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Le cinéma-vérité

 | 
Séverine Graff

3. 1963 Critiques du discours de l'effacement et contre-modèles

Chapitre I. 1963, année polémique

Testo integrale

1Il n’y a pas une, mais deux controverses autour du « cinéma-vérité ». La première intervient en 1961 pour questionner l’« expérience nouvelle de cinéma-vérité » qu’est Chronique d’un été. Les vives protestations que suscite le film de Rouch et Morin seront apaisées en 1962 sous l’impulsion du discours techniciste et empathique véhiculé par Ruspoli, Drew et Leacock et dans lequel s’inscrit en partie Rouch. La critique française, unie contre la prestation « intrusive » de Morin dans Chronique et contre l’approche malhonnête de Mondo Cane, s’enthousiasme alors pour le « cinéma-vérité », devenu synonyme d’un tournage en immersion « directe » dans la réalité. Mais cette lune de miel s’achève à la fin de l’année, laissant place en 1963 à une seconde levée de boucliers. Particulièrement virulente, cette polémique ne s’éteindra qu’avec le désintérêt progressif pour le phénomène et une dévalorisation de la notion, vers 1964. La troisième partie de mon travail se propose d’analyser les critiques de 1963 et les contre-modèles filmiques ou théoriques qui sont proposés. Sur plusieurs points en effet, les débats de 1963 se démarquent des attaques perpétrées contre Chronique d’un été deux ans plus tôt. Premièrement, le « cinéma-vérité » que les commentateurs interrogent n’est plus le slogan d’un film, mais le dénominateur commun d’un mouvement cinématographique entendu comme un renouvellement des rapports entre film et réel. Si certains reproches (le voyeurisme du dispositif, par exemple) ont déjà été exprimés en 1961, la majorité des arguments formulés en 1963 sont inédits, car ils s’élèvent contre le technicisme et le positionnement apolitique des « films-vérité ». Nous verrons ainsi que les œuvres qui sortent durant l’année 1963 sont entendues comme autant de « réponses » à ces attaques, et renouvellent les positions des différents camps.

2Deuxièmement, l’intérêt de cette seconde polémique se trouve dans le dynamisme et la forme de ces échanges. Certes, le « cinéma-vérité » est très à la mode et nombre d’articles et de numéros spéciaux de revues de cinéma s’y consacrent. Par la forte audience que lui accorde la presse écrite en 1963, le phénomène représente un moment important dans l’histoire française de la critique de cinéma. Mais là n’est pas le point capital. La particularité de ces controverses réside dans le fait qu’elles connaissent aussi une expression filmique, puisque deux films réalisés durant la polémique raillent explicitement le « cinéma-vérité ». Surtout, contrairement à 1961 où la controverse s’exprime uniquement par voie de presse, les débats de 1963 se déroulent également lors de rencontres réunissant « cinéastes-vérité », techniciens, journalistes, protagonistes des films ou réalisateurs « classiques » opposés à cette nouvelle forme de cinéma. À ce titre, les Journées d’études du MIPE-TV (Lyon, mars 1963) constituent sans nul doute le moment nodal des querelles. Pour cette raison, nous accorderons dans les prochaines pages une attention particulière à l’organisation et au déroulement de la manifestation lyonnaise, et nous questionnerons l’impact de ces débats sur la cohésion du mouvement. En 1962, l’implication de Rouch, Leacock ou Ruspoli autour du développement des caméras légères et synchrones représentait un important dénominateur commun entre ces cinéastes qui focalisaient leurs interventions sur cette dimension. En 1963, ils se retrouvent physiquement lors de tables rondes où ils présentent cette « révolution » technique. Nous verrons pourtant, en analysant le contenu de leurs échanges, que ces rencontres sont aussi à l’origine de dissensions irrémédiables entre les cinéastes, lesquels prennent alors conscience qu’au-delà d’une technique et d’une étiquette communes, leurs divergences sont nombreuses.

3Contrairement au déroulement relativement linéaire des débats que les « films-vérité » ont suscités jusqu’alors, les controverses qui jalonnent 1963 sont extraordinairement pluriformes et leur analyse nécessite une approche thématique. Néanmoins, pour prendre pleinement conscience de leur densification, il importe de passer rapidement en revue les événements de cette année. La suite du présent chapitre posera donc le cadre des controverses (les colloques ou festivals qui donnent lieu à des tables rondes) et analysera les projets de synthèses éditoriales et filmiques du « cinéma-vérité » qui naissent aussi au début de l’année 1963. Dès le second chapitre, je renoncerai à une approche chronologique pour mieux dégager les différentes attaques contre le mouvement et les enjeux moraux et politiques des querelles. Des critiques, des cinéastes (Roberto Rossellini, François Truffaut, Jean-Luc Godard) et deux films (Le Grand Escroc de Jean-Luc Godard, et Dragées au poivre de Jacques Baratier) dénoncent à leur manière la supercherie d’une pure captation de la réalité, accusent Rouch, Ruspoli et Leacock d’être des intellectuels démissionnaires et technicistes, ou s’élèvent contre la présence de ces films dans des salles de cinéma.

