Un texte et un conflit

1Le 31 décembre 1759, le lieutenant général de police de Grenoble, Paul Joseph Vallet, fit distribuer dans la ville une brochure d’une cinquantaine de pages dont il était l’auteur, Les S^rs consuls ne doivent point se mêler de la police1. Le lendemain, les rues retentissaient des éclats de rire des Grenoblois tandis que les consuls, furieux, s’assemblaient à la hâte pour demander à Versailles la destitution de l’impertinent lieutenant de police2. Ce n’était là que l’ultime épisode d’un conflit vieux de plus d’un demi-siècle.

Qui détient les pouvoirs de police ?

2L’affaire remontait à l’édit d’octobre 1699, par lequel Louis XIV avait généralisé le modèle parisien de la lieutenance de police à la province3. Un siège grenoblois de police avait été mis en place qui comprenait, outre le lieutenant général de police, un procureur du roi et un greffier, auxquels vinrent s’ajouter peu de temps après quatre huissiers et six commissaires4.

3Les quatre consuls qui exerçaient collégialement le pouvoir dans la ville demandèrent au roi de pouvoir racheter les charges de lieutenant, procureur et greffier, ce qui leur fut volontiers accordé, la généralisation des lieutenances générales de police répondant davantage à un souci d’ordre fiscal que de centralisation. Un arrêt du Conseil d’État, daté du 11 mai 1700, entérina ainsi l’existence à Grenoble d’une charge de lieutenant général de police dont le titulaire était nommé par les consuls5. Il en fut de même dans bien des villes parlementaires, comme à Toulouse, Bordeaux, Rennes ou encore Aix-en-Provence6.

4Bien que nommé par les consuls, le nouvel officier de police s’opposa très vite à eux. Dans la première moitié du siècle, le conflit porta sur des questions de préséance7 et surtout de compétences : le lieutenant de police contestait aux consuls le droit de passer des baux de fourniture en matière d’éclairage urbain et de boucherie. À partir du milieu du siècle, à ces questions non réglées vînt s’ajouter celle de l’autonomie du lieutenant de police : en effet, le lieutenant Jacques Rigo étant mort en juin 1747, la ville en profita pour racheter toutes les charges de police alors que jusque-là l’argent versé au roi avait été prêté à la ville par les titulaires des charges8 : les consuls exigèrent en conséquence de pouvoir exercer le pouvoir de police directement, ou du moins de nommer et révoquer à leur gré les lieutenants de police, de les remplacer en cas d’absence ou de maladies, et enfin de leur servir d’assesseurs dans les procès.

L’auteur du mémoire : Paul Joseph Vallet

5À partir de 1753, avec la nomination de Paul Joseph Vallet, le conflit prit un tour radical : refusant de prendre les consuls comme assesseurs, il fit la grève des audiences, en appela au parlement tandis que les consuls se tournaient vers l’intendant. Cette affaire traduisait ainsi le conflit qui existait entre les deux institutions de la ville qui détenaient le pouvoir de police générale. Depuis 1752 et le nouveau règlement municipal, les consuls, bien que nommés par le gouverneur de la province, le duc d’Orléans, étaient étroitement contrôlés par l’intendant9. Quant au lieutenant général de police, on sait qu’il relevait de l’autorité du Parlement, et en particulier de son procureur général10. Or, dans le contexte tendu de l’opposition parlementaire au gouvernement depuis le milieu du siècle, la critique de la cour souveraine se porta contre l’administration de l’intendant La Porte11 ; la police devint donc un enjeu important entre les deux institutions rivales12.

6En 1757, le Conseil d’État rendit un arrêt qui permettait aux consuls de servir d’assesseurs au lieutenant de police dans les procès ordinaires. Vallet se pourvut devant le Parlement qui enregistra l’arrêt mais avec une modification : les consuls devaient passer un examen devant la cour. Furieux, ceux-ci adressèrent alors le 26 août 1759 un mémoire de protestation au Parlement13. En décembre, le lieutenant de police leur répondait par ce factum au titre sans appel : Les S^rs consuls ne doivent point se mêler de la police. Dans la typologie proposée par V. Milliot des mémoires policiers, il s’agit donc d’un « mémoire corporatiste », les plus nombreux en raison des multiples confrontations qui opposaient les agents de police entre eux14. Dans la préface, Paul-Joseph Vallet explicitait ainsi son projet :

« Lorsque je commençai ce Mémoire, je n’avois pour objet que de répondre à celui que les Srs. Consuls de Grenoble avoient presenté secretement à la Souveraine Cour de Parlement de Dauphiné, le 26 août 1759 ; mais dans la suite, je me suis persuadé que je pouvois rendre cet Ouvrage plus intéressant, en suivant mon caractère. Le triste Personnage de Défenseur, de Plaintif & d’Assiégé me déplaît ; j’ai fait une sortie sur mes Ennemis, & cette sortie a engagé une affaire générale avec eux & avec leurs confrères ; je fais mes efforts pour forcer les Srs Consuls & Capitouls à se réfugier & renfermer dans leur Capitole, & à s’y borner à économiser les Revenus des Villes. Voilà l’explication du plan singulier & de l’objet de ce Mémoire15. »

