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Refonder la gendarmerie : Réflexions de crise d’un gendarme au milieu du xixe siècle
p. 287-304
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Index géographique : France
Texte intégral
1Dans le premier semestre de l’année 1851, l’imprimerie Victorien Monnier publie à Châteaubriant le court opuscule d’un jeune lieutenant de gendarmerie de la Loire-Inférieure, Charles-Auguste Godey de Mondésert. Ces trente-deux pages de Réflexions sur l’organisation de la gendarmerie restent vraisemblablement confinées au public très restreint de la gendarmerie locale. Seule la Bibliothèque Nationale conserve encore un exemplaire de ce petit texte, imprimé et relié à moindre coût sous la forme de quelques feuillets souples1. On a bien affaire à un écrit de circonstances, peu lu par des contemporains qui ne le citent jamais, peut-être ignoré des propres enfants de l’auteur, qui omettent de recenser ce document dans la liste nécrologique des œuvres du défunt2.
2Ce texte oublié souffre sans doute de sa situation chronologique intermédiaire3. Pour Godey de Mondésert d’abord, puisque la parution de ses réflexions précède de quelques semaines une promotion qui correspond également à un profond dépaysement : nommé trésorier de la gendarmerie corse, il s’éprend d’une île qui constituera désormais la grande passion de sa vie. Il s’y marie, reviendra y fixer sa résidence de retraite et rédigera plusieurs articles et essais sur ce nouveau pays d’adoption4. Pour la gendarmerie également, l’année 1851 constitue une charnière fondamentale. Proposer une réhabilitation et une réforme générale de l’institution quelques mois avant le coup d’État de Louis-Napoléon, durant lequel les gendarmes tiennent un rôle crucial, c’est s’exposer au risque de l’obsolescence rapide. Dès décembre 1851, le ministère de la Guerre annonce une réorganisation de la gendarmerie et, en mars 1854, un nouveau décret redéfinit les principes constitutifs de l’arme5. Enfin, le genre littéraire adopté par Godey de Mondésert condamne également son œuvre. La forme ancienne du mémoire généraliste n’attire plus guère l’attention. Au milieu du xixe siècle, les réflexions sur le métier n’obtiennent d’écho que si elles s’assurent du concours d’un journal corporatiste ou de l’assentiment d’un inspecteur général.
3Pour toutes ces raisons, les Réflexions sur l’organisation de la gendarmerie n’ont bénéficié d’aucune portée. Il n’en s’agit pas moins d’un document exceptionnel sur l’univers mental d’un officier de gendarmerie au milieu du xixe siècle, qui éclaire l’historien sur la transition entre deux périodes de l’histoire de la gendarmerie. S’il n’innove guère dans le détail de ses propositions, il propose un diagnostic nuancé et fouillé d’une institution qui sort lentement d’une crise profonde. En mettant l’accent sur les représentations sociales du corps, en développant un discours de la réhabilitation plutôt qu’un projet de réforme, il clôture également l’ère des mémoires policiers traditionnels pour inaugurer l’âge des miroirs de la gendarmerie.
Quand un officier prend la plume
4La crise larvée qui s’achève au milieu du xixe siècle a provoqué un malaise d’autant plus profond que la gendarmerie ne dispose pas d’un porte-parole officiel6. À la chute du Premier Empire, l’Inspection Générale de la Gendarmerie a été supprimée, sans qu’aucune instance ne vienne réellement la remplacer. L’institution relève de la tutelle conjointe des ministères de la Guerre, de l’Intérieur, de la Justice, voire de la Marine. En pratique, elle est rattachée au Bureau de la Cavalerie, qui ne tient guère compte de sa spécificité et sacrifie souvent ses intérêts à ceux des corps de troupe. À compter des années 1830, des inspections de la gendarmerie sont ordonnées, tous les deux ans, mais ce rythme discontinu s’accompagne d’une rotation effrénée des généraux inspecteurs et empêche ces derniers de comprendre les principes du métier. Confrontés aux difficultés de leurs hommes et à ce vide institutionnel, les officiers de gendarmerie sont amenés à inventer et à prendre en charge un discours professionnel.
Rédiger un mémoire au milieu du xixe siècle : les derniers feux d’un genre littéraire ?
5Pour exprimer leurs positions et attirer l’attention des autorités, les officiers disposent de quelques moyens traditionnels. Premier d’entre eux, le recours à la voie hiérarchique manque de portée. Au mieux, le rapport soigneusement rédigé aboutira dans le registre d’un inspecteur général qui se contentera de le parcourir, d’en extraire quelques idées, puis de le classer7. Du reste, les textes qui empruntent le circuit officiel doivent porter sur un objet spécifique. Non seulement on imagine mal un simple officier subalterne tel que Godey de Mondésert proposer un projet global de réforme, mais, plus encore, ce sont les inspecteurs qui imposent les cadres du débat et limitent le champ de réflexion de leurs hommes. Certains officiers contournent ce système sclérosé en utilisant leurs relations personnelles pour faire passer leurs idées jusqu’aux plus hauts cadres de la hiérarchie. En témoignent quelques rapports et courriers adressés au général Préval, chargé de plusieurs missions de réflexion sur la gendarmerie sous la Monarchie de Juillet. Dans les archives personnelles de cet officier, déposées au Service historique de l’armée de Terre8, on remarque toutefois que les « mémoires » l’emportent en volume sur la correspondance ordinaire.
6C’est en effet sous cette forme déjà ancienne au début du xixe siècle que se déploient les réflexions les plus ambitieuses et les plus précises. Sous les monarchies censitaires, on peut recenser une petite dizaine de ces textes généralistes9, dont certains sont publiés auprès des imprimeurs officiels de la gendarmerie. Il s’agit bien d’un véritable genre, doté d’un format uniforme (vingt à quarante pages) et abordant des thèmes similaires : le recrutement, la solde, l’avancement, la retraite, constituent les principaux matériaux de cette littérature corporatiste. S’y ajoutent généralement de longues considérations préliminaires sur l’utilité et le prestige de la gendarmerie, pilier de la société, ainsi que d’ambitieuses réflexions sur les réformes à apporter. Mais ces importants développements ne servent qu’à appuyer et à argumenter les propositions concrètes. En témoignent les résumés synthétiques par lesquels se concluent le plus souvent ces mémoires gendarmiques.
