Peut-on réformer un « monument de la police » ?
La réforme de la police de Strasbourg en débat à la fin de l'Ancien Régime, 1782-1788
p. 131-149
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Index géographique : France
Texte intégral
1Les historiens de Strasbourg et de l'Alsace ont nettement identifié les années 1780 et la « conjoncture Louis XVI » comme une période de turbulences, l'administration urbaine étant confrontée à une série de défis auxquels elle ne peut faire face1. Les détenteurs de l'autorité municipale, attachés à leurs institutions urbaines et républicaines, héritées de l'époque antérieure à la conquête française et largement garanties par la Capitulation de 1681, et à une police très élaborée, connue en Europe depuis le xvie siècle et dont ils sont particulièrement fiers n'échappent pas pour autant à une réflexion sur les changements profonds à apporter à la police de la ville, à l'instar de ce qu'on observe dans d'autres grandes villes du royaume au xviiie siècle. Le processus réformateur a laissé quelques traces dans les archives strasbourgeoises, sous la forme de 16 mémoires manuscrits, rédigés entre 1782 et 1788, rassemblés par le Préteur royal, représentant du Roi dans la ville2. Ils composent un ensemble d'une très grande richesse. Avec plus de 200 folios d'archives, les mémoires consacrés à cette seule question témoignent tout autant de la vigueur et de l'importance des discussions sur la police que de l'activité d'une administration urbaine, démentant l'immobilisme dont elle serait frappée dans la dernière décennie de l'Ancien Régime finissant. Précisons l'intérêt que représente le dossier strasbourgeois pour qui s'intéresse aux transformations de la police d'Ancien Régime.
2Interface entre le domaine germanique et la France, la ville est un lieu singulier, ouvert à la circulation des hommes (trop au goût Magistrat) comme à celle des idées : c'est un point de contact entre deux univers culturels, administratifs et sociaux. Malgré son incorporation depuis un siècle au royaume de France, la ville a conservé des institutions et une organisation qui l'apparentent davantage aux cités qui s'égrènent le long du Rhin et à l'Ouest du domaine germanique, y compris Genève. Au sein de cet ensemble, Strasbourg présente elle-même une forte originalité, avec un gouvernement organisé autour de deux pôles : des délégations de pouvoir à des conseils spécialisés (les XIII, les XV, les XXI), et une bureaucratie permanente composée de juristes, des techniciens du droit souvent venus de son Université, employés à la chancellerie de la cité et secrétaires des conseils. C'est sur ces deux pôles que s'appuie le Préteur royal de Strasbourg, Conrad Gérard, peu après son nomination en 1781, lorsqu'il consulte leurs membres sur la police en 17823. Le processus s'étend jusqu'aux années 1787-1788, pour s'achever entre l'Assemblée des notables et la convocation des États généraux. Les mémoires qui proviennent autant des employés de la police que des patriciens qui forment le Magistrat offrent ainsi un riche éventail des points de vue sur la police par l'ensemble des acteurs qui en ont la charge, depuis les plus hauts responsables de l'ordre jusqu'aux officiers subalternes. La diversité des auteurs, qui complique encore la réflexion sur la réforme, fait tout l'intérêt du dossier strasbourgeois. La multiplicité des positions dans l'administration de la police renvoie-t-elle à une fragmentation des positions sur la police ? Sur quels points s'affrontent les différents agents et responsables du maintien de l'ordre ? Quelle conception se font-ils de la réforme des institutions strasbourgeoises ? Quelles missions assignent-ils à la police ? Quelles conceptions politiques se dégagent des solutions envisagées ? Voilà quelques-unes des questions que pose ce dossier complexe. Le processus de rédaction des mémoires mérite lui-même d'être étudié : traversé d'inflexions successives qui orientent les débats, il est également révélateur des voies choisies par un grand commis de l'État pour réformer la police et des compromis passés avec les responsables locaux. Plus largement, il met en lumière les formes que peut emprunter la réforme administrative et policière en France à la fin de l'Ancien Régime.
Les enjeux de l'écriture policière
3Le dossier strasbourgeois frappe par son ampleur, mais aussi sa diversité : pas moins de 16 « mémoires », aux caractéristiques matérielles hétérogènes : certains ne font que quelques feuillets, tandis que le plus substantiel atteint la cinquantaine de pages. On y trouve des manuscrits originaux, mais aussi de nombreuses copies (le plus souvent de la même main) dont les originaux ne figurent pas dans les archives. Les titres eux-mêmes des documents sont très variables : seul le terme « police » revient avec constance4. En dépit de leur caractère disparate, compliqué parfois par l'absence d'indication d'auteur sur certains textes, il est possible de relier entre eux les mémoires et de reconstituer leur processus de production.
Le processus rédactionnel
4L'initiative en revient incontestablement au Préteur Gérard, nouvellement nommé dans la cité. Les premiers mémoires, datés de 1782, se présentent tous comme des réponses aux sollicitations du Préteur. À première vue, on peut distinguer trois grandes phases de rédaction. En juin 1782, Bühler, Riehl et Windholtz, respectivement greffier, procureur fiscal et aide de la Chambre de Police, adressent chacun leur mémoire au Préteur5. Celui-ci les examine et en note les principales idées, puis les transmet à l'ammeister Poirot. Celui-ci lui renvoie à son tour ses Observations et idées sur les différens Projets que M. le Préteur royal a bien voulu me communiquer (sic), au mois de juin 1782.
5En 1783, un nouveau cycle de rédaction et de commentaires commence : le procureur fiscal Riehl, le fourrier de nuit Oesinger et le greffier Bühler renvoient un nouveau mémoire en février-mars 1783. Ils ont suscité un double commentaire, la même année : celui de l'ammeistre Lemp sur le travail du fourrier Oesinger exclusivement et surtout celui de l'ammeistre Zaeppfel. À partir des « papiers » transmis par le Préteur, soit les mémoires rédigés en 1783, ce dernier rédige un substantiel mémoire intitulé Réflexions sur la police entre mai et août 1783. Il a d'ailleurs bénéficié entre-temps des commentaires de Mathieu, à l'époque secrétaire des xiii, qu'il a intégré à la version finale du mémoire, présenté au Préteur en août 17836. À la fin de son travail, l'ammeistre déplore le manque de temps et exprime le souhait d'approfondir son travail.
