1Le xvii^e siècle est un temps de révoltes. Rébellions, attroupements, émotions, séditions, révoltes… s’accumulent et se comptent par centaines, sans doute même par milliers. Le modèle n’est pas nouveau et cette intervention violente d’une partie de la population dans les jeux du politique et du social est de tout temps. Mais il faut souligner l’ampleur du phénomène, ses spécificités et ses diversités au xvii^e siècle. Si l’Angleterre est très largement épargnée (la dernière grande révolte paysanne est celle de Kett dans le Norfolk en 1549), l’Espagne en est régulièrement victime à partir des années 1620 et tout au long du siècle ensuite. En France, les guerres de la Ligue ont déjà connu de tels mouvements et les grands soulèvements reprennent dans les années 1620 pour se prolonger jusqu’aux années 1660-1670 (le mouvement se clôt presque avec la révolte bretonne des Bonnets Rouges en 1675) ; la deuxième partie du règne de Louis XIV apparaît bien différente de ce point de vue. C’est en France que le phénomène est le plus marqué, le plus massif et le plus spectaculaire et c’est sans doute ce qui a contribué à développer les études historiques sur ce thème. L’analyse de cette vague de révoltes a donné lieu depuis cinquante ans à un vaste débat historiographique sur la nature de la société d’Ancien Régime.

2D’un côté, autour de Boris Porchnev1 en particulier, certains auteurs voyaient dans ces révoltes urbaines ou rurales des mouvements reflétant les clivages sociaux et des conflits de classes annonçant ceux qu’on retrouverait plus tard. De l’autre, autour de Roland Mousnier, on mettait au contraire en évidence des « solidarités verticales » et des connivences manifestant la cohésion des communautés locales qui s’opposeraient à la mise en place d’un état de plus en plus insistant en matière fiscale2. Les avancées de l’histoire culturelle et politique inscrivent aujourd’hui ces révoltes dans un temps social marqué par une violence récurrente mais aussi par la persistance de cadres politiques locaux et d’idéaux traditionnels que la montée en puissance de la monarchie contrarie sans retirer à ces mouvements des caractères d’opposition sociale qu’ils eurent aussi parfois (à l’intérieur des villes ou entre villes et campagnes) et en posant la question de la place et du rôle des élites locales3. Si les positions historiographiques sont aujourd’hui moins tranchées qu’elles ne le furent il y a quelques décennies, la question fait toujours débat et l’intérêt de cette discussion réside aussi dans l’ampleur des études et l’abondante production qu’elle a générée. La bibliographie associe une foule d’articles d’érudition locale, des grandes études provinciales4 et des synthèses thématiques ou générales qui permettent de bien mettre en valeur les différentes échelles de la production historique et de ses questionnements5.

Un siècle de révoltes

3Avant d’entrer dans l’observation précise de ces révoltes, présentons d’abord la chronologie des principaux événements.

En France

4En France, les troubles urbains des guerres de la Ligue relèvent de logiques qui n’entrent pas dans notre sujet mais l’époque est aussi marquée par des soulèvements ruraux traduisant l’intervention du monde paysan dans les conflits politico-religieux et sa lassitude de la présence militaire et des exactions qui y sont liées. De 1593 à 1595, des paysans du Limousin et du Périgord s’arment contre les gens de guerre : ce sont les premiers Croquants. Des mouvements similaires ont lieu en Bourgogne en 1594 et 1597, dans le Velay en 1595, la Normandie et le Perche en 1589 (les Gautiers) ou la Bretagne en 1590. Les exemples d’instrumentalisation de ces troupes paysannes par les acteurs du conflit ne manquent pas mais il faut aussi voir dans ces troubles un désir de protection, de retour à l’ordre et un refus des impositions levées par les militaires. Le calme relatif du début du xvii^e siècle traduit d’ailleurs indirectement cette réalité.

