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La fonction consulaire à l'époque moderne

 | 
Jörg Ulbert
, 
Gérard Le Bouëdec

Première partie. Les services consulaires français et les nations françaises à l'étranger

La création d’une « nation française » à Hambourg à la fin de l’Ancien Régime

Pascal Even

Texte intégral

1Le 3 juin 1786, le consul général de France à Hambourg, Charles-Étienne Coquebert de Montbret, réunissait autour de lui les principaux ressortissants français établis dans la ville hanséatique et les organisait en « nation » française. Les membres les plus distingués de la colonie accompagnés par les capitaines français présents alors dans le port participaient ainsi à la fondation de cette « nation » septentrionale.

2Si des nations existent depuis longtemps dans les échelles du Levant où les commerçants français, solidement établis depuis la création au xvie siècle de différents consulats dans les provinces de l’Empire ottoman, ont formé des communautés actives et entreprenantes, la formule a été utilisée avec beaucoup plus de parcimonie dans le reste du pourtour méditerranéen, comme en 1728 à Cadix ou en 1765 à Lisbonne. La constitution à la fin de l’Ancien Régime d’une nation française dans le port de Hambourg souligne en fait, en dépit de son existence éphémère, l’intérêt porté au développement du commerce français dans le nord de l’Europe par l’administration royale représentée localement par un consul particulièrement dynamique.

Le cadre et le lieu

La nation française

  • 1 Debbasch Y., La nation française en Tunisie (1577-1835) (Coll. Institut des Hautes Études de Tunis (...)

3En dehors des frontières nationales, le terme de nation française désigne alors le groupe des négociants et des marchands français établis dans une place commerciale située en pays étranger et pourvue d’un consulat ou d’un vice-consulat. Longtemps considérées avec méfiance par le pouvoir royal et étroitement soumises aux consuls, les nations françaises ont été organisées et réglementées par l’ordonnance de la marine de 1681. Sont appelés à participer à leurs délibérations tous les marchands, capitaines et patrons français présents sur les lieux1. Mais les conditions d’accès deviennent progressivement plus strictes, l’administration royale tendant à réserver l’accès au « corps de la nation » aux seuls représentants des maisons de commerce. Ne peuvent dans ces conditions en faire partie tous les sujets français vivant et travaillant sur place. Contrôlé étroitement par le consul, représentant de l’autorité royale et défenseur des intérêts économiques et commerciaux de la colonie, le corps de la nation associe généralement à ses séances ordinaires les officiers du consulat, le chancelier, mais également le chapelain de l’église nationale, choisi parmi les membres d’un ordre religieux établi localement mais ne sont évidemment pas acceptés les non catholiques. Sont également exclus les marins du commerce, les militaires non gradés, les artisans et tous les aventuriers que la séduction et l’espoir d’une vie facile, selon l’expression que l’on retrouve sous la plume des consuls ont amenés à s’établir à l’étranger et qui souvent y vivotent. Toutefois, lors de réunions extraordinaires exigées par les circonstances, tous les Français, résidents ou de passage, sont associés, y compris alors les artisans et les gens de mer.

4Dans la société fortement hiérarchisée de l’Ancien Régime, le corps de la nation structure la communauté française et lui donne une représentativité et un poids bien utiles dans ses démarches et ses activités. Cette communauté, fort variable en nombre selon les places commerciales, trouve dans l’organisation d’une nation un instrument de cohésion qui lui permet d’affirmer la présence française face aux autorités et à la population locale. Constituée des acteurs économiques les plus représentatifs de la colonie, la nation sert également à structurer cette dernière, à l’encadrer, à l’associer à la politique de l’administration royale et bien sûr à la contrôler.

5Enfin l’organisation de la nation, parfois reconnue de façon officielle par lettres patentes accordées par le souverain, répond à un souci de solidarité et de cohésion. Ses membres élisent deux députés chargés d’organiser, deux fois par an, des assemblées ordinaires qui se tiennent, l’une au début de l’année, pour procéder à l’élection des députés, et l’autre le jour de la Saint-Louis, le 25 août, des assemblées extraordinaires pouvant être convoquées à l’initiative soit des députés, soit des membres. Les événements familiaux de la dynastie, les victoires remportées par les armées royales, la conclusion des traités de paix constituent autant d’occasions, en rassemblant les membres de la colonie, de renforcer la cohésion de la communauté par l’organisation de fêtes et de réceptions, de manifestations sociales et conviviales particulièrement appréciées.

6Enfin les activités de bienfaisance ne sont pas négligées et une caisse des pauvres, alimentée par les cotisations des membres de la nation, permet de soulager les infortunes les plus criantes recensées au sein de la colonie, de venir en aide aux veuves et aux orphelins mais aussi de faciliter le rapatriement des marins ou artisans français ruinés qui ne peuvent acquitter les frais de leur retour en métropole.

Le commerce du Nord

7Les raisons qui conduisent à l’organisation d’une nation dans le port de Hambourg à la fin de l’Ancien Régime sont multiples. Elles tiennent avant tout au souci du gouvernement de développer le commerce national dans le grand port hanséatique, porte du Nord et l’un des débouchés des productions des États allemands, et s’inscrivent dans une politique économique globale ; mais l’action personnelle du consul de France apparaît également essentielle.

  • 2 Boissonnade P. et Charliat P., Colbert et la Compagnie de commerce du Nord (1661-1689), Paris, 193 (...)

8Développer le commerce direct des négociants français dans les contrées septentrionales de l’Europe constitue en effet une préoccupation ancienne de la monarchie française et s’inscrit, dans la seconde moitié du xviiie siècle, dans une politique commerciale dynamique et ambitieuse, soucieuse de saisir toutes les opportunités comme l’ouverture du marché russe ou la révolte des insurgents américains, pour affirmer le commerce national. Sans évoquer les liens commerciaux fructueux établis au Moyen Âge et au xvie siècle, il convient de rappeler les efforts déployés par Colbert pour créer, en 1669, une compagnie du Nord destinée à assurer l’approvisionnement des arsenaux royaux en matières premières indispensables au développement de la marine, et à faciliter le commerce direct des Français dans le nord de l’Europe en se passant des intermédiaires hollandais2. Le conflit avec ces derniers a certes entraîné la déconfiture de la compagnie mais au siècle suivant, chaque période de paix fait resurgir des cartons des bureaux de Versailles les projets de développement du commerce français dans la Baltique.

