Les mémoires policiers, 1750-1850
|Troisième partie. Écrire pour régénérer /refonder la police
Introduction
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FranceTexte intégral
- 1 Sur les mouches, voir un exemple de pamphlet, La mouche écrasée, ou L'aventure du Palais-royal du (...)
- 2 Tel est le cas du lieutenant général de police Lenoir qui fait l’objet de très vives attaques dés (...)
- 3 D. Garrioch, « The people of Paris and their Police in the Eighteenth Century : reflections on the (...)
1De 1789 jusqu’à la restauration des Bourbon, les termes du débat semblent à la fois évoluer considérablement et s’inscrire dans une étonnante continuité. Un ensemble de critiques ressort nettement, constamment recyclé à chaque tournant politique majeur, depuis la chute de l’Ancien Régime jusqu’au retour de Louis XVIII. Les pamphlétaires des premiers temps révolutionnaires et leurs épigones successifs, mais également les auteurs de textes plus pondérés dénoncent une police devenue la chose du roi ou d’un exécutif tout puissant, dispensée de rendre le moindre compte, agissant dans le secret et l’arbitraire qu’il s’agisse de celui qu’on associe aux » ordres du roi » ou qu’il s’agisse de la police politique qui nourrit la légende noire de Fouché. Les agents subalternes de cette police, ceux qui sont commis aux basses œuvres comme les mouches et les espions de tous poils, ceux qui se distinguent par leur implication dans les styles les plus répressifs d’intervention, ainsi les inspecteurs fort impliqués dans la « police active », sont particulièrement honnis1. À l’opposé, les hauts responsables ont tôt fait d’être portraiturés en suppôt d’un despotisme odieux2. Ce qui est secondairement visé, au moins au début de la Révolution dans la capitale, c’est aussi l’évolution bureaucratique de la police, son éloignement de la population et l’amoindrissement de sa capacité médiatrice3.
- 4 J.-C. Farcy, L’histoire de la justice française de la Révolution à nos jours, Paris, puf, coll. Dr (...)
- 5 V. Milliot, « Le métier du commissaire : bon juge et « mauvais » policier ? (Paris, xviiie siècle) (...)
- 6 C. Emsley, « Policing the streets of early nineteenth-century Paris », French History, vol. 1, n° (...)
- 7 Cette problématique est toujours ouverte au sortir du Second Empire. Il revient à la IIIe Républiq (...)
2Toutes ces critiques dessinent les limites de l’inacceptable et le visage souhaité d’une nouvelle police, désormais astreinte à respecter les droits naturels de l’homme. Cette police n’est plus l’expression de la puissance paternelle des rois à l’égard de leurs sujets, ni directement associée à une souveraineté monarchique sans partage. Elle doit au contraire permettre et incarner la préservation d’un ordre public et constitutionnel qui résulte des choix effectués par une « représentation nationale », aux contours variables dans le temps. Les réformes de l’époque révolutionnaire ont le mérite de dégager un certain nombre d’obstacles et de créer un contexte institutionnel et juridique nouveau. La création des justices de paix en 1790 illustre la distinction désormais bien établie entre justice et police4. La suppression de la vénalité des offices et la constitution de corps de serviteurs salariés de la chose publique évite, par exemple chez les commissaires, les arbitrages anciens entre tâches lucratives de justice civile et tâches, plus ingrates et mal rémunérées, de maintien de l’ordre5. Mais la révolution ouvre aussi la boîte de Pandore des questions appelées à demeurer longtemps sans véritable solution. Elles sont au cœur de nombreux textes, occupés à la fois à refonder une institution, à proposer une évolution des pratiques policières et à fournir un nouveau corpus de justifications. Quelle doit être cette police des temps nouveaux ? Une police placée sous le contrôle des citoyens, aux fonctionnaires élus et une police largement décentralisée comme ce fut le cas entre la Constituante et le Directoire, même si les difficultés de l’An II avaient déjà notablement infléchi les orientations du début ? Au contraire, faut-il admettre la nécessité d’une centralisation politique et administrative des pouvoirs de police, en un mot accepter la création d’un ministère général et entériner une exception parisienne déjà très nette sous l’Ancien Régime, comme le défend encore Peuchet en 1814 ? Les développements de l’époque révolutionnaire, puis impériale, les hésitations de la Restauration qui oscille entre libéralisme modéré et retour à l’ordre ancien, avivent plutôt les contradictions. La pratique du secret et la « basse police » des espions, ces marques du despotisme, deviennent un recours obligé pour préserver la stabilité des régimes successifs, tout comme le contrôle politique des agents6. Comment concilier les impératifs de l’efficacité avec une transparence attendue et le respect des droits7 ? L’implication de Siéyes en 1791, le défenseur des droits du Tiers État et le grand constitutionnaliste à venir, dans un débat policier de ce type est tout sauf innocente.
