URL originale : https://books.openedition.org/pur/75137

Chapitre XXXV. Boxing Gym, 2010
p. 349-356
Texte intégral
– Où puis-je trouver la foi, la force, la solidité ?
Vassili Grossman, Vie et destin, III, 936.
1Frederick Wiseman aura attendu d’avoir quatre-vingts ans et de vivre et tourner souvent en France pour voir ses films distribués en salles plutôt que diffusés sur les petits écrans. Le premier de ses films à connaître ce destin aura été La Danse/Le Ballet de l’Opéra de Paris en 2009, suivi de la présentation remarquée à Cannes en 2010 de Boxing Gym et de sa projection en salles en 2011. En fait, Boxing Gym a été réalisé d’avril à juin 2007 à Austin (Texas) et La Danse seulement à l’automne de la même année. Bénéficiant d’une production et d’une distribution françaises, les deux films se seront certainement entraînés l’un l’autre dans ce nouveau rapport noué entre Wiseman et son public. En l’occurrence, ce public français ne le connaît guère, sauf les spectateurs qui auront pu suivre entre 1999 et 2003 les rétrospectives sur Planète ou Arte ou ceux de la rétrospective à la Cinémathèque Française en 2006. Des privilégiés donc car, à part les exceptions successives de La Danse et de Crazy Horse (2011), aucun de ses films n’est disponible dans le commerce en édition vidéo sous-titrée. On peut néanmoins emprunter une trentaine de titres sans difficulté dans différentes médiathèques, grâce au fonds du centre Georges-Pompidou.
2Au fil des promotions parisiennes, Frederick Wiseman s’est une fois de plus prêté de bon gré à nombre d’entretiens. Ceux qui le connaissent savent qu’il y répète sensiblement les mêmes choses, les variations d’humour faisant la différence et renouvelant le plaisir. Dans cette situation nouvelle où il apprivoise ce rapport avec un public auquel il tient, il ne faut guère compter sur lui pour s’opposer vent debout à ce qu’on veut lui faire dire et, à sa décharge, s’il se répète, c’est qu’on ne varie guère les questions non plus : « Comment vous y prenez-vous ? N’influencez-vous pas les gens en les filmant ? Pourquoi vos films sont-ils longs ? L’ensemble de vos films est-il une critique sociale des États-Unis ? Ou une critique institutionnelle ? Voulez-vous dénoncer la méchanceté et l’incompétence ? Pourquoi préférez-vous à présent filmer des spectacles ? Que venez-vous chercher à Paris ? » Ceux qui connaissent ses films, et lui qui les a tournés, décèlent facilement les contresens sous-jacents, les réductions ou généralisations injustifiées, l’implicite de ces malentendus. Sagement, Wiseman s’en débarrasse d’un trait d’humour, d’une pirouette, désinvolte en apparence, pour souvent renvoyer l’autre à ses questions. Il lui arrive même de socratiquement surenchérir dans le sens de son interlocuteur, non pour lui donner raison mais plutôt pour éclairer discrètement l’absurdité de telle ou telle assertion, s’il la prolongeait sérieusement. Pourtant, Boxing Gym ne peut être considéré comme un produit de plus dans la manufacture Wiseman. Par bien des aspects, il tranche au contraire et devient sans doute l’un des observatoires les plus intéressants pour documenter ces fourvoiements.
3On remarque souvent la brièveté de Boxing Gym, la qualifiant d’exceptionnelle, certains l’ayant même décrété le plus court de tous ses films. Contre toute vérité puisque, sur trente-neuf livraisons, neuf au moins sont plus brèves. Par ailleurs, sa supposée concision n’a en soi rien d’extraordinaire et rejoint le format standard de quatre-vingt-onze minutes. Nous demandant en leur lieu pourquoi certains films sont si longs, on aura facilement démontré que chaque opus doit rendre des comptes de sa propre durée, au nom de son sujet et des significations qu’il supporte plutôt que par un respect des standards d’exploitation commerciale. De même que personne ne demande à Claude Lanzmann de justifier la longueur de Shoah, Near Death ne peut exister que sur six heures. Pour l’un comme pour l’autre, leur durée est leur première force.