7Le mémoire opposait en effet une première partie « locale » dans laquelle Vallet prouvait que le pouvoir de police à Grenoble appartenait au lieutenant général et non aux consuls, à une seconde partie dans laquelle la réflexion devenait générale, Vallet montrant que les autorités municipales n’étaient pas compétentes en matière de police, domaine qui nécessitait des professionnels. Ce texte s’inscrivait ainsi dans un débat national sur l’identité professionnelle des agents de police16. Bien plus qu’au Parlement, c’est au « tribunal de l’opinion publique », selon l’expression de K. M. Baker, que l’auteur s’adressait, comme le montre la diffusion de la brochure à Grenoble, mais aussi en France, voire à l’étranger17. On sait que cette transformation d’affaires particulières en affaires publiques était caractéristique des mémoires judiciaires publiés dans la seconde moitié du xviii^e siècle18.

8Or Paul Joseph Vallet était un professionnel de la justice. Né le 4 novembre 1720 à Burcin, il était le fils d’un procureur au parlement. Après des études de droit à Valence, il fut reçu avocat au Parlement en 1752 et épousa la même année la fille d’un confrère. Le 30 novembre 1753, les consuls le nommèrent à l’office de lieutenant général de police ; il était alors âgé de 33 ans19.

9La stratégie de ce praticien de la police pour défendre son autonomie contre les entreprises des consuls s’articule en trois temps. Il s’agit tout d’abord d’une légitimation juridique, puis d’une légitimation professionnelle et, enfin, d’une légitimation politique du pouvoir de police des lieutenants. Mais le dernier point, dans lequel Vallet s’interroge pour savoir qui est à même, dans la cité, d’assurer la bonne police, c’est-à-dire le bonheur du peuple, pose la question de la conciliation entre sa conception toute traditionnelle du pouvoir de police – comme simple dépendance de la justice sous la haute autorité du parlement – et sa conception très moderne de son rôle, celui d’une police libérale qui devait peu intervenir.

Le droit : qui doit exercer le pouvoir de police dans Grenoble ?

10La première partie du mémoire s’attachait à fonder en droit la revendication du lieutenant général d’exercer seul à Grenoble le pouvoir de police.

Le pouvoir de police : un pouvoir judiciaire

11Tout au long du mémoire, Paul Joseph Vallet emploie l’expression « L’administration & juridiction de police ». On sait en effet que le pouvoir de police sous l’Ancien Régime comprenait un versant administratif, réglementaire – le droit d’édicter des ordonnances – et un versant judiciaire : le droit de juger ceux qui contrevenaient à ces ordonnances. Le lieutenant général de police de Grenoble insiste sur l’aspect juridictionnel de la police. Alors que le conflit qui l’opposait aux consuls depuis son entrée en charge, en 1753, concernait aussi le droit de passer seul des baux de fourniture ou de fixer le prix des denrées, il n’est question, dans le mémoire, que du litige à propos du pouvoir pour les consuls d’exercer le pouvoir de justice, notamment en étant assesseurs dans les procès de police. Vallet avait trois raisons pour présenter la police comme un pouvoir judiciaire : c’était la conception traditionnelle : au xviii^e siècle encore, la police était vue comme une dépendance de la justice, sans statut autonome20 ; pour l’avocat qu’il était, c’était également un moyen d’opposer une argumentation solide à des consuls qui pouvaient être choisis dans la noblesse ou le commerce ; enfin, ce mémoire était adressé au parlement qui défendait naturellement une conception juridique de la police.

La légitimation par l’Histoire

12Une controverse historique opposait les consuls et le lieutenant général de police qui s’accusaient mutuellement d’être de « dangereux Novateurs ». Cette dispute historique était d’une importance cruciale, à une époque où l’histoire légitimait toutes les prétentions. Paul Joseph Vallet base son argumentation sur le recours à l’histoire grenobloise, mais aussi romaine.

13Il affirme que le pouvoir de police appartenait avant 1699 aux deux juges, civil et ecclésiastique, de la cour commune. Il produit pour preuve le mémoire que l’évêque de Grenoble, Étienne Le Camus, présenta en 1699 au Conseil « dans lequel il exposa que jusqu’alors la Police avoit été exercé par deux personnes, c’est-à-dire partie par le Juge Royal, partie par le Juge Épiscopal de la ville. » Il rappelle aussi l’arrêt du Conseil du 26 janvier 1700 par lequel l’évêque obtient 500 livres de pension perpétuelle pour indemnité du démembrement de sa juridiction21. Et pourtant conclut Vallet, les consuls « osent encore soütenir qu’ils exerçoient avant 1700 une portion de la Juridiction de la Police22 ». En effet, Grenoble était une cité dont les prérogatives politiques et judiciaires étaient exercées depuis le ix^e siècle en pariage par les deux co-seigneurs de la ville : le prince évêque et le Dauphin puis le roi. Ce paréage grenoblois des droits de justice avait entraîné un paréage sur l’exercice des droits de police de la ville. Certes, les consuls nommaient deux juges de police23, mais aucune décision ne pouvait être prise sans l’autorisation et l’assistance du juge de la cour commune de Grenoble. Vallet avait donc raison, en droit, lorsqu’il affirmait que les consuls n’avaient pas le droit de juridiction de police avant 1699 ; c’était d’ailleurs la conclusion de l’enquête royale menée par l’intendant à la veille de la grande réforme de la police de 169924.