5Les troubles réapparaissent avec l’arrivée au pouvoir de Richelieu puis prennent, dans les trente années suivantes, une ampleur considérable. En 1624, le Quercy est agité par des Croquants s’opposant aux modifications fiscales qui annoncent le tour de vis fiscal du cardinal. Entre 1628 et 1633, l’impôt triple et les conditions de son prélèvement se durcissent. Mauvaises récoltes, épidémies et entrée en guerre en 1635 font de ces années une période particulièrement difficile qui explique la multiplication brutale des révoltes. Après des troubles urbains en 1635 dans la vallée de la Garonne, c’est l’Angoumois, le sud du Poitou, la Saintonge et le Périgord qui sont touchés par les troubles, particulièrement violents dans le Périgord de 1637. Deux ans plus tard, de graves émeutes urbaines éclatent en Normandie (à Rouen, Bayeux, Caen) doublées d’un soulèvement paysan, celui des Nu-pieds, dans l’extrême sud-ouest de la province. Parallèlement, une partie de la Gascogne s’oppose régulièrement et violemment aux levées de taille de 1638 à 1645 ; le mouvement s’étend au Rouergue à partir de 1643 tandis que la situation de la Provence et de la vallée du Rhône est aussi très tendue. Après l’épisode frondeur (1648-1653) riche en violences urbaines, le calme ne revient pas immédiatement. En 1658, la guerre des Sabotiers marque la Sologne ; en 1662, c’est la révolte des Lustucrus dans le Boulonnais ; de 1663 à 1665, celle d’Audijos dans la Chalosse et les Landes. Pendant toutes ces années, de 1630 à 1660, les émeutes et séditions urbaines sont aussi très fréquentes ; certaines villes comme Bordeaux ou Agen y gagnent une réputation de turbulence régulière mais Troyes, Amiens, Aix-en-Provence ou Dijon connaissent aussi des émeutes graves. Au printemps 1670, ce sont des paysans du Vivarais qui s’insurgent autour d’Aubenas puis en 1675, c’est l’édit sur le papier timbré qui déclenche une émeute à Bordeaux relayée quelques jours plus tard dans les grandes villes bretonnes, Rennes, Saint-Malo, Nantes et surtout dans les campagnes de Basse Bretagne avec le vaste mouvement des Bonnets rouges. Cette révolte bretonne est souvent présentée comme le dernier des grands soulèvements paysans mais le tout début du siècle suivant voit encore se déclencher la guerre des Camisards dans les Cévennes à partir de 1702 (pour des raisons essentiellement religieuses il est vrai) et la révolte des Tard Avisés en 1707 dans le Quercy. Le règne de Louis XIV après 1670-1680 n’est plus marqué, comme celui de son père, par d’incessants soulèvements mais le calme n’est pourtant pas systématique. Au contraire, on y note le maintien d’une violence diffuse et ponctuelle qui, si elle se tourne moins contre l’impôt, réapparaît régulièrement, notamment lors des crises de subsistance, comme en 1693-1694 ou en 1709.

En Espagne

6Pendant longtemps, les études comparatives entre la société hispanique et les sociétés française et britannique du xvii^e siècle ont considéré que la société hispanique était exempte de conflits. John Elliot6 affirmait que c’était une « société non révolutionnaire ». Si l’on pense à la Fronde ou à la guerre civile anglaise, la remarque est fondée. Malgré tout, c’est une fiction que d’imaginer que la société espagnole de l’époque ait pu être exempte de conflits, comme l’a fait Michael Weisser7 en insistant sur la politique répressive de la Couronne et de l’Inquisition. Le banditisme, la violence, la délinquance et la révolte sociale et politique ont doté la société espagnole de moyens variés pour manifester son désaccord avec la Couronne et pour faire émerger le mécontentement dû à la frustration d’aspirations vitales, ainsi que l’expression des antagonismes sociaux.

7En Espagne, l’ampleur et la fréquence du phénomène sont moindres qu’en France et la chronologie des révoltes diverge un peu mais on connaît ici aussi une pointe dans les années 1630-1660. Alors que l’expulsion des Morisques en 1609 n’avait provoqué que quelques soulèvements violemment réprimés, les guerres et la pression fiscale croissante sont à l’origine de troubles autrement plus graves. Dans les années 1630, la charge sur les contribuables double et l’Espagne ne connaissant presque pas l’impôt direct, cette augmentation est réalisée grâce à des manipulations financières ou des taxes (sur l’argent d’Amérique, le tabac, le papier timbré, le sel…). L’Unique Contribution sur le sel entraîne l’opposition de la Biscaye à partir de 1631, à la fois révolte anti-fiscale, protestation contre le non respect des privilèges provinciaux, manifestation de la crainte d’une « castillanisation » de la province et mouvement aux consonances sociales évidentes ; le soulèvement ne s’éteindra complètement qu’en 1634. Le vaste soulèvement catalan de 1640 peut partiellement s’interpréter de façon similaire mais il faut souligner ici l’importance récurrente des conflits politiques entre la Catalogne et la monarchie et les conséquences très sensibles de la guerre avec la France (voir en fin de chapitre : « Pour en savoir plus… »). Si la conspiration d’Ayamonte et du duc de Medina Sidonia en 1641 relève plus des complots nobiliaires que des troubles populaires, elle révèle la potentialité des tensions politiques. Les nombreux troubles urbains en Andalousie (Grenade, Cordoue, Séville) de 1647 à 1652, ou encore les émeutes de Saragosse en 1643 ou de Jerez en 1664 manifestent à la fois les inquiétudes face à la guerre, les difficultés du logement des troupes, la hantise de la faim, les craintes liées au ravitaillement, la fragilité des conditions de travail des artisans et du petit peuple urbain et le refus des impôts nouveaux. Par ailleurs, l’existence d’un banditisme rural important (bandolerismo) est parfois interprétée comme un indice de la violence des rapports sociaux et comme une forme détournée de contestation ou de révolte.