6C'est chose faite avec le dernier cycle de rédaction et de commentaires, qui date de 1787. Cette fois, un nouveau mémoire de Zaeppfel, les copieuses Considérations sur la police, synthèse des mémoires antérieurs et de son propre travail, est soumis au commentaire du Préteur, de l'avocat des XIII Hold puis dans une version remaniée (celle qui subsiste) à la lecture de deux autres avocats des XIII, Mathieu et Fischer, ainsi que de deux ammeistres, Lemp et De Turckheim. En retour, chacun fait part de ses observations écrites, qui viennent s'ajouter au dossier.
7Cette scansion suggère quelques interprétations. Elle souligne d'abord le rôle central de Gérard, mais qui fait plutôt office de chef d'orchestre ou de président que de concepteur de la réforme de la police. Ses interventions se bornent essentiellement à distribuer les tâches, à solliciter les avis et à mettre en circulation les mémoires. Le seul document où il exprime sa propre opinion (en 1787 seulement !) avalise en réalité les propositions de l'ammeistre Zaeppfel. Mais ce rôle de distributeur n'est pas moins crucial : Gérard oriente le débat et la réflexion, par le choix de ses questions (que l'on ne peut que tenter de reconstituer malheureusement), par celui de ses interlocuteurs et des tâches qu'il leur assigne comme des mémoires qu'il leur fait parvenir.
8Il convient ainsi de s'interroger sur la distribution des rôles que la chronologie fait apparaître et sur la signification qu'on peut lui prêter. Deux moment s'opposent alors, séparés par le tournant de l'été 1783. Jusqu'à cette date, Gérard consulte les trois officiers permanents de la Chambre de Police, auquel il ajoute bientôt le fourrier de nuit, un autre membre permanent de ces « suppôts de la police ». Il faut les distinguer des autres membres de la Chambre de Police, qui comprend deux députés et différents assesseurs, des échevins bourgeois élus tous les deux ans. Les premiers consultés sont donc des praticiens chevronnés, des employés permanents recrutés pour leurs compétences et leur expérience dans un domaine précis7. Gérard puise ainsi à la meilleure source. Bühler et Rielh, tous les deux des juristes, sont des représentants typiques de ces « techniciens du droit » qui forment l'armature de l'administration de Strasbourg depuis le xvie siècle8.
9Dans un second temps, à partir de l'été 1783, c'est le travail de l'ammeistre Zaeppfel qui constitue la base de travail. Ses commentateurs appartiennent à un tout autre milieu : les ammeistres sont également des juristes, mais entrés en politique, intégrés au patriciat strasbourgeois, devenus membres perpétuels des conseils et arrivés à la plus haute fonction élective, qui fait d'eux aussi les premiers juges de la police9. Enfin, les secrétaires (ou avocats) des XIII, Mathieu, Hold et Fischer sont des employés permanents, mais aux postes les plus prestigieux de la chancellerie, comme au sein du plus puissant des conseils. Ces juristes, parfois éminents (Hold est qualifié de « jurisconsultus »), sont considérés comme les véritables « patrons » de l'administration de la ville, dont ils sont les piliers10. Soulignons enfin le rôle de pivot joué par Zaeppfel : en faisant la synthèse des mémoires des permanents de la Chambre de Police et de ses « suppôts », il assure la remontée de leurs propositions vers les hautes sphères du pouvoir strasbourgeois, à savoir les membres les plus en vue du Magistrat que sont les ammeistres et les plus hauts fonctionnaires de la ville, ceux que Bühler ou Windholtz désignent indistinctement et respectueusement sous le nom évocateur de « Supérieurs ». Zaeppfel est également un médiateur, car le processus lancé par Gérard en 1782 change de nature après 1783, comme le révèle l'étude de la forme des différents mémoires.
De la description à la réforme
10L'examen de la structure de chaque mémoire montre que Gérard a orienté leurs auteurs vers la recherche d'améliorations mais aussi vers la description de la police de Strasbourg. Dans les premiers mémoires, il n'est pas toujours aisé de faire la part entre ce qui relève des sollicitations du Préteur et du choix des auteurs. Dans un second temps, en 1783, Gérard semble avoir demandé aux officiers permanents de la Chambre de Police ainsi qu'au fourrier de nuit de présenter leur propre « branche » de la police. C'est à cette époque que l'on trouve les mémoires les plus descriptifs, cette dimension l'emportant largement sur toute autre : citons les mémoires du fiscal Riehl, dont l'un a le titre évocateur de Précis de l'administration de la police, en 1782 et 1783, et le second mémoire du greffier Bühler, sobrement intitulé Police, rédigé en février 1783. Ces textes se concentrent sur une description minutieuse de la Chambre de Police, de sa composition aux gestes de ses principaux membres. Tout au plus les auteurs se bornent-ils à déplorer incidemment l'engorgement de la cour ou la faiblesse de leurs émoluments (pour le greffier Bühler par exemple, vis-à-vis du fiscal Riehl). Le fourrier Oesinger concilie les deux dimensions en faisant une première partie descriptive et en réservant « son sentiment » dans une seconde partie. À l'inverse, dans les autres mémoires, la description « organique » de la police est abandonnée au profit de ce que l'on pourrait appeler une problématisation de la police : qu'est-ce qui fonctionne mal ? Quelles en sont les causes ? Elle appelle naturellement des solutions, souvent amplement développées dans les mémoires. Quant aux textes des ammeistres et des avocats des XIII, ils sont tout entier tournés vers la discussion des propositions des mémoires antérieurs. Pour prendre un exemple, le premier mémoire de Bühler (juin 1782), fait dès ses premières lignes de « l'inobservance des règlements de police » la clé des maux de la cité : qu'on fasse sauter ce verrou, et « l’ordre serait rétabli »11. Il passe ensuite en revue les différents éléments sur lesquels l'effort devrait être porté, depuis la présence de mendiants étrangers jusqu'au fonctionnement défectueux de la Chambre de Police. Le mémoire de l'adjoint du fiscal, Windholtz, se dégage cependant de l'ensemble par sa dimension quasi-exclusive de projet : dès 1782, nommé depuis 9 mois seulement, il présente un ensemble de mesures hardies pour réformer la police et regroupe les éléments les plus ambitieux de son plan (notamment la numérotation des maisons et la division de la ville en cantons) dans une partie séparée intitulée « projet ».
