1En juin et décembre 1640 éclatèrent en Catalogne puis au Portugal deux révoltes qui suscitèrent à juste titre l’inquiétude légitime du gouvernement de Madrid. L’inquiétude venait notamment du fait que les deux mouvements coïncidaient presque dans le temps, puisqu’ils avaient eu lieu à six mois d’intervalle seulement (7 juin ; 1^er décembre), ce qui amenait aussitôt à se demander si les deux phénomènes n’obéissaient pas aux mêmes causes. Les deux mouvements se ressemblaient par un autre trait : le malaise des révoltés s’était traduit par l’assassinat de hauts magistrats de la Monarchie, à savoir le vice-roi de Catalogne, comte de Santa Coloma, et le secrétaire d’état du Portugal, Miguel de Vasconcelos. Le premier périt à vers midi aux mains d’une troupe de moissonneurs et de marins sur les plages de Barcelone ; le second tomba poignardé au petit matin dans ses appartements du palais royal de Lisbonne, avant d’être jeté dans le vide. Les émeutiers, un groupe de fidalgos de Lisbonne, épargnèrent toutefois la vie de la vice-reine, Marguerite de Mantoue.

2La différence entre les acteurs sociaux qui furent à l’origine des deux mouvements ne doit pas nous incliner à penser que les causes en étaient différentes. En fin de compte, le 7 juin, la ville de Barcelone était pleine de moissonneurs pour la simple raison que pour eux c’était le bon moment pour trouver du travail. La Catalogne et le Portugal se rebellèrent contre l’autorité de Philippe IV en vertu de causes qui faillirent déclencher des événements semblables sur d’autres territoires de la Monarchie espagnole, à l’intérieur et à l’extérieur de la péninsule. En cette même année 1640, par exemple, le vice-roi de Valence, don Francisco de Borja, avertit à deux reprises Olivares qu’une rumeur tenant pour certaine l’introduction de la monnaie et des lois de Castille agitait fort les Valenciens, ce qui obligea à suspendre une levée de troupes en avril, par crainte d’un soulèvement éventuel. En Aragon, par où devaient nécessairement passer les troupes envoyées en Catalogne, on craignait aussi que leurs excès puissent avoir les mêmes effets que l’hiver précédent en Catalogne. La Navarre non plus n’était pas exempte d’inquiétudes en 1648. Des vents de fronde nobiliaire soufflèrent en Andalousie en 1641, tandis qu’à extérieur le vice-royaume du Mexique connut des événements très inquiétants à partir de 1640 et que Naples et la Sicile furent gravement troublées en 1647-1648. Messine devait connaître des troubles à son tour en 1674-1678.

3Le caractère de gravité des révoltes en Catalogne et au Portugal, de l’avis des contemporains, venait assurément de ce qu’elles aient eu lieu dans la péninsule, ce qui menaçait la stabilité de la situation politique dans son ensemble, stabilité fondée sur le fait que l’on avait pu tenir la guerre à distance du cœur de la Monarchie. En effet, on tenait pour acquis que la guerre détériorait les relations entre le prince et ses sujets, et que cette dégradation était encore plus palpable lorsque le théâtre des opérations était situé au sein même du pays. Au contraire, si l’Espagne connut un destin politique favorable jusqu’en 1640, c’est qu’elle avait pu contenir la guerre à des centaines de kilomètres de ses frontières (en Flandres, en Méditerranée, dans l’Empire), tandis que depuis 1635, depuis la guerre contre la France, les problèmes avaient fini par arriver aux portes de la demeure. L’une de ces portes, c’était la Principauté de Catalogne.

4Dix ans avant ce que l’on appela la Fête-Dieu sanglante, la constitution politique de la Catalogne et le caractère de ses habitants avait retenu l’attention de Juan de Palafox y Mendoza, vice-roi de la Nouvelle-Espagne en 1640, qui devait être par la suite l’un des plus acharnés détracteurs de la politique d’Olivares. À l’époque (en 1630) Palafox fit observer que le « mode de gouvernement » de la Catalogne « sentait un peu la République », et que « la juridiction royale y était affaiblie » ; quant aux habitants, il disait qu’il fallait prêter attention au nombre élevé de « tous ces gens désœuvrés », sujets « au cœur vaillant et impétueux », qui auraient été mieux employés dans les armées du roi qu’à promener leur oisiveté par les champs et les villes. Et Palafox d’ajouter : « Où trouverait-on plus aisément des Espagnols et des guerriers qu’en Catalogne, une terre reposée par cent soixante ans de paix, féconde en habitants, d’une extrême bravoure et amie de la gloire, surtout de la gloire militaire, des hommes remarquablement fidèles en dehors de leur patrie1 ? »

