1Les mémoires et les circulaires qui constituent la « littérature grise » de la police ont été du pain béni pour les historiens qui recherchaient à reconstituer les institutions policières, y glanant des indications lorsque les sources institutionnelles classiques leur faisaient défaut1. Mais ces documents à usage interne apportent aussi un éclairage essentiel sur les conceptions que les policiers se font de leur propre pratique. L'observation des projets de réforme, souvent peu étudiés parce que virtuels, revêt ainsi un intérêt particulier. Les modes d’organisation et d’intervention proposés mettent à nu le modèle de police envisagé, dans ses moyens comme dans ses fins. En partant du principe que ces positions sur la police sont indissolublement liées à des positions dans la police, l’étude de ces textes et de leurs auteurs révèle aussi les stratégies d’investissement dont font l’objet les institutions de la part de leurs acteurs et de groupes sociaux spécifiques. Le cas de Bordeaux se révèle particulièrement intéressant à plusieurs titres. Il subsiste peu d’archives sur la police de la ville de Bordeaux au dix-huitième siècle, pourtant alors une des villes les plus considérables du royaume. Quelques textes, le plus souvent intitulés « mémoires », rédigés par les deux premiers commis à la déclaration des étrangers, apportent un éclairage inédit sur le fonctionnement de la police à Bordeaux, tel que peuvent alors l'observer et le juger certains de ses praticiens. Trois « mémoires » retiennent l'attention, rédigés par Pudeffer fils entre 1747 et 1749, en seulement deux ans, adressés aux intendants successifs2. Au-delà des informations factuelles qu’ils contiennent ou prétendent apporter – sur l’état de la garde bourgeoise ou « l’insécurité » à Bordeaux – ils constituent autant de témoignages d’une conception nouvelle de l'exercice de la police, fondée sur l’information, la maîtrise de l’écrit et la professionalisation, mais également sur un type professionnel émergent, l’administrateur policier. Par les solutions inédites qu’ils proposent, ils invitent également à ne pas limiter l’étude de la police au dix-huitième siècle aux dichtomies entre réseaux communautaires et centralisation absolutiste, entre police communautaire et police professionnelle : ils dessinent un éventail des possibles que la seule étude rétrospective des institutions et de leur évolution ne permet pas de reconstituer.

Moïse Clou Pudeffer, un policier dans la ville

Bordeaux et sa police

2D'où parlent les Pudeffer3 ? Dans les années 1740, à côté du Parlement, de la sénéchaussée et de l’intendant, ce sont les Jurats de Bordeaux qui assurent le maintien de l’ordre et la police dans la ville et ses faubourgs. Au sommet des institutions municipales, les Jurats, juges de police mais aussi au criminel, ont gardé des pouvoirs juridictionnels très étendus en dépit des révoltes bordelaises du dix-septième siècle4. Ils peuvent s’appuyer sur l’institution ancienne (attestée dès 1534) des dixainiers, qui forment un quadrillage relativement dense, au nombre de 282 selon Pudeffer. Comme à Toulouse, étudiés par Jean-Luc Laffont, ils constituaient une « police de proximité » fondamentale dans la vie de la cité5. Les magistrats bordelais semblent s’être inspirés d’autres modèles de police urbaine pour choisir des « commissaires ou dixainiers dans les quartiers pour veiller à ce qui s’y passe et en faire leur rapport au Jurat de leur Jurade ». Au dix-huitième siècle, en plus de la confection de rôles d’imposition et des recensements, leur rôle consiste à dénoncer au Jurat les contraventions aux ordonnances de police, plus particulièrement pour le nettoiement des rues, le port d’armes et tardivement la déclaration des étrangers6. Intégrés à la milice bourgeoise, ils assurent encore à cette époque un rôle de commandement dans leur « dixaine », un espace de l'ordre de la portion de rue. Le dixainier est à la tête d’une dizaine d’hommes : en 1758, il est encore rappelé qu’ils doivent « monter la patrouille » et ordonner de les suivre aux bourgeois et habitants qui y sont astreints7. À cette époque, ce sont désormais les parents pauvres de l’artisanat et du commerce bordelais sur qui repose exclusivement le poids de la patrouille bourgeoise et des tâches subalternes de la police, d’après les professions déclarées dans les prestations de serment8. À Bordeaux, les dixainiers sont le dernier maillon de l’encadrement des troupes bourgeoises, des chefs de famille de rang moyen ou modeste, astreints à des multiples tâches civiques, à commencer par la patrouille et la surveillance de multiples contraventions dans leur rue.

