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Les mémoires policiers, 1750-1850

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Vincent Milliot

Deuxième partie. Écrire pour réformer la police

Guet professionnel, bataillon d'infanterie ou garde bourgeoise ?

L'échec des tentatives de réforme de la police de Nantes en 1786-1788

Stéphane Perréon

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Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 Pour Paris, voir J. Chagniot, « Le guet et la garde de Paris à la fin de l’Ancien Régime », Revue (...)
  • 2 Archives municipales de Nantes (amn), ee 35, 21 juillet 1786.
  • 3 Ibidem, « Ordonnance du roi portant établissement d’un guet dans la ville de Nantes », 1er octobre (...)
  • 4 amn, bb 111, 27 mai 1788, p. 293-299.

1Dans la seconde moitié du xviiie siècle, plusieurs grandes villes françaises disposent d’un guet professionnel, troupe spécialisée dans la police urbaine et le maintien de l’ordre1. Font notamment exception les deux principales villes bretonnes, Nantes et Rennes. Mis à part quelques archers de ville, la police y repose encore sur une garde bourgeoise, émanation de la milice urbaine. Cité commerçante, en plein essor, Nantes ne peut cependant demeurer à l’écart des idées dominantes des années 1770 et 1780, prônant à la fois la professionnalisation et la militarisation de la police. Le débat y surgit sur la place publique en 1786. Deux projets, dont l’un soutenu par les autorités provinciales, sont alors élaborés. Le premier est anonyme. Son auteur, qui signe seulement avec les initiales AGB, se présente comme un officier d’infanterie retiré du service. Il se qualifie d’ » étranger », c’est-à-dire ni Nantais ni, probablement, Breton. Il envoie un mémoire d’une douzaine de pages2 à Monsieur Guérin de Beaumont, député de la ville de Nantes aux états provinciaux. Son projet s’adresse en fait au maire et au procureur du roi syndic. L’identification de ce personnage s’avère difficile. Notons qu’il dispose probablement d’une entrée à la maison de ville puisqu’il se réfère au rôle de la milice bourgeoise de 1700, conservé dans les archives de la municipalité. L’autre projet, officiel celui-là, consiste en la création d’un guet professionnel qui remplacerait la garde bourgeoise3. À ces deux textes répondent les « Observations des officiers municipaux sur l’établissement d’une compagnie de guet dans la ville de Nantes ». Assimilables, elles aussi, à un mémoire, elles figurent dans le registre des délibérations municipales4.

2Ces tentatives de rénovation présentent plusieurs intérêts. D’abord, les deux premiers textes dressent le bilan, forcément négatif, de la garde bourgeoise. Ils proposent ensuite des mesures précises visant à établir une police efficace voire idéale. Enfin, ces projets suscitent des réticences et même des oppositions déterminées, symptomatiques du heurt entre des conceptions différentes de la police urbaine. Il importe, en effet, d’analyser le maintien du statu quo, malgré un fort engagement de l’intendant et du commandant en chef de la Bretagne en faveur de l’établissement d’un guet professionnel.

La dénonciation des insuffisances de la garde bourgeoise

3Le mémoire anonyme évoque d’abord longuement les insuffisances d’une garde bourgeoise incapable d’assurer la sécurité dans la ville. Il dresse un tableau alarmiste de la situation :

« Les désordres connus et malheureusement trop multipliés troublent sans cesse la tranquilité publique, le vol et le meurtre sont aujourd’huy les nouvelles du jour, les cercles murmurent et ne se séparent qu’en tremblant de faire en se retirant une mauvaise rencontre. »

  • 5 C. nières, Les villes de Bretagne au xviiie siècle, Rennes, pur, 2004, p. 226-227.
  • 6 Archives municipales de Brest, 1 S2, « Mémoire général sur l’emplacement des troupes en Bretagne » (...)
  • 7 D. Roche, La France des Lumières, Paris, Fayard, 1993, p. 165.

4Le préambule de l’ordonnance établissant un guet n’emploie guère d’autres termes, évoquant les « vols multipliés, meurtres et brigandages de toute espèce qui s’y commettent journellement ». Certes, c’est la règle du genre d’exagérer les périls. Il n’en reste pas moins vrai qu’une partie des élites s’accommodait de moins en moins de l’insécurité ambiante. Les progrès indéniables de l’éclairage public n’avaient pas éradiqué tous les dangers. La substitution des réverbères à plusieurs becs aux simples lanternes faisait pourtant reculer l’obscurité. À Nantes, en 1776, on avait installé 316 réverbères, soit 725 becs5. Les autorités militaires convenaient que Nantes était « mal policée », ce qui les contraignait à y envoyer un détachement lorsqu’un bataillon ou un régiment n’y séjournait pas en quartiers. Elles déploraient volontiers « l’effervescence de la jeunesse de cette ville »6. Le monde tumultueux des métiers du port comme le nombre important des migrants de fraîche date encore mal insérés dans la société locale inquiétaient indubitablement la bourgeoisie et les élites. Le mystérieux AGB dénonce ainsi « une foule d’étrangers sans mœurs et sans aveux qui n’ont d’autre occupation que d’épier le moment favorable aux vues criminelles qui les y attire [sic] ». Cette analyse participe pleinement à « la conscience urbaine et policière qui scrute la montée des périls » dans les deux dernières décennies de l’Ancien Régime7. En somme, le mémoire anonyme et l’ordonnance de création d’un guet se présentent comme des écrits d’urgence, qui s’imposent face à la montée des crimes et délits. La rhétorique classique de la « crise », qui justifie la réforme radicale de la police, s’appuie cependant ici sur des arguments plus précis que ce bilan général négatif.

  • 8 amn, ee 54.
  • 9 Idem, ee 56.
  • 10 Ibidem, ee 69 (1724-1725), ee 78 (1774-1776). Sur ces questions, voir aussi G. Saupin, Nantes au x (...)