4Le « cinéma-vérité » n’est pas sourd à ces attaques, mais ses adeptes ne font pas front commun face aux critiques. La première posture – incarnée par La Punition de Jean Rouch, Le Chemin de la mauvaise route de Jean Herman, et Hitler, connais pas de Bertrand Blier – consiste à se rapprocher de la voie du spectacle et du canevas fictionnel afin de combattre l’assimilation de ce nouveau cinéma à une « pure captation » de la réalité. Le second contre-modèle est spécifiquement orienté autour de la question politique. Opposés à la neutralité du discours de l’effacement, de nombreux commentateurs vont se ranger derrière Le Joli Mai de Chris Marker, érigé en exemple d’un « cinéma-vérité » engagé. La troisième réponse aux critiques est incarnée par Ruspoli et Leacock qui revendiquent la spécificité techniciste de ce cinéma. Ces trois positionnements, traités tour à tour dans les chapitres III à v, ne s’excluent naturellement pas et certains commentateurs influents, comme Georges Sadoul ou Louis Marcorelles, défendent en réalité plusieurs de ces trois options. Mais si ces dernières coexistent durant les débats de 1963, la voie techniciste connaîtra un succès considérable, notamment grâce au soutien institutionnel que lui apporte l’UNESCO. L’engouement pour cette tendance, devenue « cinéma direct », sera au cœur de la prochaine et dernière partie de cette recherche.

Cadre des polémiques : les tables rondes

  • 1 Voir l’article de Mario Simondi qui annonce l’événement : « La ricerca sociale sarà il tema del Fe (...)

5Jusqu’à la fin 1962, ceux que l’on appelle « cinéastes-vérité » entretiennent des rapports relativement distants. Certes, ils se connaissent, se réclament parfois du travail des uns – comme Ruspoli par rapport à Rouch –, envient la technique des autres – Rouch vis-à-vis des Américains –, se croisent occasionnellement dans les festivals (le Flaherty Film Seminar de 1961 ou l’édition de 1962 du Festival de Cannes), mais ils ne constituent pas, à proprement parler, un groupe fondé sur des valeurs communes. Il s’agit plutôt de quelques réalisateurs qui œuvrent au développement des techniques légères et tirent profit du succès médiatique de la notion de « cinéma-vérité ». De ce point de vue, l’année 1963 marque un changement puisque ces « cinéastes-vérité » sont invités à discuter lors de tables rondes publiques, pratique qui contribue à accélérer et à densifier le rythme des débats tout en renforçant les alliances et dissensions internes. La première assemblée de ce type, organisée en décembre 1962 en marge du Festival dei Populi de Florence sous l’impulsion de Rouch, réunit notamment l’ethnologue belge Luc de Heusch, Mario Ruspoli, François Reichenbach, Georges Sadoul et Enrico Fulchignoni (chef de la Section des films culturels de l’UNESCO)1. Ce festival ethnographique récompense Regard sur la folie, projette Chronique d’un été et une première version de Méthode 1, et invite Ruspoli et Morillère à faire une conférence sur les techniques légères. Les organisateurs avaient d’ailleurs prévu de consacrer toute cette édition au « cinéma-vérité », mais le désistement imprévu de Rouch modifie ce projet, reporté à l’année suivante. L’ethnologue s’en excuse dans une lettre envoyée aux intervenants :

  • 2 Lettre de Jean Rouch à la direction du Festival dei Popoli du 10 décembre 1962, BNF, fonds Jean Ro (...)

« Nous pourrions l’année prochaine, avec l’aide de l’UNESCO et de la Cinémathèque française, organiser une magnifique rétrospective du cinéma vérité (que nous avions prévue initialement). Je crois que ce serait l’occasion de lancer définitivement le Festival de Florence […] et qu’à cette occasion un grand nombre d’intéressés pourraient tenir un véritable symposium à ce sujet2. »

6Cette rétrospective aura bien lieu lors de l’édition suivante (nous y reviendrons au premier chapitre de la quatrième partie), mais le succès escompté ne sera pas au rendez-vous car, dans l’intervalle, l’idée d’un « grand symposium » aura été maintes fois déflorée. Quelques jours seulement après cette rencontre florentine, le « cinéma-vérité » est le principal objet de débat du Festival de Tours. La manifestation française de décembre 1962 invite cinéastes et critiques à échanger publiquement sur ce renouveau qui cristallise l’attention. Raymond Bellour témoigne de cette curiosité :

  • 3 Raymond Bellour, « Tours 1962 », Esprit, no 3, mars 1963, p. 288.