14Vallet réfutait en outre tout pouvoir administratif de police aux consuls, se moquant de leur argumentation historique : « Le premier consul présenta au Conseil un Mémoire dans lequel il assuroit que la Police avoit toujours appartenu aux Consuls de Grenoble, puisqu’en 1584 il fut fait un règlement général pour le taux des pâtés, sauce de poulets, & c. dans lequel les sieurs Consuls furent appellés25. » Il est vrai qu’en raison de l’existence de la cour commune de Grenoble et surtout du Parlement, le consulat grenoblois était relégué dans des tâches purement financières et que son autorité en matière réglementaire était faible, ce qui est un trait commun aux villes parlementaires26.Si les consuls avant 1699 ne possédaient pas le volet juridictionnel de la police, confié au juge de la cour commune de Grenoble, le rachat par la ville des charges de police ne leur avait pas davantage octroyé celui-ci.

La possession par la ville des charges de police signifie-t-elle la possession du pouvoir de police ?

15Au cœur du conflit, on trouvait l’interprétation de l’arrêt du Conseil d’État du 11 mai 1700 qui avait unit les charges de police au corps de ville, le roi ayant accepté les 66 000 livres offertes par la ville de Grenoble pour leur rachat. Mais, souligne Vallet, « à la charge qu’ils seront exercés séparément par des Officiers, conformément à l’Édit de 1699. »

« Voilà le vrai sens de ce titre fameux que les Sieurs Consuls réclament aujourd’hui, & qui n’est cependant union que de nom ; puisque loin d’y avoir confusion de l’essence des fonctions, il conserve la séparation formelle & précise entre les opérations municipales, & la Juridiction de la Police27. »

16Vallet parle ainsi d’une « union séparatoire des offices de police au corps de ville ». Il justifie cette expression, quelque peu paradoxale, en remarquant qu’il n’est pas possible que les consuls exercent la justice puisqu’on ne peut démembrer la justice du roi : « la Juridiction est un rayon de l’autorité Royale28. » D’ailleurs, de peur que les consuls ne s’imaginent après le rachat « qu’ils avoient quelque droit sur la juridiction de police, S. M. rendit une déclaration le 6 août 1701 » qui donnait comme assesseurs au lieutenant général de police des officiers du bailliage ou des gradués. En conséquence Vallet refuse catégoriquement aux consuls le droit d’être ses assesseurs ; la justice du roi est affaire trop sérieuse pour leur être confiée29.

17Les consuls interprétaient fort différemment l’arrêt d’union du 11 mai 1700 ; selon eux, la possession des offices de police leur conféraient naturellement son exercice30. Leurs tentatives pour exercer la police furent triple, comme le rappelle Vallet : en 1747, à la mort de Jacques Rigo, ils tentèrent d’exercer collégialement la charge de lieutenant général de police : ce à quoi s’opposèrent non seulement le Parlement31, mais également le Conseil du roi en 174832.

18Le 2 décembre 1748, les consuls se résignèrent donc à nommer un nouveau lieutenant de police, Chérubin Amat-Dumoulin, avocat au parlement, mais sans consulter ni l’intendant ni le Parlement, le nouveau titulaire n’étant nommé « pour exercer cet office que pour le temps qu’il plaira au corps de ville et qu’il sera tenu de donner sa démission et toute procuration ad resignandum toutes les fois qu’il en sera requis par le conseil de ville qui pourra en faire pourvoir un autre33 ». Sur la protestation du Parlement, cette clause fut supprimée par le chancelier en 174934. Le premier consul se tourna alors vers l’intendant et tenta de faire casser la nomination afin de se réserver la charge. Amat du Moulin en appella au Parlement35. L’affaire fut tranchée en sa faveur et il occupa cet office jusqu’en novembre 1753, date de sa mort.

19Ainsi évincés de l’exercice de la charge de lieutenant, les consuls tentèrent de participer aux audiences de police en tant qu’assesseurs : sur intervention de l’intendant, un arrêt du Conseil du 26 novembre 1754 les maintient dans leur droit d’assister aux audiences de police et « inhibe au Lieutenant de police de prendre d’autres assesseurs que les Consuls dans tous ses Jugemens36 ». Refusant de s’incliner, Vallet fit la grève des audiences. Le 12 décembre 1755, quatre individus accusés de vols et détenus depuis près d’une année sans que leur procès n’ait eu lieu portèrent l’affaire devant le Parlement : le 27 janvier 1756, la cour enjoignit à Vallet de juger le procès « avec le nombre des gradués requis par les ordonnances et déclarations de 1700, 1701 et 1724 et 1730 ». Le premier consul, M. d’Eybens, se mit en route à Paris pour faire casser cet arrêt37. Le 1^er mars 1757, le Conseil d’État rendit un nouvel arrêt modéré : les consuls pouvaient servir d’assesseurs au lieutenant de police aux audiences de police ordinaires, mais pas pour les affaires criminelles38. Cet arrêt fut enregistré par le Parlement de Grenoble, mais avec une modification de taille : les consuls pouvaient être assesseurs aux audiences ordinaires, « à la charge de se faire examiner sur leur capacité par la Compagnie », donnant ainsi raison au lieutenant de police, Vallet, qui contestait leur compétence. Si le Parlement s’éleva avec tant de vigueur contre les tentatives des consuls pour exercer le pouvoir de police, c’est que sa propre autorité était en jeu.

