Projets non réalisés, films perdus
p. 303-307
Texte intégral
1Il a semblé utile de faire une place dans ce livre à quelques projets jamais concrétisés ou à des œuvres perdues qui témoignent également de l’intérêt des cinéastes, scénaristes, peintres ou écrivains pour l’élément liquide. Et s’il n’est pas étonnant de retrouver ici des personnalités comme Grémillon, Gance ou même Apollinaire (dont l’intérêt pour le cinéma était notoire), il est plus surprenant de rencontrer chez André Gide ou Joseph Delteil la trace d’un désir, même inabouti, de s’essayer à d’autres modes d’expression que ceux qu’on leur connaît habituellement. En quoi la présence de l’eau, dans les projets de ces derniers, fait symptome, voilà qui mériterait sans doute d’être examiné plus en profondeur, même si cela dépasse le cadre que l’on s’est fixé ici.
Projets non réalisés
2– La Bréhatine (Guillaume Apollinaire, 1917)
3Scénario de Guillaume Apollinaire écrit en 1917 en collaboration avec le critique André Billy pour le compte de Serge Sandberg. La rencontre du producteur et de l’écrivain s’était faite de façon un peu triviale – Sandberg était le beau-frère du dentiste d’Apollinaire –, mais on en retiendra surtout le texte de La Bréhatine1, histoire d’une femme gardien de phare en Bretagne reposant sur des allers et retours constants entre le vécu et l’imaginaire du personnage, et dont le scénario comporte de fréquentes notations sur le phare, les vagues, les embruns, ainsi qu’un « bouge » qui n’est pas sans rappeler celui que mettra en scène Marcel L’Herbier trois ans plus tard dans L’Homme du large. Apollinaire, on le sait, prédisait un grand avenir au cinéma dans lequel il voyait le lieu de la synthèse et du dépassement lyrique des autres arts2. Et il n’est pas anodin que pour l’une de ses seules incursions – même avortée – dans le domaine cinématographique, il ait choisi la Bretagne et pris le parti de se concentrer sur ses manifestations météorologiques les plus singulières.
4– Dynamique de la grande ville (László Moholy-Nagy, 1921-1922)
5Projet jamais abouti du plasticien et cinéaste hongrois, mais qui trouvera son prolongement direct dans Marseille, Vieux-Port, à la toute fin de la décennie. On y trouve, superbement documentée3, la même fascination pour le mouvement, la mécanique du monde, les vagues, les vues aériennes en plongée, l’abstraction des lignes, « reflets à la surface de l’eau4 » et misère des quartiers populaires dont les caniveaux croupissants sont le revers moins glorieux5.
6– Il était un petit navire (Abel Gance, 1922-1923)
7Abel Gance devait tourner ce « conte cinégraphique6 » pour le compte de Pathé au début de l’année 1923. Dans ses notes préparatoires, le cinéaste indiquait que la première partie devait être en noir et blanc, et deux autres « en couleur7 », c’està-dire coloriées ou, plus probablement, teintées. Voici ce qu’il écrivait du projet :
« L’action se passe en Bretagne, chez les pêcheurs, puis à Paris, dans un milieu très riche, puis à bord d’un trois-mâts voilé, puis dans un archipel de treize îles de rêve, puis sur les côtes anglaises et à Saint-Malo… etc.
J’ai voulu donner pour la première fois à l’écran, un drame correspondant aux contes qui, dans tous les pays du monde, sont plus connus que les plus grandes œuvres, tant il s’y attache d’ âme populaire.
J’ai pris, comme thème, une vieille chanson populaire française très connue, Il était un petit navire, de laquelle j’avais moi-même tiré un poème…
[…] Mon histoire simple n’est là que pour masquer la première évasion poétique, par l’image, devant répondre philosophiquement, dans mon esprit, à la “Tempête” de Shakespeare8… »
8– Couleur de Paris (Joseph Delteil, 1926)
9Hormis ce très court texte – davantage un synopsis ou une note d’intention qu’un véritable scénario –, quelques critiques, et une collaboration vite interrompue avec Carl Theodor Dreyer pour le scénario de La Passion de Jeanne d’Arc (1928), Joseph Delteil n’a jamais œuvré pour le cinéma, et c’est extrêmement dommage. D’abord parce que cet écrivain immense et trop méconnu, ami de Breton et d’Henry Miller, auteur de Sur le fleuve Amour en 1923 ou de Jeanne d’Arc qui fit scandale en 1925, convoque dans ses livres des images d’une précision et d’un dynamisme tels qu’un cinéma de la cruauté et du sublime, l’un et l’autre mêlés, aurait dû en produire plus souvent. Ensuite, parce que ce grand amateur de documentaires, dans le bref texte que constitue Couleur de Paris, met en scène un peintre nommé Jean Gilles, qui « cherche la couleur de l’eau. Il fréquente l’eau, lui fait la cour. Il se plaît au bord des étangs, au bord de la Seine. Il peint, se baigne, pêche, etc.
10BORDS DE SEINE. – Le voici en train de pêcher. La pêche permet les longues méditations, les longues flâneries au cours desquelles Jean Gilles espère “attraper” la couleur de l’eau. – Scène de pêche. – Soudain, il lève la ligne, au bout il y a une lettre9. »
11Si l’on ajoute à cela l’évocation rapide de scènes en bateau-mouche, qui laisseraient préjuger du meilleur, cela suffit sans doute à montrer ce que le cinéma français y a perdu.