4Par ailleurs, la durée de ses films n’est pas une conséquence directe des temps consacrés aux différents moments de leur réalisation : repérages, tournage, montage. Le tournage de Boxing Gym a nécessité six semaines qui le rangent parmi les plus longs, a produit cent cinquante heures de rushes ce qui est abondant, et sept mois de montage qui le classent là encore parmi les longues élaborations. Ce n’est donc certainement pas au manque de matériaux que Boxing Gym devrait sa relative concision. Comme les autres, il a trouvé sa durée lorsqu’il a montré tout ce qu’il était en état de donner à voir et à entendre, et nourri à satiété la dramaturgie nécessaire. Sa longueur est davantage exigée par la nature et le sens de la rencontre que par un préformatage, même si ce standard a facilité sa distribution en salles.
5Tourné avant La Danse mais distribué seulement ensuite : cette chronologie inversée a fait obstacle à une meilleure perception des particularités de Boxing Gym. Tout d’abord, son format presque carré 1,33 et devenu inhabituel depuis l’apparition des écrans 16/9 et les caméras vidéo haute définition vient du fait qu’il a été tourné sur pellicule seize millimètres avant les deux suivants où Wiseman adoptera l’étalonnage numérique pour La Danse puis pour la première fois l’enregistrement vidéo pour Crazy Horse. Avec Seraphita’s Diary (1982), une semblable inversion des sorties et des tournages avait déjà masqué sa décision nette et définitive, confirmée par deux éloquentes exceptions, d’adopter la couleur. On se souvient que cette option était essentiellement due à une évolution interne de son œuvre, même si, comme tous les auteurs, il était soumis à des pressions commerciales et incité à ce passage par des progrès techniques. De même, que Boxing Gym soit le dernier film tourné sur techniques exclusivement argentiques devra inciter à nous interroger sur les raisons qui le pousseront à approcher le numérique avec l’étalonnage de La Danse et la caméra vidéo pour Crazy Horse. Et pour Berkeley, non terminé.
6Cette inversion a naturellement incité les commentateurs à orienter le sens des évidents prolongements d’un film à l’autre selon l’ordre où ils les ont vus. Vu après le spectacle de La Danse, l’aspect chorégraphique évident de la boxe – magnifique séquence d’un Noir travaillant devant le miroir, évidemment séduit par son propre jeu de jambes –, devenait d’autant plus prégnant. Interrogé là-dessus, Wiseman s’est là encore gardé de contrarier ses interlocuteurs. Si le spectateur – et surtout la critique – avait été en mesure de voir au contraire La Danse comme une suite à Boxing Gym, il aurait par exemple fait un sort différent à cette remarque empruntée à Maurice Béjart par Brigitte Lefèvre, directrice de la danse de l’Opéra de Paris, qui prenant le parti de ses danseuses, demande à ce qu’on les considère comme « moitié nonne moitié boxeur », un « boxeur » curieusement au masculin justement. Et c’est avec cette profonde déclaration d’amour de Brigitte Lefèvre dans les yeux et dans les oreilles que le spectateur aurait pu constater qu’à Austin (Texas), dans le Gym perdu de Richard Lord, existent en grand nombre des « boxeuses » au féminin, femmes encouragées à amener leurs bébés dans des sièges auto durant l’entraînement : « C’est amusant, il y a du bruit, des couleurs… ça plaît aux enfants », ou fillettes « pleines de cran » et qui ont raison de s’y prendre tôt, selon les dires des amateurs et de leurs instructeurs.
7Enfin, voir ces deux films en leur ordre – et en leur temps – eût surtout permis de mieux éviter toutes ces banalités sur la violence dont on accable Frederick Wiseman. Y a-t-il d’ailleurs du sens à sommer quelqu’un de mettre en mots un sujet qu’il a consciencieusement épuisé en images et en sons ? Toujours est-il qu’il préfère éluder ces questions, en faisant mine de constater après coup la place que le hasard a ménagée dans son œuvre à ladite violence, ou en invoquant la nature, voire la bête humaine. Réponses fort commodes mais peu convaincantes. Son diptyque sur les violences domestiques tire toute son importance du fait que depuis ses premiers films, leur perception collective et leur sanction pénale ont changé du tout au tout en deux décennies. Ses tournages dans seize États l’ont amené à insister toujours davantage sur la révolte spontanée ou organisée des consciences contre toutes ces violences individuelles, collectives et institutionnelles. Si essentialisme il y a, La Dernière Lettre (2002) nous aura plutôt incité à déceler sa profonde sensibilité à ce que Vassili Grossman appelait les « petites bontés ». Enfin, ses déclarations et ses réalisations plaident sans trêve contre toute généralisation et toute abstraction simplificatrice, pour souligner l’irréductibilité de la rencontre particulière. Bref, tous ses films pensent mieux, plus loin et plus précisément que les brèves de comptoir.