5La garde bourgeoise n’avait pas suivi le développement de la cité. En moins d’un siècle, la population avait doublé, passant d’environ 40 000 à 80 000 habitants. Beaucoup de quartiers inhabités au début du siècle étaient devenus actifs. L’auteur du mémoire cite comme exemple le quartier Feydeau, au bord de la Loire, qu’il qualifie de « nouvelle ville ». Il y a donc inadéquation croissante entre l’étendue de la ville et celle des quartiers de milice bourgeoise. Les dix-huit quartiers en venaient à ne plus couvrir la totalité de la zone urbanisée. Deux réformes tentèrent de remédier au problème, sans grand succès. En 1722, la compagnie de la Fosse, quartier portuaire actif et densément peuplé, fut scindée en quatre8. En 1727, on créa la compagnie de Chézine, sur la paroisse de Chantenay9. Cependant, entre cette date et la fin de l’Ancien Régime, aucune autre réforme n’intervint. Plusieurs quartiers, situés notamment sur les îles, échappaient de ce fait en totalité ou en partie au service de la garde. Perspicace, l’auteur remarquait une baisse d’assujettis au cours du xviiie siècle, évolution inverse de celle de la population. On ne comptait plus, en effet, que 3 371 miliciens dans les années 1770 contre 4 775 en 172510.

6D’autre part, la patrouille ne parcourait bien souvent que la ville intra muros et guère, voire pas du tout, les faubourgs. Cinq ou six hommes faisaient une ronde d’environ deux heures avant d’être relayés. Les autres miliciens veillaient dans un corps de garde. On conçoit aisément qu’une simple patrouille de ce type laissait de larges opportunités aux délinquants et criminels. À Rennes également, des membres de la garde se plaignirent de l’insuffisance de l’étendue géographique concernée par la patrouille :

  • 11 Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, c 243, mémoire adressé au duc de Penthièvre, gouverneu (...)

« On est peu inquiet du désordre qui se commet dans les faubourgs, qui sont ordinairement le théâtre des vols, des batteries et même des assassinats. C’est le refuge des gens sans aveux et des brigands. Sachant qu’ils n’ont rien à craindre des patrouilles, ils enfoncent les portes et pillent nos maisons11. »

  • 12 Archives départementales de Loire-Atlantique, c 405, lettre du 6 janvier 1778.
  • 13 Au Croisic, par exemple.
  • 14 Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, 2 b 1944, 21 octobre 1788.

7Le faible nombre d’assujettis à la patrouille tenait autant à un laxisme indéniable des autorités qu’à l’évolution des mentalités de la bourgeoisie. Depuis la fin du xviie siècle au moins, le service de la patrouille était devenu une corvée dont les notables cherchaient à s’affranchir. L’officier les interpelle d’ailleurs vertement : « Que n’avez vous point fait jusques à ce jour pour vous affranchir du service de la place ? » Selon lui, « le citoyen un peu fortuné a honte de porter les armes ». Beaucoup tentaient d’obtenir une exemption en bonne et due forme. Les autorités ne les accordaient cependant qu’avec parcimonie. Elles acceptaient, en revanche, assez aisément la substitution. Lorsque Langlois, loueur des carrosses et autres voitures publiques de Nantes, se plaint d’être astreint à la patrouille nocturne, le maire lui répond qu’il peut se faire substituer. Il refuse, par contre, catégoriquement de lui accorder une quelconque exemption, l’homme disposant de moyens financiers importants12. L’aisance financière permettait par conséquent d’échapper au service. La faculté de se faire remplacer moyennant finance était même tellement entrée dans les mœurs qu’elle figurait dans le règlement de certaines milices bourgeoises bretonnes13. Les substituants, qui se recrutaient parmi les pauvres, accomplissaient leur fonction avec une conviction peu évidente. Ils percevaient au mieux douze sols par nuit et ne tenaient guère à risquer leur vie pour ce maigre pécule. En outre, soucieux de garder cette maigre source de revenus, ils se mettaient peu en peine d’arrêter les éventuels bourgeois fauteurs de troubles, « dans la crainte d’avoir à servir contre celui pour lequel ils exercent ». La volonté faisait souvent défaut, les capacités physiques également. Il s’agit majoritairement de « sexagénaires courbés sous le poids d’un mousquet sans défences qui attendent le prix de leur garde pour donner la subsistance à leur famille ». Les archives confirment cette observation. Un procès-verbal dressé à Rennes en 1788 montre la présence de plusieurs vieillards au corps de garde. Sur un total de dix hommes, sept sont âgés de plus de 62 ans14 ! On entrevoit ici le rôle social de la patrouille qui permet à des vieillards de se procurer de menus revenus, quitte à donner au corps de garde une allure d’asile. Remarquons aussi la présence parmi eux de trois invalides, c’est-à-dire anciens soldats, peut-être chenus mais encore aptes à se servir d’un fusil voire à impressionner un malfaiteur.

8L’auteur du mémoire voue donc la garde bourgeoise aux gémonies, puisqu’elle cumule, selon lui, inefficacité et archaïsme. L’institution n’a en effet guère évolué dans une ville qui connaît de rapides et profondes transformations. Même s’il noircit sans doute le tableau, il connaît bien la situation locale et a mené une véritable enquête sur le nombre d’assujettis à la garde bourgeoise. Son constat s’appuie donc sur des faits réels et a le mérite de coucher par écrit ce que beaucoup pensent dans la ville, même si l’orientation univoque de l’argumentation sert évidemment son objectif réformateur. Seul un étranger, qui garde en outre l’anonymat, pouvait peut-être se permettre ces remarques, forcément désobligeantes pour l’élite urbaine. L’officier oublie toutefois de signaler que l’armée réglée, lorsqu’elle séjourne à Nantes, ce qui arrive fréquemment, épaule la patrouille bourgeoise. Sans doute ce renfort occasionnel est-il insuffisant pour lui puisqu’il réclame une troupe permanente et professionnelle pour maintenir l’ordre.

Le projet d’un bataillon d’infanterie perpétuel

  • 15 A. Navereau, Le logement et les ustensiles des gens de guerre de 1439 à 1789, Poitiers, Société fr (...)

