépens de son devoir et de son honneur17 ».

43Le consul doit être indépendant pour faire respecter les lois en vigueur et il ne peut l’être qu’en relevant directement du pouvoir central. Son élection serait contraire aux principes de la nouvelle Constitution qui stipulent que tous les emplois publics sont à la nomination du roi. Mais le point le plus vivement contesté du rapport concerne l’obligation de donner la table et le logement aux drogmans. Cette mesure est inadmissible pour les consuls qui rappellent la modicité de leurs revenus, sans parler de la gêne qu’une telle mesure constituerait pour ceux qui souhaitent préserver l’intimité de leur famille.

44Finalement, la Constituante ne ratifie pas le projet qui lui a été soumis par le Comité de Marseille en novembre 1790. Le gouvernement prend quelques mesures budgétaires (postes laissés sans titulaires, diminution des traitements, suppression des élèves vice-consuls), mais ne change rien sur le fond. L’organisation consulaire subsiste en l’état et les négociants marseillais conservent leurs privilèges commerciaux.

Les chancelleries consulaires face à la Révolution

Serment civique et pavillon tricolore

45Les instructions du 19 décembre 1790 du nouveau ministre de la Marine, le comte de Fleurieu, prescrivent d’arborer le drapeau tricolore dans les Échelles du Levant et de Barbarie (conformément aux décrets de l’Assemblée des 21 et 24 octobre 1790) et d’exiger de tous les fonctionnaires en poste de prêter un serment civique individuel en jurant fidélité à la Constitution. De Brueys, commandant la corvette royale La Poulette, est chargé de porter ces instructions à tous les consuls avec les nouveaux pavillons de la marine qu’il doit leur remettre en mains propres. Ce pavillon est constitué de trois bandes égales bleu, blanc, rouge posées verticalement et couvrant une partie seulement du drapeau qui reste blanc. Une loi du 31 octobre 1790 fixe au 1^er avril 1791 le délai d’exécution de cette mesure qui doit être visible tant sur les chancelleries consulaires qu’à bord des bâtiments français.

46Cette disposition est partout appliquée, avec prudence cependant car il faut attendre les ordres de l’ambassadeur avec le firman du sultan autorisant ce changement. Choiseul-Gouffier a en effet demandé à Sélim III l’envoi d’une circulaire dans les différentes provinces de l’empire pour faire reconnaître le nouveau pavillon français. Dans plusieurs ports, l’événement est accueilli aux cris de « vive la Nation, vive la Loi, vive le Roi », et salué de 21 coups de canon par les navires français au mouillage et par quelques salves tirées des forts et des citadelles turcs.

47Les prestations de serment de fidélité à la Constitution suscitent moins d’embarras au personnel consulaire, toujours soucieux de ne pas indisposer les commandants du pays. Un décret de l’Assemblée nationale du 17 novembre 1790 sanctionné par le roi le 1^er décembre de la même année enjoint aux fonctionnaires employés à l’étranger de prêter un serment civique individuel sous peine d’être destitués et rayés des cadres de l’administration. Ce décret précède de dix jours celui imposé aux ecclésiastiques en exercice. Signé et scellé du sceau de la chancellerie consulaire, le serment doit être adressé au président de l’Assemblée par la voie du ministre de la Marine dans un délai de trois mois.

48Les prestations s’échelonnent de janvier à juin 1791, et il ne fait aucun doute que la quasi totalité des officiers des consulats remplît leur obligation puisqu’ils ne sont pas rappelés et ne font l’objet d’aucune disgrâce. Certains, néanmoins, tels Amoreux et Taitbout de Marigny, ne peuvent dissimuler leur réserve et soulignent habilement qu’ils se sont conformés à une loi approuvée et sanctionnée par le roi. On sent bien que ce personnel d’Ancien Régime s’efforce de s’adapter aux circonstances politiques et fait preuve de pragmatisme.