« Si certains signes, dont le plus clair fut l’attribution du Prix de la critique à Mario Ruspoli, faisaient déjà du “cinéma-vérité” l’élément de curiosité du précédent Festival de Tours, il n’est cette année plus permis de douter que lui revienne la place de vedette. Je n’en veux pour preuves que le débat organisé par l’UNESCO et dirigé par Enrico Fulchignoni ou le colloque du Groupe des Trente dont ce fut le seul sujet de discussion alors qu’un autre était prévu à l’ordre du jour3. »

  • 4 Par exemple : Amédée Ayfre, « Les deux pôles du court métrage », Téléciné, no 109, février 1963 ; (...)

7Jean Rouch, Mario Ruspoli, Jean Herman (réalisateur du Chemin de la mauvaise route) et le cinéaste Roger Leenhardt participent aux discussions publiques que relatent les journalistes présents4, et dont Image et Son publie intégralement les débats. Les contenus des échanges seront interrogés plus loin, mais l’on constate que la confrontation directe entre cinéastes et journalistes, pratique instaurée en décembre 1962, sera récurrente durant toute l’année. Ainsi, de nombreuses projections de « films-vérité » (comme celle de La Punition et de Showman des frères Maysles le 13 mars au ciné-club de l’UNESCO) et plusieurs festivals d’importance (Tours, Cannes, Venise) sont suivis par un débat collectif du même type, et l’année 1963 totalise une douzaine de tables rondes médiatisées. Qu’il s’agisse des films ou de leur réception, on constate donc que le mode de la discussion est au cœur du « cinéma-vérité ».

Synthèses du « cinéma-vérité » : publications et films

  • 5 Il s’agit pour Vertov d’extraits du Kinoglaz : « Ciné-œil » (1929) et « Comment cela a-t-il commen (...)

8L’année 1963 est aussi marquée par plusieurs synthèses éditoriales qui ont pour objectif de rendre compte des controverses, de poser les critères démarcatifs de ce nouveau cinéma et de restituer les différentes tendances qui le composent. La forme la plus répandue est le numéro spécial : presque chaque mois du premier semestre 1963, une revue traite de ce sujet (Positif en décembre 1962, Miroir du cinéma et Cinéma 63 en janvier, Image et Son en mars, Artsept en avril, Movie en mai). De même, entre février et septembre 1963, la rédaction des Cahiers du cinéma consacre mensuellement un, voire plusieurs longs articles au « cinéma-vérité ». La presse non spécialisée ouvre aussi ses colonnes à ce phénomène puisque des journaux à fort tirage comme L’Express, France Observateur, Nouvelles littéraires, France Nouvelle, Les Lettres françaises débattent abondamment de son intérêt et de sa légitimité artistique. Autre spécificité de l’année 1963 : ces diverses publications ne sont pas uniquement focalisées sur la critique des œuvres, mais se font l’écho des débats collectifs auxquels participent des « cinéastes-vérité », des journalistes, et des réalisateurs adversaires de cette tendance. En outre, ces numéros spéciaux accordent une large place aux « ancêtres » du « cinéma-vérité » dans une démarche qui tend à historiciser et à légitimer le mouvement, une volonté de synthèse qu’incarne pleinement le second numéro de la revue Artsept. Publié en avril 1963 sous la direction de Raymond Bellour et Jean-Louis Leutrat, l’opus « Le cinéma et la vérité » de la jeune revue constitue le volume le plus complet de cette période. Sa construction est intéressante : il s’ouvre sur un vaste panorama historique du cinéma de non-fiction (« Cheminements » d’Henri Fescourt), puis se focalise sur Ivens et Vertov, tous deux analysés par des historiens (Jean Michaud, Léon Moussinac et Georges Sadoul) et par une publication de certains fragments de leur œuvre théorique5. Le reste du numéro propose d’une part une vingtaine de critiques des « films-vérité » et donne d’autre part la parole aux réalisateurs (interviews, débats retranscrits, ou textes manifestes). Ce panorama du « cinéma-vérité » et des objections qu’il soulève se termine par Le Petit Littré de la vérité décrivant en une soixantaine de notices les personnalités convoquées dans le numéro. L’objectif de Bellour, qui s’intéresse de longue date au phénomène, est de présenter en un seul volume les influences historiques, les positionnements des « cinéastes-vérité », les réactions des réalisateurs de fiction (Roberto Rossellini, Henri Colpi, François Truffaut, Gian Vittorio Baldi, Jacques Rozier), l’opinion des principaux critiques de l’époque (Jean-Louis Bory, Roger Tailleur, Bernard Dort) ou de chercheurs renommés (Roland Barthes, Lucien Goldmann, Albert Memmi) pour offrir, au plus fort des polémiques, un aperçu complet et foisonnant du mouvement. Outre sa richesse, l’intérêt du numéro d’Artsept est d’imbriquer des discours critique, théorique, technique et scientifique ; enchevêtrement que l’on retrouve dans d’autres publications contemporaines qui dressent un portrait d’ensemble du mouvement (Cinéma 63, Movie, Miroir du cinéma).