9L’auteur anonyme suggère à la municipalité la constitution d’un bataillon d’infanterie perpétuel, installé à demeure dans la cité ligérienne. Il a certainement connaissance des projets alors élaborés pour attribuer à demeure un régiment à une localité donnée, contre l’usage observé jusque-là de ne jamais laisser les troupes plus de deux ans dans la même garnison15. La troupe serait composée de cinq compagnies complètes de 86 hommes chacune, soit 430 soldats en tout. Chaque compagnie comprendrait un capitaine, un lieutenant, un sous-lieutenant, deux officiers surnuméraires, un fourrier, deux sergents, quatre caporaux, deux tambours et soixante-douze fusiliers. L’état-major du bataillon serait constitué d’un commandant inspecteur général, de « cinq capitaines-exempts visiteurs attachés à l’un des quartiers de la ville, le premier ayant le district de la banlieue », de cinq lieutenants, cinq sous-lieutenants et onze surnuméraires. L’ancien officier dévoile alors ses objectifs puisqu’il se propose implicitement comme commandant de ce nouveau corps :

« Avant de solliciter un commendement qui n’est pas établi, il est à propos de lui donner l’existance en proposant la nécessité et les moyens de le faire. C’est le seul et vrai moyen de prouver qu’on est digne et capable de l’employ qu’on sollicite. »

10Le souci de la sûreté publique cache, par conséquent, d’autres motivations assurément moins nobles ! Le mémoire est ainsi un moyen de séduire des employeurs potentiels. Puisque le corps qu’il espère commander n’existe pas, son auteur veut convaincre la municipalité de le créer. Il réclame, pour le recrutement des officiers, une assemblée de « sévères et rigides examinateurs », dont il serait assurément membre. Curieusement, il n’évoque pas, même succinctement, le recrutement des simples soldats. Compte-t-il engager d’anciens soldats, comme dans un guet traditionnel, ou accepterait-il des recrues inexpérimentées ? Cette absence de précision constitue l’un des points faibles de son projet.

11Il s’attarde, en revanche, largement sur les officiers, « nommés et revêtus des brevets de la cour ». Le commandant collecterait les listes des étrangers : « il veillera à ce que les aubergistes lui remettent exactement notte des étrangers logés chez eux. Également les particuliers tenant pension ou chambres garnies […] ». Une telle mission incombait à Nantes à la milice bourgeoise, qui la remplissait avec plus ou moins d’efficacité. Les hommes comme leurs officiers avaient toutefois l’avantage de bien connaître leur quartier et de constituer, de ce fait, un utile réseau de renseignement pour la municipalité et les autorités militaires. Il n’est pas certain qu’une troupe professionnelle aurait fait preuve d’autant d’efficacité, au moins au début. Le commandant devrait également s’assurer du bon fonctionnement de la patrouille, consultant, si nécessaire, les feuilles de rapport présentes dans les corps de garde. Enfin,

« il pourra également recevoir des pères et mères des enfants qui auroient voulu se soustraire à l’obéissance paternelle mais il ne sera autorisé à mettre à exécution que d’après l’approbation de Monsieur le lieutenant de police ».

12Le commandant apparaît avant tout comme un militaire, technicien du maintien de l’ordre mais pas véritablement policier. Mis à part cette situation spécifique, le projet ne précise d’ailleurs pas les véritables rapports entre le chef du bataillon et les officiers de police.

13Le capitaine de la première compagnie est aussi « exempt visiteur » de la banlieue. Cet espace périphérique jusqu’à présent délaissé par la garde bourgeoise fait l’objet de beaucoup d’attentions. Il apparaît, en effet, naturellement plus criminogène :

« Il devient essentiel que le service de la banlieue se fasse avec la même exactitude et régularité que celui de la ville et il est d’autant plus nécessaire d’y maintenir le bon ordre que d’ordinaire c’est à l’entrée des villes et autres lieux et routes y aboutissant que se complotent les vols, les meurtres et autres délits de cette importance. »

14Là encore, le repérage des étrangers constitue une mission fondamentale. Les autres capitaines n’ont pas des fonctions différentes. Ils agissent dans quatre quartiers de la ville dont l’auteur ne précise pas les limites. L’emplacement des cinq corps de garde permet néanmoins d’en avoir une idée. Les deux principaux, pouvant abriter seize hommes chacun, se situent au Bouffay et « sur le cours » [Saint-Pierre, probablement]. Un autre est implanté place de Bretagne, à la limite entre la ville intra muros et le faubourg populaire du Marchix. Un troisième est situé sur la Fosse, couvrant le nouveau quartier né du commerce portuaire. Enfin, le cinquième corps de garde se situe sur les ponts. Il s’agit cette fois de sécuriser les nouveaux quartiers situés sur les îles de la Loire et, également, de surveiller les passages. Malgré le manque de précision géographique du projet, on imagine donc des patrouilles couvrant la majeure partie de l’espace urbanisé, contrairement à la garde bourgeoise.

15En militaire expérimenté, l’ancien officier s’épanche sur les détails du service, en particulier l’organisation de chaque corps de garde. Chacun doit contenir une boîte des rapports :

« Cette boîte servira à recevoir les rapports des aubergistes et particuliers tenant pension ou chambres garnies lesquels aubergistes et autres seront tenus d’y déposer le nom des étrangers logés chez eux et séparément celui de ceux qui en seront sortis le tout en double l’un des rapports devant être remis à Monsieur le lieutenant de police et l’autre au commandant du corps. »

16La collecte des informations s’effectue ainsi à l’échelle de chacun des nouveaux quartiers, le commandant assurant, avec le lieutenant de police, une indispensable centralisation. La rationalisation concerne au premier chef la patrouille. On prévoit d’établir des « feuilles des rondes ». Point de patrouille sans rapport désormais :

« Toutes les patrouilles devant passer devant un corps de garde y feront leur rapport de ce qu’il s’est passé depuis le départ de leur poste. Si une patrouille conduisoit quelqu’un arrêté dans un tumulte ou autrement, dans un des quatre corps de garde étranger au sien elle y fera également un rapport de détention. »

17Le même souci de précision s’applique à ceux demeurant au corps de garde :

« Sur la feuille de journal sera couchée en rapport l’heure de départ et retour de chaque patrouille détachée du poste également rapport de ce qui se sera passé depuis l’époque de son départ jusqu’à celui de son retour. »

  • 16 La pratique des boîtes, pour recueillir les billets de logement des étrangers et les « marrons » p (...)

18L’auteur a, sans nul doute, une solide expérience de ces patrouilles, probablement acquise dans les villes de garnison16.