Qui possède à Grenoble le pouvoir de la police générale : l’intendant ou le Parlement ?

20Les consuls ne peuvent s’arroger aucune autorité sur le lieutenant général de police qui, remarque Vallet, appartient en droit au seul Parlement :

« Mais des consuls intelligens peuvent-ils s’oublier jusqu’à croire que le Lieutenant de police soit comptable de ses démarches à d’autres personnes qu’au Parlement ? Peut-on ignorer que la Cour a les yeux ouverts sur la conduite du Lieutenant de Police39 ? »

21Vallet, sans le nommer, mettait en cause l’intendant qui soutenait la prétention des consuls et qui venait de se voir octroyer, par l’arrêt du Conseil d’État du 26 novembre 1754, la surveillance des audiences de police40 : le lieutenant soulignait ainsi habilement qu’à travers sa personne, les consuls, et derrière eux l’intendant, bafouaient le pouvoir de la cour souveraine. Tout au long de son mémoire, Paul Joseph Vallet s’intitule « Magistrat de police », mais dès la page 5, il précise qu’il est « Magistrat subalterne ». En effet, le lieutenant général de police était soumis à l’autorité du Parlement qui détenait le pouvoir de police générale41 ; il prêtait serment devant la cour suite à l’attribution des provisions royales et ses décisions allaient en appel devant la cour, excepté pour les peine d’amendes inférieures à 12 livres. De plus, le lieutenant de police, en tant qu’avocat, appartenait à la clientèle des magistrats42.

22Le Parlement ne cachait d’ailleurs pas son mépris pour l’officier de police. En effet, à Grenoble comme dans toutes les villes de Parlement, la cour souveraine jouait un grand rôle dans la police urbaine, rôle qui parut compromis par l’édit d’octobre 1699. Le Parlement protesta auprès du roi, mais le 14 novembre 1702, un arrêt du conseil d’État maintint les officiers du siège de police de Grenoble dans toutes leurs attributions43. Les relations ne furent pas toujours harmonieuses : en 1744, un procès devant le Parlement opposa le lieutenant de police Jacques Rigo aux consuls au sujet d’une ordonnance rendue en matière de boulangerie : la cour donna raison aux consuls et interdit au lieutenant de rendre à l’avenir une ordonnance seul « à peine de 300 livres d’amende, nullité et cassation, dépens et dommages intérêts44 ». On comprend alors pourquoi, dans ce mémoire, Vallet se garde bien d’évoquer l’affaire des baux de lanternes et de boucherie qui l’opposait aux consuls. En 1748 encore, devant le refus des consuls de nommer un nouveau lieutenant de police, le Parlement projeta d’acheter cette charge pour la faire exercer par un magistrat45. Mais dans les années suivantes, le bras de fer qui opposait dans la ville le Parlement à l’intendant La Porte et au commandant en chef de la province, le comte de Marcieu, conduisit la cour à soutenir Paul Joseph Vallet qui avait, en retour, parfaitement compris la nécessité de s’abriter derrière la puissante cour souveraine.

23Après avoir prouvé que le lieutenant général de police a en droit le pouvoir de police, Vallet s’emploie à démontrer qu’en pratique, il en a seul les compétences. On glisse ainsi, dans la seconde moitié du texte, d’une légitimation juridique à une légitimation professionnelle.

La professionnalisation des agents de la police

24Paul-Joseph Vallet s’attache à démontrer, dans la seconde partie de son mémoire, l’importance du pouvoir de police qui rend nécessaire de le confier à des hommes compétents. Cette compétence est garantie par deux obligations : une formation sanctionnée par des examens publics et l’obligation d’exercer la charge de manière fixe.

Une conception politique de la police

25Dans son éloge de l’œuvre Louis XIV, « Ce Grand Monarque comprit que régner, c’est rendre ses sujets heureux ; que le bonheur des Peuples dépend de la bonne Police46 », Vallet reprend la définition traditionnelle selon laquelle « La police est la science de gouverner les hommes et leur faire du bien47 ». Le pouvoir du lieutenant général de police est assimilé au pouvoir du monarque tout puissant ou, plus encore, d’un dieu invisible qui garantit l’ordre de la cité :

« Être présent par tout sans être vu ; enfin mouvoir ou arrêter à son gré une multitude immense & tumultueuse, & être l’âme toujours agissante & presque inconnue de ce grand corps : voilà quelles sont en général les fonctions du Magistrat de la Police48. »