  • 6 « Film Méthode 2, réunion Groupe Recherche technique 15 février 1963 », IMEC, fonds Schaeffer, car (...)
  • 7 Difficile de savoir si la réalisation de Méthode 2 a été amorcée. Il n’est en tout cas jamais diff (...)
  • 8 Mario Ruspoli, « Méthode 2. L’approche du sujet », non daté, archives privées de Mario Ruspoli.
  • 9 Ibid.
  • 10 La « caméra-subconscient » renvoie au troisième type d’approche qu’établit Ruspoli et désigne : «  (...)

9Cette forme écrite n’est pas l’unique manière d’expliquer en quoi consiste ce « nouveau cinéma » : en février 1963, Pierre Schaeffer du Service de la recherche de la RTF demande à Ruspoli de poursuivre le projet Méthode amorcé, on s’en souvient, en juillet 19626. Il s’agit de compléter le premier opus (Méthode 1) consacré aux techniques légères par deux autres films ayant pour mission d’exposer les différentes tendances de ce nouveau cinéma, et d’en faire une synthèse filmique. Prévu pour le MIPE-TV 1964, Méthode 2 n’aboutit à ma connaissance pas, mais le projet est précisément décrit dans les archives de Mario Ruspoli et du Service de la recherche7. Méthode 2, sous-titré « L’approche du sujet », est pensé par son réalisateur comme « une œuvre ouverte et panoramique sur les différentes tendances de réalisation qui s’incorporent sous le vocable “Cinéma direct”8 ». Ruspoli propose ainsi de construire ce film à partir d’extraits des travaux de Jean Rouch, Chris Marker, Richard Leacock, Albert Maysles, Michel Brault, de lui-même et de réalisations de l’ONF, en dégageant de ce corpus trois approches : « l’événement brut » à l’instar des films de Leacock, « l’interview plus ou moins dirigée » où Marker, Rouch et Ruspoli sont cités en exemple, et « l’absence d’interview […] où la caméra pénètre dans le domaine psychologique et psychopathologique » comme dans Regard sur la folie. Pourtant, ce projet n’est pas envisagé comme un simple aperçu général des possibilités des techniques légères : à l’instar des publications sur le « cinéma-vérité », il prévoit d’intégrer les débats que suscite ce nouveau cinéma. Ruspoli note ainsi : « Prises additionnelles : “tables rondes” de discussion et d’anecdotes recueillies auprès des réalisateurs susmentionnés. Filmage à prévoir sous ma direction9. » Par ailleurs, il souhaite aussi inclure une discussion entre psychiatres autour de la « caméra-subconscient » telle que pratiquée selon Ruspoli dans Regard10. Ce projet de synthèse filmique du « cinéma-vérité » comprend donc une dimension réflexive où les discussions dans et sur le film s’interpénètrent.

  • 11 Méthode 1, dont on prévoit en février 1963 un gonflage en 35 mm, ne sera à ma connaissance montré (...)

10Les films Méthode confirment encore l’importance majeure de Mario Ruspoli. Délaissé par l’historiographie – laquelle ne mentionne souvent que sa proposition terminologique « cinéma direct » ou son rapport pour l’UNESCO –, le cinéaste franco-italien m’apparaît extrêmement intéressant parce qu’il envisage ce nouveau cinéma dans un rapport dynamique et réflexif. Certes, cette dimension métadiscursive est déjà présente dans Chronique d’un été, mais Ruspoli va plus loin que Rouch et Morin. Ses œuvres comprennent non seulement des séquences de discussion sur le filmage (Regard sur la folie, projet Méthode 2), mais incorporent aussi la technique légère, soit en montrant délibérément les outils dans Regard, soit en y consacrant tout un film au plus fort de l’engouement pour le discours de l’effacement (Méthode 1). Ruspoli interroge les deux pôles constitutifs du « cinéma-vérité » – la technique et la controverse – en les intégrant au sein des films. Ainsi, même si les projets Méthode n’auront in fine quasiment aucun impact11, ils attestent de la place absolument centrale de Ruspoli dans les premières années du « cinéma-vérité ». C’est donc sans surprise que l’on retrouve le nom du réalisateur franco-italien comme l’un des principaux instigateurs du MIPE-TV à Lyon en mars 1963.