11On peut donc dégager des styles argumentatifs et des principes d'exposition très différents, qui reflètent le partage des tâches voulu par Gérard mais aussi la culture administrative et juridique propre à chaque groupe d'acteurs. Les praticiens de la police, dont plusieurs composent la « police active » de la ville, demeurent cantonnés dans la description de l'administration de la police, présentée comme un ensemble de dispositifs pratiques dont ils proposent des améliorations au nom de l'efficacité. À l'inverse, les ammeistres et les avocats des xiii discutent de la compatibilité des améliorations proposées avec les règles de droit existant à Strasbourg, tout en proposant également eux-mêmes des innovations pratiques. À la différence des acteurs de la police active, ils formulent les améliorations de la police dans le langage du droit. Cette orientation a au moins une conséquence sur les propositions initiales : ammeistres et avocats des xiii censurent certaines mesures jugées contraires à la Constitution de la ville par exemple. Les mémoires successifs de l'ammeistre Zaeppfel en sont l'exemple le plus poussé : ce dernier retraduit les propositions de Bühler, Windholtz, Riehl et Oesinger sous la forme de projets de mesures législatives. Dans ses Considérations sur la police, le plus abouti de ses mémoires, l'ammeistre va jusqu'à rédiger le texte de grandes ordonnances de police et d'une requête au Roi destinée à obtenir un arrêt du Conseil permettant d'exercer la police sur toute la population vivant dans l'enceinte de la ville. Zaeppfel confirme ainsi son rôle de pivot dans la réflexion orchestrée par Gérard. De par et d'autre de l'intervention de l'ammeistre, le processus a changé de nature, passant de la description et de la critique à la formulation de mesures qu'on pourrait qualifier de législatives.
12Au total, l'étude formelle des mémoires (sans les détacher de leurs auteurs) est riche d'enseignements. Elle révèle une véritable division du travail, au sein du processus réformateur initié par le Préteur, entre la réflexion, l'information et l'élaboration des mesures concrètes, respectivement confiées aux officiers permanents de la police et aux plus hauts magistrats et fonctionnaires de la ville. Manifestement Gérard a encouragé les subalternes à donner leur avis. Soulignons la confiance qu'il a placée en eux, tout comme Zaeppfel dont on a signalé le rôle essentiel : on retrouve nombre des mesures proposées par Bühler, Windholtz, Oesinger et Riehl dans les discussions finales au plus haut niveau du Magistrat. Le débat n'a donc pas été confisqué par les juristes et les magistrats, mais s'appuie au contraire sur l'expérience et les remarques des officiers de la police active. Il faut probablement voir ici le choix de Gérard de s'appuyer sur eux (et notamment sur Windholtz) pour transformer la police de Strasbourg. Les liens de confiance établis entre Gérard et Zaeppfel, un des plus anciens ammeistres, perceptibles à travers par exemple la lettre d'envoi des Réflexions sur la police ont pu aussi faciliter l'acclimatation de leurs propositions au sein du Magistrat, attaché au respect des « formes constitutionnelles » de la cité, à ses prérogatives et à des conceptions spécifiques de la police.
Diagnostics et solutions partagés
13La lecture des mémoires successifs révèle des lignes de force et des fractures au sein des acteurs du débat, mais aussi un diagnostic et des solutions partagés.
Strasbourg, « monument de la police »
14En parcourant l'ensemble des textes, on est frappé par le sentiment d'unanimité qui se dégage pour désigner les grands problèmes de l'administration de la police à Strasbourg, des « suppôts de la police » aux ammeistres. Il est vrai que l'orientation du processus de réflexion et de consultation par Gérard contribue quelque peu à figer le débat autour du diagnostic et des solutions initiales des officiers subalternes. Mais les ammeistres, sinon les avocats, ont une liberté de parole à laquelle ils ne renoncent pas : ils ne se privent pas d'exprimer leurs opinions personnelles sur l'opportunité de telle ou telle mesure, de contester certaines affirmations des policiers ou de proposer encore leurs propres solutions. Pourtant, sur le diagnostic et la problématisation de la police proposés par les officiers de police, ils trouvent peu (sinon rien) à redire. C'est la preuve d'un certain consensus dont on peut dégager les grandes lignes. Il s'articule autour de la déférence envers les règlements de police patiemment élaborés par les générations antérieures de magistrats strasbourgeois, et la croyance en l'existence de deux « problèmes » : la présence des « étrangers et des gens suspects » dans la ville, « l'inexécution des ordonnances de police ».
15La plupart des mémoires s'ouvrent sur les mêmes propos liminaires. Ils vantent la « perfection » de la police de Strasbourg, mais justifient explicitement la nécessité d'y opérer des changements. Simple convenance, marque de déférence obligée envers la tradition de la cité, pour mieux se livrer ensuite à la critique d'institutions et d'usages archaïques ? Rien n'est moins sûr. Les ammeistres, les avocats comme les membres de la Chambre de Police ont intérêt à préserver la Constitution qui régit l'organisation des pouvoirs dans la ville et dont ils tirent leurs prérogatives. Le Préteur lui-même s'efforce dès son entrée en fonction en 1781 de préserver les droits et les spécificités de la ville dans le royaume, se montrant favorable au renouvellement solennel de la Capitulation de 1681, à l'occasion de son centenaire et des fêtes auxquelles il donne lieu12. La police de la ville, vantée par les mémoires, est la fierté des autorités strasbourgeoises. Plusieurs rappellent qu'elle a servi d'exemple à de nombreuses villes dans le passé. Les ordonnances qui la composent, fruit de la « sagesse » des magistrats successifs, forment comme un patrimoine, un monument précieux qui pourvoit à toutes les questions et à tous les problèmes de l'administration des hommes. Un épisode peut témoigner en faveur de la fierté du Magistrat envers sa police, malgré les difficultés évidentes auxquelles elle se heurte à la fin des années 1770 : la publication du rapport de l'abbé Malvaud sur le concours de l'Académie de Châlons (1779) suscite la déception au sein du Magistrat, car on y évoque les institutions caritatives strasbourgeoises seulement dans une note13. Cependant, les mémoires sur la police révèlent les interrogations et les doutes qui traversent le Magistrat comme les employés de ville dans les années 1780. En dépit de la prudence des formules, on devine les questionnements et la remise en cause progressive d'un certain modèle de police. La nécessité du changement est affirmée, sans pour autant entraîner des modifications brutales. Pour Bühler, il s'agit « d'adapter » les « lois », qui « ne cadrent plus avec le temps auquel nous vivons ». Même Windholtz, qui propose les changements les plus radicaux, parle seulement de « partager différemment les choses », dans la mesure où il n'y a rien à « ajouter » à une police déjà très complète. On trouve sous la plume du fourrier Oesinger comme de l'ammeistre Zaeppfel le sentiment d'une dégénérescence de la police, comme un organisme qui se serait développé en finissant par accumuler les dysfonctionnements : « On verra, écrit le fourrier, les défauts qui s'y sont glissés par le changement des moeurs et des temps ». Quant à l'ammeistre Zaeppfel, il propose au bout du compte une restauration de l'ancienne police, dont on a imprudemment retranché certains éléments selon lui depuis plus d'un siècle : « il y aura à rétablir sur l'ancien pied ce que l'on a cru pouvoir négliger ou supprimer depuis »14. Réagencement, adaptation, régénération, restauration : les auteurs se gardent bien de présenter la réforme comme une innovation, conciliant la nécessité du changement et l'idéologie conservatrice propre au patriciat strasbourgeois15.