3Aux dixainiers et à la patrouille bourgeoise s’ajoute le guet, une troupe soldée de quelques dizaines d’hommes, dont la taille demeure cependant bien inférieure à celle de la garde bourgeoise (80 hommes toutes les nuits en 17339). Hormis une poignée d’officiers subalternes de l’Hôtel de Ville, les auxiliaires essentiels de la jurade, dixainiers et garde bourgeoise, sont donc issus des structures communautaires traditionnelles. C’est cet état de fait qui est progressivement remis en question en l’espace de quelques décennies.

La dynastie Pudeffer

4À cet édifice vient se surimposer depuis 1724 un commis « préposé à la déclaration des étrangers » pour la ville et les faubourgs de Bordeaux10. Commis par l’intendant, puis par les Jurats, le premier titulaire s’appelle Jean Pudeffer. Après quelques tâtonnements initiaux, ses fonctions sont précisées : d’abord préposé à la confection d’un « état général » des habitants et d’un « état des étrangers », il doit recevoir les déclarations des hôteliers, aubergistes et logeurs, comme celles des dixainiers11. Il effectue des visites de nuits dans les auberges et chez les logeurs, pour arrêter les suspects, les vagabonds et les gens sans aveu. Il est habilité à faire fouetter les vagabonds trouvés dans les rues avant de les faire expulser, et ne s’en prive pas selon ses dires et ceux de son fils. C’est une fonction tout à fait nouvelle, au service d’un projet d’assainissement social.

5L’homme choisi pour l’occuper n’est pas un étranger au réseau communautaire traditionnel. Il est possible qu’il soit apparenté à François Pudefer, fourrier et maréchal de logis de la ville à partir de 1617, puis commissaire de police en 1637, à l’époque où cette fonction existait encore à Bordeaux12. Les Pudeffer pourraient alors descendre d’une lignée d’officiers de la ville, exerçant traditionnellement des missions de maintien de l’ordre.

6Pudeffer père et fils sont surtout aides-majors des troupes bourgeoises de la ville : chacun d’eux était en charge d’un des six régiments de la garde bourgeoise. Jean Pudeffer cependant joue un rôle particulier. On le voit à plusieurs reprises intervenir dans les relations entre la population et la garnison royale installée dans le château Trompette, accompagnant un détachement de soldats à la recherche d’un déserteur dans les rues de Bordeaux par exemple, pour ne pas qu’ils soient molestés par les habitants, ou exerçant la fonction de procureur au tribunal militaire à la suite du tir accidentel d’un bourgeois, comme le fera un de ses successeurs, Despiault, aide-major et lui aussi commis aux étrangers13. Il y a peut-être une prééminence particulière de ce personnage sur les autres aides-majors, mais rien ne l’indique formellement.

7L’ascension de Jean Pudeffer remonte à la peste de Marseille et aux mesures prises à Bordeaux pour lutter contre la contagion. Commis par la jurade au plombage des marchandises et à la confection des certificats de santé dès le mois de novembre 1721, Pudefer semble avoir fait ses preuves à cette occasion, et obtenu peut-être le soutien décisif de l’intendant Boucher14. La levée des mesures contre la peste remonte à janvier 1723, et il s’écoule un peu plus d’un an avant sa nouvelle commission par l’intendant pour recevoir les déclarations des dixainiers, des hôteliers et des logeurs, le 12 juillet 172415. Le rôle de l’intendant semble avoir été décisif dans sa commission – il a d’abord été commis par l’intendant puis par les jurats. Le successeur de Pudeffer, son fils, évoque aussi le rôle de l’intendant de l’époque dans la commission de son père. Le rôle du gouvernement royal est ainsi rappelé. Mais derrière se devine en fait la silhouette de son informateur à Bordeaux, l’intendant, probablement à l’origine de cette disposition. Les ambitions de Pudeffer semblent avoir coïncidé avec les impératifs de l’intendant en Guyenne.