5En 1637 Olivares crut en effet le moment venu d’employer les Catalans à la défense de la Monarchie2. Conformément à la loi dite Princeps Namque, on publia le 13 juin l’enrôlement des 6 000 soldats qui devaient faire partie d’une armée de 15 000 hommes et pénétrer en Languedoc afin de desserrer la pression militaire française sur d’autres fronts (en Italie et en Flandres). Cependant, le précepte local invoqué n’était valable que si le roi se trouvait physiquement en territoire catalan, ce qui n’était pas alors le cas. Par conséquent, l’enrôlement des troupes s’avéra très problématique, et le 27 septembre une offensive française à Leucate réduisit à néant la pression de l’armée espagnole. À Madrid, on mit le désastre sur le compte du manque de troupes catalanes à ce moment-là. La campagne de l’année suivante fut confiée à un nouveau vice-roi. Mais en 1638, les troupes du roi de France franchirent la frontière par la Bidasoa et mirent le siège à Fuenterrabía. Olivares considéra que c’était l’occasion rêvée de mettre à l’essai son programme de défense commune entre les différents territoires de la Monarchie (l’Union des Armes). Cependant, les lois de la Catalogne n’autorisaient à utiliser ses troupes qu’en cas d’attaque de son territoire ; tandis que les soldats valenciens et aragonais, aux côtés des soldats basques du Guipuzcoa, des castillans et des mercenaires étrangers parvenaient à lever le siège de Fuenterrabía le 8 septembre, pas un seul soldat catalan n’avait participé à la campagne.

6La tension entre le gouvernement de Philippe IV et la Principauté monta d’un cran avec l’interdiction du commerce avec la France (mars 1638) et l’ordre de percevoir 50 000 livres d’impôts en 1639 et autant en 1640, afin de faire face au coût d’aménagement des fortifications de la frontière (2 janvier 1639). La guerre exigeait non seulement des hommes mais aussi de l’argent, et de même que les lois catalanes limitaient la contribution en hommes, elles limitaient aussi les exactions fiscales. Ces deux ordres étaient donc considérés comme illégaux, et la ville de Barcelone, s’unit à la Diputació (Assemblée de Catalogne, N.D.T.) pour faire front.

7Du point de vue de Philippe IV et de ses principaux ministres, la réticence de la Principauté de Catalogne à fournir des hommes et de l’argent mettait en péril sa propre survie mais aussi celle de la Monarchie tout entière. La guerre contre la France représentait une situation exceptionnelle, un état de necessitas, qui justifiait l’adoption de mesures extraordinaires, au nom de la pure et simple survie : « Aucune loi ne peut s’opposer à la défense naturelle », argumentaient les juristes royaux. La suprema lex de la conservation du tout devait primer sur toutes les lois particulières de Catalogne. Celles-ci devaient être reléguées au second plan pour le moment, laissant la place à celles que le prince jugerait bon d’appliquer pour combattre le péril qui planait sur la communauté dans son ensemble.

8Très au fait des tensions entre le roi et les Catalans, Richelieu mit à profit l’année 1639 pour tenter de contrebalancer sur le front est son échec précédent (Fuenterrabía). Paradoxalement, Olivares préférait lui aussi faire la guerre sur ce théâtre-là, se figurant que l’offensive française aiguillonnerait l’instinct de conservation catalan (« elle y prendrait intérêt, alors qu’elle ne semblait point se soucier jusque-là ni du destin universel de la Monarchie ni de ces royaumes »). Mais le succès militaire devant Fuenterrabía ne devait pas se reproduire dans le cas de Salces, qui tomba aux mains des Français le 19 juillet. La campagne devait durer plus longtemps que prévu, et cette situation inédite accentuait forcément la pression sur les populations des deux côtés de la frontière. Elles étaient obligées d’assurer la subsistance des troupes, une fois de plus contrairement aux lois locales. Devant l’approche de l’hiver et le risque de voir les troupes privées de tout, Philippe IV décida de libérer les juges de la Couronne de leur serment d’allégeance aux lois catalanes, au cas où l’approvisionnement de l’armée serait compromis (3 octobre). Il rappela aussi à l’aristocratie son devoir de se rendre sur le front.

9Salces fut reprise le 6 janvier 1540, mais la décision de ne pas démobiliser l’armée jusqu’au début de la prochaine campagne envenima les relations entre la Cour et la Principauté. Les affrontements entre les soldats et la population se multipliaient, tandis que les institutions locales invoquaient à nouveau les lois du pays pour refuser le cantonnement de l’armée. Début mai, les combats entre paysans et soldats commencèrent, en prologue aux événements du 7 juin à Barcelone.

10La proclamación Católica de Gaspar Sala i Berart, rendue publique fin 1640, présentait la révolte catalane comme une réaction contre le gouvernement arbitraire d’Olivares, et prévoyait que la même chose pourrait se produire, tôt ou tard, sur d’autres territoires de la Monarchie. La constitution de Catalogne limitait le pouvoir du roi, de sorte que celui-ci ne pouvait modifier ni abroger à sa guise aucune loi. L’attitude des Catalans n’était donc pas une rébellion, mais une légitime défense face aux « nouvelles politiques » introduites par Olivares. Les paragraphes finaux insistent sur la possibilité de répliques de la révolte à Valence et en Aragon, deux royaumes qui avaient également été victimes de la politique d’Olivares.