9Ainsi, après le désastreux traité de Paris de 1763 qui entraîne la perte de l’essentiel du premier empire colonial français, le gouvernement cherche à dynamiser le commerce du Nord et à participer aux bénéfices attendus de l’ouverture du marché russe. La correspondance échangée entre le vice-chancelier de Catherine II, Galitzin, et le duc de Praslin conduit ce dernier à consulter les chambres de commerce du royaume sur les moyens de développer les échanges avec le Nord et à envisager l’adoption de mesures incitatives destinées à les stimuler. Le 17 mars 1769, est conclu un accord de commerce avec le Sénat de Hambourg. De même, la guerre d’indépendance américaine relance les initiatives de l’administration royale qui, dans le cadre d’une politique économique plus libérale qui s’exprimera dans l’accord commercial avec l’Angleterre de septembre 1786, s’efforce de donner aux échanges avec le Nord une impulsion nouvelle et favorise la conclusion d’accords commerciaux et maritimes avec les puissances du Nord : traité avec le duc de Mecklembourg en 1779, convention du 1er juillet 1784 avec la Suède destinée à ranimer les dispositions du traité de commerce et de navigation de 1741, traité de commerce et de navigation avec la Russie de décembre 1786, renouvellement en 1789 du traité de commerce conclu avec le Sénat de Hambourg en 1769.

10Enfin, élément non négligeable, la présence du comte de Vergennes à la tête de la diplomatie française, de 1774 à sa mort survenue en février 1787, ne paraît pas étrangère au renouveau de l’intérêt manifesté par le gouvernement pour cette branche du commerce national à la fin de l’Ancien Régime. Vergennes connaît bien en effet l’Europe septentrionale ; il a été en poste au Hanovre mais surtout ambassadeur à la cour de Stockholm de 1771 à 1774 et y a favorisé le coup d’État du souverain Gustave III. Placé désormais à la tête des services diplomatiques du royaume, Vergennes a été certes rapidement accaparé par l’affaire américaine ainsi que par la médiation française entre la Prusse et l’Autriche à l’occasion de la succession de Bavière et par la négociation de la paix de Teschen en mai 1779. Mais la paix rétablie avec l’Angleterre en 1783, Vergennes peut-il rester indifférent au développement du commerce avec ce Nord où il a résidé et qu’il connaît si bien ?

11Hambourg occupe dans cette stratégie une place de choix. Le grand port hanséatique, l’un des meilleurs entrepôts du monde comme le soulignaient les négociants bordelais dans un mémoire de 1769, est considéré, à juste titre, comme la porte de la Baltique. Le dynamisme de ses négociants, l’ancienneté des relations commerciales qu’ils entretiennent avec les ports français, les bonnes dispositions du Sénat et des habitants à l’égard des commerçants étrangers constituent autant d’éléments favorables au développement des échanges avec le royaume.

Un consul dynamique

  • 3 Laboulais-Lesage I., Lectures et pratiques de l’espace, l’itinéraire de Coquebert de Montbret, sav (...)

12Cette politique trouve dans le port hanséatique un relais actif en la présence du consul Charles-Étienne Coquebert de Montbret, en poste depuis 1774. Coquebert, né en 1755, est fort jeune lorsqu’il est envoyé à Hambourg pour occuper son premier poste puisqu’il n’a été nommé commissaire de la marine dans le port qu’après seulement quelques mois d’initiation au bureau des consulats où il avait été attaché l’année précédente3. Coquebert de Montbret séjournera onze années dans le grand port hanséatique ; durant ce long séjour, le jeune consul placé à un poste stratégique sur le plan économique, aura le loisir d’étudier soigneusement les activités commerciales de Hambourg mais également des ports voisins, ceux de la Baltique et des nations septentrionales. Dans toute une série de mémoires soigneusement rédigés, il développe des vues personnelles qu’il tâchera naturellement de faire partager par les bureaux du secrétariat d’État à la marine. Il joue ainsi pleinement le rôle d’observateur traditionnellement dévolu aux représentants de la France à l’étranger. Il n’en demeure pas moins que son dynamisme explique également un début de carrière prometteur puisqu’il est nommé en 1777, trois ans après son arrivée à Hambourg, au poste de consul général auprès des trois villes hanséatiques, Hambourg, Brême et Lübeck, dans le cercle de Basse-Saxe, promotion qui retient l’attention de ses contemporains.

  • 4 Mathieu de Basquiat, baron de La Houze, ministre du roi près les princes et États de Basse-Allemag (...)
  • 5 Archiches Nationales (AN), AE B1 611, dépêche de M. de La Houze du 20 janvier 1777. Coquebert ne r (...)

13Le représentant diplomatique du roi auprès des provinces et États de Basse-Allemagne, le baron de La Houze, appuie de son autorité la création de ce consulat général dans les ports hanséatiques4 ; il estime en effet que la position du commissaire de la marine est par trop précaire et qu’il convient de la renforcer pour donner plus de poids à l’action de Coquebert dans le domaine commercial. Il est vrai que les négociations menées par le diplomate avec les autorités de la Hanse pour transformer le statut de Coquebert, sont servies par le désir exprimé par le Sénat de Hambourg d’ouvrir un consulat dans le port de Bordeaux5. Le changement de statut de Coquebert apparaît comme le gage et la condition du renforcement de la présence économique française dans les villes de la Hanse. Dès 1776, Coquebert, comme La Houze, militent pour la création de vice-consulats à Hambourg, à Brême et à Lübeck où réside déjà un vice-commissaire de la marine.

  • 6 Ibidem, Projet de mémoire pour servir d’instruction au sieur Coquebert de Montbret, commissaire de (...)

14Coquebert de Montbret prend à cœur ses fonctions et, conformément aux instructions qui lui ont été données avant de gagner son poste, approuvées par Turgot, alors en charge de la marine, le 23 août 1774, il s’attache à étudier les moyens de développer le commerce français dans le grand port6. Dès son arrivée à Hambourg, Coquebert développe ses vues qu’il sait partagées par ses correspondants versaillais et évoque les bénéfices susceptibles d’être procurés par le commerce direct entre le Nord et le royaume, monopolisé par les Hollandais.

  • 7 Ibidem, dépêche de Coquebert du 6 janvier 1775 sur les activités du port de Stettin.

« Cette observation, jointe à plusieurs autres, écrit-il le 6 janvier 1775, me porte à croire que les négociants français ont fort peu exercé leur industrie et leurs talens dans le nord qui devroit être pour eux un champ si fertile, s’ils scavoient en tirer le même parti que les Hollandois et je ne manque pas de preuves pour appuier cette assertion7. »

  • 8 Ibid., dépêches de Coquebert des 18 juillet et 19 août 1776.