8Pudefer et ses successeurs gagnent en prestige et en pouvoir, preuve que le commis à la déclaration des étrangers voit reconnaître son importance dans la cité. En plus des appointements définis par la commission du 31 octobre 1724, qui s’élèvent à la somme considérable de 3 000 livres par an, mais qui ne varient pas jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, Pudefer obtient par un arrêt du Conseil en 1726 le privilège d’évocation accordé aux officiers de la ville16. À sa mort, ses fonctions passent à son fils, Moyse Clou Pudefer, le 5 décembre 1743. Ce dernier occupe cette position jusqu’en 1750, où il est remplacé par Despiault, aide-major, sans qu’on sache exactement pourquoi. Puis Moïse Clou Pudeffer disparaît des sources, peut-être décédé tout simplement.

9Entretemps, il a cumulé ce poste avec celui d’inspecteur général des cinq principales fermes de la ville, du 2 janvier au 29 mai 1749. Soulignons les tâches de surveillance des trafics de marchandises à l’entrée de la ville confiées à Pudeffer père et fils, avant ou en même temps qu’ils assurent le contrôle des étrangers et le recensement des habitants. Loin de voir s’implanter des magistrats, des spécialistes de la justice ou de la « police », on assiste à la poussée d’un personnel de spécialistes de l’écrit, venus des institutions carcérales, militaire, douanières ou fiscales, mettant leur maniement du registre au service de la police des étrangers. Dans cette évolution, il faut souligner le rôle qu’ont pu jouer des autorités extérieures aux corps de ville, comme les autorités militaires dans les villes du Nord17. À Bordeaux, l’intendant Boucher n’a cessé d’appuyer d’appuyer Jean Pudeffer, dont l’exercice se confond pratiquement avec la commission de Boucher à Bordeaux (1724-1743, contre 1720-1743). On a souligné la convergence des objectifs des deux hommes. C’est naturellement vers le successeur de Boucher, Tourny, arrivé à Bordeaux en août 1743, que se tourne Pudeffer fils, en lui adressant ses « mémoires ».

Quand Pudeffer prend la plume

L’homme de l’intendant

10Deux mémoires portent la même date du 3 août 1747. Ce sont les plus courts, avec une ou deux pages manuscrites. Pudeffer y demande une ordonnance sur la déclaration des armes par les voyageurs et le contrôle de leurs chevaux par les maîtres d’écuries ; le second court mémoire appelle une épuration du corps des dixainiers, totalement inapte selon Pudeffer. Enfin, le troisième mémoire, daté du 29 septembre 1749, beaucoup plus long (une douzaine de pages), propose la création d’une nouvelle troupe soldée, remplaçant le guet et la garde bourgeoise, l’essentiel du mémoire étant composé d’un règlement très précis sur cette nouvelle force (de la discipline à l’équipement en passant par la définition du service). Pudeffer rédige des documents précis, sur des objets soigneusement délimités et des problèmes ponctuels : dans sa pratique « mémorialiste », ce n’est pas un « faiseur de projets » qui rêve d’une réforme globale, mais un homme qui se soucie, en apparence, de résoudre des problèmes limités.

11Pourquoi s’adresser à l’intendant Tourny ? Commis par les Jurats, les Pudeffer semblent presque autant (sinon plus) des hommes de l’intendant que de la jurade. Jean Pudeffer a travaillé directement pour l’intendant Boucher, fournissant les recensements dont l’administration monarchique est friande, y compris une enquête secrète sur les juifs à Bordeaux en 1733 (son fils effectue un autre recensement en 1747)18. Boucher tire d’ailleurs profit à Versailles des informations recueillies par Pudeffer (le Régent le fait féliciter pour ses recensements). Pudeffer s’appuie aussi au besoin sur lui pour sévir contre les logeurs récalcitrants dans les années 1720. C’est une manière de contourner la jurade, peut-être plus réticente à appuyer Pudeffer pour la police des étrangers. Enfin, en raison de la centralisation monarchique, les budgets de la ville sont dressés par le Conseil du Roi, et l’intendant constitue un intermédiaire précieux.