19Le mémoire n’omet pas l’aspect tactique de la patrouille. On ignore le parcours effectué par la garde bourgeoise mais il est probable que la routine dominait. Empruntait-elle toujours les mêmes rues ? En tout cas, la réforme de la police nantaise doit éviter cet écueil, sinon « les malfaiteurs profit[eraient] de cette trop grande uniformité pour exécuter avec aisance leurs projets criminels. » C’est pourquoi, « la contre-marche est essentiel [sic] pour que les patrouilles ne se trouvent point plusieurs jours de suite et à la même heure dans les mesmes endroits ». Une stricte organisation, non routinière, se met alors en place. La gestion des hommes s’accorde avec celle du temps. Les marches consistent à « diriger les patrouilles de façon qu’une ville soit bien gardée sans cependant surcharger les postes d’où elles doivent être détachées » et aussi à « détacher ces mesmes patrouilles à heure convenable pour ne pas faire un double employ du temps ». Le futur commandant, fort de son expérience des troupes réglées, organise ainsi scientifiquement la patrouille en jouant un rôle de métronome. Il ne se prive pas de faire référence à la « tactique militaire » et explique les termes techniques de marches et contre-marches aux néophytes que sont le maire et le procureur du roi syndic. Comme il se propose de militariser la police de Nantes, l’art militaire lui sert naturellement de justificatif sinon de caution.

  • 17 « Vis vi repellenda » : la force doit être repoussée par la force.

20Il n’oublie pas l’armement et l’équipement du corps qu’il envisage de commander. L’habit « bleu de roy » avec parements, revers et collet rouge n’a rien d’original. L’officier, par le port de l’uniforme en public et le soin de sa tenue, doit donner l’exemple au soldat. Tous doivent posséder ainsi la « mâle assurance qui forme un guerrier ». Les armes consistent classiquement en épée d’ordonnance pour les officiers, fusils et baïonnettes. L’auteur imagine jusqu’au drapeau du bataillon et à la devise qui y figurera17. La référence au roi, marquée par une fleur de lys, y côtoie une allusion délicate à la ville et à ses administrateurs : « l’étoille à huit branches figure les huit membres de la maison de ville de Nantes ». Si l’auteur entre dans de tels détails, c’est qu’il entend créer une troupe unique et originale. Comme tout régiment, elle doit avoir un drapeau et une devise. Par expérience, l’ancien officier connaît l’importance de ces signes distinctifs pour renforcer l’esprit de corps et obtenir le respect des administrés comme des troupes de passage. Ce démiurge militaire bâtit par conséquent un projet global à travers son mémoire.

21Toutefois, la grande originalité du projet tient à ce que son promoteur entend faire de cette troupe un corps militaire apte au combat. En cas de conflit avec l’Angleterre, qui placerait la Bretagne en première ligne, le bataillon perpétuel de Nantes pourrait combattre. Le roi pourrait compter sur « un corps peu nombreux il est vrai mais discipliné et disposé à bien recevoir l’ennemi de ses foyers dont il devient aujourd’huy le deffenceur né ». La tâche s’avérerait cependant plus ardue car, au lieu de « lâches perturbateurs », il faudrait combattre « des ennemis puissants et aguerris conduits […] par ce zèle patriotique qui fait un soldat d’un citoyen ». L’exercice qui faisait le plus souvent défaut aux milices bourgeoises deviendrait rigoureux et professionnel. La base en serait l’ordonnance de 1776 aménagée, compte tenu du petit nombre d’officiers et de bas-officiers de la troupe. En cas d’acceptation de son projet, l’auteur prévoit même de fournir des planches illustrées des évolutions prévues pour le bataillon !

  • 18 J. Chagniot, Paris et l’armée au xviiie siècle. Étude politique et sociale, Paris, Economica, 1985 (...)
  • 19 Pour les villes du Nord, voir C. Denys, Police et sécurité au xviiie siècle dans les villes de la (...)

22Esprit concret, peu porté aux références philosophiques, l’auteur n’en est pas moins imprégné du concept de l’utilitarisme social du soldat alors en vogue. L’opinion éclairée réhabilite l’état militaire, à condition que le soldat soit utile à la société18. Cela passe notamment par le maintien de l’ordre. Les exemples de Paris et des villes de garnison montrent l’efficacité de la troupe, qui acquiert un véritable savoir-faire en matière de sécurité19. Le mémoire ne juge pas utile d’argumenter sur ce point, les édiles ayant très probablement cette conviction. Il suffit de démontrer l’inaptitude de la garde bourgeoise.

Un projet officiel : l’établissement d’un guet professionnel

23Le projet de l’ancien officier répond à un autre projet de réforme, tout à fait officiel celui-là. Depuis 1785, l’établissement d’un guet professionnel à Nantes est dans l’air du temps. L’initiative en revient non aux responsables municipaux, bien passifs à l’origine, mais aux représentants royaux en charge de la province. L’intendant Bertrand de Molleville invoque une prétendue demande, sans en préciser la provenance :

  • 20 amn, ee 35, lettre aux officiers municipaux, 13 février 1785.

« Plusieurs personnes […] m’ont représenté, ainsi qu’à Monsieur le comte de Montmorin [commandant en chef de la province], qu’il était très intéressant d’établir un guet à pied et à cheval dans la ville de Nantes, comme il y en a dans toutes les grandes villes20. »

24Le commissaire départi évoque ensuite implicitement les insuffisances de la garde bourgeoise, « très onéreuse et qui cependant ne remplit point l’objet pour lequel elle est établie ». La communauté n’a pas voix au chapitre, la décision de créer un guet étant déjà prise. Les seuls éléments de négociation possibles avec les responsables provinciaux concernent d’une part le nombre d’archers à recruter et, d’autre part, le mode de financement de cette nouvelle police. Sur ce dernier point, Bertrand de Molleville s’en remet presque entièrement aux magistrats municipaux, étant bien entendu que la totalité des frais doit incomber à la ville bénéficiaire. Afin d’aider les Nantais dans leurs réflexions, il leur adresse le règlement du guet de Limoges et de Toulouse, « villes qui, avec de très médiocres ressources, ont un guet à pied fort bien monté ». Deux mémoires sur le guet d’Orléans, l’un du xve siècle et l’autre de 1564, furent également portés à la connaissance des responsables municipaux. Il ne semble pas que ces derniers firent la moindre démarche pour se procurer ces documents, signe de leur peu d’implication dans la réforme de la police de leur ville.