Le départ de Choiseul-Gouffier

49La chute de la monarchie et la constitution d’un pouvoir révolutionnaire à Paris ont un impact immédiat sur le personnel consulaire et diplomatique français. L’ambassadeur à Constantinople, le comte de Choiseul-Gouffier, connu pour ses sentiments royalistes, est aussitôt relevé de ses fonctions. Apprenant sa révocation, le 22 août 1792, il ordonne à ses subordonnés de cesser leurs activités et s’enferme dans le Palais de France avec le personnel de service et quelques Albanais armés, dans l’espoir d’un renversement de la situation politique en France à la suite des défaites militaires et de l’invasion des troupes autrichiennes. Mais le 8 décembre, le premier drogman Antoine Fonton est proclamé chargé d’affaires par une assemblée de la Nation à laquelle participent les capitaines de navires présents. Dépassé par les événements et décrété d’accusation par la Convention, Choiseul-Gouffier laisse ses pouvoirs au premier secrétaire Chalgrin, puis émigre en Russie après avoir recommandé au Raïs Efendi la protection des missions religieuses18.

50Le rappel de l’ambassadeur n’a guère d’écho dans les milieux officiels de la capitale turque. Passé l’effet de surprise, la situation se régularise avec l’arrivée, le 7 juin 1793, d’un nouveau ministre plénipotentiaire, Descorches de Sainte-Croix, homme énergique et proche de Robespierre. Pour autant, le fait n’est pas anodin. Avec le départ de Choiseul-Gouffier une page d’histoire semble irrévocablement tournée. C’est la fin de la diplomatie d’Ancien Régime faite de compromis et de recherche d’équilibre, d’apparat et de faste. Les successeurs de Choiseul n’auront pas sa retenue et ne seront plus aussi préoccupés de collectionner pour leur plaisir des antiquités et des manuscrits anciens. Un nouveau profil de diplomate s’impose, où la recherche de l’efficacité et les considérations idéologiques prennent le pas sur les manières.

Les changements imposés par la République

51Dès le 14 août 1792, le ministre de la Marine, Monge, annonce la suspension du pouvoir exécutif et affirme que « désormais, c’est au nom de la Nation qui vient d’être libre qu’il faut que ses agents prononcent son nom dans toute l’Europe19 ». Le lendemain, l’Assemblée législative impose à tous les fonctionnaires, y compris les prêtres, un nouveau serment de fidélité à la Nation. Quelques jours plus tard, le 3 septembre, Monge rédige une circulaire pour prévenir les consuls de cette disposition :

« Je vous adresse, Messieurs, des exemplaires de la nouvelle loi rendue par l’Assemblée nationale pour assujétir les fonctionnaires publics à prêter le serment d’être fidèles et de maintenir de tout leur pouvoir la liberté et l’égalité ou de mourir à leur poste. Vous voudrez bien remplir sans délai cette formalité, et veiller à ce que les vice-consuls et agents de la nation, qui relèvent de vous, et sont nés Français, se conforment à cette loi. Vous n’aurez qu’à m’en adresser les actes pour que je puisse les remettre à M. le Président de l’Assemblée nationale20. »

52Contrairement aux agents diplomatiques, le corps consulaire dans son ensemble ainsi que la plupart des drogmans réagissent positivement à l’annonce de la déchéance du roi, puis de la proclamation de la République en septembre 1792. Les serments parviennent au gouvernement sans trop de difficulté au cours de l’hiver 1792-1793, nécessitant peu de rappels à l’ordre.

53Le changement de régime politique impose évidemment la suppression de tous les signes distinctifs de la monarchie. Une circulaire du 27 novembre 1792 prescrit de remplacer sur la porte des consulats l’écusson aux armes de l’ancienne France par celui de la République. Un modèle est fourni pour aider les artisans locaux à confectionner ce type d’ouvrage, qui semble d’ailleurs avoir posé quelques problèmes dans les Échelles.

54Dans les chancelleries consulaires, le sceau de la République remplace peu à peu celui de la royauté tandis qu’à Constantinople les anciens portraits des diplomates aux perruques, chamarrés de médailles et de décorations, qui tapissaient les murs de la résidence de France, sont enlevés pour mieux faire ressortir le tableau de la Déclaration des droits de l’homme. Le changement des boutons d’uniformes procède du même esprit : les nouveaux portent une ancre surmontée du bonnet de la liberté avec en exergue « République française21 ». La tenue reste cependant inchangée jusqu’en 1796 où apparaît un nouveau costume ressemblant à celui des Commissaires aux armées : habit bleu, ceinture rouge et blanche avec franges aux couleurs nationales, chapeau rond avec des plumes tricolores.