7Le texte de Godey de Mondésert s’inscrit clairement dans cette tradition, tout en reprenant les nouveaux canons revendicatifs édictés par la presse professionnelle. En effet, avec l’avènement d’un âge médiatique et la libéralisation du régime, la plupart des métiers administratifs se dotent alors d’organes de presse qui portent leurs doléances et organisent leurs débats internes10. La gendarmerie n’échappe pas à ce mouvement général. Après plusieurs entreprises infructueuses au début de la Monarchie de Juillet, le Journal de la Gendarmerie s’impose dès 1839 comme le principal relais médiatique de l’institution. Soumis à la vive concurrence du Bulletin de la Gendarmerie11, il ne se limite pas au terrain consensuel de l’information juridique et aborde le domaine revendicatif pour élargir son lectorat. Le succès est assez significatif pour que, sous la Seconde République, ce journal obtienne le soutien indirect du ministère de la Guerre. Vers 1850, on peut considérer que toutes les brigades du pays ont accès aux livraisons trimensuelles du Journal de la Gendarmerie12. Devenue le porte-parole du corps et la caisse de résonance des débats qui agitent l’arme, cette publication conquiert le monopole des interventions publiques des officiers. Gérée par le principal éditeur de la gendarmerie, Léautey, elle assèche le marché des mémoires.
8Voici qui explique l’allure décousue des Réflexions de Godey de Mondésert. Il est vrai qu’il suffit de feuilleter quelques-uns de ses prédécesseurs parmi les plus récents – les Considérations sur la gendarmerie du lieutenant Fumat ou les Rêveries sur l’organisation de la gendarmerie du trésorier Huguet – pour constater que ces opuscules virevoltent allègrement du harnachement des cavaliers à la gestion du maintien de l’ordre, en passant par les soins hospitaliers des gendarmes… Aussi hétéroclites puissent-ils paraître, ces mémoires n’en conservent pas moins une ligne directrice clairement affichée, sinon martelée. Rien de tout cela chez Godey de Mondésert. Dès la table des matières de son ouvrage, on peine à comprendre la logique de son argumentation.
De la gendarmerie nationale ; Du gendarme ; Rapports avec les diverses autorités ; De l’administration ; Du service ; Tournées d’officiers ; Escortes de fonds ; Tournées de communes ; De l’augmentation du service ; Limites du service ; De l’esprit de corps ; Des récompenses ; De la tenue ; Du recrutement ; Retraites ; Résidences ; Service de santé ; Du mariage ; Conclusion
Plan apparent des Réflexions sur l’organisation de la gendarmerie
9La lecture confirme cette première impression : aucune transition qui sépare ces petits chapitres, nul lien pour les réunir. Plusieurs redites donnent la sensation de parcourir une compilation d’articles isolés. Enfin, la conclusion se contente d’élargir le propos, mais ne reprend aucune des idées précédemment défendues.
10Peut-être faut-il imputer ces particularités aux maladresses d’une rédaction précipitée et relâchée ? L’hypothèse manque toutefois de crédibilité dès lors que Godey de Mondésert place son ouvrage sous le patronage de ses supérieurs hiérarchiques. Il paraît plus cohérent d’entrevoir ici la disparition progressive d’une forme d’expression traditionnelle : soumis à rude concurrence, le genre du mémoire s’hybride et épouse peu à peu les codes de l’écriture journalistique. Il s’agit désormais de prendre au sérieux la proclamation d’humilité de l’auteur :
« Je n’ai nullement désiré faire de l’art ; c’eût été folie de ma part. Je n’ai voulu que transcrire mes idées, surtout dire la vérité, qui n’a qu’un langage : l’exposé des faits, parce que rien de ce qui s’attache à la gendarmerie, rien surtout de ce qui peut l’améliorer, ne doit être négligé de ses officiers13. »
11Sans doute aucun rédacteur de mémoire n’a-t-il jamais expressément prétendu « faire de l’art ». Mais le monde des officiers de gendarmerie du premier xixe siècle se pique volontiers de loisirs littéraires, tandis que leur ethos aristocratique les sensibilise aux soucis esthétiques14. À l’inverse, chez Godey de Mondésert, l’accent porté sur « l’exposé des faits » impose de nouvelles normes d’écriture et commande un nouveau rapport au métier.
Écrire pour lancer une carrière
12Pourquoi un jeune officier prend-il la peine de rédiger et de faire imprimer un texte destiné au maigre public de ses supérieurs et exposé aux critiques acerbes de ses collègues ? Cette question naïve impose une réponse évidente : l’auteur écrit pour promouvoir ses idées et surtout sa carrière. Né en 1813 à Melun, Godey de Mondésert est issu d’une famille de petits propriétaires industriels. Dès l’âge de dix-huit ans, il rejoint les rangs de la cavalerie et y gagne immédiatement ses galons de sous-officier. Lancier, puis hussard, il doit attendre dix ans pour accéder à l’épaulette, en 1840. On ne sait pas pour quelle raison il choisit, en 1845, d’entrer dans la gendarmerie. On peut supposer, qu’à l’instar de nombreux collègues, il choisit cette arme pour profiter d’une solde plus avantageuse. Célibataire peu fortuné15, Godey de Mondésert pouvait souffrir des exigences élevées que la bonne société imposait alors aux officiers désireux de tenir leur rang16. Pire encore, cet ancien sous-officier redoutait sans doute de voir son avancement ralenti par la primauté accordée aux anciens élèves de Saint-Cyr ou de Polytechnique. « Arme plébéienne » par excellence, la gendarmerie souffre moins de cette concurrence des élites traditionnelles et offre de meilleures chances de progresser dans la hiérarchie militaire.