Les Journées d’études du MIPE-TV de Lyon (mars 1963)

11Le pouls du « cinéma-vérité » augmente en décembre 1962 pour atteindre son rythme maximal au printemps 1963. Cette accélération est, d’une part, imputable au nombre élevé d’articles, de rencontres, de sorties de films : on ne parle plus d’un projet, mais d’une dizaine ; on n’interviewe plus un seul cinéaste, mais on organise des tables rondes où s’affrontent réalisateurs et journalistes ; on ne s’isole plus pour mettre au point les nouveaux outils, mais on questionne publiquement les implications éthiques des nouveaux appareils. Que l’on discute engagement politique ou système de synchronisme, le ton des échanges est toujours passionné. Par ailleurs, même si cet engouement ne dure pas (dès la fin de l’année, les questions posées par le « cinéma-vérité » lassent), la cinéphilie française s’enflamme pour ces débats au printemps 1963. Le point culminant du « cinéma-vérité » porte un titre pourtant peu attractif : Journées d’études du marche international des programmes et équipements de télévision (MIPE-TV).

  • 12 « Note pour la création d’un Bureau d’études », IMEC, fonds Schaeffer, Caen, carton no 133, « Bien (...)
  • 13 Lettre de Mario Ruspoli à Pierre Schaeffer datée du 16 mars 1963, archives privées de Mario Ruspol (...)
  • 14 « Journées d’études du MIPE-TV », IMEC, fonds Schaeffer, 319, p. 2.
  • 15 Mario Ruspoli, « Suggestions pour le MIPE-télévision », décembre 1962, p. 1, archives privées de M (...)
  • 16 « Mon Bô Brault Bororo », lettre de Mario Ruspoli à Michel Brault du 13 janvier 1963, archives pri (...)

12Réunissant durant trois jours constructeurs d’appareils, cinéastes, opérateurs, journalistes et historiens, ce grand symposium orchestré par le Service de Pierre Schaeffer est en réalité l’aboutissement indirect d’un projet du Bureau d’études proposé en 1961 par Rouch. Rappelons-le, cette initiative prévoyait d’emblée la tenue d’un « séminaire technique international » qui permettrait « [aux] constructeurs [de] présenter et [d’]échanger leurs derniers perfectionnements12 ». Dans les faits, l’organisation de l’événement incombera moins à Rouch, qui participe comme simple invité, qu’à Ruspoli qui, selon ses termes, « cravache comme tatare13 » à la préparation de cette rencontre. Officiellement chargé en 1962 « de prendre contact avec les spécialistes étrangers à l’Établissement14 », ce dernier établit un document intitulé « Suggestions pour le MIPE-Télévision15 » qui définit en dix points les axes de la rencontre lyonnaise. En tout premier lieu, il insiste sur la priorité qui doit être accordée à la projection de films, et non aux échanges théoriques. Plus spécifiquement, Ruspoli souhaite que le cœur de la manifestation consiste en des présentations techniques, comme il l’expose dans les invitations personnelles qu’il adresse à Albert Maysles ou encore à Michel Brault : « Ce congrès réunira tous les cinéastes mobiles qui mettent le nez dans les problèmes de tournage 16 mm synchro […]. Il y aura aussi les fabricants de caméras et de magnétophones, tel Kudelski, ainsi que la Nouvelle Éclair et son groupe synchro sans fil16. » Effectivement, les outils légers seront au centre des Journées d’études. Le magnétoscope, les caméras à visée électronique, la Nouvelle Éclair 63, les systèmes de synchronisme sont autant de questions abordées durant les trois jours. Pourtant, on aurait tort de restreindre cette manifestation à un symposium d’ingénieurs. Contrairement à ce que souhaitent les organisateurs, les débats quittent rapidement le strict champ technique pour aborder de vastes questions morales, politiques et éthiques.

  • 17 Seuls quelques noms sont ici mentionnés mais le nombre total des participants s’élève à une soixan (...)
  • 18 Thomas Lenoir, « Un dîner chez Ruspoli », L’Express, no 613, 14 mars 1963.
  • 19 Enrico Fulchignoni (prés.), « Débat à l’UNESCO à propos de La Punition et Showman », Artsept, no 2 (...)
  • 20 André S. Labarthe et Louis Marcorelles, « Entretien avec Richard Leacock et Robert Drew », Cahiers (...)
  • 21 C’est du moins ce que suggère un télégramme ultérieur de Pierre Braunberger qui, à propos d’un aut (...)