26Les consuls partageaient d’ailleurs cette conception de la police comme un pouvoir régulateur qui assure le bon ordre dans la ville : dans leur mémoire, ils parlaient d’établir « le concert et l’harmonie » au sein de la cité. À l’inverse, Vallet, par une savante démonstration érudite, démontre « qu’en matière de Police on ne fait jamais de faute légère, qu’un chat tué en Égypte fut cause qu’on égorgea 6 000 soldats49 ». De la police dépend la paix civile. Mais ce pouvoir sans limite est aussi un pouvoir paternel pour les hommes, destiné à « leur faire du bien » :

« Je prierois les sieurs Capitouls de m’enseigner quels sont les moyens les plus efficaces pour assurer au Citoyen de la Ville où ils habitent le nécessaire, l’utile & l’agréable dans chaque partie de la Police ? Quel est le premier, second & troisième bien qu’on doit procurer au peuple50 ? »

27Vallet reprend ici Nicolas Delamare qui, dans son Traité de la police, invitait la police civile à se mettre « au service du Roy et du bien public. » Les deux sont d’ailleurs synonymes, comme le remarque Vallet, « Le Peuple ne s’attachant à sa Patrie que proportionnellement à l’intérêt ou à l’agrément qu’il en retire51. » Vallet s’écrit dans sa préface : « la Police étant un lien qui unit le Peuple à l’État et au Roi, on ne peut altérer ce lien sans s’exposer à des conséquences dangereuses. » Cette conception politique de la police, comme un corps intermédiaire, découlait de son assimilation au pouvoir de justice : Vallet est proche ici de la pensée parlementaire, très marquée par l’influence de Montesquieu en Dauphiné.

28Pas plus que ses contemporains Vallet n’offre de définition précise et limitative des matières de police. Il énumère dans son mémoires différents domaines d’action : la Police doit veiller au maintien de la « Religion, des mœurs, sureté, vivres, voyrie, science, arts, commerce etc.52. Ces objets de la police restèrent les mêmes durant tout le siècle, de Nicolas Delamare à Jean-Baptiste Lemaire53. Si Vallet insiste sur l’immensité des devoirs du magistrat de police, c’est pour mieux marquer la nécessité d’une formation rigoureuse.

Les conditions d’accès au métier de policier

29« Chacun sçait que les Lieutenans de police de Grenoble doivent être Gradués, c’est-à-dire avoir étudié, soutenu des actes publics & prêté serment dans les Universités54. » Vallet souligne la nécessité des études de droit, conséquence logique de son insistance sur le pouvoir juridictionnel. Il met l’accent sur trois domaines de connaissance : le droit romain qui reste indispensable puisque le Dauphiné est un pays de droit écrit ; le droit français pour connaître la législation royale ; et enfin, le droit public : aux côtés des auteurs humanistes, Vallet cite Pufendorf, mais aussi Montesquieu ou Hume, ainsi que l’Encyclopédie.

30Ce programme est très proche de la culture parlementaire, même s’il manque le droit canon et la jurisprudence. Paul Joseph Vallet, qui a étudié à l’université de Valence comme les magistrats, valorise ainsi les études universitaires, mais il en taît les carences : la faiblesse de la formation universitaire contraignait les robins à avoir recours à des professeurs de droit privés ou à la famille.

31Selon lui, l’avocat qui aspire à la charge de lieutenant de police est doublement contrôlé sur ses connaissances. D’une part, par son élection par le corps de ville : « qu’un Avocat est élu pour Lieutenant de Police par le Corps de Ville avec plus d’authenticité, de liberté & d’exactitude que s’il s’agissoit d’élire un Consul55. » La mauvaise foi de Vallet est ici, une nouvelle fois, patente : depuis l’arrêt d’union du 11 mai 1700, le « conseil des quarante » composé des consuls, des syndics des ordres religieux et de quelques notables, désignait le lieutenant. Il s’agissait donc d’une cooptation de la notabilité urbaine. D’autre part, Vallet souligne que le candidat devait passer un examen devant le Parlement, avant sa prestation de serment. Mais, là encore, il s’agissait d’un examen de pure forme. Alors que Vallet envisage la police comme une profession nécessitant une formation et des conditions d’accès strictes, les consuls la considèrent encore comme une part de leur pouvoir municipal et refusent catégoriquement de passer un examen devant le Parlement :

« Le Capitoul, surtout le Commis, ou Vendeur de vinaigre, […] ne comprend pas comment on ose douter de l’infaillibilité de son génie pour l’administration de la Police, dans l’instant où il vient de s’enrichir & où il est parvenu au Capitoulat ; il fait faire des pleins tombereaux de Mémoires, dans lesquels il croit prouver qu’il a acquis, par inspiration ou par transfusion, la science d’être le Lieutenant ou l’Assesseur de la Police56. »

32Pour les consuls en effet, la fonction de police fait partie d’une identité socio-politique et d’un capital social. Les agents de police sont naturellement issus de la communauté de ville. La prestation de serment devant le parlement leur semble une garantie suffisante57. Vallet est dans une logique professionnelle qui valorise la seule compétence :

« Quel est donc le motif qui peut dispenser les sieurs Consuls de l’examen dans les cas où ils voudront représenter le Lieutenant de Police ? […] Les fauteuils des Villes sont-ils des trépieds sacrés ? L’imposition de la pourpre consulaire & le vin de la Cité peuvent-ils suppléer à l’examen, & régénerer les esprits d’un ancien Militaire & de trois commerçans Consuls qui auront le bonheur d’ignorer ce que c’est que loi, forme & procès58 ? »

33On lit ici l’orgueil du robin face aux consuls, mais aussi sa mauvaise foi puisqu’à Grenoble, le consulat était dominé par les hommes de loi, avocats et membres de la basoche59.