13En contrepartie de ces avantages, les officiers de gendarmerie sont dispersés sur l’ensemble du territoire national et débutent souvent leur carrière dans de modestes sous-préfectures isolées. Godey de Mondésert n’échappe pas à cette règle. Affecté dans le Morbihan, dans une région très pauvre et peu hospitalière aux fonctionnaires de l’État centralisé, il souffre suffisamment de cet éloignement pour multiplier les demandes de mutation. Affecté dans la Manche en 1847, puis en Loire-Inférieure, l’année suivante, il ne parvient pas à quitter les départements de l’Ouest. Son mémoire porte la trace des déceptions provinciales :
« Je pense que l’on fera une grande différence de passer dix ans à Vincennes, à Neuilly, à Fontainebleau ou de les passer à Ploermel, à Locminé, à Savernay. Non seulement le service est beaucoup moins pénible et plus agréable dans les premières localités, mais les officiers y ont tous les avantages d’une brillante existence. Ils y font de belles connaissances, ils y soignent leurs intérêts d’avenir et de famille. Qu’on consulte l’Annuaire, on remarquera que tous les officiers de la Seine sont décorés, tandis que nous, pauvres habitants de la Bretagne, nous avons plus de peines, plus de fatigues, nos commandements étant plus étendus. (…) Pourquoi les résidences ne seraient-elles pas données de droit à l’ancienneté17 ? »
14Les considérations personnelles figurent bien parmi les motivations qui poussent Godey de Mondésert à rédiger un opuscule. Pour autant, les Réflexions sur l’organisation de la gendarmerie ne constituent pas l’œuvre d’un officier aigri et nourri de rancœur. Encore jeune dans la carrière, ce lieutenant cherche surtout à se faire reconnaître de ses supérieurs et à accélérer son avancement. Bien sûr, l’historien risque de céder aux fausses évidences de la reconstruction rétrospective : capitaine en 1851, chef d’escadron en 1856, lieutenant-colonel en 1865, colonel trois ans plus tard, « susceptible d’être promu au grade de général de brigade », Godey de Mondésert mène une carrière exemplaire qui le conduit à diriger la légion de Lyon pendant l’Année Terrible. Ce parcours ne doit sans doute pas grand-chose à la trentaine de pages rédigées vingt ans plus tôt… Mais celles-ci engagent, dès 1850, le lieutenant de la Loire-Inférieure dans le cursus honorum des officiers de gendarmerie. En témoigne d’ailleurs l’épître dédicatoire qui ouvre son mémoire :
« À Monsieur le colonel Pain, colonel de cavalerie, chef de la 6e légion de gendarmerie, officier de l’ordre national de la Légion d’Honneur, hommage de respect et de reconnaissance. Votre indulgence ordinaire serait pour moi la récompense la plus flatteuse et le plus puissant stimulant pour l’avenir18. »
Écrire en temps de crise : poser un diagnostic
15Pour se distinguer aux yeux de ses supérieurs, Godey de Mondésert veut donc proposer une lecture personnelle de la crise qui frappe la gendarmerie. À première vue, pourtant, ses Réflexions reprennent la matière des nombreux opuscules qui ont déjà abordé ces questions. Sans doute son expérience personnelle permet-elle d’étayer, de préciser ou de nuancer les considérations générales qui dominent trop souvent la littérature corporatiste. Mais cette valeur ajoutée du vécu resterait bien maigre si elle ne s’accompagnait pas d’une mise à jour du diagnostic. Engagée dès 1841, la revalorisation de la gendarmerie résout une bonne part des difficultés matérielles19, mais elle ne répond pas au discrédit qui accable encore l’institution. C’est donc sur ce problème que Godey de Mondésert va concentrer le feu de ses Réflexions.
La crise politique de la gendarmerie
16La crise de l’institution provient d’abord de l’instabilité des pouvoirs politiques dans la France du premier xixe siècle. La rapide succession des régimes adverses crée, en effet, un climat d’autant plus difficile pour la gendarmerie que ses attributions militaires et policières disposent d’une forte charge symbolique. Dès 1815, confrontée au dilemme de tous les fonctionnaires lors du retour de l’Aigle, elle rejoint le camp impérial. En retour, la Restauration confirmée licencie le corps pour le reconstruire sur une base loyaliste. La fidélité politique aux Bourbons devient un critère de recrutement fondamental. En 1830, lors des Trois Glorieuses, les gendarmes parisiens figurent donc en première ligne des troupes opposées aux insurgés. S’ensuit logiquement une nouvelle épuration, moins sévère et plus localisée. La gendarmerie qu’intègre Godey de Mondésert en 1845 est sans doute moins identifiée au nouveau régime ; elle n’en reste pas moins un fidèle soutien du pouvoir en place. En témoignent, une fois de plus, les journées révolutionnaires de février 1848. Toutefois, seule la Garde municipale subit les foudres du pouvoir républicain, tandis que la gendarmerie départementale échappe aux sanctions collectives. Godey de Mondésert ignore d’autant moins ce passé tourmenté qu’il commence sa carrière en Bretagne, où les passions légitimistes restent vives. De plus, l’avènement du Parti de l’Ordre engendre de nouvelles épurations ciblées qui entretiennent les incertitudes des gendarmes.
17Ces questions sont toutefois bien trop sensibles pour être abordées dans un opuscule public. Aussi ne les évoque-t-il que brièvement et prudemment, en mettant l’accent sur le courage et l’abnégation d’un corps qui « rougissait de son sang les eaux de la Seine » en 1830. La narration de la Révolution de 1848 est plus explicite : « Quel est le corps qui a fait face à l’émeute ? Comme soldats qui doivent être étrangers à la politique et qui ne doivent avoir qu’une religion, celle du drapeau, disons-le avec orgueil : la Garde municipale ». Fort de cet héritage revendiqué, Godey de Mondésert défend d’abord une posture légaliste. La réflexion prend toutefois une tournure plus expressément politique au détour de quelques remarques discrètes. En précisant que, de mars à juin 1848, « le désordre agrandissait son foyer », en félicitant à plusieurs reprises le Prince-Président pour sa fermeté, en dénonçant l’indiscipline des fonctionnaires civils et des maires, Godey de Mondésert choisit une éthique loyaliste : « il faut déployer toute notre intelligence pour servir loyalement le gouvernement qui régit la France, qui compte sur la gendarmerie »20.