- 8 R. Chartier, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Le Seuil, 1990 ; K.M. Bak (...)
- 9 A. Farge, La vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au xviiie siècle, Paris, Hache (...)
- 10 Voir dans ce volume la contribution de P. Brouillet, 2e partie.
3Il importe néanmoins de ne pas succomber au mythe des origines. Si la Révolution est assurément un moment créateur en matière policière, au demeurant assez mal connu sauf dans sa dimension la plus institutionnelle, c’est aussi une héritière. La constitution progressive d’une sphère publique de discussion au cours du xviiie siècle modifie la donne et tend à faire de la police, comme de la justice, un objet de débat susceptible d’intéresser la « nation » avant 17898. Dés la seconde moitié du xviiie siècle, certains responsables policiers s’interrogent sur l’évolution des missions imparties à une police mise au « service du public ». De ce point de vue, il n’est pas certain que la police de Nicolas Delamarre soit encore exactement celle du lieutenant général de police Lenoir dans les années 1780, en termes de justification. Les moments de crise, là encore, s’avèrent propices à la production de textes policiers. Le mémoire du major J.-F. De Bar, de la garde de Paris, porte témoignage des évolutions qui sont à l’œuvre. La catastrophe de la place royale au printemps 1770 est l’occasion d’une importante réflexion contradictoire sur la coordination et l’organisation des forces de police mais elle a aussi un retentissement idéologique non négligeable9. Que faut-il faire pour préserver les citoyens ? Que ce soit dans des situations de maintien de l’ordre ou que l’on songe aux multiples domaines d’intervention de la police d’Ancien Régime, depuis l’approvisionnement jusqu’à l’assistance, l’éventail des réponses apportées fait jouer une frontière mobile entre police préventive, protectrice et enveloppante ou, au contraire, police de style plus répressif. Ces interrogations débordent des cercles les plus étroits des praticiens et des administrateurs qui intègrent d’ailleurs de plus en plus, comme Cordier de Perney, cette dimension dans leurs stratégies d’écritures10.
- 11 D. Kalifa, Crime et culture au xixe siècle, Paris, Perrin, 2005, pp. 67-102.
4La reconnaissance, même imparfaite, des pouvoirs de l’opinion publique place dès lors, et toujours plus nettement au xixe siècle, les forces policières devant l’obligation de devoir rendre des comptes. Cette accentuation du regard public sur leur activité renforce encore les exigences de la professionnalisation qui devient source de légitimité sociale et de fierté corporatiste. La période qui court de la fin du xviiie siècle au Second Empire juxtapose constamment cette double dimension de l’écriture policière, d’une part la production de textes à finalité professionnelle qui vise à conforter l’identité d’un métier à partir d’un ensemble de compétences spécifiques et, d’autre part, des réflexions de plus haute volée, aux implications pratiques moins évidentes, surtout dans les moments de changements politiques et institutionnels. Dégradée en manuels pratiques, concurrencée par l’émergence d’une presse professionnelle dans les corps les plus organisés comme la gendarmerie, l’écriture policière tend à se banaliser sous la Monarchie de Juillet et sous le Second Empire en proposant moins de vastes constructions et en revenant vers les rivages de la simple amélioration « interne » de l’institution. En dehors de cela, prendre la plume commence à obéir davantage à des considérations médiatiques et moins à de simples espoirs de promotion professionnelle. Les « mémoires policiers » s’apprêtent à changer de nature, promis désormais à révéler au grand public les ressorts cachés de son action et les secrets de ses figures exceptionnelles ou héroïques, mais non plus les aspirations, les tâtonnements d’une branche de l’administration en pleine évolution11.