16Cette conviction repose sur un diagnostic largement partagé : les origines des problèmes sont à chercher du côté de l'histoire même de la ville et des conséquences de l'incorporation au royaume tant sur la composition de sa population que sur l'étendue des pouvoirs de police du Magistrat.
Étrangers dans la ville
17Les auteurs des mémoires, à commencer par les officiers de la police, ressassent la même plainte, modulée selon les points de vue, mais toujours identique dans son principe : la présence encombrante d'étrangers et de « personnes suspectes » à l'intérieur de la ville, responsables du « désordre ». Ce thème est un grief constant, même si d'autres préoccupations secondaires viennent s'y ajouter selon les mémoires considérés. Au xviiie siècle, en France, la dénonciation des « étrangers » et des aubains par les autorités urbaines et les responsables du maintien de l'ordre est une réalité bien connue, confirmée par les différentes études des polices urbaines, tout particulièrement dans la seconde moitié du xviiie siècle, en liaison avec la lutte contre la mendicité16. Le cas strasbourgeois n'y fait pas exception. Mais le problème semble se poser selon des modalités spécifiques à Strasbourg, en raison de la confrontation entre les cadres institutionnels et sociaux, hérités de la période antérieure à l681 et de la dynamique sociale et politique induite par l'incorporation au royaume. Par la rigidité des statuts, le conservatisme des institutions strasbourgeoises et l'immobilisme de la police jusqu'aux années 1780, par la force des mutations déclenchées par l'incorporation de la cité dans le royaume dont elle est devenue une ville-frontière, Strasbourg présente des caractères que l'on retrouve dans beaucoup d'autres villes du royaume au xviiie siècle. Mais ils sont grossis ici à l'extrême : dans d'autres villes importantes comme Bordeaux, Clermont-Ferrand, Besançon ou Toulouse (sans même citer Paris), les institutions policières ont fait l'objet d'adaptations successives à plusieurs reprises au cours du siècle. À l'inverse, les changements ont été minimes à Strasbourg avant les années 1780 (sauf en matière de création d'institutions charitables). C'est cette armature qui est maintenant remise en cause. Strasbourg est peut-être ici un observatoire privilégié pour étudier un phénomène que beaucoup de villes du royaume, grandes et moyennes, connaissent mais dont le choc a été amorti par des réformes successives. Au seuil des années 1780, la dégradation de la « conjoncture Louis XVI » ne fait que ressortir davantage l'échec de la police traditionnelle à assurer le « bon ordre, la sûreté et la propreté » dans Strasbourg.
18À quoi tiennent les particularités des « étrangers » à Strasbourg ? Les mémoires pointent du doigt plusieurs catégories d'habitants qui favorisent le séjour et l'installation d'étrangers, en dehors de tout contrôle exercé par le Magistrat. Dans tous les cas, leur présence est liée à l'implantation de l'administration et de l'armée du Roi dans la cité. Les mémoires les plus complets sur ce sujet (Bühler, Riehl, Zaeppfel) les détaillent. Ce sont d'abord les invalides qui se retirent dans la ville (ville de garnison). Ils sont jugés responsables de la venue de « femmes de mauvaise vie » avec lesquelles ils vivent (sans pouvoir forcément honorer leur devoir conjugal selon Bühler !) et ont parfois des enfants. Les mémoires diffèrent seulement dans l'évaluation numérique du phénomène : 500 invalides pour Bühler, 900 pour Riehl, sans qu'on sache qui a raison. La deuxième catégorie, plus vaste, est celle des « privilégiés », autrement appelés « employés du Roi ». Employés aux « hangards » et à l'Arsenal, de l'intendance et de la Comédie française drainent à Strasbourg une foule de journaliers et de domestiques à leur service (voire de « femmes du monde » déguisées en « figurantes » de la Comédie française selon Windholtz), responsable du « désordre ». À l'instar des invalides et de leurs familles, ces populations tombent, en cas de chômage, dans la pauvreté et la mendicité, profitant indûment des aumônes distribuées par les institutions strasbourgeoises, alors qu'elles devraient servir à soulager les bourgeois. De surcroît, même si ce dernier point est passé sous silence, ce sont des pauvres majoritairement catholiques que le patriciat protestant répugne à aider davantage. Le problème des « mendiants étrangers », si banal dans la France du xviiie siècle, est ici nourri par une population qui n'est pas « bourgeoise » mais qui de fait ne peut pas être expulsée.
19Le second problème isolé est celui de « l'inexécution » ou « l'inobservance » des ordonnances de police. Les mémoires rappellent l'existence d'innombrables mesures destinées au bon ordre, comme le travail accompli chaque semaine par la Chambre de Police et entre ses séances par l'Ammeistre régent. Pour autant les désordres persistent. Chaque auteur de mémoire avance des causes diverses pour expliquer le mal. Presque tous désignent le fonctionnement de la Chambre de police, une opinion que partagent les ammeistres et les avocats. Le nombre de séances (une par semaine) est insuffisant pour traiter toutes les affaires. La complexité des mesures de police se heurte à la biennalité des juges (des bourgeois issus des différents conseils).
20Si on descend dans les rangs subalternes des officiers de la police, les plaintes concernant les insuffisances de la police active se font beaucoup plus vives. Les gardes de la police (fausthamers), qui assurent la patrouille le jour et la nuit, comme les consignes, chargés de la surveillance des portes, sont jugés trop peu nombreux et pas assez compétents. Le cumul de ces fonctions par plusieurs d'entr'eux les rend incapables de bien les remplir : les consignes s'absentent de leur poste, ou s'endorment. Le fourrier de nuit, le fiscal (malgré son adjoint), ainsi que le greffier se plaignent d'être surchargés de tâches à la Chambre de Police, qui les empêchent de faire les « visites », c'est-à-dire de vérifier les déclarations faites par les étrangers à l'entrée de la ville, ou de surveiller la présence de prostituées.