18Ce loyalisme prend un sens tout particulier dans le contexte de la République conservatrice. Lorsqu’il rédige ce texte, en 1850-51, les brigades de gendarmerie se voient confier des missions politiques quasiment quotidiennes, tandis que se durcit l’opposition entre républicains et conservateurs. En tant que lieutenant, Godey de Mondésert prépare chaque mois des rapports sur l’opinion publique de son arrondissement, dans lesquels il doit mettre en scène cette peur du « rouge » qui monte dans le pays21. Ce travail de renseignement s’inscrit dans la tradition professionnelle de la gendarmerie. Dès le Premier Empire, le maréchal Moncey pressait ses troupes pour que leurs informations devancent celles que recueillaient les policiers de Fouché22. Les monarchies censitaires ne remettent pas en cause cette mission politique qui heurte, pourtant, l’éthique militaire des officiers de gendarmerie. Officiellement, l’arme répudie toute forme de service occulte. Godey de Mondésert prend d’ailleurs soin de borner les frontières du service :
« La mission de la gendarmerie cesse là où elle ne peut plus rendre de services à la société d’une manière digne et honorable. Elle ne doit jamais franchir cette limite hors de laquelle elle ne trouverait que désagrément et que déshonneur23. »
19Peut-on prendre des renseignements « d’une manière digne et honorable » ? En retenant cette formulation vague et en passant sous silence la dimension politique du problème, Godey de Mondésert offre une approbation implicite qui s’adosse au débat engendré, en 1849, par la divulgation médiatique de la circulaire Hautpoul24. « Très confidentiel », ce document invitait les officiers de gendarmerie à approfondir et à intensifier leurs enquêtes politiques. Malgré les protestations républicaines, fondées sur la neutralité professionnelle d’une institution militaire, la plupart des dirigeants de la gendarmerie avaient approuvé les recommandations du ministre de l’Intérieur. À la suite de ses supérieurs, Godey de Mondésert accepte donc de servir le pouvoir en place, y compris contre ses opposants. Mais il souhaite y mettre les formes pour conserver la réputation militaire du corps.
La crise professionnelle
20Corollaire des turbulences politiques, une crise professionnelle menace la gendarmerie du premier xixe siècle. Recrutée parmi les anciens soldats, l’institution manque de candidats valables. En témoigne le sombre tableau brossé par Godey de Mondésert :
« Leur instruction élémentaire est presque nulle lorsqu’ils arrivent dans nos rangs : plusieurs d’entre eux ne savent même pas lire (…). Bien souvent, grâce à leur ignorance à rédiger un procès-verbal, plusieurs gendarmes sont forcés de laisser sans les réprimer beaucoup d’infractions à la loi25. »
21Cette description ne présente guère d’originalité dans la littérature des mémoires professionnels. Depuis la Monarchie de Juillet, la crise du recrutement figure au premier rang des symptômes du déclin de la gendarmerie. En témoignent, par exemple, les Considérations sur la Gendarmerie, publiées en 1840, dans lesquelles le général d’Outremont de Minières prophétise une catastrophe : « les bons résultats sont dus à la parfaite composition de la gendarmerie il y a vingt ans (…) ; mais les forces s’épuisent, les hommes s’usent, le vieux fonds disparaît chaque jour »26. Godey de Mondésert reprend à son compte l’état des lieux traditionnel, mais il s’efforce de nuancer le tableau pessimiste proposé par ses prédécesseurs.
22En effet, s’il ne propose pas d’explication directe à cette crise du recrutement, il la met en relation avec l’image troublée dont souffre l’institution. À l’en croire, si les meilleurs sous-officiers répugnent à entrer dans la gendarmerie, c’est d’abord parce qu’ils la suspectent de manquer d’esprit militaire et de se prêter aux basses manœuvres politiques. Voilà pourquoi Godey de Mondésert manie, on l’a vu plus haut, un langage diplomatique dès lors qu’il s’agit d’approuver ces missions suspectes. Plus généralement, il détourne le problème en dénonçant prudemment les trop grandes prétentions des autorités civiles pour mieux exalter l’indépendance professionnelle d’une gendarmerie militarisée. Ainsi s’explique également l’importance qu’il accorde au port permanent de l’uniforme. Le rappel insistant de cette prescription réglementaire présente une double signification. Elle permet d’abord de lutter contre l’image tenace du « mouchard » que la société accorde volontiers aux corps policiers. Mais il s’agit surtout de rappeler que la gendarmerie fait partie intégrante de l’armée :
« Il est pénible de rencontrer des officiers en tournée de service vêtus d’habits bourgeois plus ou moins garnis de fourrure, bien bercés dans leurs voitures, au lieu d’être à cheval et en tenue militaire. […] La tenue d’un corps est ce qui fixe le plus l’attention du public, qui le dispose en sa faveur. Pour lui, un beau régiment peut n’être que bon, et il n’est beau que lorsqu’il possède un éclatant vif, une bonne musique, un immense tambour-major27 ».
23On voit ici l’importance qu’attache Godey de Mondésert aux représentations sociales. À l’en croire, toutes les difficultés professionnelles de la gendarmerie proviennent d’un déficit de reconnaissance. Il est vrai que, dans les années 1840, l’image médiatique de l’arme l’identifie aux compagnies de vétérans peuplées de vieux soldats usés. Parmi beaucoup d’autres, le Journal de la Gendarmerie engage alors un vaste combat pour déraciner cette réputation dévalorisante, et Godey prolonge leurs cris d’indignation : « Croit-on encore, comme malheureusement le bruit en est trop accrédité dans l’armée, qu’elle soit une vétérance anticipée ? ». Et de rappeler, calculs à l’appui, que les gendarmes « marchent deux fois plus que les spahis »28. En tout cas, cette crise des représentations lui tient suffisamment à cœur pour qu’il recommande, parmi les principales réformes à adopter, « la fixation d’une limite d’âge » et l’octroi d’emplois réservés pour les gendarmes trop malades ou vieillis pour continuer un service actif. Plus encore, il prend acte que « les physiques déformés par les années justifient les railleries dont ils sont l’objet ». C’est pourquoi il souhaite affecter dans les villes de garnison « les hommes jeunes et énergiques », reléguant les anciens aux résidences rurales.
24Rendre à la gendarmerie son prestige militaire, déraciner les préjugés qu’entretiennent les officiers des corps de troupe : pour mener à bien ces deux combats, Godey de Mondésert compte également sur le maintien de la grande tenue. « Déjà fort belle », elle doit être maintenue à la hauteur d’un corps d’élite. En énonçant ce bref constat, Godey prend position dans l’un des débats les plus virulents des années 184029. Aux yeux de beaucoup de gendarmes, en effet, l’uniforme doit s’adapter aux nécessités du terrain. Trop onéreux, il pourrait également être simplifié pour améliorer indirectement la solde. Moins nombreux mais mieux implantés, les tenants du statu quo défendent, quant à eux, le prestige de l’apparat. Godey choisit clairement d’épouser leur camp. Tout au plus souhaite-t-il « que l’on retire les fausses poches aux surtouts – c’est par trop livrée »30. Là encore, l’image du corps commande la réflexion, comme si la crise professionnelle ne provenait que d’une dégradation symbolique.