34La formation théorique, sanctionnée par des diplômes universitaires et des examens publics, est nécessaire, mais ne suffit pas.

Conditions d’exercice du métier : nécessité d’un magistrat fixe

35Vallet souligne qu’il n’existe pas de science de la police : il se moque des consuls qui ont acheté en 1758 le Traité de Police de Nicolas Delamare pour se former60 :

« Je prierois les sieurs Capitouls de m’enseigner […] Quelles sont les principales fraudes des Grenetiers, Boulangers, Maçons, Charpentiers, Frippiers, Potiers-d’Étain, &c. Quel est le secret de diminuer le nombre des filoux, domestiques &c ? Quel est le moyen d’accréditer un nouvel Art utile ? […] Quelle est l’art (sic) de tirer des circonstances d’un délit les notions de l’âge, métier, taille, &c. d’un criminel inconnu61 ? »

36Autant, selon Vallet, de « questions élémentaires », dont la réponse ne se trouve dans aucun livre mais auxquelles seul « un Lieutenant de Police expérimenté pourroit en trouver la solution62 ». En l’occurrence lui ! En effet, la police est une pratique empirique63. Un lieutenant de police apprend donc son métier avant tout par la pratique : « Dans cette matière, il y a pour l’ordinaire un sentier qui est le meilleur ; mais comme les livres n’enseignent rien à ce sujet, chacun suit son idée, & celui qui ne peut pas se guider par une méditation fondée sur une longue pratique risque le plus de se tromper. » Et il conclut : mieux vaut un “vieux routier” qu’un “Apprenti”64. » Or, l’amovibilité des consuls, qui ne restent en charge que quatre ans, rend impossible la constitution d’une solide expérience. Selon Vallet, ce serait là la principale raison de l’édit de 1699, Louis XIV ayant compris que « les fonctions amovibles du Consulat étoient incompatibles avec l’état fixe qu’exige la police65 ». Dans l’énumération que fait Vallet des méfaits de l’amovibilité des consuls se dessine en creux le portrait du « Parfait » Policier : « L’amovibilité ne produit que des novations dangereuses, elle est un obstacle à la célérité, au secret, à l’exactitude, à la fermeté & aux correspondances66. » Il faut du temps pour connaître son métier, or « l’amovibilité des Consuls est cause qu’ils n’ont pas le temps de connoître parfaitement leurs fonctions, encore moins celles de la Police ». De plus, à chaque changement de consuls, un nouveau code de police est appliqué brutalement, autant de « novations dangereuses » puisque « la rigueur ou la tolérance des Officiers municipaux ne pouvant pas être rectifiée par l’expérience, ils doivent souvent tomber dans des systèmes extrêmes67 ».

37Vallet est ici très proche de son confrère, le lieutenant général de police de Paris, Jean-Charles-Pierre Lenoir, qui définit la police comme une activité fondée sur l’expérience et la répétition et non sur la mise en œuvre, a fortiori brutale, de systèmes nouveaux68. Si sur le plan des règles, les consuls imposent des changements violents, il leur reproche, sur le plan de leur application, une faiblesse coupable : les consuls préparant leur rentrée dans la vie active, ils ont tendance à ménager ceux qui leur seront utiles dans la suite de leur carrière et notamment les « Crésus » de la ville. À l’inverse, la permanence garantit l’incorruptibilité du lieutenant général de police et sa « fermeté ». Les sondages effectués par C. Courtecuisse dans les sentences de police nuancent quelque peu cette affirmation : les nobles n’étaient jamais convoqués devant le tribunal de police au xviii^e siècle, mais ils s’adressaient souvent à la juridiction afin de régler leurs différents avec les habitants de la ville et leur requête était toujours satisfaite69. Les « Crésus » de la ville étaient bien protégés par la police, en dépit des affirmations de Vallet. Vallet estime que les liens des consuls avec la société sont aussi un « obstacle au secret » que, quant à lui, il respecte : notons qu’on ne trouve rien dans ce mémoire sur les rouages internes de la machine policière et son fonctionnement. Vallet participe ainsi de la volonté de police secrète des agents au xviii^e siècle.

38Ainsi Vallet peut-il conclure « que trente ans d’expérience ne valent pas trente jours d’étude & que la théorie ne suffit point pour guider un lieutenant de police70 ». Ce mémoire est une véritable entreprise de glorification de ses compétences professionnelles. Mais c’est aussi un éloge de la pensée libérale dont il est un partisan convaincu.

Une conception de la police libérale contre une police dirigiste des consuls ?