55Plus important est le décret de la Convention du 15 février 1794 qui modifie la disposition des couleurs tricolores sur le pavillon de la marine. Dans une dépêche adressée aux consuls, le Commissaire des Relations extérieures, Buchot, explique ainsi les raisons de ce changement :

« Le pavillon décrété par l’Assemblée constituante ressemblait à la Constitution qu’elle nous avait donnée. Les couleurs nationales étaient reléguées dans un coin du pavillon comme si on les y avait ajoutées à regret ; la couleur de la royauté y prédominait comme ses prérogatives dominaient dans la Constitution. Aujourd’hui les couleurs du peuple doivent couvrir toute la surface du pavillon, comme sa souveraineté couvre toute la surface de la République22. »

56Dans l’ensemble, on peut affirmer que les dispositions prises par le nouveau pouvoir en France sont assez bien relayées par ses représentants dans l’Empire ottoman.

Le rattachement aux Affaires étrangères

57Pendant les premières années de la Révolution, sous les Assemblées Constituante et Législative, les consuls continuent de relever du ministère de la Marine et des Colonies, malgré leurs fréquents rapports avec le Département des Affaires étrangères. L’abolition de la royauté n’entraîne pas de changement immédiat dans ce domaine et c’est seulement au moment de la déclaration de guerre à l’Angleterre et à la Hollande que les députés songent à modifier le statut des consuls.

58Le décret de la Convention du 14 février 1793 rattache le bureau des Consulats au ministère des Affaires étrangères, regroupant ainsi au sein d’une même administration tous les fonctionnaires du service extérieur23. Quelques jours plus tard, une circulaire du 25 février invite les consuls à correspondre avec leur nouveau ministre. Mais ils gardent encore des liens avec la Marine et les Colonies pour toutes les affaires de comptabilité, d’administration et de législation maritime : dépenses consécutives à la relâche des bâtiments de guerre, frais occasionnés par le rapatriement des marins naufragés ou réfugiés, secours aux navires accidentés, contentieux relatifs aux prises24.

59Le système met quelque temps à se mettre en place et des problèmes subsistent, en matière budgétaire notamment. Le ministre des Affaires étrangères a recours au Payeur de la Marine à Toulon pour acquitter les traites relevant du Département de la Marine, ce qui multiplie les correspondances et les comptes entre les deux administrations. Cette question est néanmoins résolue dès 1794 par la création d’une caisse spéciale chargée d’acquitter toutes les dépenses et confiée au nouveau bureau provisoire du Commerce de Marseille25. La même année intervient un changement de dénomination, le ministère des Affaires étrangères devenant Commission des Relations extérieures, puis ministère des Relations extérieures dans l’automne 1795 (installation du Directoire), appellation conservée jusqu’à la fin de l’Empire.

Ancienne et nouvelle législation

60Cette réforme des consulats est importante parce qu’elle rationalise le dispositif extérieur de la France. Mais l’administration reste toujours aussi tatillonne. Les circulaires se multiplient à partir de 1794 : la correspondance est désormais réglementée, les postes doivent établir une liste complète des Français décédés dans leur circonscription « depuis l’époque la plus reculée », dresser un relevé analytique de tous les actes publics et privés passés en chancellerie depuis le 9 août 1792, procéder à l’inventaire général de tous les papiers, registres et dépôts faits à titre personnel ou par suite de procès, de décès, de naufrage ou de faillite. À ce titre, les pouvoirs publics semblent avoir été particulièrement soucieux de restituer aux particuliers les dépôts en numéraire appropriés illégalement par quelques consuls. Cette pratique autorisée officieusement en 1793 par l’envoyé extraordinaire de la République à Constantinople pour faire face aux nécessités du service avait quelque peu terni l’image de notre pays dans l’Empire ottoman. Car il ne s’agit pas seulement des nationaux ; les consulats français sont aussi dépositaires de l’argent des pachas et autres officiers de La Porte26.

61D’une façon générale, ces instructions ne procèdent pas de la seule volonté de réorganiser les chancelleries laissées dans un certain désordre depuis le début de la Révolution. Elles s’expliquent aussi par le désir de mieux contrôler l’activité des ressortissants et les agissements des émigrés qui pourraient trouver asile dans les Échelles. Assurément, la tâche des consuls est devenue délicate. La guerre leur impose d’organiser le séquestre des marchandises exportées au Levant pour le compte de Français passés sous protection étrangère (on ne précise pas d’ailleurs si les articles doivent être confisqués au profit de l’État ou remis à une maison française pour vente). Dans le même temps, on leur demande de rétablir la confiance et l’union entre les nationaux et d’extirper tout germe de division dans les Échelles.