Portrait matériel et moral du gendarme
25Le volontarisme affiché par Godey de Mondésert contraste avec le pessimisme de ses prédécesseurs. Il faut dire que la tendance au déclin de la gendarmerie semble s’inverser depuis le début de la décennie 1840. Plusieurs réformes ont nettement revalorisé la condition des gendarmes. De plus, la Monarchie de Juillet engage de grandes campagnes de créations de brigades. Dès 1843, et surtout après 1847, les effectifs de gendarmerie s’élèvent sensiblement, preuve de la confiance dont l’institution reste investie. Ce contexte favorable explique sans doute la faible place accordée aux revendications matérielles. Là où les textes antérieurs insistaient volontiers sur le niveau de la solde ou des retraites, Godey de Mondésert concentre le tir sur les accessoires. Qu’il s’agisse d’améliorer la situation précaire des gendarmes malades ou de prendre en considération le sort des cavaliers en période de cherté des fourrages, les revendications gagnent en précision ce qu’elles perdent en intensité dramatique. À lire ce mémoire, les gendarmes semblent bénéficier d’une situation favorable qu’il ne faudrait réformer qu’à la marge. Pourtant, Godey de Mondésert reconnaît volontiers que « nous avons la bourse très légère ». Mais cette formule discrète prend plutôt l’allure d’une concession aux règles du genre corporatiste. Plus encore, il précise aussitôt que « nous n’avons pas à en rougir »31. Transcendées en vertus morales, les difficultés financières ne pèsent guère dans l’équilibre de son mémoire.
26Les souffrances morales des gendarmes bénéficient d’une attention bien plus soutenue. Godey de Mondésert décèle chez ses hommes une crise de motivation qui se manifeste d’abord par un relâchement disciplinaire : « les mœurs militaires tendent à se perdre » dans une arme disséminée et soumise à la surveillance trop intermittente d’officiers éloignés. Le service s’en ressent également :
« Les officiers de gendarmerie doivent être persuadés que les tournées de communes sont imparfaites. Nos subordonnés vont chez les maires, les questionnent, c’est vrai, mais voilà tout. S’ils demeurent à l’extrémité de la commune, tant mieux pour la surveillance ; mais tant pis pour elle s’ils résident au commencement32. »
27Une fois de plus, le constat n’est pas neuf, mais les explications apportées dépassent les simples lamentations sur la qualité des hommes. En effet, Godey de Mondésert met d’abord en cause l’organisation défectueuse du service : officiers distants, circonscriptions trop étendues, mais aussi mauvais usage de la gendarmerie. En témoigne le fonctionnement des escortes de fonds dans la lieutenance de Châteaubriant. En théorie, les gendarmes sont chargés de protéger les transports exceptionnels. Pourtant, aucune réquisition ne leur est transmise de février 1848 à février 1849 :
« Je demandai au receveur particulier ce qui nécessitait l’appui de la force armée dont on se passait depuis longtemps. Voici ce qu’il me répondit : ‘pendant dix-huit mois, nous n’avons pas requis la gendarmerie parce qu’il y avait des dangers à faire connaître nos envois. Aujourd’hui que tout est tranquille, nous demandons votre soutien. »
28L’anecdote illustre à merveille les perversions de la routine policière. Pour y remédier, Godey de Mondésert propose de remplacer les escortes par un dispositif d’embuscades qui aurait le mérite de replacer le gendarme dans la position active du chasseur. Il s’agit bien de faire coup double : d’une part, renforcer la sécurité publique ; d’autre part, restaurer l’estime de soi des gendarmes.
29Car Godey de Mondésert se pique de sonder le moral, sinon l’âme, de ses subordonnés. Il engage ainsi de longues descriptions du désarroi dans lequel plonge rapidement la nouvelle recrue, confrontée à l’extrême solitude du métier policier : « il tombe dans l’isolement, l’ennui le gagne. Abandonné, réduit à se suffire à lui-même, à vaquer aux nécessités de son existence, il se décourage ». Godey de Mondésert juge cette pente d’autant plus inexorable qu’il refuse d’encourager les affectations locales ou les rapprochements familiaux. Le gendarme doit rester pleinement indépendant. Tout au plus reconnaît-il un droit au mariage. Il en concède même l’absolue nécessité, « non par goût, mais par égoïsme : il a besoin et veut des soins ». S’y ajoutent également des motifs disciplinaires, dans la mesure où la liberté du célibataire facilite les dérives en tout genre. En aucun cas, toutefois, l’homme marié ne doit percer sous l’uniforme. Interdit de vie sociale, le gendarme idéal devrait « faire taire toutes les sympathies pour n’être que le mandataire de la loi. Pendant quelque temps, il marchera seul, le front haut et la conscience légère »33. Là réside l’essence de la crise : confrontée au discrédit social qui accable la gendarmerie, comment la recrue peut-elle construire cette image valorisante ?
Écrire pour sortir de la crise : le discours de la refondation
30Les Réflexions sur l’organisation de la Gendarmerie contiennent assez peu de propositions précises. Elles n’en développent pas moins un discours offensif qui mélange trois angles d’attaque. D’abord, une réhabilitation de l’institution, à laquelle Godey de Mondésert veut tendre un miroir flatteur. Ensuite, une série de petites réformes dont la présentation éclatée ne doit pas plus éclipser la cohérence que leur aspect anecdotique ne doit dissimuler l’ambition profonde : il s’agit bien d’engager la gendarmerie dans une nouvelle étape de la professionnalisation. Enfin, pour mener à bien ces deux objectifs, Godey de Mondésert est amené à redéfinir la mission des officiers.
Un nouveau discours pour la gendarmerie
31Presque tous les mémoires professionnels du premier xixe siècle consacrent leur préambule à justifier l’utilité de la gendarmerie au nom d’une légitimité ancestrale, que certains font remonter à l’empire romain. Il faut dire que, fragilisée par les changements de régime politique, l’arme craint encore pour son existence. Au milieu du siècle, les « rouges » annoncent volontiers sa prochaine dissolution, tandis que certains députés libéraux tentent de rogner son budget. Nourris de l’observation du modèle anglais d’une police civile peu nombreuse, ils contestent ainsi le bien-fondé des augmentations d’effectif qui marquent la décennie. Rassuré par un climat de plus en plus favorable à son institution, Godey de Mondésert ne leur oppose que l’argument modeste de la spécificité nationale : « il n’y a pas de pays en Europe où on aime autant faire des lois qu’en France »34. Mais il s’appuie sur cette idée pour renverser les positions habituelles en prônant un doublement, sinon un triplement, de l’effectif de la gendarmerie. Preuve d’un climat de confiance retrouvée, l’heure n’est plus à la défense, mais à la contre-attaque.
