Introduction

1Au cours du xviii^e siècle, l’écrit investit de plus en plus les pratiques administratives et, en particulier, celles des forces de police. La constitution d’un savoir administratif, utile dans la gestion des hommes et des choses, pousse à s’appuyer sur le croisement et la sédimentation des informations écrites dont l’un des modèles se trouve dans les échanges entretenus par les intendants des généralités et le contrôle général à partir de Colbert1. Ces procédures supposent autant que faire se peut l’adoption par les enquêteurs d’un même protocole pour contribuer à travers les réponses faites à un questionnaire défini en haut lieu, à produire une connaissance utile, généralisable, apte à faire ressortir des régularités ou, au contraire, des anomalies à traiter séparément. Rien n’est en fait plus difficile et l’on sait à quel point les réponses que les intendants firent à la grande enquête du Duc de Beauvillier, lancée en 1697, furent inégales2. Pourtant, on peut considérer que l’impulsion était lancée qui devait conduire tout au long du Siècle des Lumières à diffuser, non sans difficultés, cet « esprit de formulaire » aux différents échelons d’une administration étatique, mais aussi locale. Les années de la Régence de Philippe d’Orléans, passée l’ère de Colbert et sur fond d’assaut épidémique et de difficultés économiques et sociales, ont été décisives pour la réflexion sur l’organisation et la création de la mémoire administrative de l’État3. Registres centraux aux paramètres normés, questionnaires uniformisés, réseaux de correspondances sont alors conçus et plus rarement mis en œuvre faute de moyens et de continuité dans les politiques entreprises ; ils offrent néanmoins pour l’avenir un répertoire de solutions disponibles. De tous les secteurs touchés, l’armée et la marine royale sont sans doute ceux qui réussissent malgré tout le mieux à répondre précocement à ces exigences nouvelles et à disposer des rouages, des personnels et des instruments qui leur permettent d’agir partout dans le royaume avec une efficacité de plus en plus avérée, comme dans le domaine de la lutte contre la désertion par exemple. Le fait que l’on commence à mieux prendre en compte désormais, dans le sillage des travaux de J. Chagniot, l’impact du modèle militaire dans l’évolution des pratiques et des modes d’organisation policiers au xviii^e siècle n’est pas sans intérêt pour notre sujet4.

2Si l’on peut suivre aux niveaux subalternes des administrations locales, la progression de cette exigence le siècle durant – il faut produire des résultats écrits pour pouvoir recouper les faits, pour garder trace de ce qui a été entrepris, pour mesurer des données – les archives nous révèlent aussi les insuffisances et les lacunes de ce travail liées à l’absence de formation uniformisée des agents concernés comme aux résistances que les nouveautés introduites suscitent. La police, quelle qu’en soient les acteurs si divers avant 1789, n’échappe pas à ce mouvement, avec ses immenses responsabilités, de l’approvisionnement jusqu’au contrôle de mœurs, de la police des métiers à la voirie, de l’assistance aux opérations de maintien de l’ordre. Les résultats, là aussi, sont inégaux. La manière dont, à Paris en 1721, les commissaires enquêteurs-examinateurs au Châtelet dressent l’inventaire des logeurs de leurs quartiers qu’ils doivent contrôler, est éloquente. À partir d’une même grille, il y a ceux qui se contentent de maigres notices, ceux qui brodent et rédigent de longs paragraphes, ceux qui, au contraire produisent une information calibrée, facilement exploitable5. Par la suite les circulaires des lieutenants généraux de police des années 1770-1780 révèlent à quel point l’uniformisation des pratiques est, pour les responsables, un combat de longue haleine6. Mais l’essentiel réside d’abord dans la circulation généralisée de l’information écrite et dans son archivage, depuis la mouche qui transmet sur un méchant papier les noms de colporteurs ou de libraires clandestins, jusqu’au commissaire qui commente de sa plume à la chambre de police une longue suite de procès-verbaux et de sentences, en passant par les inspecteurs qui rendent rapport au lieutenant général de police7. Dans ce mouvement, Paris, cette fois, ne fait pas exception car les polices urbaines, dans les villes de province, montrent – de Lille à Bordeaux, de Strasbourg à Lyon –, que la capacité à maîtriser l’écrit devient de plus en plus un critère de recrutement passé 1750, y compris aux échelons les plus subalternes8. C’est désormais une nécessité. Le travail quotidien de ces agents suppose la manipulation permanente de documents écrits, le remplissage ou le contrôle de registres aux rubriques de plus en plus uniformisées, la lecture des documents personnels qui servent de plus en plus à identifier les personnes ou à marquer les objets du commerce, sans même parler des pièces de procédures et des actes que les commissaires doivent rédiger en tant que premiers magistrats et officiers « publics ». Mieux, de critère de recrutement, la maîtrise de l’écrit devient aussi un élément susceptible de faciliter les promotions9. Sous la Révolution alors que l’institution parisienne, par exemple, se trouve en plein bouleversement, la sociologie des commissaires « de police » illustre l’emprise croissante des individus qui parviennent à faire valoir leur formation juridique et/ou leur expérience de « bureaucrate » dans les rouages centraux de la police de la capitale10.

3Le recours à l’écrit n’a pas qu’une vocation fonctionnelle et utilitaire. Il induit de plus en plus fréquemment un rapport réflexif des praticiens de la police sur les dispositifs réglementaires qu’ils appliquent, voire sur leurs modes d’intervention. Le pragmatisme policier trouve dans ce travail d’écriture constant un nouvel instrument d’évaluation de son action. Lorsque des institutions et des juridictions se concurrencent dans le champ policier ou qu’elles suscitent critiques et remises en cause, l’écrit et, en particulier, l’écrit auquel on donne une certaine publicité, devient un moyen privilégié de défendre ses attributions, d’en revendiquer de nouvelles et, à coup sûr, de poursuivre la légitimation de ses prétentions.

4Écrire pour améliorer la police doit être pris dans cette double acception. L’écrit est nécessaire à un travail policier, dont la composante bureaucratique s’affirme plus nettement et devient une condition de son efficacité. La sédimentation des écrits apparaît aussi comme une façon de compiler et de garder trace d’un savoir pratique. En cela, l’écrit accompagne l’affirmation d’un métier qui requiert d’abord l’intelligence pratique du terrain mais qui se fonde, en même temps, sur l’acquisition de compétences, sur l’émergence d’une véritable culture professionnelle, distincte de celle des juges, grâce à des textes de plus en plus envisagés comme des instruments de formation et de réflexion11. On écrit alors non seulement pour bien pratiquer son métier, mais aussi pour le rendre plus efficace au regard de ce que la société attend et de ce que ses acteurs escomptent en tirer en termes de valorisation et de reconnaissance individuelle ou corporative. Les visées amélioratrices peuvent se déployer dans trois directions plus ou moins accentuées selon les documents, qui, peu ou prou, s’entrelacent. On peut prendre la plume pour améliorer les hommes, développer leur formation et leurs compétences. On peut se saisir de l’écrit pour améliorer le service rendu au public ; on peut, enfin, s’appuyer sur des textes pour justifier, souvent de manière interne, les formes organisationnelles et les modes de fonctionnement nouveaux, présentés comme autant de progrès, que prennent les pouvoirs et les forces de police. Cette prolifération de l’écrit et la capacité à l’auto-réflexion policière qu’elle révèle, constituent sans doute l’une des marques d’une professionnalisation en cours dés le xviii^e siècle, même en l’absence de toute institution centralisée et unifiante, même si son registre est encore loin de ressembler à celui de la fonction publique.