15L’année suivante, il est autorisé à effectuer un voyage de trois mois dans différentes provinces et États allemands, en Silésie notamment. Il s’attache durant ce déplacement à identifier des débouchés pour les produits français, à étudier les manufactures qui peuvent concurrencer les sociétés françaises et à recenser les marchandises susceptibles d’être importées avec profit d’Allemagne8. Il consigne ses observations dans les mémoires qu’il adresse aux bureaux de Versailles, sur le commerce général de l’Allemagne ou le commerce allemand avec les autres nations à partir du port de Hambourg.

  • 9 AN, AE B1 613, lettre de Coquebert, Hambourg, 15 février 1779. Le 21 mai suivant, il souligne enco (...)
  • 10 Ibidem, lettre de Coquebert du 22 janvier 1781.

16Comme ses prédécesseurs, le consul souligne le paradoxe que constituent à la fois le succès à Hambourg des produits français, notamment coloniaux, et la faiblesse des échanges directs avec le royaume. Sur les 2441 bâtiments entrés dans le port au cours de l’année 1778, quatre seulement sont français contre 396 hollandais et 111 anglais9. Le déclenchement des hostilités entre la France et l’Angleterre après le traité d’alliance conclu en 1778 avec les insurgents américains, lui donne évidemment une nouvelle occasion de développer ses vues. Le conflit qui oppose l’Angleterre à ses colonies révoltées, lui paraît constituer une occasion privilégiée pour affaiblir les positions anglaises dans la Baltique et développer le commerce français. Ses espérances sont toutefois déçues dans l’immédiat et Coquebert de Montbret observe avec une inquiétude croissante la diminution des échanges avec les ports français provoquée par les hostilités sur mer et, au contraire, les succès de la navigation anglaise. En 1780, en précisant que sur 987 navires entrés dans le port, 74 arrivent de France, 169 d’Angleterre et 375 de Hollande, le consul rappelle qu’en temps de paix, 180 bâtiments venaient des ports de France et que leurs cargaisons représentaient 25 millions contre six actuellement10. Il lui paraît par conséquent indispensable d’encourager la venue des navires neutres dans les ports français, tant pour remédier à l’élévation des coûts du fret que pour approvisionner le royaume en bois et en grains.

  • 11 Ibidem, lettre de Coquebert du 16 décembre 1779. Coquebert précise qu’il aurait souhaité la créati (...)

17Afin d’accroître la présence économique française dans les contrées du Nord et développer les échanges, l’administration royale renforce encore son implantation consulaire. Les bonnes dispositions du duc de Mecklembourg Schwerin facilitent ainsi la négociation par le baron de La Houze d’un traité de commerce et de marine en 1779 et l’établissement d’un vice-consulat dans le port de Rostock confié au sieur Philippe Jean Joseph Lagau, établi depuis fort longtemps à Hambourg où il exerçait les fonctions de chancelier du consulat11. L’importance du poste de Hambourg s’en trouve ainsi renforcée, et par conséquent celle du consul, le consulat de Rostock lui étant rattaché. Ce réseau est complété par la présence dans le port de Cuxhaven, situé à l’embouchure de l’Elbe, d’un pilote du roi, originaire de Dunkerque, qui exerce les fonctions d’agent consulaire depuis le début de la guerre et dont le poste sera supprimé en 1783.

  • 12 Ibid., lettre de Coquebert du 5 octobre 1781.
  • 13 Ibid., lettre de Coquebert du 31 décembre 1781.

18L’importance économique d’Hambourg, en cette période de conflit international, n’échappe pas aux autres puissances qui, à leur tour, renforcent leur implantation ; en 1781 le gouvernement anglais, soucieux de maintenir ses positions commerciales, crée ainsi un poste d’agent et consul pour les villes hanséatiques alors que jusqu’à cette date les fonctions consulaires étaient remplies par le ministre d’Angleterre12. L’empereur nomme, lui aussi, à la fin de l’année 1782, un consul dans le port. S’il ne peut s’opposer à l’installation d’un consulat d’Angleterre, Coquebert de Montbret s’efforce du moins de faire obstacle aux enrôlements de soldats effectués pour le compte de l’Angleterre par les agents de l’électeur de Hanovre. Il intervient ainsi activement auprès du Sénat soucieux de maintenir de bonnes relations avec à la fois l’électeur et le roi de France. Pour parvenir à ses fins, Coquebert n’hésite pas à faire naître chez ses interlocuteurs la crainte de représailles en agitant notamment la menace d’une dénonciation du traité de 1769. Au demeurant, une telle décision, estime le consul, ne présenterait pas que des inconvénients car la France a alors sacrifié certains de ses « droits les plus précieux » et n’a pas obtenu des avantages équivalents à ceux consentis aux négociants de Hambourg13. Son intervention se révèle heureuse ; Coquebert obtient satisfaction et le Sénat finit par interdire les enrôlements.

La création de maisons de commerce françaises à Hambourg

  • 14 Ibid., lettres de Coquebert des 22 février et 1er mars 1782. La compagnie est animée par l’ancien (...)

19Mais Coquebert de Montbret ne se contente pas de faire obstacle aux activités anglaises dans sa circonscription, il étudie avec soin les orientations de la politique commerciale et économique des puissances du Nord, la création d’une compagnie d’Amérique par les Danois à Altona14, celle d’une compagnie prussienne à Emden, les travaux de percement du canal du Schleswig, ou encore le développement de la navigation impériale à Hambourg.

  • 15 Ibidem, lettre de Coquebert, Paris, 28 mars 1783.
  • 16 Ibid., lettre de Coquebert aux bureaux de la marine, 28 mars 1783.

20Compte tenu du rôle économique de Hambourg qui irrigue l’Allemagne et le nord de l’Europe, la France, estime le consul, doit se montrer et développer son influence15. Pour donner aux négociants français les moyens d’augmenter les échanges avec les ports hanséatiques, d’affirmer leur présence et de s’établir solidement dans le port, il importe qu’ils disposent de représentants permanents et des établissements nationaux qui font défaut. La création de maisons de commerce françaises dans le grand port hanséatique apparaît en conséquence, tant pour Coquebert de Montbret que pour les responsables des bureaux de Versailles, comme la condition indispensable du développement du commerce direct entre Hambourg et les ports français. « C’est le premier pas à faire pour atteindre ce but si longtemps désiré16. »

  • 17 Ibid.