  • 21 S. Perréon, L’armée en Bretagne au xviiie siècle. Institution militaire et société civile au temps (...)
  • 22 314 hommes sur 981 enrôlés de 1766 à 1770. J. Chagniot, Paris et l’armée, op. cit., p. 141.

25La procédure menant à l’établissement du guet suit ensuite son cours. Elle se concrétise par l’ordonnance royale du 1er octobre 1786 « portant établissement d’un guet dans la ville de Nantes ». Alors que l’intendant suggérait que la troupe comportât 120 hommes, le guet mis en place compte 150 fusiliers, cinq officiers, dix bas-officiers, trente caporaux, deux fourriers écrivains et trois tambours, soit un total de 200 hommes. Une nette préférence est accordée aux anciens officiers et soldats des troupes réglées. Pour les premiers, une expérience militaire est obligatoire. En ce qui concerne les simples soldats, elle apparaît fortement souhaitée. Cette nuance traduit un pragmatisme marqué du sceau du réalisme. Un certain nombre d’officiers retirés du service, parfois sans pension, résidaient à Nantes et dans les environs proches. Certains seraient probablement tentés de reprendre du service sans quitter leur résidence. Des appointements non négligeables étaient prévus, de 1 000 livres annuelles pour le lieutenant en second jusqu’à 2 400 livres par an pour le capitaine commandant. On leur laissait également miroiter l’espérance d’une retraite. Ils devaient par contre se procurer leur uniforme à leurs frais. En ce qui concerne les simples soldats, en revanche, il paraissait peu probable qu’il s’en trouvât autant à Nantes. Les troupes réglées recrutaient peu en Bretagne21 et, même si certains soldats originaires d’autres provinces s’y retiraient une fois leur temps accompli, le nombre d’anciens soldats était incontestablement faible. Même à Paris, premier centre de recrutement militaire du royaume, la proportion d’anciens soldats dans la Garde n’excédait pas un tiers22. À défaut de recruter exclusivement des hommes ayant servi dans les troupes du roi, on entendait qu’ils ne fussent pas trop jeunes, c’est-à-dire qu’ils eussent au moins vingt-cinq ans, et – mais quoi de plus normal pour de futurs policiers ? – qu’ils fussent honnêtes et « de bonnes mœurs ». La solde constituait une motivation à l’engagement, même si elle se montait seulement à douze sols par jour. Toutefois, les archers pouvaient espérer des « récompenses et gratifications pour les captures des malfaiteurs et perturbateurs du repos public, ou pour les découvertes et indications qui seront intéressantes ».

26Contrairement au projet anonyme, l’ordonnance sur le guet n’aborde pas la question du détail du service. L’article xxi précise néanmoins qu’un règlement particulier « quant au détail du service journalier » sera bientôt adressé aux responsables municipaux. L’article vi évoque, quant à lui, l’uniforme, identique à « celui de la compagnie de guet de Paris ». Seule concession au patriotisme urbain des Nantais, les boutons seront jaunes et « porteront l’empreinte des armes de la ville de Nantes ; les tambours porteront un habit à la livrée de ladite ville ». Moyen habile de ménager quelques susceptibilités…

  • 23 Un projet de caserne à Rennes en 1789 prévoyait la dépense d’environ 200 000 livres, certes pour u (...)

27Se posait cependant avec acuité l’épineuse question du financement. Il fallait d’abord loger les archers du guet. Bien que la troupe n’ait pas de vocation militaire, on envisageait de la caserner, méthode jugée indispensable à une bonne discipline. Or, la ville de Nantes ne disposait d’aucune caserne permanente. Les troupes de passage logeaient chez l’habitant, pour une nuit ou deux. Les régiments et bataillons en quartiers séjournaient dans de vastes maisons louées par la municipalité pour faire office de casernes. Comme la compagnie du guet était destinée à rester à demeure dans la ville, cette dernière solution ne pouvait être que provisoire. Les autorités enjoignaient par conséquent à la Ville de construire dans les plus brefs délais une véritable caserne « avec un pavillon pour le logement des officiers ». Le choix d’un terrain communal inoccupé diminuait sans conteste les frais mais il fallait quand même prévoir une dépense de plusieurs dizaines de milliers de livres23.

  • 24 Pour l’année 1777. C. Nières, op. cit., p. 510.

28Toutefois, la solde et l’équipement des archers étaient encore plus onéreux. Les appointements des officiers et la solde des simples soldats représentaient une somme annuelle d’environ 40 000 livres. La ville devait pourvoir à ce nouveau poste de dépense, qui excédait son solde comptable théorique, évalué à 32 000 livres par an24. L’ordonnance prévoit le paiement d’une somme de 80 000 livres pour les neuf premiers mois, du 1er avril 1787 au 1er janvier suivant. Dès 1785, l’intendant suggérait « une contribution pécuniaire de la part des habitants ». L’ordonnance de l’année suivante se fit plus précise. Elle ordonna de lever une taxe additionnelle au vingtième répartie au marc la livre et perçue par les collecteurs habituels de cet impôt. La porte demeurait ouverte à des alternatives. Les états de Bretagne pouvaient proposer des « moyens plus avantageux ». La communauté disposait enfin de la possibilité d’établir un octroi particulier, disposition couramment adoptée par les villes pour faire face à de nouvelles dépenses.

29Remarquons enfin que la création d’un guet professionnel entraîne la suspension de la garde bourgeoise mais pas sa disparition. L’article xx confirme « l’obligation de ce service […] lorsque des circonstances particulières obligeront d’y avoir recours. » Il est regrettable que ces situations d’urgence ne soient pas plus précisées. Incendie ? Émotion populaire ? Menaces d’un ennemi ? Tous ces cas de figure pouvaient motiver la réactivation de la garde bourgeoise. Cette précision a peut-être aussi comme objectif de désamorcer l’opposition au projet, en montrant qu’il respecte les privilèges urbains, auxquels se rattache la milice bourgeoise.

30En fin de compte, l’ordonnance établissant un guet professionnel s’inspire des structures existant dans d’autres villes, notamment Paris. Comme elle provient du pouvoir central et n’est guère le fruit d’une véritable concertation avec la municipalité, elle transpose à Nantes ce qui existe ailleurs. Elle apparaît ainsi largement stéréotypée. Professionnalisation y rime avec efficacité mais aussi avec uniformisation des systèmes policiers urbains.