13Il importe de souligner que, dans l’historique des controverses, cette manifestation lyonnaise se situe à un moment charnière. L’année 1962 a certes vu s’apaiser la houleuse réception de Chronique d’un été grâce à un engouement pour cette « miraculeuse » caméra légère. Pourtant la presse enthousiaste sous-estime la délicate situation des cinéastes qui, aux États-Unis, doivent mettre au point leurs propres appareils, alors qu’en France, ils sont contraints de partager le prototype KMT à leur disposition. La préparation en 1962 du MIPE-TV est forgée par cette double réalité : l’intérêt des journalistes pour cette technique en partie idéalisée et la nécessité d’une collaboration plus étroite avec les ingénieurs. Il est donc naturel que ces Journées d’études, organisées par le Service de la recherche et Ruspoli, soient avant tout pensées comme un symposium sur les équipements et les appareils de tournage. De ce point de vue, la rencontre est un indéniable succès, puisqu’elle fait le lien entre les « cinéastes-vérité », les principaux constructeurs européens, et les institutions de télévision. Il est probable qu’à l’origine, la présence de journalistes avait simplement pour fonction de donner un écho médiatique bienvenu. Le problème est que cette manifestation ne se déroule pas en 1962. Dès la fin de l’année, des voix hostiles au « cinéma-vérité » dans son ensemble commencent à se faire entendre chez les critiques de cinéma (voir prochain chapitre). Par ailleurs, les tables rondes, qui réunissent en hiver 1962 cinéastes et journalistes, contribuent aussi à accentuer une fracture entre les différentes tendances. 1963 n’est plus le temps d’une cohésion bienheureuse autour de la caméra légère ; l’heure est à la controverse. La seule liste des participants qui regroupe des cinéastes (Rouch, Morin, Leacock, Drew, Maysles, Ruspoli, Ivens, Rozier, Rouquier), des constructeurs (Kudelski, Coutant, Mathot) et des journalistes (Sadoul, Bellour, Marcorelles) suffit à faire comprendre que cette manifestation constitue le point d’orgue des polémiques17. Loin de pacifier les débats, le MIPE exacerbe au contraire les dissensions dont nous étudierons par la suite les termes exacts. Réunies autour de la caméra légère, les différentes personnalités associées au « cinéma-vérité » explicitent, parfois pour la première fois, leurs conceptions respectives de ce nouveau cinéma, prenant ainsi conscience des divergences qui les séparent. De même, certains films montrés en avant-première (La Punition de Rouch, Le Joli Mai de Marker, Showman de Maysles) susciteront de vives oppositions, amenant alors certains soutiens à se distancer du mouvement. Cette réunion amorce donc un profond fossé qui ne cesse de se creuser dans les semaines qui suivent. De retour à Paris, Ruspoli convie à son domicile quelques participants afin de poursuivre leurs réflexions. Rouch et Marker déclinent ; Ivens, Leacock et Rouquier acceptent de « tirer les conclusions des assises » de Lyon18. Mais le paroxysme des controverses est sans doute atteint lors de la projection de La Punition et de Showman au ciné-club de l’UNESCO à Paris, organisée le 13 mars quelques jours après Lyon. Invités par Enrico Fulchignoni, Roberto Rossellini, Eric Rohmer, Jean Rouch, Mario Ruspoli, Albert Maysles, Georges Sadoul, Pierre Schaeffer, Louis Marcorelles, Fereydoun Hoveyda, et Nadine Ballot se querellent violemment. Les médias se font l’écho de cette dispute, d’une part en publiant la retranscription de ce débat19, d’autre part en invitant les cinéastes à développer leurs positions lors d’interviews (comme les entretiens que Leacock, Rouch et Rossellini accordent successivement aux Cahiers du cinéma20). Ces échanges, aussi animés fussent-ils, sont-ils pour autant regrettables aux yeux des cinéastes ? Au contraire, non seulement les réalisateurs y participent volontiers, mais surtout ils interviennent auprès de la presse pour donner de l’écho à ces querelles. Lorsqu’au retour de Lyon, Ruspoli invite plusieurs cinéastes chez lui, il prend aussi soin d’appeler un journaliste de L’Express portant ainsi leurs différends sur la place publique. Autre exemple, la dispute au ciné-club de l’UNESCO a été enregistrée et retranscrite par l’épouse de Jean Rouch, l’ethnologue Jane Rouch. Et il semble que ce soit cette dernière qui ait personnellement contacté plusieurs rédactions françaises et internationales pour leur transmettre sa retranscription21. Bien qu’ils adoptent dans leur interview une posture pacificatrice, les « cinéastes-vérité » cherchent en réalité à alimenter la dynamique d’échanges, car les polémiques, symboliquement introduites au sein de plusieurs films, sont une composante du dispositif « cinéma-vérité ».