8Pour commencer, en dépit de ses déclarations, est-il si sûr que la violence soit chez lui constamment présente ? Si tout rapport humain est violent, alors évidemment oui, Essene, The Store, Racetrack, Central Park, Near Death ou Aspen, le sont à leur manière. Mais c’est jouer sur les mots. Ce sur quoi les représentants de la conscience publique somment en vain Wiseman de s’expliquer, c’est la violence ouverte, d’autant plus attirante qu’elle est généralement américaine. En l’occurrence, qui niera donc le rapport de la boxe à la violence ? Boxing Gym justement.
9Quand Wiseman découvre par hasard (un de plus) ce Gym texan, il comprend aussitôt que construire un tel décor – ses murs craquelés, ses affiches d’un autre âge, cet espace à la fois structuré et encombré d’appareils d’entraînement parfois dignes de musées populaires – coûterait au bas mot cinq millions de dollars à Hollywood, terrible violence concrète faite d’emblée au créateur. Là, tout lui est donné du jour au lendemain dans sa rutilance de couleurs, d’agencement dû au temps que ne saurait restituer et animer avec cette force un décorateur. Tout y est offert, à regarder, à photographier avec ses lumières d’origine et, pour l’ingénieur du son Wiseman, à entendre et à enregistrer : une musique concrète incessante, le bip électronique des fins de rounds (ici l’unité de mesure de toute durée), le sifflement cadencé de la corde à sauter, les frottements ou tapotements des pieds sur le sol, les rythmes mats des coups dans les poires de vitesse, les sacs de sable, les medecine balls, les chuintements des passes de ballons et de coussins remplis de gravier et de copeaux de bois, les halètements, les essoufflements, les ahanements, une bande son quasi godardienne où, fidèle à son principe, Wiseman en personne capte seulement les émissions de la vie et du lieu. Et là, des enfants, des fillettes, des femmes et des hommes se bandent soigneusement les mains avant de se vouer à corps perdus à leurs tâches répétitives, quêtant la perfection du geste, le swing, la précision, l’endurance ou le souffle vital. Si violence il y a, elle est entièrement tournée sur soi vers l’impossible, l’intime étoile.
10Admettons même un instant que tout rapport humain soit violence. Ici, c’est le souci de Richard Lord et l’effort de tous de la bannir résolument de leur enceinte. À l’enfant épileptique, Richard Lord promet qu’il trouvera ici le seul endroit où quelqu’un pourra lui ménager cet Éden : « Tu n’es pas ici pour frapper des gens et personne ne te frappera », qu’il lui présente comme un passage probable vers sa guérison. De tous ses pratiquants, il exige qu’ils s’abstiennent autant que possible de tout combat de rue où ils risqueraient de se casser une main, ces mains qu’on bande, gante, protège sans cesse, et qui sont évidemment la condition sine qua non de l’exercice de la boxe. Qu’un jeune dur de dix-neuf ans s’imagine apprendre ici la bagarre, il le prévient qu’il n’en est pas question. Et chaperonnant un nouveau venu, un usager lui précise la loi parfaitement intériorisée :
Le paradoxe, c’est que c’est un sport violent. Vu que l’objectif est de frapper en visant certains points du corps pour mettre l’autre KO. Mais ici, l’atmosphère est amicale. […] Si tu joues au dur ici, tu ne fais pas long feu.