39On a vu jusque-là que Paul Joseph Vallet avait une conception traditionnelle de la police : un pouvoir juridictionnel assurant le bon ordre dans la cité, le lieutenant de police exerçant un pouvoir paternel et régulateur. Cependant, il inscrit sa réflexion sur la police dans le cadre de la pensée libérale. Il participe en effet au mouvement physiocratique né au milieu des années 1750 : il a publié en 1753 un Mémoire pour parvenir à la conservation des grains71. Plusieurs points montrent qu’il semble participer de la nouvelle conception de la police qui émerge au xviii^e siècle et qui se définit par le peu d’intervention dans la vie économique mais à qui est dévolu un rôle répressif72.

Une police qui intervient peu

40Dans l’énumération des domaines d’intervention de la police, Vallet omet la question de la santé et surtout, celle des domestiques, ouvriers et des pauvres, c’est-à-dire le devoir d’assistance dont il n’est jamais question dans le mémoire. De manière générale, Paul Joseph Vallet oppose les consuls, qui rendent toujours trop d’ordonnances, aux lieutenants de police qui savent qu’en matière de police, « tout n’est pas accompli lorsqu’on a fait balayer les rues ou rendu quelques ordonnances inutiles ou nuisibles à la liberté du Citoyen73 ». Il insiste en particulier sur le danger d’un réglementation trop abondante pour les arts et métiers ; (il n’existait pas de corporation à Grenoble) :

« Un Juge sçait par expérience qu’il y a des inconvénients dans tout […] & que les traités de Police ne contiennent que trop des entraves pour les Arts. Un capitoul au contraire voyant des abus par tout, il profite du moment où il est en place pour tout corriger, en conséquence il publie quantité d’ordonnances moins pour faire imprimer son nom que pour faire déférer à son zèle74. »

41Il critique ainsi les justices consulaires, qui ne s’occupent que des procès à propos des privilèges, et s’oppose aussi aux monopoles au nom du libre jeu des forces du marché : « Les Lieutenants de Police sont ennemis des baux & des privilèges exclusifs. […] ils pensent que le prix des denrées est proportionnel à leur abondance & au nombre ou à la concurrence des marchands75. » Il s’agit d’une allusion à l’affaire du bail de la boucherie qui l’oppose aux consuls : les consuls, sous l’autorité de l’intendant, accordent un bail exclusif pour la fourniture des viandes de boucherie de 1732 à 1745, malgré l’opposition du lieutenant de police.

42Comment expliquer cette contradiction apparente : éloge traditionnel d’une police judiciaire sous la surveillance du Parlement, avec une conception libérale du rôle de la police ? Il faut rappeler ici que le Parlement de Grenoble est une cour libérale qui lutte contre les monopoles, notamment à propos de la boucherie en 174576. Faisant de sa charge une sorte de corps intermédiaire entre le peuple et le roi, citant Montesquieu, Vallet reprend une thématique familière aux parlementaires : celle du libéralisme politique. Il fait d’ailleurs l’éloge de la liberté des élections consulaires : en 1766, le parlement fut un des seuls en France à soutenir la réforme Laverdy à Grenoble.

Une police répressive ?

43En revanche, Vallet insiste sur le rôle répressif de la police car « le Citoyen doit respecter les Loix ». Les actes des lieutenants de police doivent contribuer à « la religion, aux mœurs & à la soumission que doit avoir le Citoyen ». S’il n’est pas question des pauvres, il est en revanche fait mention des « filous » et des « criminels ». Paul Joseph Vallet reproche aux consuls leur manque de sévérité : « Un Échevin peut donc se méprendre malgré lui & tomber dans certain patelinage que le Peuple nomme douceur, humanité & charité pour le prochain. Avec un tel préjugé, il est difficile qu’on ne traite pas les contraventions les plus essentielles comme des simples foiblesses77. » Il explique cette mansuétude par la proximité des consuls avec la population urbaine qui favorise les liens de clientèle. À l’inverse, le lieutenant de police est au-dessus de la population urbaine, de même que le juge, et « affecte de ne reconnaître aucune prescription pour les délits78 ». Dans leur mémoire présenté au parlement, les consuls s’inquiétaient d’ailleurs du rôle répressif du lieutenant général de police. Ils l’accusaient d’abus de pouvoir ainsi que d’excès de sévérité lors des audiences de police : « On ne doit pas trouver mauvais que l’on ait des égards et des douceurs pour des citoyens qui n’ont commis aucun délit et qui sont accablés de tant de charges ». Ils disent vouloir être assesseurs « à la prière des habitants qui paraissent le désirer avec empressement79 ». Il est difficile de vérifier la pertinence de ces accusations réciproques. C. Courtecuisse a recensé dans sa thèse 203 ordonnances de police rendues de 1728 à 1789 : 43 % concernent l’encadrement économique, avec le problème des vivres et du commerce ; 36,5 % concernent la sécurité et la tranquillité publique ; 15 % l’encadrement administratif avec la question des incendies et de salubrité et 4 % l’encadrement idéologique et social. Elle ne note aucun changement dans cette ventilation sur toute la période : dans ses jugements, le lieutenant général de police fait toujours preuve de conciliation, modération et indulgence80.