12En dépit des sujets variés qu’ils abordent, les mémoires de Pudeffer obéissent cependant à la même structure : l’identification d’un problème, décrit en termes quasi apocalyptiques et de façon assez développée par Pudeffer, avant d’avancer la solution qu’il propose à l’agrément de l’intendant. Pudeffer n’y va pas de main morte, car il s’agit de montrer qu’il y a urgence. Ses mémoires reposent sur une structure binaire très simple, une série d’oppositions presque terme à terme entre la décadence actuelle et le renouveau qu’il suggère humblement, dans un style à la fois brutal et alambiqué, pour convaincre en peu de mots : la garde bourgeoise actuelle ne provoque qu’une « ruine totale » pour la santé de l’habitant. C’est sur les étrangers, tous porteurs d’armes, qu’il rejette l’origine de la violence dans la ville : « nous nous apercevons qu’il n’arrive pas un Étranger qu’il ne soit porteur d’armes d’épées en Ville, et pistolets en routte, ces mêmes Étrangers séjournant à Bordeaux pour affaires ou par curiosité forment la pluspart des tapajeurs (sic) » ; « il ne se passe pas un jour qu’il ne se fasse quelque insulte à un habitant » ; le dixainier « fait son devoir tout au rebours » ; le guet est « méprisé » et « avili » par « l’état crapuleux » dans lequel sont ses hommes.

Des projets « clé en main » pour résoudre les problèmes de l’heure

13Pudeffer mémorialiste présente toujours les projets « clé en main » : pour la surveillance des étrangers et de leurs chevaux, comme pour la réforme des dixainiers ou du guet, il propose un précis, prêt à être adopté : ordonnance à renouveler, règlement déjà tout écrit, et même formulaire de signalement pour les chevaux, déjà tout rédigé, prêt à être imprimé. Il s’inspire de l’exemple de son père, qui travaillait déjà ainsi avec l’intendant Boucher : on retrouve dans les archives de l’intendance des minutes d’ordonnances qui reprennent mot pour mot les projets ou les formulaires suggérés par Pudeffer quelques jours avant. La structure des mémoires montre un mode de travail identique. Il serait intéressant de comparer cette pratique à d’autres modes d’écriture administratifs contemporains. On est loin de l’ample mémoire de Guillauté (1749) sur la réformation de la police du royaume.

14Il est toujours risqué de tenter une interprétation des circonstances de la prise de plume. Il est difficile de savoir exactement ce qui a déterminé Pudeffer à écrire ces trois mémoires à l’intendant Tourny, entre 1747 et 1749. Entre les deux dates s'intercale une période de famine à Bordeaux, dès l’été 1747 puis pendant l’hiver 1748. La jurade a dû intervenir et distribuer des grains. La crainte du désordre et la nécessité de maintenir l’ordre comme la présence de pauvres étrangers ont pu donc catalalyser la volonté de réformer la police. Ce type de réforme « à chaud » n’est pas rare dans la France de l’époque. Quelques années auparavant, en 1740, le Magistrat de Besançon transforme sa police au lendemain d’émeutes de subsistances19. À Bordeaux, les travaux considérables entrepris par Boucher et achevés par Tourny ainsi que la croissance de la population sont autant de symptômes des transformations de la ville que Pudeffer devait percevoir et qui induisaient les mutations de la police, même s’il n’y fait pas directement allusion dans ses mémoires. L'intendant Tourny lui-même a pu solliciter le commis sur la réforme du guet : on conserve un autre mémoire sur le même sujet, datant de 1747, mais rédigé par les officiers de cette troupe. Les réformes proposées ou demandées par Pudeffer peuvent répondre à une évolution conjoncturelle.