32Les premières pages des Réflexions sur l’organisation de la Gendarmerie imaginent ainsi un nouveau système militaire et policier dont la gendarmerie serait la clé de voûte. Selon Godey de Mondésert, « aujourd’hui, enfin, les grandes armées sont devenues inutiles ». Du reste, les gendarmes restent des militaires entraînés qui peuvent facilement reprendre part aux combats. Pour faciliter cette conversion de l’institution en unité combattante, Godey de Mondésert propose de renforcer l’effectif des compagnies frontalières. Il recommande également de transformer tous les gendarmes à pied, moins efficaces et surtout moins prestigieux, en cavaliers. Le coût de cette réorganisation serait compensé par la réduction des corps de troupe. De plus, si la menace d’un conflit armé recule, les « guerres intérieures » constituent le nouveau péril face auquel seule la gendarmerie peut se dresser. En effet, Godey de Mondésert ignore des polices municipales encore embryonnaires et condamne sans appel la garde nationale : « à quoi sert-elle, sinon à armer l’émeute ? ». Seul rempart du pouvoir, la gendarmerie gagne ainsi une sorte de suprématie civile. Elle acquiert également l’image combattante qui lui manquait.
33Ce projet de réorganisation ne manque pas de détails. Godey de Mondésert chiffre ainsi les besoins précis de la Loire-Inférieure, qui passerait de 54 à 133 brigades. Mais la suite du mémoire ne tire pas les conséquences de ces ambitieuses prémisses. Lorsqu’il s’agit d’étendre les missions confiées à la gendarmerie, les Réflexions se contentent de proposer « que chaque brigade fût munie d’une pompe à incendie »… De même, la transformation de l’entraînement militaire se limite à une intensification du tir à la cible. Autant dire que Godey de Mondésert ne prend pas vraiment au sérieux la fantastique refonte qu’il prône dès le début de son ouvrage. En brossant cette fiction, il permet toutefois aux gendarmes de mieux comprendre leur rôle réel et leur potentiel rêvé. Il s’agit bien d’alimenter l’estime du corps, comme en témoigne cet autre extrait :
« Mais, me direz-vous, l’armée est mieux récompensée que nous ; chez elles, les faveurs sont nombreuses, chaque régiment a son histoire qu’il montre avec orgueil, qu’il raconte avec fierté ; nous, nous n’avons pas même la nôtre. C’est vrai, parce qu’elle serait trop longue. Il faudrait, pour énumérer les services de la gendarmerie, ses hauts faits, rappeler toutes les gloires de la nation. Consolez-vous, si elle n’existe pas dans vos annales, le Chef de l’État l’a écrite en lettres d’or en déclarant au monde, le 12 novembre 1850, “que vous avez accompli votre mission avec un zèle digne d’éloges”, paroles auxquelles s’est associée la grande majorité de la Chambre des Représentants de la France. »
34L’exercice de flatterie permet de proposer une image revalorisée de la gendarmerie qui trouve un écho dans les « chroniques » du Journal de la Gendarmerie. Dans cette rubrique, sont recensés les actes glorieux des gendarmes. Peu après la parution des Réflexions sur l’organisation de la Gendarmerie, le coup d’État de 1851 offrira un terrain d’application rêvé. Chargée de faire face aux républicains qui refusent de céder à Louis-Napoléon Bonaparte, la gendarmerie bénéficie alors d’un discours médiatique laudateur qui construit l’idée reçue flaubertienne du « rempart de la société ». Dès la fin décembre, un éphémère décret place tous les corps armés (gardes champêtres, gardes forestiers, douaniers, etc.) sous le contrôle des brigades de gendarmerie. Une partie du projet de Godey de Mondésert se réalise donc, quelques mois après la publication de son ouvrage.
Pour une professionnalisation de la gendarmerie
35Plus techniques, certaines propositions des Réflexions s’inscrivent dans une autre logique. En même temps qu’il désire restaurer l’esprit de corps de la gendarmerie, Godey de Mondésert tente, en effet, de moderniser le fonctionnement de l’institution. Ces idées trahissent pourtant une ambition individuelle : qu’il s’agisse de proposer de nouvelles règles pour l’avancement ou pour les mutations, l’intérêt personnel du jeune officier ambitieux et mal affecté n’est jamais très loin… Mais le discours de l’intérêt général enrobe ces revendications et leur donne une véritable cohérence.
36Il faut dire que la plupart des réformes suggérées par Godey de Mondésert sont imprégnées, plus ou moins directement, des débats qui agitent le monde des employés de l’État. Au début de la Seconde République, en effet, le vent révolutionnaire porte sur la scène publique des revendications forgées sous la Monarchie de Juillet par des fonctionnaires de plus en plus nombreux, conscients de leur force et soucieux d’acquérir un véritable statut35. Les nominations aux emplois publics, les règles de promotion, la publicité de l’avancement, le niveau des soldes et des pensions, concentrent alors l’attention des principales corporations. Intégrée au système militaire, la gendarmerie fait figure de cas particulier. Depuis les grandes réformes de l’armée, les officiers bénéficient d’un statut très protecteur et rigoureusement codifié. Néanmoins, le Bulletin de la Gendarmerie et le Journal de la Gendarmerie ferraillent régulièrement sur ces questions de principe. Rien d’étonnant, donc, à ce que Godey de Mondésert résume leurs positions – fût-ce à son profit – en réclamant une plus grande équité et une réelle transparence.