La professionnalisation n’aura pas lieu : le statu quo

31Aucun des projets de réforme de la police nantaise n’aboutit car ils ne répondaient pas aux attentes des responsables de la municipalité. Le projet anonyme de création d’un bataillon d’infanterie chargé du maintien de l’ordre présentait des lacunes indéniables. La principale tenait sans conteste à son financement. L’ancien officier, en mettant en avant la vocation militaire de sa troupe, espérait que l’État assure sa subsistance. Destiné en premier lieu à la police de la ville de Nantes, le bataillon pouvait en assurer la défense face à une incursion ennemie. Certes, ce cas de figure avait peu de risques de se présenter. Toutefois, en 1746, lorsque les Anglais débarquèrent près de Lorient, de véritables mesures d’urgence furent adoptées dans la cité ligérienne. Quoique son promoteur ne le dise pas explicitement, sa troupe pourrait assurer la défense des côtes, s’y portant en cas de menace avérée. Elle suivrait en cela l’exemple de la milice bourgeoise qui, jusqu’en 1746, envoya des détachements en presqu’île guérandaise et même à Belle-Ile. L’officier a bien raison de tenir la paix avec l’Angleterre pour précaire et d’affirmer qu’en cas de conflit, « la Bretagne […] devient le théâtre de la guerre et cette province immense n’est plus qu’un camp général ». Il espère donc intéresser le roi en lui faisant « partager les avantages qui en doivent résulter [pour] son bien-être particulier et celui de l’état en général ». Toutefois, accepter le projet reviendrait à augmenter les effectifs de l’armée réglée. Or, le temps est aux économies, la situation désastreuse des finances royales n’autorisant pas des dépenses supplémentaires.

32Un autre point d’achoppement réside dans le recrutement de la troupe. Certes, comme il ne semble pas exiger d’anciens militaires, il serait peut-être plus aisé de trouver le nombre d’hommes souhaité. Néanmoins, l’engagement de plus de 400 jeunes hommes dans une ville peu pourvoyeuse en recrues risquerait de tarir tout recrutement militaire, y compris celui de volontaires ou de remplaçants pour la milice provinciale. Connaissant la forte réticence à l’encontre de ce dernier service, les autorités pouvaient légitimement redouter alors des tensions urbaines, lors des opérations de tirage au sort notamment.

33Le registre des délibérations municipales n’évoque nulle part le mémoire anonyme. Il est probable que le maire et le procureur syndic, le jugeant inadapté à la police nantaise, ne le portèrent pas à la connaissance des autres membres du corps de ville. Les silences du mémoire sont en fait éloquents. Ils éludent toutes les objections prévisibles. Même si certains aspects pouvaient séduire la municipalité, le projet présentait, par conséquent, trop de failles pour emporter l’adhésion. En se focalisant sur le maintien de l’ordre et les modalités du service, son auteur négligeait l’aspect financier.

34Le rejet du projet de bataillon réglé ne signifiait pas l’acceptation de l’ordonnance officielle instituant un guet soldé. Le corps de ville suivit au début les injonctions de l’intendant, allant jusqu’à convoquer une assemblée générale sur la question. L’opposition n’était alors pas à l’ordre du jour. Bertrand de Molleville supputait cependant de possibles difficultés, liées aux privilèges municipaux essentiellement. Dès la première lettre évoquant le projet, il prit soin de rassurer le Magistrat de la ville : « Je crois devoir vous prévenir que l’établissement d’un guet à Nantes ne me paroit pas exiger que la police de la ville soit confiée à d’autres personnes qu’aux officiers municipaux. » Il sous-estimait cependant l’impact de l’aspect financier.

35Les difficultés apparurent lors de la tenue des états de Bretagne, en novembre et décembre 1786. Une commission de l’assemblée des trois ordres examina le projet nantais. La municipalité décida de lui porter ses plaintes. Elle établit sept exemplaires contenant des « observations », en fait des objections, quant à la création d’un guet professionnel. Ces mémoires furent envoyés à Guérin de Beaumont, à la fois maire et l’un des deux députés de la ville aux états. Suivit une requête « signée de plusieurs notables habitans qui contient des réclamations contre l’exécution de ce nouveau projet ».

  • 25 amn, ee 35, la communauté aux députés de la ville aux États, 7 décembre 1786.

36Comme l’écrit la communauté le 7 décembre, « tout le monde craint ici, plus que jamais, l’établissement d’un guet ». La même lettre accuse les deux députés de négligence, les démarches entreprises n’ayant jusqu’alors apporté aucun résultat concret. Des directives très précises sont alors données aux deux élus : « nous vous prions […] de vouloir bien donner lecture à l’assemblée de nos observations et de la requête de ces propriétaires et de solliciter une délibération qui renvoye le tout à la même commission où l’examen du guet est pendant25 ». Alors que la municipalité n’avait pas osé critiquer la décision de l’intendant, ni même émettre des réserves, elle témoignait d’une opposition farouche au projet devant les députés bretons. Elle comptait sur l’attitude volontiers contestataire de l’assemblée pour qu’elle prenne sa défense.

  • 26 Ibidem, les juges et consuls aux deux députés de la ville, 3 décembre 1786.

37Qu’est-ce qui motivait une opposition aussi résolue ? Les observations formulées en 1788, qui reprennent probablement celles adressées aux états, mettent en exergue plusieurs arguments. Le principal obstacle à la réalisation du projet était financier. Les finances urbaines demeuraient précaires. Elles avaient en partie contribué à la réalisation de grands projets urbanistiques depuis les années 1760. L’imposant, mais élégant, bâtiment de la Chambre des Comptes, avait été achevé en 1783. Le théâtre Graslin et le quartier tout entier étaient en cours de réalisation. Certes, des fonds privés alimentaient pour l’essentiel ces travaux mais la ville lança quand même quelques emprunts. La priorité des édiles allait clairement à l’embellissement de la ville, non à la sécurité. Aucune des solutions de financement envisagées n’emportait l’adhésion. L’augmentation des octrois inquiétait les négociants, qui craignaient que des taxes trop élevées n’entravent le commerce et diminuent « l’aisance publique »26. Ils pesèrent incontestablement sur la municipalité pour porter des protestations devant les états. Quant à l’établissement d’une taxe additionnelle au vingtième, elle suscita l’opposition des Nantais aisés, parmi lesquels nombre de négociants. Comme l’imposition retombait sur les seuls propriétaires, ils sollicitèrent de faire payer leurs locataires ! Les notables urbains n’étaient pas prêts à payer le prix d’une police plus efficace.