21Ces plaintes montrent que derrière « l'inexécution des ordonnances de police », les officiers de la police dénoncent un problème essentiel, celui de l'opacité de l'espace urbain et de sa population. On trouve sous leurs plumes de vigoureux plaidoyers en faveur de « cette partie essentielle de la police ». Pour le fourrier de nuit Oesinger, la base de la police est « la connaissance de toutes les personnes sur lesquelles cette même police doit s'étendre ». Pour l'aide Windholtz, c’est la connaissance des habitants qui fait défaut à la police, dûe d'ailleurs à la division des compétences entre les différentes branches de la police. Consignes et patrouilles, comme le fourrier, ne dépendent pas de la Chambre de Police (mais d'un conseil spécial, celui des Oberwachterren, les maîtres du guet) et ne travaillent pas avec elle. Il n'est pas surprenant de voir ceux-là même qui sont principalement chargés de la surveillance et de l'identification des étrangers vanter l'importance de leur mission pour demander une extension de leurs pouvoirs. Mais le diagnostic est partagé également par le fiscal Riehl comme par le greffier Bühler. De ce fait, les deux problèmes que se plaisent à évoquer les mémoires - présence d'étrangers indésirables et inexécution des mesures de police - renvoient à un constat plus vaste : celui de l'opacité croissante de l'espace urbain et de ceux qui y vivent, notamment depuis l'incorporation au royaume. La police était excellente, écrit l'ammeistre Zaeppfel, quand la ville « était gouvernée en République, composait une famille dans laquelle on ne voyait d'étrangers que ceux ceux qu'on voulait bien tolérer »17. L'immigration et la croissance de la population ont irrémédiablement bouleversé les anciens équilibres et transformé la physionomie de la cité. Du coup doivent être revus l'ensemble des moyens pour assurer l'identification des personnes à l'entrée et surtout le quadrillage intérieur de l'espace urbain, selon les officiers de la police. On perçoit déjà ici, dans le diagnostic formulé, une conception nouvelle de la police et de ses rapports avec la population. Les officiers de la police, avec l'aide décisive de Zaeppfel, qui s'appuie sur « ceux qui ont l'occasion de connaître la police au plus près », orientent déjà la réforme vers ces nouveaux objets18. Mais la discussion des solutions avancées révèle bientôt les clivages existants.
Officiers de police contre Magistrat
22Les très nombreuses solutions proposées à la sagacité des « Supérieurs » se rattachent en réalité à quelques grands thèmes. L'examen des discussions montre les différents clivages entre les officiers de police, les ammeistres et les avocats des xiii et des conceptions concurrentes de la police comme du gouvernement urbain. Au pôle incarné par les officiers de police, dont le plus radical est sans conteste Windholtz, s'oppose celui formé par le Magistrat et les avocats des xiii.
Les plans des officiers de police
23Les officiers de police partent du constat de la nécessité d'augmenter le nombre de « surveillants » dans la ville, pour reprendre les termes du fiscal Riehl. Il s'agit tout autant de pallier les carences des fausthamers et des consignes comme l'incapacité des officiers de police eux-mêmes à surveiller seuls l'espace urbain. Leurs mémoires convergent pour proposer un quadrillage plus serré de la ville, qui passe par la division du territoire urbain en cantons ou en quartiers de petite taille (10 à 12), dans chacun desquels serait implanté un « surveillant ». Les fausthamers eux-mêmes seraient distribués dans chaque quartier pour assurer un quadrillage optimal. Manifestement les auteurs des mémoires s'inspire d'un modèle « français » commun aux villes de France à la fin du xviiie siècle : Rielh parle de « plusieurs surveillants qui répandus à l'instar des autres villes de France, dans différents quartiers de la ville, faisant exactement leur visite ». C'est le mémoire de Windholtz qui comprend le plus de détail sur ces questions. Il est vrai que l'homme a été nommé spécialement pour assurer une partie de la police active, comme le rappelle Zaeppfel, dont l'efficacité repose justement sur la connaissance intime de l'espace urbain. Windholtz va jus-qu'à dessiner un plan (assez grossier, il est vrai) de la division proposée. La notion semble assez nouvelle à Strasbourg : les tribus, ces regroupements de corps de métiers dans le cadre desquels se déroule l'élection des échevins comme l'organisation des métiers (et longtemps pourvues d'antiques attributions militaires), ne sont pas à la tête de quartiers ou de portions du territoire de la cité19. En même temps, la ville semble se prêter à ce type de division : Windholtz trace des quartiers à peu près de la même surface, séparés par les canaux et les deux grandes rues (héritées du plan castral romain), la rue Brûlée et la Grand Rue. L'aide va jusqu'à proposer une mesure de cadastration supplémentaire de l'espace urbain : le numérotage des maisons et la rédaction d'un vaste registre, afin de faciliter l'identification de la résidence de chacun. Windholtz propose ainsi de rendre la ville transparente et lisible pour la police, selon un schéma qu'on trouve dans d'autres projets policiers comme celui de Guillauté pour Paris (1749)20. Comme Guillauté il établit un lien étroit entre la division géométrique de la ville, la numérotation des maisons et l'implantation de surveillants.
24Dès 1782, on trouve dans tous les mémoires (Bühler, Riehl, Windholtz) la proposition d'installer des « commissaires de quartier » à Strasbourg. Les appelations varient parfois : Windholtz parle de « quartier maître ». Mais les missions assignées restent à peu près identiques. Le commissaire tiendrait un registre de tous les habitants qui vivent dans son quartier, surveillerait l'accueil des étrangers (en contrôlant les auberges mais aussi en surveillant le travail des consignes aux portes). Il informerait la police de la présence de « gens sans qualité et sans aveu » et surveillerait leur conduite.