12– L’Oroscope ou Nul n’évite sa destinée (André Gide, 1928)
13Écrit en collaboration avec Marc Allégret, avec qui il avait effectué son célèbre voyage au Congo en 1925, ce scénario d’André Gide est sa seule incursion dans une forme d’expression qui parait bien loin des préoccupations de l’auteur des Caves du Vatican et autres Carnets du jeune André Walter. Écrit dans l’esprit des 1 001 nuits ou du Voleur de Bagdad, il raconte de façon bien découpée l’histoire d’un jeune homme « perdu en mer (voir s’il y a lieu d’inventer un comment et un pourquoi). Seul dans une petite barque, un malheureux, tout jeune encore et très beau10 » qui, à la deuxième séquence, arrive sur un rivage, puis se trouve emporté dans une suite de pérégrinations qui le conduiront, à la séquence suivante, dans ce qui se trouve être une île délimitée par une « suite de petites falaises abruptes ; on voit la mer de tous côtés11 ». Dans la quatrième séquence, après une exploration rapide des lieux, il voit un navire qui débarque dans une crique.
14Il est inutile ici de s’étendre sur la suite des aventures du jeune homme. Notons seulement que, si l’on reste plus dubitatif quant à ce qu’aurait été la qualité du film par rapport aux projets de Delteil, Apollinaire ou Moholy-Nagy, on peut sans trop de difficultés rapprocher le scénario de Gide de films comme Surcouf ou Rapa-Nui, divertissements sans grand intérêt mais qui auraient peutêtre pu trouver là, sous on ne sait quelles tropiques, un supplément d’âme entre les mains de l’écrivain.
15Signalons encore quelques projets jamais arrivés à terme, sur lesquels les informations manquent mais dont il est intéressant de noter l’intérêt qu’ils manifestent quant à la présence de l’eau :
- Sonate pour un jet d’eau : « cinégrammes », collaboration entre Riciotto Canudo et Marcel L’Herbier, 1923.
- Le Fleuve (1921), scénario de Jacques de Baroncelli inspiré du Poème du Rhône de Frédéric Mistral.
- Le Roman d’un marin, scénario de Louis Delluc, 1923.
- Debussy, scénario de Marcel L’Herbier pour le compte d’Alexandre Kamenka.
- La Roche aux mouettes, scénario d’André Antoine d’après Jules Sandeau.
Films perdus
16– Marine d’Abel Gance : court métrage en polyvision projeté au Studio 28 le 10 février 1928. Parfois mentionné sous le titre de Vagues.
17– Jean Grémillon : La Fabrication du ciment artificiel (1924, 900 m) et La Bière (1924, 900 m), courts métrages tournés pour le compte du Synchronisme Cinématique. Ces deux documentaires ont été réalisés avec le concours de l’opérateur attitré de Grémillon à l’époque, Georges Périnal.
18– Photogénie mécanique (Jean Grémillon, 1924, 500 m)
19Remontage de ses documentaires industriels dans un esprit avant-gardiste. Présenté au cinéma du Vieux-Colombier, puis projeté en 1927 avec des films de Man Ray et Fernand Léger à la « Tribune libre » de Charles Léger.
20– Tour au large (Jean Grémillon, 1926, 1 600 m) : sur la campagne de pêche d’un thonier à Groix, le « Gypsy Queen ». Conçu par le cinéaste comme une « marine expressionniste », à mi-chemin de la fiction et du documentaire. Le tournage eût lieu en août 1926, et fut complété en octobre par des plans de vagues au ralenti et du cimetière de Plogoff. Cinq thèmes principaux émergent dans la documentation retrouvée : description de l’île, de la mer, d’une tempête, des manœuvres de navigation et du travail des pêcheurs.
21– La Croisière de l’Atalante (Jean Grémillon, 1926, 850 m) : film tourné en marge de Tour au large, sur les préparatifs d’un voilier piloté par trois jeunes filles en vue d’un voyage de l’île de Groix au Cap-Vert.
22– Bobs (Jean Grémillon, 1926) : documentaire sur le bobsleigh réalisé à Font-Romeu.
Notes de bas de page
1 Reproduit dans Christian Janicot (éd.), Anthologie du cinéma invisible, Paris, jeanmichel-place/Arte éditions, 1995, p. 19-27.
2 Voir notamment les trois textes d’Apollinaire sur le cinéma reproduits dans Daniel Banda et José Moure, Le cinéma : naissance d’un art, op. cit., respectivement p. 17, 121-125 et 354-355.
3 László Moholy-Nagy, « Dynamique de la grande ville », dans Christian Janicot, Anthologie du cinéma invisible, op. cit., p. 409-423.
4 Ibidem, p. 414.
5 « Une hélice qui tourne sous l’eau. Entrée d’égouts au-dessus et au-dessous du niveau de l’eau. Au travers des canalisations avec un bateau à moteur vers le dépôt d’ordures. » Ibid., p. 419.
6 Abel Gance, « Je perds la presque totalité de mes illusions », Un soleil dans chaque image, op. cit., p. 62.
7 Ibidem.
8 Ibid.
9 Joseph Delteil, « Couleur de Paris », dans Christian Janicot, Anthologie du cinéma invisible, op. cit., p. 199.
10 André Gide, « L’Oroscope ou Nul n’évite sa destinée », Ibidem, p. 279.
11 Ibid.
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