37Son mémoire fait d’ailleurs preuve d’originalité en définissant les modalités pratiques de ces grandes idées générales. Ainsi de la publicité des promotions, pour lesquelles il préconise la mise à disposition des tableaux de classement arrêtés par les inspecteurs généraux. Plus encore, pour garantir l’égalité de traitement des candidats, il envisage une généralisation des examens professionnels à tous les échelons :
« Les sous-officiers et gendarmes seraient tous réunis au chef-lieu de la compagnie. Là, en présence d’officiers désignés à cet effet, ils feraient leur procès-verbal fictif en haut desquels une devise et leurs noms seraient inscrits ; au bas, la devise serait répétée. La partie supérieure, qui contiendrait la devise et le nom, serait coupée et mise sous scellés. Les procès-verbaux réunis, scellés, seraient adressés, appréciés et classés par la commission d’une autre compagnie de la légion36. »
38Il ne faut pas se dissimuler la portée révolutionnaire d’une telle proposition. D’une part, toutes les nominations seraient fondées sur des critères professionnels, alors que la gendarmerie du xixe siècle fonctionne encore très largement sur l’appréciation des mérites militaires passés et du rayonnement social des candidats. D’autre part, ce système diminuerait le pouvoir considérable des officiers, qui appuient leur autorité sur un monopole de la notation. Godey de Mondésert en est suffisamment conscient pour tenter de refonder la mission de la hiérarchie.
La responsabilité des officiers
39La forme d’expression choisie par Godey de Mondésert donne l’exemple du nouveau rôle dont il veut investir ses collègues. En choisissant de s’exprimer publiquement sur son métier et sur son institution, il manifeste le désir d’être imité : « que des officiers influents et consciencieux descendent dans tous les détails de sa vie ». Sans doute parce que « cette inspection serait un beau triomphe pour la gendarmerie »37, une manière de déraciner les représentations sociales tenaces qui colportent des images dévalorisantes ; mais aussi pour que les officiers prennent conscience de leurs devoirs. En témoigne ce sévère diagnostic qui occupe le cœur de l’ouvrage et dont la typographie aérée saute aux yeux du lecteur pressé :
« L’esprit de corps a besoin d’être refait dans nos rangs.
Qu’est-ce qui l’a perdu ?
– Les officiers. A qui à le reconstituer ? Aux officiers qui l’ont anéanti par leur paresse, leur ignorance et leurs injustices ».38
40Comme on l’a dit plus haut, les officiers de gendarmerie proviennent pour la plupart des corps de troupe dans lesquels ils ont souvent gravi les échelons de la carrière et auxquels ils restent fortement attachés. Entrer dans la gendarmerie, c’est souvent renoncer au prestige de l’ancien uniforme, endosser les habits détestés du policier, perdre la compagnie des collègues, sinon l’estime des salons. On comprend dès lors que beaucoup de ces officiers manquent d’entrain au moment d’accomplir les devoirs de leur nouvelle profession. Pire encore, ils ne disposent pratiquement d’aucune formation et se retrouvent très souvent « obligés de recourir au savoir de leurs inférieurs ». Quant aux autres, anciens gendarmes blanchis sous le harnois et promus sur le tard ou vieux bretteurs désireux de stabilité, le métier d’officier leur offre une sinécure confortable, sinon « une carrière de retraite »39.
41Confronté à l’inertie ou au découragement de ses collègues, Godey de Mondésert tente donc de les piquer au vif pour ranimer la flamme professionnelle et redresser l’institution. Au-delà des discours généraux, il envisage quelques mesures concrètes, parmi lesquelles la mise en place d’une école de gendarmerie. Destinée, dans l’idéal, à former tous les militaires de la gendarmerie, elle servirait surtout à placer l’institution au rang des « autres armes qui, toutes, ont des écoles spéciales »40. La gendarmerie cesserait d’être une carrière improvisée pour devenir une spécialisation choisie. Mais Godey de Mondésert cherche également à entretenir l’émulation.
« Je désirerais que le résultat obtenu dans le service de chaque lieutenance fût mis à l’ordre du jour de la légion. Chacun trouverait dans la publicité des services rendus par ses collègues un stimulant pour lui-même. Il en serait de même pour les punitions graves41. »
42Comme pour l’école professionnelle, tous les gendarmes sont théoriquement concernés. Mais il va de soi que le choix du cadre de la lieutenance place en première ligne les officiers. Ce sont bien eux qu’il faut remotiver pour refonder la gendarmerie toute entière.
43Les Réflexions sur l’organisation de la gendarmerie peuvent être lues comme l’entreprise carriériste d’un jeune officier. Rapidement rédigées, curieusement construites, dépourvues de portée, elles proposent une série de constats banaux que l’expérience individuelle de l’auteur agrémente à peine de rares anecdotes vécues. L’historien pourra donc se désintéresser d’un document vite parcouru dont il extraira quelques citations piquantes. Ce faisant, il passera pourtant à côté d’un sous-texte beaucoup plus riche qu’il n’y paraît.
44Ce livre est en effet le premier ouvrage qui aborde la crise de la gendarmerie sous l’angle des représentations. Dix ans après les grandes mesures de revalorisation, les priorités de l’arme quittent le champ des contingences matérielles. En montrant que les difficultés de l’institution à sortir de la crise proviennent de l’affaiblissement de l’esprit de corps, Godey de Mondésert attire l’attention sur la considérable césure qu’introduiront les événements de décembre 1851 et leurs répercussions médiatiques42.
45Soucieux de redéfinir la mission des officiers et de montrer l’exemple en rédigeant un ouvrage destiné à un public restreint, Godey de Mondésert impose aussi un nouvel usage du mémoire policier. Bientôt vaincu par la vogue naissante des témoignages publics, qui offrent à un public plus nombreux une nouvelle voie d’accès aux réalités du métier policier, le genre ne permet plus guère de concentrer des débats internes qui prennent désormais place dans les colonnes de la presse professionnelle. On pourrait croire que les mémoires ne servent plus qu’à attirer l’attention des supérieurs hiérarchiques. Mais ces Réflexions permettent également à un officier de remotiver ses troupes. Le mémoire fait ainsi figure d’ancêtre des manuels destinés aux jeunes gendarmes, dans lesquels la dimension technique s’efface sous le discours mobilisateur. Il annonce, enfin, les historiques, livres d’or et autres miroirs de la gendarmerie.
46Les Réflexions sur l’organisation de la Gendarmerie restent d’ailleurs l’un des derniers mémoires traditionnels produits dans la gendarmerie. Dans le contexte bien spécifique de la défaite de 187043, plusieurs ouvrages reprendront cette forme généraliste pour développer des projets de réorganisation. Mais, après cet ultime sursaut, les mémoires se raréfient et seront presque toujours guidés en sous-main par une presse corporatiste de plus en plus puissante44.
Notes de bas de page
1 C-A. Godey De Montdésert, Réflexions sur l’organisation de la gendarmerie, Châteaubriant, impr. Monnier, 1851, 32 p. ; bnf, lf198-7.