14Dès ce sulfureux mois de mars 1963, chaque événement que l’on relie au « cinéma-vérité » (sortie de film, festival) sera l’occasion pour les débatteurs de monter à nouveau au créneau. Sans encore entrer dans le contenu des débats, ce rapide survol a montré à quel point la polémique de 1963 autour du « cinéma-vérité » constitue un phénomène dense. Cette densité est temporelle : les premières critiques émergent en décembre 1962, le point culminant des débats est atteint en mars 1963 avec le MIPE-TV et la ligne de fracture continue de se creuser jusqu’à la fin de l’année avant que la polémique ne retombe, faute de nouveaux films et par manque d’écho médiatique (voir chapitre I, partie IV). Mais la densité qui caractérise la dispute de 1963 est avant tout structurelle : la critique écrite s’avère, nous allons le voir, particulièrement riche, tant du point de vue des arguments avancés que des conflits éditoriaux et politiques qui influencent les prises de position de certaines rédactions. Ceci n’est pas propre au « cinéma-vérité », puisque peu de temps auparavant, la Nouvelle Vague avait suscité des réactions enflammées dans les colonnes de la presse française. La spécificité des polémiques qui nous intéressent réside davantage dans les nombreuses tables rondes orchestrées en marge de festivals de cinéma, de symposiums techniques ou de simples projections de films, lesquelles contribuent nettement à accroître les dissensions. Afin d’expliquer l’émergence des confrontations orales et publiques, on pourrait avancer l’hypothèse que cette pratique découle du monde scientifique auquel appartiennent Rouch et Morin et dans lequel s’inscrit d’ailleurs le premier débat de ce type au festival du film ethnographique et sociologique de Florence.

15Sans invalider cette piste, il me semble plus pertinent de voir dans ces controverses médiatisées un prolongement d’une pratique caractéristique du « cinéma-vérité », dont une partie des œuvres inclut un ou plusieurs moments d’échanges sur le film. Chronique d’un été a inauguré cette pratique lors des fameuses scènes conclusives, et ses deux auteurs ont régulièrement fait la promotion de ce travail en exposant leurs divergences dans la presse (France Observateur du 22 décembre 1960 par exemple) ou en revenant sur leurs désaccords dans l’ouvrage Chronique d’un été publié chez Interspectacles. Si la naissance d’un « film-vérité » passe par un tel processus dialectique, pourquoi le mouvement « cinéma-vérité » tairait-il les dissensions qui émergent en son sein ? Qu’il s’agisse des appareils techniques ou des conflits qui jalonnent la création du film, cette propension à faire étalage des processus de fabrication me semble être l’une des caractéristiques de ce nouveau cinéma. Autre spécificité de la querelle de 1963 : la controverse se déroule désormais sous forme écrite et orale et sous forme filmique, puisque deux films, Dragées au poivre et Le Grand Escroc, vont en 1963 attaquer le « cinéma-vérité ». Non seulement certains films introduisent des séquences de débats métadiscursifs, mais encore la critique emprunte la voie filmique : cette porosité des niveaux filmiques et critiques construit un enchevêtrement passionnant qui représente l’une des spécificités majeures de ce mouvement et – c’est l’évidence même – rend absolument nécessaire une étude des discours sur le « cinéma-vérité ». Ces confrontations ne sont en rien un pan « malheureux » de cette histoire, ni même secondaire ou annexe par rapport aux films ou aux techniques, elles sont au cœur du phénomène.

Note

1 Voir l’article de Mario Simondi qui annonce l’événement : « La ricerca sociale sarà il tema del Festival dei popoli », Giornale del mattino, 6 novembre 1962. Morin est invité, mais décide de ne pas s’y rendre pour raison de santé (voir infra, chapitre V).

2 Lettre de Jean Rouch à la direction du Festival dei Popoli du 10 décembre 1962, BNF, fonds Jean Rouch, correspondance 1962.

3 Raymond Bellour, « Tours 1962 », Esprit, no 3, mars 1963, p. 288.

4 Par exemple : Amédée Ayfre, « Les deux pôles du court métrage », Téléciné, no 109, février 1963 ; Marcel Martin, « La vie telle qu’elle est », Cinéma 63, no 73, février 1963.

5 Il s’agit pour Vertov d’extraits du Kinoglaz : « Ciné-œil » (1929) et « Comment cela a-t-il commencé ? » (1940), traduits par Ruta et Georges Sadoul, Artsept, no 2, avril-juin 1963, p. 19-20. Les extraits D’ivens sont « Notes de Pékin » (1957), fragments des cours qu’il dispense en Chine en 1957, et « Notes de Paris » (1958), documents de travail pour le tournage de La Seine a rencontré Paris, Artsept, no 2 avril-juin 1963, p. 24-25.

6 « Film Méthode 2, réunion Groupe Recherche technique 15 février 1963 », IMEC, fonds Schaeffer, carton no 26, p. 1-2.