62Quant aux fonctions consulaires, à proprement parler, elles n’évoluent guère pendant la Révolution. On attend d’eux une meilleure connaissance de leur pays de résidence à des fins essentiellement stratégiques. Veiller aux approvisionnements des denrées et matières premières nécessaires à la République (blé, riz, bestiaux, cotons, laines, cuivres, huiles, savon), devient une priorité car il faut répondre aux besoins de l’industrie et des armées. Ils deviennent en quelque sorte des relais d’information pour le gouvernement qui souhaite promouvoir les intérêts économiques nationaux. C’est dans cette optique qu’ils doivent refuser de délivrer tout certificat aux navires neutres transportant des produits anglais vers la France (circulaire du 12 décembre 1796).

63Ce souci d’une information rapide et précise concerne tous les domaines d’activité, des sciences à l’économie politique. La Commission des Relations extérieures en a la responsabilité depuis l’arrêté du Comité de salut public du 14 novembre 1794. Dorénavant, chaque chef de poste consulaire reçoit avant sa prise de fonction une lettre de mission contenant des instructions détaillées. Voici à titre d’exemple quelques passages de celle adressée à Louis Auguste Félix, nommé à Salonique.

« Les procédés des Turcs dans la tannerie sont très ingénieux. Le consul nous les communiquera. On sait qu’il existe au Levant un petit nombre de fabriques de soies et cotons qui rivalisent avec celles de l’Inde ; il examinera le parti que nous pourrions tirer des procédés mécaniques des Levantins, soit en faisant venir des soies et des cotons tout filés, soit en imitant les ouvriers du pays dans une pratique dont il nous ferait connaître parfaitement les détails […]. Tout ce qui peut faciliter les communications, les transports, abréger la longueur des voyages et en diminuer les frais, la topographie du pays, le cours des rivières, la position des lacs, la nature des divers bâtiments qui s’emploient, le consul nous communiquera ses observations sur tous ces objets. Enfin, il n’omettra rien de ce qu’il croira propre à étendre notre commerce en y joignant de nouvelles branches, et en lui procurant de nouveaux débouchés27. »

64Les directives du Comité de salut public du 30 août 1795 s’étendent aux observations météorologiques et à l’acquisition d’antiquités, de médailles et de manuscrits destinés à enrichir les collections nationales et le Musée du Louvre28. Absorbés par d’autres priorités, les agents de la République ne répondent que de manière imparfaite à ces sollicitations.

65Pour le reste, on s’en tient aux anciennes dispositions en vigueur avant 1792, en précisant toutefois certains points et surtout l’esprit dans lequel doivent désormais agir les agents de la République. Rien n’est supprimé, la nouvelle législation se superpose à l’ancienne non abrogée et la contredit parfois, ce qui complique la tâche des agents amenés trop souvent à interpréter le droit. Ainsi, l’ordonnance de la Marine du 3 mars 1781 et l’instruction du 6 mai de la même année qui l’accompagne doivent être observées dans la mesure où les articles sont compatibles avec les nouvelles lois, explique-t-on à Paris, car « il vaut mieux avoir un règlement défectueux que de n’en avoir point ».

66En état civil, la seule innovation concerne les divorces, autorisés par la loi du 20 septembre 1792, pour lesquels les consuls sont compétents.

67En matière judiciaire et de police, les choses sont plus compliquées car le dernier édit de juin 1778 a encore force de loi et doit être appliqué toutes les fois qu’il n’est pas « contraire aux principes régénérateurs des Français29 ». Le tribunal consulaire n’est pas supprimé et reste la seule juridiction compétente dans les Échelles puisque les Capitulations interdisent aux cadis de juger les différends entre Français. L’Assemblée Constituante a institué, le 25 septembre 1791, un nouveau code pénal, mais son application s’avère difficile dans les Échelles. « Il est dit, écrit Jean-Baptiste Martin, que le consul conciliera les procès et différends des Français, et les portera à la voie arbitrale. Or ceci est très insuffisant, car si les parties ne veulent pas user de cette voie, il faut bien que le consul devienne juge30. » Or, la plupart des affaires de commerce et de police et celles relatives à la justice de paix ne peuvent être mises en arbitrage. En matière criminelle, les Français de l’étranger peuvent-ils jouir des avantages de la nouvelle loi du 24 août 1790 (assistance d’un avocat, jury tiré au sort) ou sont-ils jugés selon les dispositions du règlement de 1778 ? Enfin, où l’appel doit-il être prononcé puisque les anciennes juridictions spécialisées comme le Parlement d’Aix ont été supprimées ?