21Le long congé en France qu’il obtient à l’automne 1782 à l’occasion de la naissance de sa fille, permet à Coquebert de développer directement ses vues auprès des bureaux de Versailles : « Quelle fatalité nous écarte du nord tandis que nous scavons nous ouvrir la route des pays les plus barbares et les plus ingrats », questionne-t-il. « Le pavillon français est le seul qui semble exclu du transport des marchandises de France. » La supériorité des Anglais tient à la présence dans tous les ports de la Baltique de « correspondants affectionnés et d’adresses sûres ». Au prix d’une adaptation de leurs produits, les vins notamment, aux goûts et aux habitudes des consommateurs locaux, les négociants français pourraient se ménager un rôle de premier plan s’ils disposaient eux aussi de comptoirs desservis par des commissionnaires zélés et fidèles. « Quel avantage n’aurions nous pas sur eux [i.e. les Anglais], nous qui fournissons les deux tiers des cargaisons qu’on envoie dans le Nord17 ? »

22Le traité conclu avec Hambourg permet aux Français de bénéficier des mêmes avantages que ceux consentis aux citoyens de la ville ; les droits sur les personnes sont modérés, ceux qui pèsent sur les marchandises sont presque nuls, les gens du pays sont « naturellement prévenants, hospitaliers et sociables ». La présence dans le port d’un ministre de France et d’un consul conforte cette situation favorable.

23Les entretiens de Coquebert avec les responsables des bureaux du ministre se révèlent fructueux et les vues du consul sont écoutées. Aussi, afin de faciliter l’implantation à Hambourg de maisons de commerce nationales, il suggère de solliciter les avis des différentes chambres de commerce sur « un objet trop longtemps dédaigné et qui mérite de ne pas l’être ». Mieux, Coquebert de Montbret propose de démarcher lui-même les milieux commerciaux susceptibles d’être intéressés ou associés à l’entreprise et de faire, au prix d’une prolongation de son congé, une tournée des chambres de commerce du littoral atlantique. Les entretiens qu’il se propose d’avoir avec les négociants et les arguments qu’il compte développer sont de nature à emporter l’adhésion de ses interlocuteurs et à les persuader d’investir dans le commerce du Nord. Convaincus par les arguments du consul, les bureaux du secrétariat d’État à la marine adressent en conséquence des instructions aux commissaires ordonnateurs et ordinaires de la marine à Saint-Malo, Bordeaux, Nantes, Bayonne, Rouen, Dunkerque ainsi qu’à l’intendant de la marine à Rochefort. Ces derniers prennent contact avec les milieux commerciaux, consultent les chambres de commerce et leur demandent de rédiger des mémoires détaillés sur le commerce du Nord et les moyens de le développer.

24Muni d’instructions ministérielles, Coquebert entreprend donc une tournée des principales places de commerce susceptibles de participer au développement des échanges avec le Nord. Son passage à Nantes apparaît tout particulièrement prometteur ; Coquebert se montre convaincant et parvient à gagner à ses vues plusieurs négociants dont le sieur Delaville. Ce dernier se propose, en conséquence, de souscrire avec ses associés pour 300 000 livres à la création, à Hambourg, d’une maison nationale tandis que le complément des 500 000 livres nécessaires pour un tel établissement serait assuré par une banque parisienne et les négociants de diverses places commerciales, Bordeaux, La Rochelle, Marseille, Le Havre et Nantes. Poursuivant sa tournée, Coquebert gagne ensuite La Rochelle où il reçoit un accueil flatteur de la part de la chambre de commerce même si ses membres ne s’engagent au demeurant qu’à étudier les propositions de leur collègue nantais.

25Satisfait des contacts noués et toujours muni d’instructions détaillées pour réaliser « les grands desseins » du maréchal de Castries, notre consul regagne Hambourg en septembre 1783 tandis que le chevalier de Viviers, ministre de France qui a succédé au baron de La Houze, s’emploie à le faire reconnaître comme consul général dans le duché de Mecklembourg. Pour accompagner la création à Hambourg de la maison du négociant Delaville et pour développer le commerce direct des Français, le ministre, M. de Castries, consent à annoncer l’octroi d’encouragements officiels aux négociants français. Les bureaux du secrétariat d’État ont dressé une synthèse des suggestions faites par les différentes chambres de commerce et les négociants consultés. Toutes les analyses concordent : les milieux commerciaux des principales places maritimes se déclarent disposés à investir dans le commerce du Nord sous réserve que l’administration royale leur consente des avantages qui passent notamment par des encouragements officiels, des primes et l’abaissement des droits de sortie sur les marchandises du royaume.

26Revenu à son poste, Coquebert relance ses correspondants, le négociant nantais qui n’attend, précise-t-il le 28 novembre, que la belle saison pour s’établir à Hambourg, mais également les bureaux du secrétariat d’État. Delaville avait proposé d’établir à la tête de la maison de commerce envisagée à Hambourg l’un de ses parents, Joseph Delaville Le Roulx, fixé depuis quelques années à Gand. Les semaines puis les mois s’écoulent cependant et Coquebert s’inquiète, dans sa correspondance, du retard apporté par l’administration royale à l’adoption des mesures d’encouragement promises. La stagnation de la navigation française à Hambourg exige, écrit-il le 5 août suivant, l’annonce officielle et rapide des encouragements que le ministre paraissait disposé à adopter et faute desquels, les « grandes vues » de ce dernier sont condamnées.

  • 18 Ibidem, lettre de Coquebert du 5 août 1784.
  • 19 Ibid., lettre de Coquebert du 11 octobre 1784.

27Le retour de la paix et la reprise des échanges modifient cependant sensiblement le contexte économique et pour les négociants français de la côte atlantique, le commerce avec le Nord perd une partie de l’intérêt qu’il pouvait présenter durant le conflit. Ces données ainsi que le retard apporté à l’annonce du plan ministériel entraînent l’échec du projet du négociant nantais qui cède lui aussi au découragement. En dépit des instances du consul, ce dernier renonce, le 31 juillet 1784, à se rendre à Hambourg et à y créer l’établissement national qu’il a été invité à former. Le gouvernement, se justifie-t-il, n’a pas tenu ses promesses, les navires promis par le roi aux négociants sont en très mauvais état et exigent des réparations importantes, les négociants contactés se montrent réservés, « les capitalistes de Paris et des ports du royaume n’ayant pas voulu employer aucun fonds dans cette entreprise patriotique18 ». Coquebert n’entretient plus guère d’illusions sur le projet des Delaville même si en octobre, il leur transmet encore les vues du ministre19. Sa lettre croise celle de Delaville qui annonce son désistement définitif. Les négociants des places sollicitées ont renoncé à apporter leur concours et le négociant « s’est rebuté de les solliciter », explique-t-il dans une lettre au consul du 28 septembre. Les 300 000 livres qu’il avait réservées pour l’opération ont été englouties dans la restructuration de ses activités commerciales provoquée par le rétablissement de la paix.