11Ce même Lord dont on apprécie la douceur, le doigté, la pertinence psychologique, se borne à indiquer sèchement ses devoirs au jeune arrivant : cinquante dollars par mois, un mois après l’autre, en liquide uniquement, no plastic (c’est-à-dire pas de carte de crédit), pas de facture, tu signes juste une décharge. Il compte sur son Gym, les bébés en poussette, les enfants, les hommes et les femmes pour lui inculquer bientôt la loi du milieu : « Ceux qui viennent ici ont renoncé à se battre dans la rue. » Ici comme dans la salle de danse, ils renoncent, boxeurs et nonnes cette fois. Comme tous les couvents (depuis Essene de 1972 peut-être), le Gym prouve sa formidable efficacité sur ses membres, mais montre évidemment ses limites, hors clôture. Faute d’argent et de travail, l’un d’eux s’engage pour l’Irak. Ou bien, pendant le tournage, le 16 avril 2007, avant de se tuer lui-même, un tueur fou massacre trente-trois personnes sur le campus de l’université Virginia Tech, et en blesse une trentaine d’autres, dont la femme d’un ingénieur de l’industrie spatiale, usager du Gym, aussitôt et durablement entouré de la solidarité et de la compassion de tous. Résignés et lucides pourtant, ils savent que rien n’y fera : cela se reproduira encore ici, d’autant plus qu’un tueur Charles Joseph Whitman, avait déjà tué dix-sept personnes avant de se suicider à l’université d’Austin le 1er août 1966. Bientôt, l’avenir confirmera encore leurs craintes avec la fusillade du 5 novembre 2009 à Fort Hood, la plus grande base militaire du monde, perpétrée par un psychiatre non-violent, qui tuera douze personnes et en blessera trente et une, toujours à proximité d’Austin.
12Ce brouillage des filiations provoqué par l’inversion chronologique force donc un rapport tendu entre la beauté et la grâce de La Danse et la « violence ritualisée » de Boxing Gym. D’autant que le premier enregistre longuement les représentations abouties, dont la raison d’être est de gommer l’exténuant travail des répétitions, tandis que le second, sauf quelques secondes d’un round d’entraînement au corps à corps, montre sans cesse des gens seuls avec ou contre eux-mêmes. Certes, le travail de dépassement de soi, inlassables reprises, quêtes de la grâce absolue et de la perfection, est commun aux boxeurs et aux danseuses. Mais confrontées à d’inflexibles professeurs, ces jeunes ballerines ne sont-elles pas promises à trente ans à leur mort artistique et quasiment physique par cette loi d’airain imposée par Brigitte Lefèvre, la plus attentive, la plus généreuse des directrices, toujours de leur côté avec sincérité et empathie, mais soumise autant qu’elles aux règles de la discipline, du marché, de l’entreprise et du spectacle ? Cette mère abbesse ne plie-t-elle pas ses filles et elle-même infiniment plus fort que le discret et toujours disponible Lord Gym qui – à part no plastic – est davantage en mesure de mettre entre parenthèses ce monde du pouvoir, de la mort et de l’argent et de pouvoir dire, dans l’avenant désordre de son box directorial ouvert à tous les vents : « De tous les âges. Ça va même jusqu’à soixante-huit ans. Une dame de soixante-huit ans, la meilleure à la poire de vitesse. Elle s’appelle Carline Krescom. À la poire elle est meilleure que mes pros. » Ainsi, si nous avions vu ces films dans leur ordre, aurions-nous sans doute mieux perçu lequel des deux, celui sur la boxe dans une périphérie de la violente Austin (Texas) et celui sur la danse dans Paris ville Lumière, figure au plus près la pesanteur et la grâce, la paisible harmonie et la vraie violence faite aux corps.
13Sans l’ombre d’un doute, Richard Lord et Brigitte Lefèvre aiment d’un sincère et profond amour leur respectif microcosme. Et chacun à leur façon, ils montrent – tout Wiseman – que c’est affaiblir l’argument de croire que le mal se nourrit de la méchanceté, du cynisme, de la cupidité des hommes. Il lui arrive souvent au contraire de trouver son développement autonome dans la compétence, l’attention, la bonne volonté. Alors, la faute au Système ? Wiseman se méfie encore davantage des contempteurs abstraits, ceux qui ne voient les hommes que comme de passifs supports dans les rapports sociaux. Son cinéma n’existe que par l’irréductibilité foncière des individus et des situations concrètes. Voilà ce qui l’incite à faire si souvent l’âne lorsqu’on le questionne sur ses rapports avec les grands sociologues américains, en particulier avec Erving Goffman avec qui la parenté est évidente et démontrée, alors qu’il feint de ne pas le connaître. Simplement, dans le temps et le lieu d’une interview, l’ancien professeur d’université n’est pas en mesure d’élucider l’intimité complexe et contradictoire entre fiction et documentaire, et entre artiste et chercheur. Ce que donnent à voir et à entendre ses films, et charge à nous de lire des livres.