68Autant de questions laissées en suspens qui expliquent en partie le désarroi des consuls et les difficultés qu’ils éprouvent pour maintenir leur autorité. « Le besoin d’un nouveau code civil pour le Levant se fait vivement sentir dans toutes les Échelles », note Félix31. En décembre 1797, le gouvernement envisagera certaines réformes, mais le Conseil des Cinq-Cents, consulté sur ce sujet, ne soumettra aucun projet de loi32.

Continuités avec l’Ancien Régime

Une mentalité conservatrice

69L’attitude des agents consulaires à l’égard de la vie privée de leurs compatriotes démontre, contrairement aux apparences, que les mentalités n’ont guère évolué depuis 1789. Le comportement vis-à-vis des femmes autochtones l’illustre parfaitement. Par une circulaire du ministre des Relations extérieures du 30 janvier 1796, les agents en poste sont invités à soumettre leurs opinions sur les « avantages ou les inconvénients de maintenir la défense du mariage des Français au Levant avec des femmes indigènes ». Les avis sont dans l’ensemble peu favorables à une réforme et cela conforte sans doute le Directoire dans sa décision de ne pas aller plus avant en rompant avec une tradition bien établie sous l’Ancien Régime. Par son arrêté du 3 mai 1797, il laisse finalement à l’administration le soin de décider seule de l’opportunité des mariages contractés dans les Échelles.

70Les différents points de vue énoncés par les fonctionnaires de la République révèlent un esprit assez conservateur et montrent qu’à la fin du siècle des Lumières on n’est pas encore prêt à la mixité des couples, ni à l’intégration d’étrangers dans la communauté française. Interdire les unions avec les autochtones permet aux nationaux de ne pas contracter

« des alliances dégradantes, explique sans ambages Henry Fourcade. Quelle honte pour un citoyen d’épouser la fille d’un esclave ! Quelle honte pour un républicain de voir, à chaque instant, ses plus proches parents sous le bâton du plus misérable des Turcs33 ».

71Renaudot et Tronquet tiennent le même discours : les anciennes dispositions, écrit ce dernier, ont cet avantage qu’elles empêchent de « voir pulluler dans le Levant cette foule de Français équivoques, ces métis dégradés, à charge aux Échelles, à charge aux nationaux, à charge à la métropole34 ».

72Autre sujet de préoccupation : l’éducation des enfants issus de ces mariages et les conséquences d’une expatriation définitive comme perte humaine et financière pour l’État. Car en épousant des Levantines, « naturellement plus prodigues que les Européennes35 », les Français risquent de dissiper rapidement leur fortune et de ne plus revenir au pays. Ces arguments, non dénués de préjugés, restent marqués par la philosophie mercantiliste de l’Ancien Régime qui évalue la richesse d’une nation au nombre de ses sujets. La « mère patrie » ne doit pas se priver d’une partie de ses citoyens « aisés et utiles » même si la Constitution de l’An III (22 août 1795) a posé la liberté comme principe fondateur.

Un faible renouvellement du personnel

73Le réseau consulaire dans les Échelles ne subit pas de modification majeure au cours de la Révolution. Les seuls changements concernent la réouverture du consulat général du Caire, fermé depuis 1777, la suppression du vice-consulat de Rosette (janvier 1796) et le transfert à Bagdad (mai 1795) du consulat général précédemment établi à Bassora, suite aux conseils de Rousseau qui a toujours résidé auprès du pacha. Partout ailleurs, on maintient l’ancien dispositif et on s’efforce même à partir de 1795 de l’étendre aux provinces situées au-delà du Danube et du golfe arabo-persique avec la création de trois consulats à Bucarest, Jassy et Mascate, point stratégique sur la route des Indes.

74Plusieurs postes sont laissés sans titulaires et gérés par de simples drogmans ou par des négociants, si bien que le nombre des agents consulaires au Levant (avant 1796 en tout cas) varie peu par rapport aux dernières années de l’Ancien Régime, entre 20 et 25 consuls. Avec leurs interprètes et chanceliers, cela fait une soixantaine de fonctionnaires employés dans les Échelles.