28Les bureaux de Versailles n’ont cependant pas renoncé à la politique définie avec le concours du consul et enfin, le 4 juillet 1784, paraît une ordonnance assouplissant les règles de composition des équipages, l’une des revendications des milieux commerciaux tandis que le 25 septembre suivant, un arrêt accorde les avantages réclamés par les négociants pour se lancer dans le commerce du Nord : exemptions de droits de sortie sur les approvisionnements de bouche nécessaires aux armements, admission des marchandises du Nord en entrepôt, et surtout primes accordées aux navires français.

  • 20 Ibidem, mémoire du 19 novembre 1784. Pierre Boué, originaire de Bordeaux, avait fondé une maison d (...)
  • 21 Ibid., lettre de Coquebert du 6 avril 1785.

29La nouvelle politique de l’administration royale dans le Nord semble donner des résultats. À Hambourg, le négociant Jean-Pierre Boué et ses fils Pierre et Alexandre, établis de longue date dans le port hanséatique, demandent à jouir des avantages accordés aux maisons françaises20. Alléchés par les avantages promis, ces négociants « français » se rapprochent du consulat. Ils ne sont pas les seuls ; en avril 1785, Coquebert rapporte qu’il a délivré à la société de commerce du nord des sieurs Desanty et Casaurans les certificats prévus par l’arrêt du 25 septembre 178421. La société a fait l’acquisition à Hambourg de nouveaux bâtiments destinés à transporter le bois nécessaire aux arsenaux de la marine royale de Brest, Lorient et Toulon. Ces démarches témoignent du développement de la navigation française dans le Nord et du succès relatif des mesures proposées par le consul.

  • 22 Ibid., lettre de Coquebert du 12 juillet 1785. Le consul se défend âprement ; il a développé la na (...)

30L’activité des négociants français dans le port mais sans doute encore davantage les encouragements accordés par le gouvernement ne tardent pas à susciter pourtant l’inquiétude et l’irritation des négociants hambourgeois qui craignent la concurrence des Français. Delaville avait déjà expliqué son désistement par leur jalousie. Rumeurs et fausses informations circulent. Le consul lui-même est accusé d’enrichissement personnel et doit s’en défendre en juillet 1785. On accuse Coquebert de Montbret d’arrondir ses émoluments en acceptant des pots de vin ou en exagérant le montant des taxes prélevées. Le consul qui doit se défendre contre ces imputations calomnieuses dans sa correspondance avec le ministre22, paraît d’autant plus affecté par ces rumeurs qu’au même moment, les bureaux de la marine l’accusent de négligence dans l’envoi des états trimestriels de la navigation du port. Le découragement perce dans la correspondance du consul. Songe-t-il vraiment à quitter Hambourg ? En tout état de cause, rappelant qu’il est en poste dans le port depuis onze ans, il demande une mutation le 26 août suivant.

  • 23 Ibidem, lettre de Coquebert du 7 novembre 1785. La société du commerce du nord doit notamment dépl (...)

31Pendant qu’il rédige les mémoires que lui demandent les ministères, notamment sur le commerce des toiles d’Allemagne et la concurrence rencontrée par les manufactures françaises à Hambourg, Coquebert de Montbret a cependant la satisfaction d’enregistrer la création dans le port de deux nouvelles maisons françaises, celles des sieurs Descolins et cie et celle du sieur Roberjot, ce qui, au demeurant, lui paraît suffisant pour éviter toute concurrence. Le nombre des navires français entrés dans le port en 1785 augmente et s’élève à 25 dont 20 appartiennent à la société de commerce du nord. Le consul évalue l’augmentation du fret à 600 000 livres au minimum en dépit d’un environnement peu favorable et d’une climatologie médiocre23. Les états que le consul adresse aux bureaux de Versailles pour l’année 1785 confirment cette évolution et la forte augmentation de la navigation française dans le port hanséatique tandis qu’à Rostock est signalée l’installation d’un jeune négociant de Brême, peut-être d’origine française, qui se propose de commercer avec Bordeaux.

La création de la nation française

  • 24 Ibid., conférence nationale tenue dans la maison du consul du roi, le 3 juin 1786.
  • 25 Ibid., lettre du 1er juin 1786. Coquebert se réfère à un mémoire rédigé le 25 juillet de l’année p (...)

32L’implantation de nouvelles maisons de commerce françaises dans le port, les encouragements officiels donnés à la navigation nationale favorisent, comme dans le Levant, la constitution d’une nation française. Le projet a désormais l’aval du ministre ; Castries, dans une dépêche du 19 mai, confirme en effet au consul l’intention du roi de voir les Français établis à Hambourg pour leur commerce, former « à l’avenir un corps de nation sur le pied de ceux qui existent dans le Levant, à Cadix et en diverses autres places de l’étranger24 ». Une nation digne de ce nom doit cependant compter dans ses rangs un nombre suffisant de négociants. Coquebert en étudie longuement la future composition et pour augmenter leur nombre, il plaide pour qu’y soient admis les descendants des réfugiés protestants établis dans la ville à la fin du xviie siècle après la révocation de l’édit de Nantes et même les étrangers de langue française qui ne jouissent pas d’une protection particulière. « Ce n’est qu’au sein des assemblées un peu nombreuses que le patriotisme peut faire entendre sa voix et échauffer les cœurs explique-t-il. D’ailleurs nous avons besoin de lumières de plus d’un genre25. »

33En admettant dans la nation les descendants de ces protestants français établis à l’étranger, Coquebert espère ranimer chez eux l’attachement qu’ils conservent pour la patrie de leurs pères ; ils sont tout disposés, affirme-t-il, à servir les intérêts de l’État. Même s’il n’est pas possible de les faire bénéficier des avantages consentis aux négociants français qui arment pour le Nord, il paraît indispensable de les associer au fonctionnement de la nation. Deux ans avant l’édit de tolérance, la proposition du consul traduit l’évolution des idées des contemporains même si, dans l’esprit de Coquebert, elle est inspirée essentiellement par des préoccupations économiques.

  • 26 Ibidem, fol. 257, liste des personnes qui ont assisté à la réunion du 3 juin 1786. Le sieur Roberj (...)