8Après une vingtaine d’années plus calmes (correspondant à une période de relative paix extérieure), la fin du siècle est encore marquée par des troubles importants en Catalogne en 1688-1689 et dans le pays valencien en 1693. On y retrouve encore au premier plan les craintes militaires et fiscales.

En Angleterre

9Dans l’Angleterre du xvii^e siècle la plupart des mécontentements populaires ont trouvé leur source dans la sphère politique ; le rôle du peuple dans la guerre civile de 1642-1646 et 1647-1648, dans la crise de l’Exclusion de 1679-1681 et dans la rébellion de Monmouth de 1685 a été largement étudié. Cependant, bien que ces mouvements aient eu une importante dimension sociale, ils étaient essentiellement liés à des questions politiques et religieuses et les rapports entre l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande y ont joué un rôle majeur. Au xvii^e siècle, l’opposition populaire au gouvernement central a été beaucoup moins importante qu’à l’époque des Tudors. Ceci est très significatif du comportement de la gentry et de l’aristocratie face aux farmers et aux artisans urbains et ruraux.

10Les principales sources de mécontentement n’ont pas disparu, mais la capacité à les transformer en révolte a faibli. Les enclosures constituaient depuis longtemps une importante pomme de discorde mais bien que la révolte des Midlands de 1607 ait été déclenchée par de nouvelles expropriations, le mouvement est resté localisé. Il est évident cependant que cela a continué à constituer un motif de tension dans la société. En témoigne la ré-émergence de cette question pendant la guerre civile avec la destruction du réseau de drainage qui avait été construit dans les Fens (Sud-Est de l’Angleterre) sous le patronage royal dans les années 16308.

11Ces émeutes et ces révoltes étaient très liées aux réalités locales comme en témoigne le phénomène des Clubmen pendant la guerre civile. C’était des groupes d’hommes qui prenaient les armes pour résister à la fois aux incursions des Royalistes et des Parlementaires et pour protéger leurs villages9.

12Ceci témoigne d’un vaste mouvement qui poussait ceux qui avaient des opinions religieuses et politiques discordantes à s’éloigner de la société, à chercher à vivre dans les périphéries moins bien contrôlées du Royaume10. Les forêts royales ont abrité des économies non-seigneuriales, et quand elles ont été menacées d’être mieux administrées ou d’être vendues à des seigneurs locaux, ceci entraîna des mouvements comme ceux de 1620 dans le Wiltshire et le Dorset. Au contraire, plus près de Londres, ceci fut réalisé sans grandes résistances11.

13Le caractère local de la contestation populaire témoigne de l’importance fondamentale de la défense de la coutume face à l’innovation. Ceci est parfaitement illustré par l’importance des émeutes frumentaires et le fait que les participants ne volaient pas le grain mais le saisissaient et le vendaient au « juste prix » conformément à la notion d'« économie morale » de la foule. Cette notion, développée par E. P. Thompson pour le xviii^e siècle est aussi applicable au xvii^e siècle où l’on peut distinguer les mêmes rituels de la foule et les mêmes comportements des autorités. La réponse mesurée des autorités a permis à de telles révoltes d’extérioriser des tensions sociales en période de trouble, mais là où – comme en Essex en 1629 – ces émeutes ont été répétées et ont reflété une crise de l’économie locale, les limites de la protestation populaire ont été dépassées et les chefs ont été sévèrement punis12.