75Le renouvellement du personnel est assez limité. L’apport d’agents nouveaux à partir des années 1793-1794, notamment sous l’impulsion du nouvel Envoyé de la République à Constantinople, et qui a pu faire penser à une reprise en mains du Comité de salut public sur les Affaires étrangères – mouvement qui s’accentue après le Neuf Thermidor et se poursuit sous le Directoire – résulte davantage de la nécessité de compléter les effectifs, déjà insuffisants avant 1789, que d’une politique d’épuration. Le décret de la Convention du 29 juillet 1793, entériné par l’arrêté du Comité de Salut public du 17 septembre ordonnant le remplacement de tous les fonctionnaires publics issus de la noblesse, n’est pas suivi d’effet36. Car si l’aristocratie est bien représentée dans le personnel diplomatique, elle l’est beaucoup moins dans le corps consulaire, d’origine essentiellement bourgeoise. Les quelques agents au Levant concernés par cette mesure enlèvent d’ailleurs leur particule ou raccourcissent leur nom. À Paris, on ferme les yeux.

76Le gouvernement ne peut en effet se priver des compétences disponibles à un moment où nos intérêts commerciaux au Levant sont mis à mal. Il lui faut des hommes d’expérience connaissant les langues orientales et les usages du pays et qui ont surtout la confiance et l’estime des autorités locales. Aussi ne faut-il pas s’étonner si plus d’un tiers des consuls, des chanceliers et drogmans nommés sous Louis XVI restent en place après 1792. Nous ne retrouvons pas la même stabilité en Europe.

77Cinq consuls conservent leur poste : Gaspary à Athènes, Roussel à Nauplie, Beaussier à Saïdâ, Vattier de Bourville à Lattaquié et Rousseau à Bagdad. Deux autres sont maintenus mais changent d’affectation : Mure d’Azir est muté à Chypre et Bermond en Morée. Il y a bien sûr les mises à la retraite (Astier) et les décès (Renaudot, Digeon). Quelques révocations sont prononcées à l’encontre de ceux qui ne prêtent pas le serment de fidélité à la République ou émigrent (Butet, Taitbout de Marigny, Guy de Villeneuve, Amoreux). Certains autres sont provisoirement suspendus sur simple soupçon d’incivisme, d’anti-républicanisme ou de complicité avec l’ambassadeur Choiseul-Gouffier qui a émigré en Russie. Les communautés françaises sont souvent à l’origine de ces sanctions. Rares finalement sont les agents qui démissionnent de leur propre chef et nous ne savons pas vraiment si c’est pour raison politique ou par convenance personnelle.

78Les responsables parisiens s’étonnent du silence de nombreux agents dont ils soupçonnent, souvent à tort, l’émigration ou l’opposition au nouveau régime. Cette situation s’explique naturellement par la difficulté des communications maritimes. Les consuls écrivent aussi moins fréquemment depuis 1792, correspondent davantage avec l’ambassade et leurs dépêches, plus courtes, se bornent souvent à accuser réception des circulaires du ministre. Ce relâchement ne saurait pourtant signifier une hostilité à la Révolution et le pouvoir le reconnaît bien en réintégrant, par exemple, Renaudot et Laidet en novembre 179537.

79Au total, le ministère des Relations extérieures ne semble pas avoir eu de politique d’affectation bien définie. Plusieurs agents sont rappelés avant même de gagner leur poste (Cavallier, Fourcade). Les changements fréquents de gouvernement et la mainmise du pouvoir politique sur les différentes administrations ont certainement favorisé cette indécision38.

80Les modalités de recrutement sont un peu plus souples et surtout moins endogènes. Cependant, on ne bouscule pas le principe hiérarchique et certaines conditions de naissance ou d’instruction sont toujours requises pour faire carrière, outre les convictions politiques. L’aspect physique compte également pour les révolutionnaires qui exaltent les héros antiques. Lorsqu’en 1795 le gouvernement recherche un postulant pour Bagdad, résidence éloignée et peu sûre, la Commission des Relations extérieures donne comme instruction :

« Il doit avoir un caractère à la fois ferme et conciliant, avoir un air imposant et plein de dignité, enfin être grand. Les Turcs seraient bien surpris de trouver des Lilliputiens dans les agents d’une Nation qui étonne le monde par ses victoires et ses triomphes39. »