Un policier « Patriote »

44Dans sa préface, Vallet s’adresse aux « patriotes », c’est-à-dire au « tribunal du public », instance supérieure de jugement81, et non plus seulement à ses supérieurs hiérarchiques, à savoir le Parlement. Il participe en cela à la campagne physiocratique pour la liberté, comme le montre cette qualification de « patriotique »82 : on sait que la sensibilité publique à l’échange, à la discussion publique, à la dispute est portée par la nouvelle presse physiocratique. Vallet va jusqu’à demander aux consuls la publicité des finances urbaines, ultime provocation ! Le refus du secret, cette marque du despotisme policier, est peut-être l’un des points qui devraient caractériser la « police philosophique »83.

45Alors que les consuls ont présenté leur mémoire secrètement, Vallet publie le sien et le distribue largement. Il parle au nom du bien public : « L’amour du bien public & le mépris des faveurs de la fortune, principes de mes actions, m’ont enfin forcé à publier ce Mémoire84. » Cette thématique stoïcienne, récurrente dans la rhétorique parlementaire, coïncide avec le souci de se rallier l’ensemble de la population urbaine85.

46Le souci de toucher l’opinion publique se voit dans la construction du mémoire (il se moque d’ailleurs du mémoire « informe » des consuls). Le sien est clairement construit avec une habile stratégie pour impliquer le lecteur et faire apparaître une opinion : il recourt à l’histoire grenobloise pour le lecteur local, mais également à l’histoire romaine pour le lecteur cultivé ; enfin, il emploie l’humour, la dérision, langage universel, et dont la cible privilégiée sont les consuls « ces comètes de la police qui redoutent si fort le télescope et l’examen », ces charlatans assimilés aux prêtres sur leur « trépied sacré ». Vallet faisait d’ailleurs partie d’une société de rieurs à Grenoble, sorte de « régiment de la Calotte »86. Bref, malgré la singulière complication des épisodes de cette querelle, il s’agissait d’un mémoire susceptible d’être compris par tous, ce qui explique son succès.

Les triomphes d’une plume policière

47Le 26 mars 1760, une lettre de cachet convoqua à Paris l’insolent lieutenant de police. Le procureur général du Parlement écrivit au chancelier pour le soutenir, le duc d’Orléans intervint également et, le 5 juillet 1760, Vallet faisait un retour triomphal à Grenoble : la ville s’illumina pour l’accueillir. Par la suite, Vallet se montra le fidèle allié du Parlement comme le montre le conflit qui l’opposa au marquis Chastellier-Dumesnil, lieutenant général de la province, qui voulut le mettre sous son contrôle en 176287. Il démissionna en 1768 et entama alors une carrière de littérateur : il fut membre fondateur de l’Académie Delphinale et collabora à l’Encyclopédie d’Yverdun88.

48Ce mémoire faisait donc partie d’une stratégie réussie d’agrégation à la République des Lettres. Il faut donc faire la part de l’opportunisme et de la mauvaise foi chez ce charismatique policier qui pensait sans doute avant tout à sa carrière personnelle. Cependant, ce mémoire, qui définit la police de manière traditionnelle, comme une dépendance du pouvoir judiciaire, mais qui en revanche lui assigne des objets nouveaux – instaurer la liberté et punir celui qui ne respecte pas la loi – montre l’importance du débat national sur la police en cette aube des années 1760.

49Surtout, ce mémoire témoigne de la faiblesse des municipalités dans les villes de Parlement, malgré l’appui de l’intendant89. Cette querelle n’était en effet pas isolée : à Toulouse, les capitouls exerçaient le pouvoir de police, mais les contestations du parlement furent vives comme le montre « l’affaire David de Beaudrigue » au midi du siècle ; à Aix et à Rouen également, le Parlement exerçaient un droit de regard très important et de graves disputes eurent lieu90.

50L’exemple de Grenoble contribue, si besoin en était, à nuancer l’idée de renforcement d’un État centralisateur par une police organisée dans la province sur le modèle de la capitale91. Le parlement à Grenoble a conservé en définitive la main mise sur la police de la ville.

51Lorsque Vallet démissionna en 1768, ce fut malgré les supplications des consuls92. Ce curieux retournement s’explique par le fait que le consulat avait été renouvelé en 1766 par le duc d’Orléans, fidèle allié de la cour souveraine. Désormais, le premier consul était un avocat, Jean-Baptiste Fortunat Savoye de Rollin, et le troisième consul était le négociant Jacques Perier, deux hommes proches du Parlement et qui furent réélus trois fois. Dans ces conditions, le Parlement ne s’opposa plus à partir de 1775 à l’exercice de la police par l’ancien premier consul, Savoye de Rollin, et celui-ci resta en charge jusqu’à la Révolution93. La police était bien municipalisée à Grenoble. Mais c’était une municipalité désormais tout acquise au parlement, ce qui explique l’importance des troubles pré-révolutionnaires dans la ville. Dans les jours qui suivirent la Journée des Tuiles, l’intendant Caze de La Bove et le lieutenant général de la province, le duc de Clermont-Tonnerre, protestaient de leur impuissance face au gouvernement qui recommandait la fermeté : « Nous n’avons cessé de mander à Versailles que la police était entièrement soumise au parlement ; que toute cette ville n’avait d’existence que par lui ou pour lui ; que nous ne pouvions compter sur aucun commissaire de police94 … »