Notes
1 Sur les mouches, voir un exemple de pamphlet, La mouche écrasée, ou L'aventure du Palais-royal du jeudi huit juillet, slnd, (Paris, 1789), 3 p. ; T.M. Luckett, « Hunting for spies and whores : a parisian riot on the eve of the French Revolution », Past and Present, n° 156, pp. 116-143 ; pamphlet de portée plus générale avec P. Manuel, La police de Paris dévoilée par l’un des administrateurs de 1789, Paris, J. B Garnery, An ii.
2 Tel est le cas du lieutenant général de police Lenoir qui fait l’objet de très vives attaques dés la pré-révolution, Chanson sur M. Lenoir, Lieutenant général de police, sur l’air des « Cœurs sensibles […] », Recueil de chansons satiriques sur des personnages du xviiie siècle, Bibliothèque historique de la ville de Paris (bhvp), Mss 707 ; J.-L. Carra, L’An 1787. Précis de l’administration de la Bibliothèque du Roi sous M. Lenoir, slnd, in-8 ; Apologie de Messire J.-C. Pierre Lenoir […], par Suard, 2e édition, Paris, Imprimerie de la bibliothèque du Roi, 1789, in-8°, 86 p. ; M. de Sars, Lenoir, lieutenant de police, 1732-1807, Paris, 1948 ; voir aussi la figure ambiguë de celui que l’on présente comme l’un des continuateurs des chefs parisiens de la police d’Ancien Régime, J. Tulard, Joseph Fouché, Paris, Fayard, 1998.
3 D. Garrioch, « The people of Paris and their Police in the Eighteenth Century : reflections on the introduction of a « modern » Police force », European History Quaterly, t. xxiv, 1994, pp. 511-535 et The making of Revolutionnary Paris, University of California Press, 2002.
4 J.-C. Farcy, L’histoire de la justice française de la Révolution à nos jours, Paris, puf, coll. Droit et Justice, 2001.
5 V. Milliot, « Le métier du commissaire : bon juge et « mauvais » policier ? (Paris, xviiie siècle) », C. Dolan (dir.), Entre justice et justiciables : les auxiliaires de la justice du Moyen âge au xxe siècle, Presses Universitaires de Laval, 2005, pp. 121-136.
6 C. Emsley, « Policing the streets of early nineteenth-century Paris », French History, vol. 1, n° 2, pp. 257-282.
7 Cette problématique est toujours ouverte au sortir du Second Empire. Il revient à la IIIe République de fonder une véritable police républicaine qui, pourtant, fait naufrage pendant les heures noires de l’Occupation, cf. travaux de J.M. Berlière et la synthèse qu’il en donne dans M. Aubouin, A. Teyssier, J. Tulard, Histoire et dictionnaire de la police du moyen âge à nos jours, Paris, R. Laffont, 2005, pp. 351-438.
8 R. Chartier, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Le Seuil, 1990 ; K.M. Baker, Au tribunal de l’opinion. Essai sur l’imaginaire politique au xviiie siècle, Paris, Payot, 1993 (pour la trad. fr.) ; S. Maza, Vies privées, affaires publiques. Les causes célèbres de la France pré-révolutionnaire, Paris, Fayard, 1997 (pour la trad. fr.).
9 A. Farge, La vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au xviiie siècle, Paris, Hachette, 1986, pp.234-258 et S.-L. Kaplan, La bagarre : Galiani’s « Lost » Parody, Nijhoff, La Haye, 1979.
10 Voir dans ce volume la contribution de P. Brouillet, 2e partie.
11 D. Kalifa, Crime et culture au xixe siècle, Paris, Perrin, 2005, pp. 67-102.
© Presses universitaires de Rennes, 2006