25Windholtz et le fourrier Oesinger prônent enfin la création d'un « Bureau de réunion » ou « Bureau général de police », dès 1782-1783. Il s'agit dans tous les cas de lutter contre la division, funeste à leurs yeux, entre les différents surveillants (les officiers de la Chambre de Police, le fourrier de nuit, les secrétaires de l'Ammeistre régent qui accordent les autorisations de logement aux bourgeois, les consignes qui dépendent des Oberwachherren). Windholtz est le plus ambitieux, proposant de nommer un « Directeur du Bureau », qui tiendrait un registre général de tous les étrangers en centralisant les données recueillies jusque-là séparément par les consignes, le fourrier de nuit et les secrétaires de l'Ammeister. Ce Directeur surveillerait directement les fausthamers, les sergents de la patrouille et les consignes. Il veillerait aussi au nettoyage des rues. L'auteur du mémoire, déjà chargé de surveiller les fausthamers comme l'exécution des sentences contre les mendiants et de faire les visites des étrangers, se verrait bien à la tête de ce bureau, devenant le responsable de l'ensemble de la police active de la ville, au motif de « soulager le greffier et le fiscal » de la Chambre de Police.
Le Magistrat : résistances et compromis
26La réception des propositions des officiers de police par les ammeistres et les avocats est révélatrice de ce qui les sépare. Le Magistrat défend ainsi ses prérogatives traditionnelles sur la police, en repoussant toute création de nouvelles instances qui pourraient le concurrencer dans ce domaine.
27À partir de 1783 surtout, les oppositions se manifestent au grand jour parmi les ammeistres et les avocats : Poirot et Lemp, premiers lecteurs de certains mémoires, approuvent de nombreuses mesures. Les choses changent avec le mémoire de Zaeppfel qui lui-même juge sévèrement certaines propositions et suscite aussi les réactions de ses collègues. Les commissaires de quartier, tels que les voyait Windholtz, sont fustigés. Parmi les plus hostiles, on trouve les avocats des xiii (Mathieu, Fischer et Holdt), qui considèrent ces personnages comme incompatibles avec la constitution, « ni par cette dénomination ni par les fonctions » (Mathieu). Il s'agit aussi d'une menace pour la liberté des citoyens. Le commissaire serait « un fléau pour les faibles et les gens de bien », prédit Fischer. « Tout ce qui intéresse la liberté du citoyen doit être traité avec le plus grand ménagement », explique Holdt. Contraire à la constitution et liberticide, l'institution ne peut être acceptée. L'ammeistre De Turckheim s'inquiète également des prétentions possibles de ces nouveaux officiers, qui étendraient leurs compétences au détriment de la justice. Il est rejoint par l'avocat Mathieu, qui y voit un danger : ces personnages auraient tendance à s'assimiler aux officiers du même nom dans le royaume.
28Les adversaires des commissaires de quartier n'hésitent pas à mettre en avant les spécificités de Strasbourg pour refuser le modèle français. Les débats soulèvent la question intéressante de la validité de l'importation d'un modèle administratif. Zaeppfel, conscient des oppositions auxquelles il risque de se heurter, va au devant des critiques et fait valoir dans son mémoire les antécédents historiques de cette institution à Strasbourg : il en retrouve les traces en 1685 puis en 1737 sous le nom d'inspecteurs, sans que l'on comprenne pourquoi ils n'ont pas vu le jour. L'avocat Fischer demande qu'on cherche plutôt les causes du « non succès » des commissaires à Strasbourg plutôt que de vouloir à tout prix importer une institution qui a fait ses preuves à Paris, « qui à tant d'égards diffère si prodigieusement de toutes les villes communes ». Importée dans une ville aux dimensions réduites comme Strasbourg, avec un maillage de quartiers très dense, la mesure sera « un fléau pour les faibles et les gens de bien », dans une ville « dont l'étendue égale à peine celle de certains quartiers de Paris ». Son collègue Holdt, par ailleurs fort informé de la police de Paris (mais aussi celle de Lyon), à laquelle il fait plusieurs fois référence dans son mémoire, pour s'en inspirer, juge l'institution inadaptée à Strasbourg : « cet établissement ne serait pas bien dans une ville vraiment plébéienne telle que Strasbourg qui outre cela est militaire et qui renferme tant d'ordres et de classes de citoyens ».
29Des solutions de compromis sont avancées, destinées à permettre à la fois une surveillance plus fine de l'espace urbain et de préserver les intérêts du Magistrat et des bourgeois. En 1783, l'ammeistre Zaeppfel est partisan de nommer dans chaque quartier un surveillant « qui se familiariserait avec la connaissance du quartier dont il sera chargé » : il « connaîtra même les maisons des personnes suspectes ». Mais dès son premier mémoire, il écarte l'idée des commissaires de quartier, lourde « d'inconvenients » selon lui. Il préfère « diviser les fonctions des fausthamers par quartier », en augmenter le nombre jusqu'à 12 et diviser la ville en 12 quartiers. Les fonctions des commissaires seraient en fait attribuées à 6 surveillants, chacun à la tête de deux quartiers, sans préciser qui ils seraient. En 1787, Zaeppfel propose de confier cette tâche aux échevins assesseurs de la police, en ramenant le nombre de quartiers à 10. La proposition est reprise par De Turckheim tout comme l'avocat Mathieu. En outre, ce dernier suggère de partager entre les échevins les « départements » de la police : l'inspection du greffe et des bureaux, la mendicité, la police « relative aux comestibles et denrées de première nécessité », la surveillance des consignes et des fausthamers, l'inspection des cantons de la ville ». Ce compromis a pour avantage de confier la surveillance des quartiers aux membres du Tribunal, échevins qui plus est : soit des assesseurs élus pour seulement deux ans, parmi les bourgeois. On éviterait ainsi la constitution d'un corps d'officiers intermédiaires et des conflits éventuels avec le Magistrat ou la Chambre de Police.
30On retrouve une opposition assez proche entre le Magistrat et les officiers subalternes à propos de la centralisation de la police active. Les différents ammeistres, à commencer par Poirot en 1782, écartent très vite sa proposition. Poirot s'oppose à la création d'un « lieutenant de police » à Strasbourg mais voit aussi clairement les ambitions personnelles de Windholtz, apparemment soutenu par le préteur Gérard21. Avec ses collègues, comme Zaeppfel, il défend les prérogatives de l'Ammeistre régent, « premier juge de la police », en dehors des séances de la Chambre de Police, disponible nuit et jour. Ce dernier dispose d'un bureau, et c'est sous son autorité que doivent se rassembler les informations comme se concentrer les moyens d'exécution. Poirot, puis Zaeppfel, refusent vigoureusement la possibilité de l'établissement d'un chef de la police active et d'une dissociation entre ce qui relève de la police juridictionnelle et de la police active. La suggestion plus modeste du fourrier Oesinger d'installer dans un bureau commun le fiscal et le fourrier de nuit ainsi que l'aide Windholtz rallie en revanche les suffrages du Magistrat et des avocats. Mais il s'agit seulement d'améliorer « la correspondance » entre des surveillants essentiels, de croiser les registres de ces « Inspecteurs des étrangers », comme les appelle Holdt. En aucun cas cela ne peut déboucher sur la création d'une nouvelle charge.