2 Journal de la Gendarmerie, 21 juin 1892.
3 Signalons toutefois que cette plaquette attire l’attention du général Larrieu ; L. Larrieu, Histoire de la maréchaussée et de la gendarmerie des origines à la Quatrième République, Paris, shgn - Phénix éditions, 2002, p. 679-682.
4 Toutes les informations biographiques proviennent de sa notice nécrologique citée ci-dessus ou de son dossier de retraite ; Service historique de l’Armée de Terre [shat] devenu le Service Historique de la Défense [shd], 5 Yf 75924.5. Décret du 22 décembre 1851 ; décret du 1er mars 1854.
5 Décret du 22 décembre 1851 ; décret du 1er mars 1854.
6 Pour une mise au point synthétique, J.-N. Luc (dir.), Histoire de la maréchaussée et de la gendarmerie. Guide de recherche, Maisons-Alfort, shgn, 2005, 1105 p.
7 On connaît bien le fonctionnement de ces inspections grâce au registre de correspondance du général Duverger, chargé de contrôler les légions du Nord et de l’Est en 1847 ; shd, Xf 257.
8 shd, sous-série 1m. Voir, en particulier, les cartons 1m 1987 et 1m 2003.
9 Un recensement existe pour les documents imprimés ; A.-D. Houte, « Pétitions, essais, rapports, textes divers », in J.-N. Luc (dir), op. cit., p. 711-722.
10 Une recherche est actuellement engagée sur cette question, sous la direction de Dominique Kalifa, Marie-Eve Therenty et Alain Vaillant, La civilisation du journal, à paraître aux éditions Nouveau Monde, courant 2007.
11 Dirigé par un ancien officier subalterne, ce journal développe un discours plus vindicatif. Il s’oppose vivement et nommément à certains dirigeants du corps, au point d’être définitivement interdit en 1850.
12 C’est en 1851 que le ministère de la Guerre recommande à toutes les brigades de s’abonner à cette publication.
13 C-A. Godey De Montdésert, op. cit., p. 32.
14 Parmi de nombreux exemples, signalons les mémoires du capitaine Bonnard, publiées en 1828, qui plagient explicitement les Confessions de Jean-Jacques Rousseau ; M. Bonnard, Souvenirs d’un capitaine de gendarmerie (1775-1828), Maisons-Alfort, shgn, 2004, 659 p.
15 Encore en 1872, les inspecteurs généraux de la gendarmerie notent qu’il « n’a pas de fortune ». En 1852, il a épousé Marie Orsatelli, dont les 25 000 F de dot dépassent à peine le seuil réglementaire en deça duquel le ministère refuse d’accorder une permission de mariage.
16 Sur toutes ces questions, S. W. serman, Le corps des officiers français sous la Deuxième République et le Second Empire : aristocratie et démocratie dans l’armée au milieu du xixe siècle, thèse, univ. Paris iv, 1976, 3 vol.
17 C.-A. Godey De Montdésert, op. cit., p. 28-29.
18 Souligné par nous.
19 J.-N. Luc, « La revalorisation de la gendarmerie sous la Monarchie de Juillet », Revue historique des armées, 1998, n° 213, p. 15-41.
20 C-A. Godey De Montdésert, op. cit., p. 20.
21 Pour une analyse précise de cette mise en scène administrative des périls, voir T. R. Forstenzer, French provincial police and the fall of the Second Republic. Social fear and Counterrevolution, Princeton, Princeton University Press, 1981, 336 p.
22 A. Lignereux Gendarmes et policiers dans la France de Napoléon. Les rapports entre le maréchal Moncey, Premier inspecteur général de la gendarmerie, et Fouché, ministre de la Police générale, Maisons-Alfort, shgn, 2001.
23 C-A. Godey De Montdésert, op. cit., p. 21.
24 Un vaste débat s’engage alors, initié par Le National et relayé par tous les journaux républicains.
25 C-A. Godey De Montdésert, op. cit., p. 26.
26 A-L. D’outremont De Minières (général), Considérations sur la Gendarmerie, Paris, Troussel et Isambert, 1840, p. 11.
27 C.-A. Godey De Montdésert op. cit., p. 25.
28 C.-A. Godey De Montdésert, op. cit., p. 28. Dans les mois précédents, plusieurs journaux s’étaient émerveillés des marches forcées des spahis.
29 La polémique oppose plus particulièrement le Journal de la Gendarmerie, partisan du statu quo, et le Bulletin de la Gendarmerie, favorable à la simplification de l’uniforme.
30 C.-A. Godey De Montdésert, op. cit., p. 25.
31 C.-A. Godey De Montdésert, op. cit., p. 30.
32 C.-A. Godey De Montdésert, op. cit., p. 20.
33 C.-A. Godey De Montdésert, op. cit., p. 10.
34 C.-A. Godey De Montdésert, op. cit., p. 10.
35 Quelques éléments dans J. siwek-Pouydesseau, Le syndicalisme des fonctionnaires jusqu’à la Guerre Froide, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1989, 342 p.
36 C.-A. Godey De Montdésert op. cit., p. 23-24.
37 C.-A. Godey De Montdésert, op. cit., p. 11.
38 C.-A. Godey De Montdésert) op. cit., p. 21.
39 [shd], 1m 1947, note anonyme, vers 1845.
40 C.-A. Godey De Montdésert op. cit., p. 26.
41 C.-A. Godey De Montdésert op. cit., p. 20.
42 Sur cet aspect, on se permettra de renvoyer à notre article, A-D. Houte, « La gendarmerie au miroir de Décembre : Cochet de Savigny et la légitimation du coup d’État », in S. Aprile et alii (dir.), Comment meurt une République. Autour du 2 décembre 1851, Paris, Créaphis, 2004, p. 201-210.
43 Tout comme l’armée défaite, la gendarmerie traverse alors une crise d’autant plus sévère qu’elle était fortement associée au régime impérial déchu. En sollicitant témoignages et propositions de réforme, la commission dirigée par le marquis de Chasseloup-Laubat obtient de nombreuses réponses, qui traduisent une « crise allemande » de la gendarmerie française.
44 On se permettra de renvoyer à notre doctorat, Le métier de gendarme national, de la Monarchie de Juillet à la Grance Guerre, en préparation, sous la direction de Jean-Noël Luc, à l’université Paris iv-Sorbonne.
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Les mémoires policiers, 1750-1850
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