34Sont naturellement désignés pour former la nation les négociants établis à Hambourg ainsi que les sujets du roi fixés dans la ville pour un temps, soit pour le service du roi, soit pour leurs affaires particulières ainsi que les capitaines de navire français présents dans le port comme le permettent les ordonnances en vigueur. Parmi les vingt Français réunis pour la première assemblée, le 3 juin 1786, figurent notamment les négociants Roberjot père et fils, le père étant en outre administrateur général de la société maritime de Prusse, Vieujot Descolins et Jean Vitrac ainsi qu’un marchand mercier en boutique, Philippe Laville, qui selon le témoignage du consul, dispose d’une fortune considérable. On y trouve également deux ingénieurs constructeurs de la marine, les sieurs Ollivier et de Boissieu, plusieurs nobles, un ecclésiastique, l’abbé Kantzinger, aumônier de la légation, originaire de Strasbourg, un chirurgien-major des armées du roi, le sieur Régimont, et neuf capitaines de navire présents dans le port. Parmi les nobles qui participent à l’assemblée fondatrice, sont mentionnés le sieur Soufflot de Mercy, conseiller au présidial d’Auxerre, et Perrinet de Thauvenay, ancien receveur général des finances26.

35Le discours prononcé par Coquebert lors de cette première réunion a été conservé ; le consul rappelle les buts poursuivis par la création de la nation, le développement du commerce national, l’union des Français donnant plus de poids à leur influence mais également à leurs éventuelles réclamations auprès des autorités locales. La nation française permettra en effet à ses membres et à leur tuteur naturel, le consul, de défendre auprès des autorités locales les privilèges dont jouissent les ressortissants français, de les maintenir, voire de les développer. Mais son rôle ne se limite pas à défendre les intérêts de la colonie ; en cette fin du xviiie siècle, les négociants qui la constituent sont appelés à devenir autant d’informateurs précieux pour les consuls qui les consultent, ont recours à leurs lumières pour orienter et accroître le commerce national, développer des stratégies commerciales, saisir des opportunités ou prévenir des difficultés. La nation agit ainsi comme une force de proposition et les suggestions de ses membres, de nature économique et commerciale, seront transmises aux bureaux de Versailles par le biais du consul.

36Tel est le programme des travaux que Coquebert assigne aux assemblées de la nation. Le discours du consul est certes destiné à rallier les hésitants et à convaincre les principaux négociants de prendre leur part dans la politique économique ambitieuse qui leur est proposée, il traduit également la conception profonde du consul sur l’organisation du commerce français dans cette partie de l’Europe.

37En mettant en avant l’appel fait par l’administration royale à leurs lumières, en proposant également aux nationaux de préciser le mode de fonctionnement de la nation, Coquebert espère stimuler leur intérêt et obtenir leur soutien. Il est probable au demeurant que le consul s’est déjà assuré, par des entretiens préalables, du concours de ses auditeurs. Ainsi, une fois par an au moins, les membres de la nation dresseront un rapport sur l’état du commerce dans le port. Chacun des assistants évoquera en outre un « objet particulier » et la synthèse de leurs réflexions sera communiquée au secrétariat d’État.

38La nation ne doit pas se borner à l’étude ; à l’issue de chacune de ses assemblées, seront organisées des réunions amicales soit à bord d’un navire français, soit chez l’un des nationaux afin de « resserrer l’amitié, les nœuds de l’union et le patriotisme » nourris par « les vœux que l’on faisoit dans ces petites fêtes nationales pour notre auguste monarque ». Enfin, une œuvre de bienfaisance gérée par les deux députés du corps ne saurait être négligée :

  • 27 Ibidem, conférence nationale tenue dans la maison du consul du roi le 3 juin 1786, discours du con (...)

« L’humanité souffrante nous offre assez de maux à soulager sans même étendre nos secours au-delà de nos compatriotes. Être pauvre et malade en pays étranger, c’est sans doute le comble des misères humaines et combien ne sont pas tous les jours dans ce cas27. »

  • 28 Les capitaines seront invités à proportionner leurs offrandes à la valeur de leurs fonds.

39Le principe de création de la nation approuvé, les signatures apposées au procès-verbal constituant l’adhésion des participants, deux députés sont désignés, Vieujot Descolins et Perrinet de Thauvenay. Une collecte est immédiatement organisée et il sera décidé lors de l’assemblée suivante qu’à l’avenir les membres de la nation s’inscriront pour une somme fixe. Plus tard, un tronc sera installé dans la chancellerie consulaire pour recevoir les offrandes volontaires des capitaines et voyageurs français, la clé en étant confiée au premier député28. Bénéficieront de ces secours les marins et ouvriers sortis du royaume par légèreté ou curiosité, incapables de payer leur rapatriement. En prenant en charge les frais de leur voyage, la nation soulagera certes leur infortune mais rendra également au royaume les forces et les talents qui lui appartiennent.

40Lors de la réunion suivante, le 24 août, les membres de la nation fêtent la Saint-Louis à bord du navire L’Anjou et pour donner plus de lustre à la manifestation, ils invitent le chevalier de Viviers, ministre plénipotentiaire, le vicomte de Vergennes, capitaine colonel des gardes de la porte du roi, ainsi que le sieur Geoffroy, premier secrétaire des affaires étrangères, et Lagau, vice-consul à Rostock. De nouveaux membres renforcent la petite assemblée avec le sieur Blanchard, citoyen de Calais, pensionné par le roi, Masson, négociant de Lyon, ou encore le sieur Van den Ameele, agent du consulat. Conformément à ses buts, l’assemblée décide de demander aux ministres de faire bénéficier les négociants français de Hambourg de la préférence promise par le maréchal de Castries aux différentes chambres de commerce pour les achats effectués pour le compte du gouvernement dans le port.

La décadence de la nation française de Hambourg

  • 29 AN, B1 613, fol. 320, lettre de Coquebert du 28 mars 1787 et BNF, NAF 20096, fol. 14.

41La nation française se réunit ainsi à cinq reprises jusqu’en août 1787 mais le nombre des participants aux différentes assemblées tend rapidement à diminuer ; ils étaient vingt pour fonder le corps de la nation, ils ne sont plus que onze lors de la réunion du 1er mars 1787, sept le 14 avril et six le 25 août suivant. En l’absence du consul qui, en octobre 1786, a regagné la France pour des congés qui s’éternisent – Coquebert de Montbret ne retournera pas à Hambourg – la nation, animée par le chargé d’affaires du consulat, cherche pourtant à conforter son existence en obtenant des lettres patentes. Montbret qui suit toujours de loin les destinées de sa nation, rédige en effet un projet d’ordonnance servant de règlement. Il s’inspire évidemment des modèles des nations déjà constituées autour de la Méditerranée et dans les États de l’Europe du Sud, tout en s’efforçant de les adapter aux circonstances locales29.

42Le projet donne satisfaction aux négociants puisque son article 7 précise que l’administration royale s’engage à privilégier les membres de la Nation pour les « commissions de commerce relatives à son service ». Autre innovation, les dispositions de l’article 19 relatives aux fonds consignés et mis à la disposition des chefs du corps national pour renvoyer dans le royaume ses sujets les plus utiles et les plus nécessiteux.