31Le Magistrat montre une répugnance comparable envers la professionalisation de la police lorsque les ammeistres s'interrogent sur la réforme de la Chambre de Police. En 1782, Poirot a signalé l'insuffisance de la compétence des assesseurs, élus seulement pour deux ans, dans une matière aussi complexe que la police. Zaeppfel refuse énergiquement la nomination de membres perpétuels parmi les assesseurs : « ce serait heurter l'institution même ». Il faut conserver à tout prix les 4 échevins assesseurs. Il propose d'y pallier en faisant siéger l'Ammeister régent, plus habitué à cette matière. Il est suivi par l'avocat Holdt, au nom de la défense de la constitution, comme par l'ammeister Lemp et l'avocat Mathieu. Ce dernier esquisse un compromis : allonger le mandat des assesseurs échevins jusqu'à 4 ans, en en élisant un chaque année. Avec cette solution, pratiquée dans d'autres conseils, on mesure toute l'ambivalence du système strasbourgeois22 : sous couvert de garder la justice aux mains des bourgeois, il consacre en réalité la puissance d'un patriciat urbain qui « tient » les différents conseils. L'allongement des mandats ne peut que lui profiter.
32On voit ainsi comment le Magistrat, sur cette question comme sur celle des commissaires, ne tombe pas dans l'immobilisme absolu, mais impose ses propres vues et conclut des compromis à partir des propositions des officiers de police, pour préserver l'essentiel : son autorité entière et directe sur toute la police et ses employés. Il s'agit aussi d'empêcher l'émergence de hauts responsables permanents de la police qui détiendraient bientôt la réalité de ses pouvoirs, au détriment de l'Ammeistre régent ou de la Chambre de Police et de ses assesseurs. La passation de compromis montre aussi l'existence d'un langage et d'idées communs entre le Magistrat et les officiers de police, même les plus engagés dans la police active comme Windholtz, dont le style et la personne semblent controversés23. Plusieurs propositions essentielles sont ainsi remontées jusqu'au Magistrat qui les adopte, éventuellement en les modifiant. On peut ainsi citer le numérotage des maisons, la division de la ville en quartiers, l'augmentation du nombre de gardes, l'amélioration du recrutement des consignes et des fausthamers, l'interdiction du cumul, mais aussi l'extension de la police à tous les « privilégiés », toutes accueillies avec enthousiasme par les ammeistres et les avocats, qu'il ne faut pas imaginer strictement arc-boutés sur leurs pouvoirs. Les compromis permettent de nuancer l'opposition entre les officiers de police et les « politiques » et leurs collaborateurs, défenseurs de la constitution et des libertés bourgeoises face aux menées des partisans de la professionalisation de la police. Sur le quadrillage de la ville comme l'assujettissement des privilégiés aux mesures sur le logement, le Magistrat rejoint finalement les positions des officiers de police, ce qui constitue la preuve de la pénétration de ces conceptions au sein des élites strasbourgeoises, politiques et administratives. Ils partagent ainsi la même volonté de territorialisation de la police, une donnée essentielle de la modernité policière, dégagée des statuts personnels qui organisent la société d'Ancien Régime. Tous sont conscients de la nécessité d'adapter la police à une ville plus peuplée et plus étendue, en la dotant d'instruments qui permettent une appréhension rationnelle et précise de sa population et de ses membres, comme le numérotage et la statistique. Sur ce point précis, on peut avancer l'hypothèse que les conceptions de la monarchie administrative française et les sciences camérales de l'espace impérial coïncident, et cette coïncidence même explique l'accord donné par le Magistrat à des propositions inspirées des expériences des autres villes françaises et de la capitale. Sur ce point, il n'y pas affrontement mais bien convergence, malgré leurs origines différentes, entre les deux conceptions de l'action publique et de ses instruments.
33En conclusion, la réforme initiée par Gérard à Strasbourg révèle ainsi les clivages mais aussi les conceptions communes au sein des différents responsables du maintien de l'ordre et de la police. Elle montre comment les officiers de police s'appuient sur le « modèle parisien » pour accroître leurs prérogatives, acclimater une nouvelle conception de la police qui place à son principe l'identification des personnes et fait la part belle à la professionalisation. À l'inverse, on trouve chez les membres du Magistrat comme chez les plus hauts employés de la ville (qui appartiennent aux mêmes milieux) la volonté de défendre les spécificités « républicaines » et « constitutionnelles », celles-là même qui garantissent la pérennité des pouvoirs des familles du patriciat. Mais leur résistance révèle aussi leur volonté de ne pas tomber sous la coupe de la monarchie administrative à l'intérieur même de leur cité : la défense de la « liberté du citoyen », le refus de donner de très larges pouvoirs de police active à un officier permanent, ne sont pas des vains mots dans les années 1780, dans une cité largement ouverte aux courants des Lumières. Enfin, les réserves n'empêchent pas les compromis, pourvu que l'essentiel soit préservé. Le Magistrat sait récupérer à son profit les suggestions des officiers de police qui ne touchent pas à son pouvoir. C'est cette souplesse qui permet à la réforme de progresser lentement, menée par Gérard avec opiniâtreté.
34L'histoire de la réalisation de la réforme elle-même reste encore à écrire. La conjoncture nationale interfère alors avec la chronologie strasbourgeoise : Gérard participe à l'Assemblée des notables de 1787, tandis que les ammeistres discutent encore. Entre février et septembre 1788, une députation pour la réforme de la police se réunit à plusieurs reprises, rassemblant les auteurs des mémoires et les principaux membres du Magistrat (y compris les nobles), sans déboucher apparemment sur des résultats très concrets. Seule la numérotation des maisons, menée tambour battant par le Préteur en 1784, est achevée l'année suivante24. La santé déclinante de Gérard (inactif à partir de 1789, il s'éteint en 1790) a-t-elle encore ralenti le processus ? La réforme semble s'éteindre avec l'Ancien Régime. Mais elle semble avoir eu une postérité dans les premiers temps de la Révolution. Beaucoup de ses acteurs accèdent dès 1789-1790 aux plus hautes charges du nouveau régime municipal (Poirot, De Turckheim, Zaeppfel). De façon plus frappante, la municipalité provisoire fait effectuer un vaste dénombrement maison par maison, après avoir divisé la ville en 10 cantons25. On ne peut s'empêcher de penser qu'il s'agit là de l'ultime avatar du plan de Windholtz.