14Et par exemple, lire avec profit les travaux de Loïc Wacquant, professeur de sociologie à l’université de Californie-Berkeley (où Wiseman a tourné son dernier film en 2011) et chercheur au centre de sociologie européenne, auteur avec Pierre Bourdieu de Réponses. Pour une anthropologie réflexive (Le Seuil, 1992) et de Les Prisons de la misère (Raisons d’agir, 1999). Dans une démarche participative qui rappelle justement aussi celles d’Erving Goffman, ce chercheur a passé trois années au Woodlawn Boys Club, un Gym de boxe dans le ghetto noir, 63e rue, au South Side de Chicago. Pris au défi de l’entraînement et de la compétition, il a même participé à un combat officiel au Chicago Golden Gloves de 1990. Il a tiré de cette immersion un recueil de trois articles, Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur [81]. Dans ces circonstances particulières, il a pu faire du Gym un instrument d’analyse fin et sensible, « un bouclier contre l’insécurité du ghetto et les pressions de la vie quotidienne », avec ses composantes « homoérotiques » et une certaine place faite aux femmes boxeuses, condamnées à n’être en somme que des corps plantureux en bikini pour numéros de cirque. Le Gym de Richard Lord est dans un environnement social, modeste certes, mais si différent qu’il serait absurde de confronter ici dans le détail le film et le livre.
15Retenons cette rencontre pourtant, dans la mesure où, réfléchissant aux conditions sociales de production d’un boxeur, l’ouvrage en vient à conclure que l’apprentissage par les textes et la parole n’est pas l’essentiel, et qu’il faut en appeler ici, selon le titre d’un des chapitres des Méditations pascaliennes de Pierre Bourdieu, à l’apprentissage et à « la connaissance par corps », c’est-à-dire une véritable incorporation fondée sur la « communication silencieuse », et où la « compréhension du corps […] précède la pleine compréhension visuelle et mentale ». Toujours en progrès, la répétition des mouvements mécaniques inculque donc une intégration des schèmes corporels, les siens et ceux perçus de l’adversaire. Loïc Wacquant pense ce raisonnement généralisable à toutes les pratiques des agents sociaux, ce qui constitue sans doute le prix de ses travaux. Pour en rester à l’enceinte du Gym texan, n’est-ce pas ce qu’à sa façon dit clairement ce boxeur demandant à un autre s’il arrive à « lire » son adversaire en regardant ses pieds ou sa ceinture ? Ou mieux encore, cet échange étonnant par sa teneur hautement théorique :
Boxeur 1. – Une bonne analogie peut aider. Il faut voir qui comprend, et s’adapter à l’autre.
Boxeur 2. – Je préfère analyser un geste pour le comprendre. L’analogie, c’est bon pour la poésie. Je veux comprendre.
Boxeur 1. – Il y a pourtant deux aspects à la compréhension des choses. L’aspect intellectuel et l’aspect intuitif, sensible.
Boxeur 2. – Oui, c’est vrai, c’est vrai.
Boxeur 1. – L’analogie te rapproche de la sensation. Quand j’apprends quelque chose de nouveau, je trouve en moi ce qui accentue le mouvement, ce qui l’exagère. Et je le perçois. Et OK, je m’apprends à sentir où est l’énergie. Je ressens quelque chose sans bouger beaucoup.
Boxeur 2. – Oui, c’est vrai.
16Un dernier cliché pour conclure. Puisque tous les films de Wiseman sont réputés opérer une coupe sociale de l’Amérique, il faudrait que Boxing Gym y sacrifie. Là encore, se rendant sans doute compte que toute subtilité d’analyse est inutile, Wiseman présente ainsi lui-même son film :
Les gens qui s’y entraînent sont des hommes et des femmes issus de toutes les classes sociales – un milliardaire ayant fait fortune avec Internet, des docteurs, des combattants professionnels, des juristes, des coiffeurs, des comptables, des plombiers, des électriciens, des élèves de collège et d’école primaire, des avocats, des gens récemment libérés de prison, le juge qui les a condamnés, des étudiants diplômés d’histoire chinoise, de jeunes mères (mariées ou non) et leurs bébés, des nouveaux immigrés cubains et mexicains, des pères avec leurs fils et leurs filles, des gens de toutes races, de toutes origines ethniques et de tous âges boxant et travaillant ensemble dans un esprit amical et coopératif.