Trois mémoires, une réforme

15Les mémoires, au-delà de la diversité des thèmes abordés et des circonstances de leur production, trahissent cependant une même ambition et convergent vers une vision spécifique et cohérente de la police et de son exercice, avec une obstination remarquable.

Professionnaliser

16Tout d’abord, dans ses mémoires, Pudeffer plaide pour une professionnalisation des auxiliaires de la police, à commencer par les dixainiers. Pudefer fils a beau jeu de dénoncer la médiocrité du recrutement de leur recrutement et leur incapacité à assurer une « bonne » police, c’est-à-dire conforme aux conceptions partagées par lui et l’intendant. Les dixainiers sont assujettis à un nombre important de corvées sans aucun avantage. Pudeffer déplore « l’absence de privilège » pour compenser la lourdeur des obligations. Du coup, la charge n’attire plus, beaucoup espérant même être « cassés », révoqués pour incompétence, pour s’en défaire : « le dixainier fait son devoir tout au rebours, il affecte même et dit hautement : que peut-il m’arriver ? qu’on me cassera ? C’est là ma félicité », écrit Pudeffer dans le style imagé qu’il affectionne. Plus grave, le niveau culturel du recrutement semble baisser : selon le commis, les trois-quarts des dixainiers ne savent ni lire ni écrire20. Les griefs du commis à la déclaration des étrangers semblent exagérés, mais ils sont révélateurs de l’affirmation d’une nouvelle conception de la police et de sa composition : plutôt que sur le seul enracinement dans les forces vives de la population urbaine, celle-ci doit reposer sur un personnel compétent, instruit, rompu aux rudiments de l’écrit. Les hommes doivent être capables de mettre en œuvre les procédures d’identification rationnelle qui reposent à la fois sur la lecture des passeports et des certificats et la tenue de registres ou « d'états », particulièrement pour la police des étrangers, érigée à Bordeaux comme ailleurs en pilier de l'ordre social, comme l'atteste la promotion des Pudeffer au poste nouvellement créé de « commis aux étrangers » depuis la peste de Marseille21.

17De même, il condamne sévèrement en 1749 le système de la garde bourgeoise. Le « grand bruit » qui se fait dans les patrouilles constitue selon lui un « avertissement aux malfacteurs ». Amateurisme, indiscipline qui se caractérise par des rixes réitérées entre bourgeois de patrouille, « fatigue » enfin des habitants astreints à la garde de nuit, voilà les maux irrémédiables de la patrouille bourgeoise. Mais le guet est également visé par son mémoire : Pudeffer stigmatise l’avilissement du titre de « chevalier du guet », le mépris dont ses soldats font l’objet. Il prône la mise sur pied d’une toute nouvelle troupe, sous un autre nom, avec de nouveaux titres, pour dissiper le fâcheux souvenir du guet. Le portrait des qualités des officiers, la discipline et le règlement proposés montrent une aspiration à une militarisation de la troupe, synonyme pour lui de professionnalisation.

Un nouveau maillage policier

18Le revers de ces deux réformes qu'appelle de ses vœux le commis est la mise en place d’un nouveau maillage policier. Pour les dixainiers, c’est leur substitution par des officiers choisis par Pudeffer lui-même. C'est chose faite, puisque, en 1748, à la suite de son mémoire, il obtient de la jurade de pouvoir s’opposer à tout serment de dixainier, de procéder lui-même à des nominations ou à des remplacements, bref d’avoir la haute main sur la composition du corps. Enfin, tout le maintien de l’ordre au sens strict reposerait sur une troupe entièrement soldée et détachée des solidarités bourgeoises ou du quartier. Cet affaiblissement des structures communautaires traditionnelles, en particulier s’agissant de la garde bourgeoise, paraît cependant paradoxal, émanant d’un homme lui-même issu des rangs des officiers municipaux, aide-major comme son père.