35personnel :
- 2 secrétaires (billets de nuit, enregistrement des affaires judiciaires).
- le Fourrier de Nuit, Oesinger : état particulier des cabaretiers (étrangers), chaque jour.
36personnel :
- aide, Windholtz : veiller à l'exécution des décrets, surveiller les fausthammers.
- 12 gardes ou fausthammers : 6 de patrouille la nuit jusqu'à 10 heures du soir.
- 12 patrouilles ordinaires : 4 de 10 heures à 5 heures ou 2 heures du matin (été).
37personnel sous leurs ordres :
- les consignes : entrée des portes.
- le Fourrier de Nuit (surveille les consignes).
Notes de bas de page
1 Voir en particulier Y. Lemoigne, « La conjoncture Louis XVI » in G. Livet et F. Rapp (dir.), Histoire de Strasbourg des origines à nos jours, Strasbourg, 1982, tome iii, p. 167-180.
2 Conservés aujourd'hui aux Archives de la Communauté Urbaine de Strasbourg (cus), sous les cotes aa 2508, 2509 et 2510.
3 Conrad Gérard, natif de Strasbourg, entré au Département des Affaires étrangères après des études de droit, est célèbre pour avoir mené les négociations avec les « Insurgents » américains. Il est nommé Préteur le 23 juin 1781, représentant le roi dans la ville de Strasbourg avec la présidence de tous ses conseils. Sur ce personnage et l'institution du Préteur royal : G. Livet in G. Livet et F. Rapp, Histoire de l'Alsace…, op. cit., tome iii, pp 280-303 ; I. Streitberger, Der Königliche Prätor von Strassburg, 1685-1789. Freie Stadt im absoluten Staat, Wiesbaden, 1961.
4 Cette fragmentation a sans doute dissimulé l'unité du dossier, très incomplètement inventorié sans qu'on ait établi aucun relation génétique entre les documents.
5 Voir le tableau 1 sur les fonctions dont ils sont titulaires.
6 Voir la lettre d'envoi du mémoire au Préteur, 9 août 1783, cus, aa 2509.
7 Johann Michael Bühler est successivement actuaire au Ehegericht (1763), substitut ordinaire au secrétariat du grand Sénat (1768), puis greffier ou écrivain de la police (1769), fonction qu'il cumule depuis 1780 avec celle de référendaire de la police. Johann Gottfried Riehl, licencié en droit, est sucessivement adjoint du procureur fiscal puis procureur fiscal à la Chambre de Police (1778), d'après fuchs (F.-J.), « Employés municipaux de Strasbourg du xive au xviiie siècle en grande partie d'après des sources inédites », Annuaire des Amis du Vieux Strasbourg, 1993, pp 21-40).
8 Sur ce groupe, voir G. Livet, in G. Livet et F. Rapp (dir.), Histoire de l'Alsace…, op. cit., tome iii, pp 257-279 ; P. Greissler, La Classe politique et dirigeante à Strasbourg, 1650-1750, Strasbourg, 1987, pp 102-103.
9 Jean Lemp, jurisconsulte, né le 20 juillet 1730, est échevin en 1760, sénateur en 1761, membre des xxi en 1766, de celle des xv en 1770, ammeister en 1781 (en régence en 1781 et en 1786) ; F.-E. Sitzmann, Dictionnaire de biographie des hommes célèbres d'Alsace, Rixheim, 1910, t. 2, p. 137.
10 G. Livet in Histoire de l'Alsace, op. cit., tome iii, pp 258-259.
11 cus, aa 2508.
12 G. Livet in G. Livet et F. rapp (dir.), Histoire de Strasbourg…, op. cit. tome iii, pp. 298-299.
13 Y. Lemoigne in G. Livet et F. Rapp (dir.) Histoire de Strasbourg…, op. cit. tome iii, p. 176.
14 Considérations sur la police.
15 P. Greissler, op. cit.
16 Voir notamment M.-C. Blanc-Chaleard et alii (dir.), Police et migrants : France, 1667-1939, Rennes, 2001 ; C. Clement-Denys, Police et sécurité au xviiie siècle dans les villes de la frontière franco-belge, Paris, 2002 ; J.-L. Laffont, Policer la ville : Toulouse, capitale provinciale au siècle des Lumières, Thèse, Université Toulouse II, 1997 ; V. Denis, Individu, identité et identification en France, 1715-1815, Thèse, Université Paris 1 - Panthéon Sorbonne, 2003.
17 Considérations et essais sur la police, fol. 3.
18 Ibid.
19 L'organisation de la ville est fondée exclusivement sur l'ordre corporatif, plus ou moins revu et corrigé par le Magistrat (qui a favorisé des regroupements de métiers dans les tribus). Il n'y a pas d'organisation par quartier comme à Paris, à Toulouse ou à Bordeaux par exemple. Voir B. Vogler in Histoire de Strasbourg…, op. cit., tome iii, pp. 200-214.
20 J. Seznec (éd.), Mémoire sur la réformation de la police de France [...], par M. Guillauté (1749), Paris, 1974.
21 La nomination de Windholtz suit de peu l'entrée en fonction du préteur, en juin 1781. Gérard souligne les qualités de Windholtz : « on le croit plus intelligent qu'il est nécessaire pour ce travail », écrit-il en 1787 dans ses commentaires sur le mémoire de Zaeppfel. À l'inverse, Windholtz polarise l'hostilité des avocats et de plusieurs ammeistres dans leurs commentaires sur le travail de Zaeppfel.
22 P. Greissler, op. cit.
23 En 1787, les auteurs de plusieurs mémoires ne cachent pas leur hostilité et doutent de ses capacités, sans étayer leurs critiques. On soupçonne le personnage de disposer de soutiens puissants : celui du Préteur Gérard ?
24 Voir la note du Préteur à ce sujet : cus, aa 2095.
25 Ce dénombrement dont les pièces ont été conservées a donné lieu à un mémoire de dea resté inédit. On peut en avoir un aperçu dans J-L. Pinol (dir.), Atlas historique des villes de France, Paris, 1996, pp. 128-129. Les cantons (dont cependant l'auteur n'explique pas l'origine) ressemblent beaucoup à ceux de Windholtz.
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