38Les critiques portaient aussi sur l’inutilité d’un guet professionnel à Nantes. Tout d’abord, la municipalité contestait le sombre tableau dressé par l’ordonnance du 1er octobre 1786. Ils réfutaient en bloc l’argument de l’insécurité, utilisant une image exactement opposée à celle de la crise : « Il n’y a pas de ville en France où les crimes, et surtout les grands crimes, soyent moins fréquents, plus exactement réprimés et où la tranquilité publique soit moins troublée. » Les différents protagonistes se gardaient d’ailleurs bien de fournir les moindres statistiques en appui à leurs dires. Leur analyse se basait essentiellement sur un simple sentiment de sécurité ou d’insécurité.

  • 27 J. Chagniot, op. cit., p. 144.

39Par ailleurs, ceux qui connaissaient la Garde parisienne, souvent citée en exemple et inspiratrice de projets provinciaux, savaient qu’elle peinait à en imposer aux couches populaires. Les lacunes de son recrutement et son instabilité la pénalisaient incontestablement27. Pourquoi la situation eût-elle été meilleure à Nantes ? Le faible nombre d’anciens soldats professionnels aurait peut-être même conduit à un guet plus médiocre encore que dans la capitale. Les responsables municipaux ne pouvaient cependant critiquer officiellement les guets professionnels existant dans le royaume. Ils affirmaient néanmoins qu’un guet serait peu opérant contre les formes ordinaires de délinquance parce qu’il « n’arrêteroit que les gens trouvés en flagrant délit et jamais les gens suspects, mal notés et vagabonds qui ne peuvent être connus que par l’inquisition de la police ». En quelque sorte, la municipalité défend l’image d’une police de proximité, certes peu spectaculaire car elle agit dans la discrétion, mais efficace grâce à une insertion sociale fondée sur l’ancienneté de sa présence dans le tissu urbain et sur l’expérience des méthodes de renseignement policier en usage. Les cinq commissaires de quartier et la douzaine d’archers de ville suffiraient au maintien de l’ordre : « c’est à ces officiers ministériels, aidés des archers de ville, et à l’activité de leurs recherches qu’on doit la capture de presque tous les malfaiteurs. » Les officiers municipaux se bornent donc à proposer la nomination de trois commissaires et de huit archers supplémentaires. Quant à la garde bourgeoise, elle assurait, en quelque sorte également, une police préventive : la patrouille ne laissait pas le champ libre aux malfaiteurs et pouvait quelquefois s’avérer dissuasive. Un corps professionnel d’essence militaire n’aurait guère fait mieux, selon le Magistrat, alors que se serait posé un délicat problème de « cohérence avec les officiers de la police ».

  • 28 amn, ee 58, lettre du maire au duc de Céreste-Brancas, gouverneur de Nantes, 2 mai 1787.

40Enfin, il n’est pas impossible que les officiers de la milice bourgeoise firent pression auprès de la municipalité pour étouffer tout projet qui viendrait concurrencer leur corps. Même si la haute bourgeoisie des affaires avait commencé à dédaigner les places d’officiers de la milice au tournant des années 1740, le lien avec l’institution municipale demeurait fort. Comme dans la plupart des villes, le maire occupait d’office le poste de colonel. La suppression de la patrouille aurait, par conséquent, amoindri le prestige de l’institution, quand bien même la milice aurait encore pu parader lors des cérémonies publiques qu’affectionnaient particulièrement les officiers. En 1787, ces derniers se battirent pour porter l’épaulette, dont l’absence était désormais le seul signe distinctif entre leurs uniformes et ceux de leurs homologues des troupes réglées28.

41L’unité des notables nantais fit céder Versailles. Il était hors de question pour le pouvoir central d’affronter les états sur un sujet aussi mineur. Comme les états de 1786 se bornèrent à suspendre l’application de l’ordonnance instituant un guet professionnel, la municipalité réitéra ses plaintes en 1788, espérant cette fois une annulation pure et simple de la part de l’assemblée bretonne. Le gouverneur de Nantes, duc de Céreste-Brancas, rassure alors les responsables municipaux :

« Je suis toujours persuadé qu’il n’est nullement question de l’établissement d’un guet à Nantes d’après ce que j’en ai pu conjecturer des dispositions du Ministère qui a toujours plutôt paru désirer le maintien de la garde bourgeoise comme on a pu le voir à l’occasion des épaulettes en se prêtant autant qu’il a été possible aux désirs des officiers de ce corps. »

42Le duc apporta même des arguments aux partisans du statu quo :

  • 29 amn, ee 35, lettre au maire Richard de La Pervanchère, 28 septembre 1788.

« J’ai toujours représenté qu’une garde stipendiée seroit, non seulement une surcharge pour la ville, mais que le service qu’elle pourroit faire ne seroit jamais ni aussi sûr ni aussi agréable à des citoïens accoutumés à se garder eux-mêmes29. »

43La professionnalisation de la patrouille n’eut donc pas lieu.

  • 30 Archives départementales de Loire-Atlantique, C 535.

44Les écrits sur la police de Nantes en 1786 ne changèrent pas la donne, ne modifièrent pas les pratiques, puisque les projets de réforme n’aboutirent pas. Ils suscitèrent néanmoins une réflexion des acteurs du maintien de l’ordre sur les finalités de la police. Ces mémoires montrent que deux conceptions s’affrontaient. Pour les militaires et l’intendant, seule une troupe professionnelle nombreuse, avec une organisation calquée sur celle de l’armée, était capable de faire régner la sécurité. Au contraire, la municipalité s’en remettait aux forces de l’ordre traditionnelles, commissaires de quartiers et archers de ville pour la surveillance quotidienne, renforcée la nuit par la patrouille de la milice bourgeoise. En outre, les troupes en quartiers, présentes en permanence de 1786 à 1789, renforçaient cette garde bourgeoise30. De ce fait, les notables, notamment les négociants, ne comptaient pas investir leurs deniers dans une amélioration improbable de la sécurité urbaine, d’autant que la conjoncture financière n’était pas propice à ces réformes.