  • 30 Les délibérations de la nation française à Hambourg sont conservées dans le volume B1 613 dans la (...)
  • 31 Ibidem, assemblée nationale du 25 août 1787. Les membres de la nation décident par ailleurs de sol (...)

43Mais la décadence rapide de la nation française de Hambourg fait obstacle à la délivrance des lettres patentes. Les membres fondateurs quittent Hambourg les uns après les autres, les capitaines de navire bien sûr, les officiers, l’abbé Kantzinger, tandis que certains négociants cessent d’assister aux réunions comme en témoigne la disparition de leurs signatures au bas des délibérations30. La petite communauté française est affectée par ailleurs par les difficultés rencontrées par certains de ses membres les plus éminents ; c’est ainsi que les participants à l’assemblée du 14 avril 1787 apprennent, une heure seulement avant leur réunion, la faillite de l’un d’entre eux, le sieur Roberjot. L’assemblée paraît en outre démoralisée par la prudence de l’administration royale qui décide de ne pas accorder des lettres patentes mais de se contenter d’un édit. Lors de l’assemblée du 25 août, l’absence significative de plusieurs des membres les plus influents contraint les participants à renoncer à donner une fête31.

  • 32 Ibidem, lettre de Coquebert, Paris, 31 janvier 1787.

44Les difficultés des négociants français de Hambourg, l’apparition de contentieux avec les autorités locales qui trahissent une dégradation des relations avec les milieux commerciaux de la ville, l’absence du consul, véritable animateur de la communauté, la mort de Vergennes amplifient la déconfiture de la nation qui interrompt ses réunions un peu plus d’un an après sa création sans pour autant se dissoudre. Les mésaventures de l’un de ses membres, M. de Thauvenay, illustrent en effet l’irritation des négociants de Hambourg. Thauvenay avait en effet refusé de répondre à la convocation d’un juge de police de la ville pour régler un différend qui l’opposait à une domestique qu’il avait renvoyée pour vol. Le juge, négociant hambourgeois lui-même, n’est pas fâché, affirme le consul, de mortifier un membre de la nation française, nation « qu’il n’a point vu de bon œil se réunir en corps sous les auspices du gouvernement32 ».

  • 33 Ibid., lettre de Coquebert, Paris, 1er mai 1787.

45Coquebert, toujours attentif de Paris à la gestion du poste consulaire, ne conserve cependant plus guère d’illusions sur l’avenir de la nation qu’il a créée. La faillite de Roberjot, explique-t-il aux bureaux du ministre, affaiblit inévitablement le corps de la nation. Il lui apparaît souhaitable, dans ces conditions, de suspendre la signature par le roi du règlement envisagé et d’attendre soit que Roberjot rétablisse ses affaires, soit qu’une autre maison soit fondée dans le port. Réduit à trois ou quatre personnes « de peu de consistance, le corps de la nation n’est pas en état de rendre les services qu’on devoit s’en promettre et ce seroit nous exposer au ridicule que d’exciter la jalousie sans en pouvoir recueillir aucun fruit33 ». Dans la correspondance du consul perce une certaine irritation à l’encontre de l’absence de réaction des bureaux de Versailles et du ministre lui-même lorsqu’il écrit qu’il est indispensable que le gouvernement comprenne que pour avoir des établissements dans le Nord, il convient de les soutenir.

46Il faudra en fait attendre les événements pré-révolutionnaires pour que la nation française de Hambourg se réunisse à nouveau. Le 1er septembre 1789 en effet, elle tient une séance solennelle en présence de Jean-François de Bourgoing, nouveau ministre plénipotentiaire de France auprès des provinces et États du cercle de Basse-Saxe, de plusieurs négociants de Bordeaux et de Marseille et de capitaines de navire des mêmes villes. Après avoir évoqué les raisons de la décadence de la nation, liée essentiellement à la diminution des négociants français dans le port, Bourgoing demande aux assistants de se prononcer sur son maintien ou sa dissolution. Les événements de France conduisent ses membres, par un réflexe communautaire, à la conserver mais ils décident de ne plus se réunir à date fixe ; désormais, le consul général convoquera une assemblée en cas de nécessité seulement. En revanche, la caisse des pauvres est maintenue dans sa forme initiale et le député, M. de Thauvenay, est chargé d’effectuer une tournée mensuelle chez tous les Français afin de recueillir leur obole.

47La nation française de Hambourg se réunira encore le 30 décembre 1790 pour n’évoquer que des questions d’assistance. Le procès-verbal révèle que le rapatriement en France de trois marins a été pris en charge par la nation et que le sieur Lagau est chargé de l’emploi des aumônes et d’effectuer désormais une quête mensuelle auprès de tous les Français de passage dans le port. Corps de notables cooptés, la nation est partagée par le cours de la révolution et comme dans de nombreux postes consulaires, son organisation et son mode de fonctionnement sont contestés par plusieurs membres de la colonie et notamment par ceux qui sont exclus de ses assemblées. En témoigne l’assemblée extraordinaire convoquée le 27 mars 1791 à laquelle participe de façon exceptionnelle 43 Français. Le sieur Lagau qui la préside, l’ancien vice-consul à Rostock, doit expliquer laborieusement et de façon peu convaincante que le consulat ignorait les noms et adresses des nationaux qui ont manifesté leur mécontentement pour n’avoir pas été invités précédemment. Il rappelle que l’Ancien Régime, désormais honni, avait prescrit de n’admettre ni les protestants ni les marchands en détail parmi lesquels se recrutent les nouveaux adhérents. L’assemblée décide de considérer comme nul l’ancien mode de fonctionnement de la nation ; désormais, seront accueillis sans distinction tous les Français établis à l’étranger et œuvrant pour le soulagement de leurs compatriotes les plus pauvres.

48La création dans le port de Hambourg d’une nation sur le modèle de celle du Levant, en dépit des difficultés rencontrées, entre dans un vaste plan gouvernemental qui vise à renforcer le commerce direct entre la France et les puissances du Nord. La réalisation des ambitions économiques des ministres de Louis XVI dans cette partie de l’Europe où hésitent toujours à s’aventurer les négociants français, passe par l’établissement sur la place de Hambourg, porte de l’Allemagne du Nord et de la Baltique, de maisons de commerce nationales actives et l’organisation de la colonie en « nation française » sur un modèle classique mais sans doute déjà dépassé. La création d’une nation conçue comme instrument d’action économique se heurte cependant à de puissants obstacles, à la prudence des armateurs français soucieux de bénéfices plus rapides mais aussi au mauvais vouloir des Hambourgeois inquiets de leur concurrence. La nation française à Hambourg s’étiole rapidement après la mort de Vergennes et le départ du consul ; les soubresauts qui l’agitent au début de la Révolution consacrent l’échec du projet conçu par les bureaux de la marine de Versailles et le consul Coquebert de Montbret. L’épisode permet en tout état de cause de mesurer le rôle et l’influence qu’un consul peut exercer sur l’action et la politique des bureaux du secrétariat d’État mais aussi ses limites.