81On ne peut nier que les faveurs jouent encore un rôle dans l’attribution des postes. On entre fréquemment aux Affaires étrangères par tradition familiale parce qu’on y a un proche parent auprès duquel on apprend le métier et parce qu’il n’y a pas encore de formation spécifique. On apprend tout sur le terrain40. Pour ne pas perpétuer une hérédité des charges qui aurait tendance à subsister dans la pratique, le Comité de salut public puis le Directoire exécutif font appel à des compétences extérieures ; des députés (Gay-Vernon, Duval), des juges (Tronquet), des membres de la Commission des revenus nationaux (Laumond, Bodard) ou de la Commission d’instruction publique (Fourcade aîné), des commerçants également (Magallon, Coste), plus rarement des professeurs (Gallois). Enfin, on favorise la mobilité interne, pratique jusque-là peu courante : plusieurs diplomates et agents consulaires employés en Europe occidentale (Cavallier, Chépy, Choderlos, Sicard) ou des agents de l’administration centrale (Fourcade jeune) sont appelés à servir dans les Échelles.

82Ces nouveaux venus ont quelque difficulté à s’acclimater en Turquie. Ils donnent souvent l’impression de se sacrifier pour le service public et semblent peu préparés psychologiquement pour faire face aux conditions de vie parfois difficiles. Celles-ci sont aggravées par la peste qui sévit pendant une grande partie de la dernière décennie du siècle. Fourcade, qui demande sa mutation en décembre 1797, raconte ainsi son arrivée à La Canée :

« Parti de Venise dans la saison la plus rigoureuse, promené dans le golfe Adriatique pendant plus de trois mois, au milieu des Anglais et des forbans, conduit par des marins grecs, j’arrivais à mon poste. Nous y trouvâmes la peste. Tout le monde avait déserté la ville. Ce fut très difficilement que dans cette bourgade mal saine, on voulut m’accorder un asile. Au bout de quinze jours, un de mes domestiques mourut. Le second fut à l’agonie. Mon frère et mon enfant tombèrent dangereusement malades ; ma femme et moi nous nous débattîmes avec des fièvres d’accès dont je ne suis pas tout à fait délivré. Tant de maux ont fini par procurer une fausse couche à mon épouse qui ne doit la vie qu’à son courage et à sa forte constitution. Jugez de notre existence dans ce pays, un des plus beaux de l’univers, mais que ravage la peste, qu’habitent les plus féroces des Turcs et dont les maux que j’ai souffert me rendent le séjour insupportable41. »

83Son collègue Chépy à Rhodes, qui a connu également pendant de longs mois les affres de la peste, sollicite un changement de résidence et fait jouer toutes ses relations au Directoire : « Je me perds sans fruit pour la chose publique », écrit-il à Merlin ; et dans une autre lettre adressée à Reubell : « Je désirerais, s’il était possible, servir en chrétienté et sous un ciel plus froid. » Un autre jour à Talleyrand :

« Encore un an de résidence et je serai absolument perdu au moral et au physique. Un climat plus tempéré est absolument nécessaire pour rendre à ma constitution sa vigueur primitive, et à mon âme flétrie son ton et son ressort42. »

84Plus grave est le cas de Tronquet qui frise la dépression. Plus d’une fois, il tente de se précipiter de la terrasse de sa maison de Candie et on doit l’enfermer chez lui sous la garde de deux personnes. Il est rapatrié en juillet 1797.

85Quant à l’avancement, il demeure lent et les promotions sont plutôt rares. Plusieurs agents n’hésitent pas à rappeler au ministre leur état de service, tel Beaussier à Saïdâ : « Vous serez justement surpris de me voir dans le grade subalterne de vice-consul après dix-neuf ans de service sans congés et sans interruption, et après avoir exercé ce poste durant quatorze ans et quatre mois43. » C’est après Brumaire an VIII, entre 1800 et 1804, au moment où Napoléon Bonaparte réorganise le réseau consulaire en Orient, que les promotions seront les plus fortes.