  • 31 amn, ee 35.

45La réforme partie du sommet avait échoué. Elle réussit par le bas. En effet, en 1788 et 1789, deux guets de quartiers furent instaurés. Le premier concerna le quartier Feydeau. Le second, officialisé par une sentence de police du 29 janvier 1789, autorisait les habitants du quartier Graslin à établir un guet effectuant la patrouille de nuit31. Douze hommes en armes patrouillaient du soir au matin. Un besoin de sécurité existait donc dans ces « nouveaux » quartiers évoqués par le mémoire anonyme. Leurs plus notables habitants acceptèrent alors de financer un guet de quartier pour suppléer aux insuffisances de la garde bourgeoise. Les deux institutions cohabitaient. Cette coexistence ne dura guère, la Révolution se chargeant d’enterrer la milice bourgeoise. Désormais, la Garde nationale veillait sur les citoyens, avant d’être appelée, un peu plus tard, à participer à la défense du territoire. En somme, une situation peu différente de celle envisagée par l’officier anonyme dans son mémoire. À une différence près : la mobilisation patriotique l’avait emporté sur le professionnalisme.

Notes

1 Pour Paris, voir J. Chagniot, « Le guet et la garde de Paris à la fin de l’Ancien Régime », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, tome xx, janvier-mars 1973, p. 58-71. Pour un exemple récent en province, voir P. Roux, Société militaire, société civile à Toulouse au xviiie siècle : de l’Ancien Régime à la Révolution (vers 1740-1799), thèse dactylographiée, Toulouse, 1998, chapitre II. Les études sur les guets urbains sont souvent anciennes, par exemple : A. Babeau, « Le guet et la milice bourgeoises à Troyes », Mémoires de la société académique de l’Aube, 1878. En revanche, la bibliographie sur les milices bourgeoises, les gardes bourgeoises et les gardes nationales est abondante. On en trouvera un aperçu dans la bibliographie de P. Bonin, Bourgeois, bourgeoisie et habitanage dans les villes du Languedoc sous l’Ancien Régime, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2005 et dans la publication prochaine, sous la direction de Serge Bianchi, du colloque tenu les 24-25 mars 2005 à Rennes : La Garde Nationale : entre peuple et nation en armes.

2 Archives municipales de Nantes (amn), ee 35, 21 juillet 1786.

3 Ibidem, « Ordonnance du roi portant établissement d’un guet dans la ville de Nantes », 1er octobre 1786.

4 amn, bb 111, 27 mai 1788, p. 293-299.

5 C. nières, Les villes de Bretagne au xviiie siècle, Rennes, pur, 2004, p. 226-227.

6 Archives municipales de Brest, 1 S2, « Mémoire général sur l’emplacement des troupes en Bretagne », 9novembre 1788.

7 D. Roche, La France des Lumières, Paris, Fayard, 1993, p. 165.

8 amn, ee 54.

9 Idem, ee 56.

10 Ibidem, ee 69 (1724-1725), ee 78 (1774-1776). Sur ces questions, voir aussi G. Saupin, Nantes au xviie siècle. Vie politique et société urbaine 1598-1720, Rennes, pur, 1996, p. 127-129.

11 Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, c 243, mémoire adressé au duc de Penthièvre, gouverneur de Bretagne, sans date.

12 Archives départementales de Loire-Atlantique, c 405, lettre du 6 janvier 1778.

13 Au Croisic, par exemple.

14 Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, 2 b 1944, 21 octobre 1788.

15 A. Navereau, Le logement et les ustensiles des gens de guerre de 1439 à 1789, Poitiers, Société française d’imprimerie, 1924, p. 124-125.

16 La pratique des boîtes, pour recueillir les billets de logement des étrangers et les « marrons » prouvant le passage des patrouilles était une pratique ancienne dans les villes de garnison du Nord du royaume. Voir C. Denys, « Les transformations du contrôle des étrangers dans les villes de la frontière du Nord, 1667-1789 », C. Blanc-Chaleard, C. Douki, N. Dyonet et V. Milliot dir., Police et migrants, France 1667-1939, Rennes, pur, 2001, p. 207-218.

17 « Vis vi repellenda » : la force doit être repoussée par la force.

18 J. Chagniot, Paris et l’armée au xviiie siècle. Étude politique et sociale, Paris, Economica, 1985,p. 611 et suivantes.

19 Pour les villes du Nord, voir C. Denys, Police et sécurité au xviiie siècle dans les villes de la frontière franco-belge, Paris, L’Harmattan, 2002, chapitre iv. Sur la réflexion militaire concernant l’ambivalence du soldat-citoyen-policier, voir le Comte de Guibert, De la force publique considérée dans tous ses rapports, 1790 J.-P. Charnay édit., Comte de Guibert, Stratégiques, Paris, L’Herne, 1977, p. 567-638.

20 amn, ee 35, lettre aux officiers municipaux, 13 février 1785.

21 S. Perréon, L’armée en Bretagne au xviiie siècle. Institution militaire et société civile au temps de l’intendance et des États, Rennes, pur, 2005, p. 169-190.

22 314 hommes sur 981 enrôlés de 1766 à 1770. J. Chagniot, Paris et l’armée, op. cit., p. 141.

23 Un projet de caserne à Rennes en 1789 prévoyait la dépense d’environ 200 000 livres, certes pour un plus grand nombre d’hommes. Bibliothèque municipale de Nantes, manuscrit 1404, « Mémoire pour l’établissement de cazernes à Rennes », 13 juin 1789.

24 Pour l’année 1777. C. Nières, op. cit., p. 510.

25 amn, ee 35, la communauté aux députés de la ville aux États, 7 décembre 1786.

26 Ibidem, les juges et consuls aux deux députés de la ville, 3 décembre 1786.

27 J. Chagniot, op. cit., p. 144.

28 amn, ee 58, lettre du maire au duc de Céreste-Brancas, gouverneur de Nantes, 2 mai 1787.

29 amn, ee 35, lettre au maire Richard de La Pervanchère, 28 septembre 1788.

30 Archives départementales de Loire-Atlantique, C 535.

31 amn, ee 35.

© Presses universitaires de Rennes, 2006

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