7 Difficile de savoir si la réalisation de Méthode 2 a été amorcée. Il n’est en tout cas jamais diffusé à la télévision ou en festivals. Méthode 3 est, semble-t-il, abandonné à un stade très précoce, puisqu’il n’existe aucune description précise de son contenu. Seule la note « Film Méthode 2, réunion Groupe Recherche technique 15 février 1963 » mentionne que « Méthode 3 serait le pont entre Méthode 1 et Méthode 2 : l’étude de l’action créatrice de l’auteur qui utilise un moyen pour parvenir à une expression », ibid., p. 1. L’abandon de ces projets est sans doute imputable au désintérêt que provoque le « cinéma-vérité » dès la fin 1963 et à l’échec du MIPE-TV 1964, sur lesquels on reviendra dans la partie IV, chapitre I.

8 Mario Ruspoli, « Méthode 2. L’approche du sujet », non daté, archives privées de Mario Ruspoli.

9 Ibid.

10 La « caméra-subconscient » renvoie au troisième type d’approche qu’établit Ruspoli et désigne : « Une recherche du comportement subconscient de l’homme. Recherche de vérités bien moins apparentes, intériorisées. La caméra pénètre dans le domaine psychologique et psychopathologique, elle s’attaque au problème de l’EGO », ibid., p. 2.

11 Méthode 1, dont on prévoit en février 1963 un gonflage en 35 mm, ne sera à ma connaissance montré qu’à Florence (décembre 1962) et au MIPE-TV (mars 1963). Méthode 2 n’est jamais terminé et Méthode 3 à peine esquissé. Néanmoins, plusieurs des idées formulées par Ruspoli pour Méthode seront reprises et développées dans son rapport pour l’UNESCO (Groupe synchrone cinématographique léger) publié en octobre 1963 et analysé dans la quatrième partie de ce travail, chapitre III.

12 « Note pour la création d’un Bureau d’études », IMEC, fonds Schaeffer, Caen, carton no 133, « Biennale de la Recherche, juillet 1961-avril 1962 », p. 1.

13 Lettre de Mario Ruspoli à Pierre Schaeffer datée du 16 mars 1963, archives privées de Mario Ruspoli.

14 « Journées d’études du MIPE-TV », IMEC, fonds Schaeffer, 319, p. 2.

15 Mario Ruspoli, « Suggestions pour le MIPE-télévision », décembre 1962, p. 1, archives privées de Mario Ruspoli.

16 « Mon Bô Brault Bororo », lettre de Mario Ruspoli à Michel Brault du 13 janvier 1963, archives privées de Mario Ruspoli. Ruspoli se réjouit trop vite : si la Nouvelle Éclair est présentée au MIPE, elle ne dispose pas d’un synchronisme sans câble.

17 Seuls quelques noms sont ici mentionnés mais le nombre total des participants s’élève à une soixantaine de personnes. Pour plus de précisions sur cette manifestation, je renvoie à mon étude : « Réunion et désunions autour du “cinéma-vérité” : Le MIPE-TV 1963 de Lyon », 1895, no 64, automne 2011, p. 59-89.

18 Thomas Lenoir, « Un dîner chez Ruspoli », L’Express, no 613, 14 mars 1963.

19 Enrico Fulchignoni (prés.), « Débat à l’UNESCO à propos de La Punition et Showman », Artsept, no 2 avril-juin 1963, p. 101-105 (dans une version légèrement écourtée qui omet, par exemple, l’intervention de Pierre Schaeffer) ; Non Signé, « Rossellini e Rouch : La Punition », Cinema nuovo, no 163, mai-juin 1963 et « Débat », Objectif 63, no 22, août 1963.

20 André S. Labarthe et Louis Marcorelles, « Entretien avec Richard Leacock et Robert Drew », Cahiers du cinéma, no 140, février 1963, p. 18-27. Le numéro est daté de février. Pourtant, ces derniers n’arrivent en France que début mars et il est indiqué que l’interview est réalisée en collaboration avec le Service de la recherche. Il y est mentionné que les réalisateurs américains ont vu « ce matin » Regard sur la folie de Ruspoli. Ce film est projeté au matin du 4 mars aux Journées d’études. On peut donc en déduire que l’entretien est réalisé le 4 mars et ajouté in extremis au numéro 140 des Cahiers. Éric Rohmer et Louis Marcorelles, « Entretien avec Jean Rouch », no 144, juin 1963 ; Fereydoun Hoveyda et Éric Rohmer, « Nouvel entretien avec Roberto Rossellini », Cahiers du cinéma, no 145, juillet 1963, p. 3-9.

21 C’est du moins ce que suggère un télégramme ultérieur de Pierre Braunberger qui, à propos d’un autre article ayant énervé Chausserie-Laprée (le directeur du CNC), écrit : « Il est digne de celui que Jane avait fait passé au moment de votre controverse avec Rossellini, mais au moins, à cette époque, n’y avait-il aucun problème d’État en jeu », télégramme cité par Catherine Papanicolaou, « La Fleur de l’âge : chronique d’en France ou l’échec d’une production internationale (Archives Pierre Braunberger) », 1895, no 46, 2005, p. 112.

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