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86La chute de la monarchie ne semble pas créer de vraie rupture dans le monde de la diplomatie et c’est bien là le paradoxe, ce qui ne veut pas dire pour autant que la Révolution n’ait pas eu d’impact dans les Échelles tant pour les communautés françaises que pour ses représentants. Faisons un rapide bilan et voyons ce qu’elle modifie dans le fond. Sur le plan administratif, outre les changements nécessités par l’abolition de la royauté (modification du pavillon national, des uniformes et autres signes extérieurs), il faut retenir deux réformes importantes. La première est le rattachement en 1793 du bureau des Consulats au ministère des Affaires étrangères. Encore les consuls gardent-ils des liens étroits avec le ministère de la Marine et des Colonies et doivent appliquer de nombreuses dispositions des anciennes ordonnances en matière de code maritime, de police et de justice. La seconde réforme est la disparition du système dérogatoire qui avait prévalu au Levant en matière budgétaire. Les traitements des agents consulaires et des interprètes, ainsi que les frais de gestion et d’entretien des chancelleries sont désormais à la charge du Trésor Public puisque la Chambre de Commerce de Marseille, qui en était responsable, est supprimée en 1791. Les droits perçus sur les marchandises du Levant qui procurent au fisc les recettes nécessaires sont cependant maintenus. On s’achemine ainsi vers une trésorerie unique pour tous les agents du ministère, qu’ils soient affectés en Europe, en Amérique ou en Orient.

87Leur fonction ne change pas mais on est devenu plus exigeant sur leurs missions. Circonstances politiques obligent : il faut rétablir la confiance et l’harmonie entre les nationaux, remettre de l’ordre dans les chancelleries dont la situation s’est beaucoup dégradée depuis 1792, appliquer les mesures de prohibition contre le commerce anglais. On attend d’eux aussi qu’ils s’impliquent davantage dans la connaissance des faits économiques, sociaux et culturels de leur circonscription, et cela est sans doute un fait nouveau. Les consulats deviennent des relais d’information sur les pays étrangers que les pouvoirs publics prennent mieux en compte. Les rapports du consul Magallon au Directoire ne sont pas pour rien dans la préparation de la campagne d’Égypte.

88Néanmoins, en dépit de ces quelques mesures les signes de continuité restent marquants. Les comportements et les pratiques administratives dans les Échelles n’évoluent pas beaucoup, même si dans leur grande majorité les consuls adhèrent aux idées nouvelles. En matière de commerce extérieur et d’administration des Français de l’étranger, la Constituante, puis la Législative et la Convention n’ont pas souhaité faire table rase du passé et ont fait preuve à cet égard d’un grand pragmatisme en dépit des principes libéraux affichés. Bien souvent, l’ancienne législation a subsisté concurremment à la nouvelle, engendrant ainsi une certaine confusion pour les agents chargés de l’appliquer.

89Permanence des hommes également, puisque l’épuration ne touche pas un tiers des fonctionnaires employés au Levant. Certes on constate une plus grande mobilité dans les affectations qui est due aux hésitations du pouvoir politique, mais dans l’ensemble le corps consulaire, contrairement aux diplomates, fait preuve d’une certaine stabilité : beaucoup d’agents issus de l’Ancien Régime restent en place.

90Non seulement l’organisation consulaire maintient l’essentiel de ses effectifs, mais elle conserve presque tous ses règlements. L’idée lancée à deux reprises de supprimer les consuls par mesure d’économie ne tient pas longtemps devant les nécessités du service. Les communautés françaises en Turquie ne peuvent se dispenser d’être administrées par des agents de l’État. Par ailleurs, la Révolution ne se traduit pas forcément par une revalorisation en terme de carrière et de statut. Il n’y a pas de changement notable dans les modalités de recrutement, ni dans les traitements, à l’exception peut-être des vice-consuls qui voient leur situation financière s’améliorer sensiblement. Quant aux interprètes, leur sort n’évolue guère et les perspectives d’ascension restent bouchées.

91Si cassure il y a, il faut certainement l’attribuer aux conséquences de la guerre maritime à partir de 1793. L’interruption de la navigation gêne les efforts entrepris par le Comité de salut public et le Directoire pour réorganiser le réseau consulaire et la gestion financière des Échelles. Elle ruine le commerce marseillais et entraîne la défection d’une partie des négociants qui passent sous la protection des puissances étrangères pour mieux poursuivre leurs activités dans les Échelles. En 1796, la situation de la France en Méditerranée orientale est si affaiblie que la plupart de nos agents soutenus par les corps de marchands ne voient qu’un remède pour lutter contre la concurrence et la perte des marchés. C’est ainsi qu’ils poussent le Directoire à intervenir militairement en Égypte, rompant avec une tradition séculaire d’alliance avec la Turquie.