11Ni Valence ni l’Aragon ne bronchèrent. Mais le Portugal, si. On a pu écrire que la Restauraçao commença le jour même où Philippe II décida de faire valoir ses droits au trône portugais, vaquant en 1580, car les Habsbourg ne purent jamais se départir de leur caractère d’étrangers, voire d’envahisseurs, aux yeux des Portugais, bien que les Cortes de 1580 aient décrété une forme de rattachement sophistiquée du royaume à la Monarchie, ce qui impliquait le maintien de toutes les institutions de gouvernement propres au Portugal. Mais déjà sous le règne de Philippe III (1598-1621) des tensions se firent jour, par exemple à propos des dommages causés à l’économie portugaise et à ses classes commerçantes par la politique conçue à Madrid contre les ennemis anglais et portugais. Ce fut précisément l’occupation de Bahía par les Hollandais en 1624 qui montra aux Portugais le coût de leur rattachement à l’Espagne. La défense du Brésil et des Indes orientales exigeait une révision du pacte fiscal conclu entre l’Espagne et le Portugal, comme la prise de Pernambouc (1630) vint le confirmer. En 1631, le gouvernement d’Olivares estima que le Portugal devait être capable de fournir un million de cruzados par an (renda fixa), tiré pour moitié du patrimoine royal et pour moitié de l’impôt. De nouveaux impôts introduits en Castille étaient expérimentés aussitôt au Portugal, comme celui sur le sel en 1631 ou les retenues sur les titres de la dette publique.

12En 1635, la vice-reine, Marguerite de Mantoue, reçut de Madrid des instructions pour faire l’inventaire des biens de l’Église, ce qui était un préalable à la mainmise du fisc sur certains biens à la propriété incertaine. Le clergé protesta, et sa voix revint aux oreilles d’Urbain VIII, lequel lança immédiatement les menaces d’excommunication appropriées. Deux ans plus tard, en 1637, une opération presque identique (l’inventaire des biens de la noblesse) contribua à isoler un peu plus le petit groupe de Portugais fidèles au roi d’Espagne. Au même moment, une révolte éclata à Évora. Chose curieuse, lorsqu’on connut la chose à Grenade, la population crut que la révolte était due au rejet de l’introduction du papier timbré, comme à Grenade. Des impôts différents, mais qui étaient tous deux issus des mêmes nécessités, engendraient des tensions semblables dans deux pays différents. Toujours est-il que l’inaction de la noblesse obligea à faire pénétrer des troupes espagnoles au Portugal afin de mater la révolte. Philippe IV montra son mécontentement à une grande partie de la noblesse et du clergé convoqués à Madrid. L’année suivante, le Conseil du Portugal fut dissous et on érigea deux juntas pour le remplacer, l’un des mécanismes préférés d’Olivares pour contourner les méthodes traditionnelles de gouvernement.

13La révolte catalane de juin reporta sur l’Est toute l’attention du gouvernement de Madrid. Les Portugais qui prétendaient secouer le joug du roi d’Espagne savaient qu’il lui serait très difficile de régler deux problèmes en même temps. En outre, Philippe IV considérait la situation de Catalogne comme bien plus digne d’attention que celle du Portugal.

14L’évolution politique entre 1580 et 1640 peut être regardée comme une érosion lente mais décisive des accords passés aux Cortes de Tomar. On en vint peu à peu à considérer la présence espagnole comme une tyrannie dans la mesure où, sous cette étiquette, on pouvait placer toute ce qui s’apparentait à une violation des privilèges, des formes traditionnelles du gouvernement et de la justice. Tout le monde pouvait s’identifier en quelque façon à ce message, amplifié, qui plus est, par le caractère légitimiste qu’aurait eu la restitution de la royauté à un membre de la dynastie des Bragance. Lorsque les Cortes se réunirent, en janvier 1641, les chapitres qui émanèrent de cette assemblée fleuraient le sens de l’équilibre, de la tranquillité, de la quiétude, toutes qualités expressément associées « au bon exercice de la justice, qui fait la stabilité et la longévité des royaumes, et rend les rois acceptables pour Dieu Notre Père, et puissants sur terre3 ». Une justice qui abhorre les modalités extraordinaires, autoritaires, dont les peuples souffrent tout particulièrement lorsque c’est l’administration fiscale qui les met en œuvre4. Les doléances des peuples recueillies par écrit aux Cortes, après l’intronisation de Jean IV, n’expriment guère de satisfaction devant le changement de dynastie. À leurs yeux, le changement consiste à « augmenter ou retrouver les privilèges locaux » et à « résoudre les problèmes communautaires, sur un plan micro-politique où les problèmes globaux du royaume comptent peu ». Les Cortes aspirent à restaurer une forme de gouvernement « dans lequel les procédures et les organes ordinaires doivent être scrupuleusement respectés. Dans lequel, en somme, le sens de la rupture de l’ordre politique ne suffit pas à justifier des secousses sismiques dans l’ordre juridique ».