17Une phrase qu’on n’a pas manqué de transformer en son contraire en la réduisant à son énumération centrale, devenue inventaire de la lutte des classes. S’il met tout ce monde en scène en effet, lui seul sait qui ils sont, car le film ne les dénonce pas pour tels, nous n’en savons vraiment rien. Parfois en effet, des façons de parler, des réactions épidermiques, des attitudes, des couleurs de peau, des expressions de soucis plus ou moins quotidiens d’argent ou de travail, nous mettent la puce à l’oreille et le nez à la fenêtre. Mais sans doute opposés socialement, ces gens n’aspirent ici qu’à vivre l’oubli des conflits et des luttes, faire l’expérience existentielle de cette suspension. Des juristes aux immigrés, personne ici n’est idiot ni sonné, tous savent que cette vitale utopie n’a qu’un temps, mais ils veulent un moment vivre la vie à vivre. Exception lumineuse dans la filmographie de Wiseman, Boxing Gym, son île au loin, sa Désirade.
Tourné au Lord’s Gym, Austin (Texas) d’avril à juin 2007. Photographie de John Davey. Présenté pour la première fois en salles françaises le 9 mars 2011. Durée : 91 minutes, couleur.
Frederick Wiseman. Note de production sur Boxing Gym
18La violence humaine dans l’éventail presque infini de ses formes et de ses conséquences est un thème lié à beaucoup de mes films. Basic Training, Missile, et Manœuvre traitent de l’entraînement des soldats pour commettre des actes de violence au nom et au service de l’État menacé par des ennemis extérieurs. Law and Order, Domestic violence, Juvenile Court et Titicut Follies illustrent les efforts déployés par l’État pour isoler et punir ceux qui menacent la sécurité de leur communauté en commettant des actes de violence. Primate donne un exemple de recherche scientifique visant à contrôler les comportements violents par l’insertion d’électrodes dans le cerveau. State Legislature montre le processus de création des lois visant à contrôler et punir les comportements violents. La boxe est l’expression maîtrisée d’une forme de violence. C’est un sport qui requiert une mise en pratique habile de l’usage discipliné d’une violence ritualisée, que ce soit au service de la légitime défense, du sport (amateur ou professionnel), ou au service de certains aspects du développement personnel tels que la force ou l’image de soi.
19La boxe est pleine de contradictions. Elle peut être sanglante, blessante et cruelle, tout en requérant du dévouement, de la discipline, de la concentration, une éthique du travail acharné, le sens du sacrifice, des exigences contraignantes et féroces envers le corps et l’esprit. Les exigences imposées au corps par la boxe sont similaires à la discipline et à la concentration nécessaires aux danseurs tel qu’illustrées dans Ballet et La Danse. L’entraînement d’un boxeur, qu’il soit amateur ou professionnel, prend place dans un club de boxe. Il s’agit d’une institution communautaire qui poursuit un éventail d’objectifs allant au-delà de sa fonction d’entraînement. Pour certains, le club est une maison, un refuge, un endroit sûr pour échapper aux turbulences des rues, un endroit où les parents amènent des enfants perturbés. Le club est aussi une salle de classe où le professeur (un entraîneur ou un coach) enseigne en face à face. Beaucoup de gens pensent aussi que les clubs de boxe sont des lieux saints et les décrivent alors comme « des archives vivantes du savoir sur la boxe ».
20Boxing Gym a été tourné au Lord’s Gym à Austin, Texas, fondé il y a seize ans par l’ancien boxeur professionnel Richard Lord. Le club est un véritable meltingpot américain. Les gens qui s’y entraînent sont des hommes et des femmes issus de toutes les classes sociales – un milliardaire ayant fait fortune avec Internet, des docteurs, des combattants professionnels, des juristes, des coiffeurs, des comptables, des plombiers, des électriciens, des élèves de collège et d’école primaire, des avocats, des gens récemment libérés de prison, le juge qui les a condamnés, des étudiants diplômés d’histoire chinoise, de jeunes mères (mariées ou non) et leurs bébés, des nouveaux immigrés cubains et mexicains, des pères avec leurs fils et leurs filles, des gens de toutes races, de toutes origines ethniques et de tous âges boxant et travaillant ensemble dans un esprit amical et coopératif.
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Frederick Wiseman
Ce livre est cité par
- Besson, Rémy. (2021) Regard intermédial sur l’imaginaire de la technique dans le cinéma de Frederick Wiseman. Communication & langages, N° 208-209. DOI: 10.3917/comla1.208.0135
- Michau, Nadine. (2017) Gros plan sur les mutations agricoles. Études rurales. DOI: 10.4000/etudesrurales.11500
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