19Les réformes demandées ou proposées par Pudeffer ne visent pas le simple remplacement des cadres communautaires par un maillage policier composé de professionnels extérieurs aux quartiers. Le réseau des dixainiers – c’est-à-dire d’habitants – épuré, demeure la panacée pour Pudeffer, pour les tâches qu’on pourrait appeler de police administrative, mais aussi l’établissement des rôles fiscaux. En revanche, le maintien de l’ordre et l’exercice de la force doivent être confiés à des professionnels, avec une formation paramilitaire. Le réseau des dixainiers, placé sous la responsabilité de Pudeffer, le fait cependant sortir de fait de la sphère d’influence de l’Hôtel de Ville et passer sous le contrôle du commis à la déclaration des étrangers, un homme fortement lié à l’intendant. Pudeffer est alors plus le jeu d’une rivalité entre deux institutions, la jurade et l’intendance, que l’agent conscient de la pénétration de l’État monarchique dans la police bordelaise.

20Sur ce point, la référence au modèle de la police parisienne, invoqué par Pudeffer, ne doit pas induire en erreur. Curieusement, c’est à l’organisation municipale traditionnelle de la capitale que le commis fait allusion, et non à la lieutenance générale de police. L’institution d’un quartinier et de quatre cinquanteniers dans chaque quartier, comme dans la capitale, permettrait de surveiller et de diriger l’action des dixainiers. Enfin, la création de nouveaux officiers, notamment les cinquanteniers, chacun surveillant quatre dixainiers, « des espèces d’inspecteurs sur les dixainiers » selon le mot de Pudefer, introduirait un échelon d’une nature nouvelle entre les Jurats et les dixainiers. En se gardant d’une lecture forcée des archives, la suggestion du commis à l’intendant Tourny ne semble pas innocente, puisque le nouvel intendant s’est distingué précédemment à Limoges en y créant des commissaires de police sur le modèle parisien. Pour les biographes de Tourny, c’est bien une réforme similaire que certains voulaient le voir imposer à Bordeaux dès cette époque22. Mais le mémoire de Pudeffer permet de voir que les commissaires seraient en fait des notables bourgeois, relais ou maillon supplémentaire dans la chaîne des officiers municipaux qui relie chaque portion de l'espace urbain à la Jurade. L’enjeu semble plutôt de recruter les officiers de police parmi les habitants hors des « vils artisans » et de s’appuyer sur des catégories sociales plus élevées.

21Les mémoires de Pudeffer révèlent un mode de travail et un type professionnel émergent. Le travail sur la police est délégué à un spécialiste, qui propose des dossiers élaborés aux autorités, particulièrement à l’intendant, qui décide en dehors des instances collégiales : dimension administrative de la police, qui échappe à l’emprise du corps de ville par ce biais. Une identité professionnelle : celle du « spécialiste », adepte du franc-parler, des décisions promptes et des propositions carrées, s’appuyant sur d’autres « spécialistes », attachés au maintien de l’ordre, intéressés à cette mission, sélectionnés sur leurs compétences – l’écrit, la discipline militaire, dessinant deux versants de l’action de la police. La démarche de Pudeffer montre l'importance qu'ont acquis au cours du siècle les responsables de la police des étrangers, initiateurs d'une nouvelle conception de l'action policière. Elle révèle aussi les capacités à jouer des rivalités et des hiérarchies entre les pouvoirs – ici en s'appuyant sur l'intendant pour faire évoluer la jurade, dont il est le subordonné – pour promouvoir leurs projets.

22Mais les mémoires de Pudeffer dessinent aussi un espace des possibles plus ample et plus complexe que l’évolution de la police bordelaise que l’historien peut reconstituer a posteriori. C’est le rêve d’une police omnisciente, reposant à la fois sur un dense réseau de notables et d’habitants choisis installés jusqu’au cœur des quartiers de la ville, et sur le quadrillage de la rue par une troupe de professionnels spécialisés dans le maintien de l’ordre. Là où l’historien a tendance à voir une imitation du système policier de la capitale, les projets de Pudeffer montrent l’attachement à des réseaux communautaires pour assurer la sûreté d’une ville au « peuple » si nombreux. Pudeffer nous incite à relire sans illusion téléologique l'histoire de la police urbaine.