Notes

1 Debbasch Y., La nation française en Tunisie (1577-1835) (Coll. Institut des Hautes Études de Tunis, bibliothèque juridique et économique 4), Paris, 1957.

2 Boissonnade P. et Charliat P., Colbert et la Compagnie de commerce du Nord (1661-1689), Paris, 1930.

3 Laboulais-Lesage I., Lectures et pratiques de l’espace, l’itinéraire de Coquebert de Montbret, savant et grand commis de l’État (1755-1831), Paris, 1999. Fils d’un conseiller correcteur de la chambre des comptes, Coquebert est apparenté à la famille Colbert. Après son départ de Hambourg, il occupera la charge de son père à la chambre des comptes jusqu’en 1791. Après la suppression de sa charge, il devient agent général de la marine et du commerce à Dublin puis en 1793, il est chargé de l’organisation des poids et mesures. Il enseigne à l’École des mines en 1796-1797 puis, en 1803, il gagne brièvement Londres comme consul général. Professeur de statistique à l’École des mines, il sera chargé en 1805 de l’établissement de l’octroi de navigation du Rhin. Responsable du bureau de la statistique au ministère de l’Intérieur de 1806 à 1810, il deviendra directeur principal des douanes à Amsterdam puis secrétaire jusqu’en 1814 du ministère des Manufactures et du Commerce.

4 Mathieu de Basquiat, baron de La Houze, ministre du roi près les princes et États de Basse-Allemagne en 1772, sera remplacé dix ans plus tard par le chevalier Claude Antoine de Viviers.

5 Archiches Nationales (AN), AE B1 611, dépêche de M. de La Houze du 20 janvier 1777. Coquebert ne recevra qu’en juillet suivant son exequatur, délivré par les autorités de Lübeck au nom des trois villes. La Houze ne parviendra pas cependant à conclure une convention consulaire en raison des résistances du Sénat de Hambourg qui craint les prétentions des autres puissances.

6 Ibidem, Projet de mémoire pour servir d’instruction au sieur Coquebert de Montbret, commissaire de la marine de France à Hambourg, 23 août 1774.

7 Ibidem, dépêche de Coquebert du 6 janvier 1775 sur les activités du port de Stettin.

8 Ibid., dépêches de Coquebert des 18 juillet et 19 août 1776.

9 AN, AE B1 613, lettre de Coquebert, Hambourg, 15 février 1779. Le 21 mai suivant, il souligne encore la cessation presque complète du commerce français dans le port depuis le commencement du conflit américain qui ne semble pas en revanche entraver la navigation anglaise.

10 Ibidem, lettre de Coquebert du 22 janvier 1781.

11 Ibidem, lettre de Coquebert du 16 décembre 1779. Coquebert précise qu’il aurait souhaité la création d’un consulat à part entière à Rostock. Le brevet accordé au sieur Lagau est daté du 28 mars 1780.

12 Ibid., lettre de Coquebert du 5 octobre 1781.

13 Ibid., lettre de Coquebert du 31 décembre 1781.

14 Ibid., lettres de Coquebert des 22 février et 1er mars 1782. La compagnie est animée par l’ancien résident du roi de Danemark à Dantzig qui revenait, en ce début de l’année 1782, d’un voyage en Hollande où il avait établi de fructueux contacts dans le but de mobiliser « les fonds des riches capitalistes de ce pays ».

15 Ibidem, lettre de Coquebert, Paris, 28 mars 1783.

16 Ibid., lettre de Coquebert aux bureaux de la marine, 28 mars 1783.

17 Ibid.

18 Ibidem, lettre de Coquebert du 5 août 1784.

19 Ibid., lettre de Coquebert du 11 octobre 1784.

20 Ibidem, mémoire du 19 novembre 1784. Pierre Boué, originaire de Bordeaux, avait fondé une maison de commerce à Hambourg au début du siècle. Elle était désormais gérée par son fils et ses petits-fils qui, précise le consul, ont droit à la qualité de Français par leur origine, la langue qu’ils parlent et leurs façons de vivre. Ils ne sont pas bourgeois de la ville et sont considérés comme Français. Montbert rappelle leur fidélité à la cause nationale ; pendant la guerre de Sept ans, ils ont secouru la garnison française assiégée et consenti des prêts conséquents. Leur expérience constitue enfin un gage de succès.

21 Ibid., lettre de Coquebert du 6 avril 1785.

22 Ibid., lettre de Coquebert du 12 juillet 1785. Le consul se défend âprement ; il a développé la navigation française à Hambourg par « un motif très pur ». Jamais il n’a accepté le moindre présent des capitaines.

23 Ibidem, lettre de Coquebert du 7 novembre 1785. La société du commerce du nord doit notamment déplorer la perte de l’un de ses navires, l’Aunis, sur les côtes du Jutland. L’équipage a cependant pu être sauvé.

24 Ibid., conférence nationale tenue dans la maison du consul du roi, le 3 juin 1786.

25 Ibid., lettre du 1er juin 1786. Coquebert se réfère à un mémoire rédigé le 25 juillet de l’année précédente dans lequel il développait son projet.

26 Ibidem, fol. 257, liste des personnes qui ont assisté à la réunion du 3 juin 1786. Le sieur Roberjot est qualifié de conseiller privé du roi de Prusse.

27 Ibidem, conférence nationale tenue dans la maison du consul du roi le 3 juin 1786, discours du consul général.

28 Les capitaines seront invités à proportionner leurs offrandes à la valeur de leurs fonds.

29 AN, B1 613, fol. 320, lettre de Coquebert du 28 mars 1787 et BNF, NAF 20096, fol. 14.

30 Les délibérations de la nation française à Hambourg sont conservées dans le volume B1 613 dans la série AE des Archives nationales.

31 Ibidem, assemblée nationale du 25 août 1787. Les membres de la nation décident par ailleurs de solliciter en corps une audience au ministre de France.

32 Ibidem, lettre de Coquebert, Paris, 31 janvier 1787.

33 Ibid., lettre de Coquebert, Paris, 1er mai 1787.

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