Caractères généraux des révoltes

Des causes convergentes

14Ces très nombreuses révoltes ont majoritairement pour cause l’explosion de la pression fiscale imposée en France par Richelieu, en Espagne par Olivares pour financer la guerre. À l’origine des premiers mouvements, il y a l’augmentation du brevet de la taille, les duretés de la levée de l’impôt par des commissaires inflexibles et parfois assistés de la troupe et surtout la multiplication des taxes nouvelles, expédients réguliers inventés par le pouvoir pour trouver rapidement des fonds. Cette pression fiscale nouvelle se conjugue avec une situation alimentaire dégradée par des récoltes médiocres, des épidémies, la crainte des guerres et dans ce contexte très tendu de simples rumeurs suffisent parfois à soulever la population.

15Les révoltes fiscales ne sont pas seules : la présence militaire, son annonce ou sa menace sont aussi des éléments susceptibles de soulever les peuples. Dans les villes, la crainte du stationnement des troupes est permanente, en particulier dans une France du Sud, habituellement moins militarisée. La durée des guerres, les exactions des soldats provoquent lassitude et incompréhension. Ces conflits contre les militaires sont une manifestation détournée de l’opposition aux guerres mais ils se tournent aussi parfois contre des soldats étrangers. En Aragon ou en Catalogne, l’animosité envers la Castille explique que les soldats du roi ne soient pas toujours bien vus. À Jerez en 1664, ce sont des soldats allemands en route pour la guerre contre le Portugal (qui s’éternise alors depuis plus de 20 ans) qui sont pris pour cible par les émeutiers. Les troupes françaises en seront aussi parfois victimes en Catalogne.

16Les émeutes de subsistances sont un autre modèle de ces violences populaires. Surtout urbaines, liées à la hausse rapide des prix du pain, au passage de marchands emmenant les grains ou à de simples craintes, elles ne durent guère mais peuvent se répéter régulièrement. Le nombre de ces émeutes de la faim s’élève à chaque mauvaise année, 1630, 1661-1662, 1693-1694 et surtout 1709 où Jean Nicolas a relevé près de 200 émeutes locales en France13.

17L’impôt, la guerre ou la faim n’expliquent pas toutes les révoltes et toutes les violences, certaines ont un caractère social plus marqué. Dans les villes, les oppositions municipales peuvent conduire à des attroupements entre factions différentes qui recouvrent parfois des clivages sociaux ; de même des facteurs commerciaux ou économiques amènent à des attaques contre des groupes déterminés (contre les marchands portugais de Nantes en 1636 et 37 par exemple). Parfois enfin, des soulèvements anti-fiscaux prennent rapidement une coloration anti-seigneuriale marquée. En Bretagne en 1675, les émeutes urbaines du printemps contestent les nouvelles taxes imposées par la monarchie mais la révolte paysanne de Basse Bretagne se tourne aussi – et très violemment – contre les seigneurs, contre les villes et même contre les prélèvements ecclésiastiques comme les dîmes. Indice évident de tensions sociales ici particulièrement vives. Enfin, les questions religieuses interviennent aussi parfois comme dans le cas du soulèvement du petit peuple protestant des Cévennes à partir de 1702.

L’exemple espagnol

La faim, la peste et la guerre

18La faim, la spéculation sur les denrées alimentaires et la crise économique au sens large, aggravée ou non par des vagues d’épidémies, ont toujours été un puissant facteur de trouble à l’ordre public. Il faut ajouter que la pression de la guerre et l’exigence de mobilisation permanente de toutes les ressources disponibles qu’elle entraînait ont fait de la fiscalité un autre facteur de tension. On peut trouver l’écho de cette tension dans bien des tensions sociales qui ont affecté l’Espagne de l’époque, même si elles n’ont pas toujours donné lieu à des conflits ouverts. La faim, au premier chef, était une expérience qui pouvait toucher de larges couches sociales au cours de leur existence. Autour de l’année 1600 il y avait longtemps que l’agriculture espagnole, comme l’agriculture méditerranéenne en général, s’avérait incapable de couvrir les besoins de la population. Le tournant du siècle, en particulier, s’accompagna d’une crise profonde des économies agraires en Espagne. Cette crise toucha toutes les régions, mais pas toutes en même temps ni avec la même intensité. Elle fut plus prononcée et surtout plus longue dans l’Espagne intérieure. En Castille, par exemple, le déclin de la production, pour ne pas parler de véritable effondrement, se prolongea depuis la dernière décennie du xvi^e siècle jusqu’aux années trente-soixante du xvii^e siècle. Il se traduisit par des baisses de la production de l’ordre de 30 ou 40 %, sans que par la suite le timide redressement ait permis de rattraper, loin s’en faut, les niveaux les plus élevés de l’étape d’expansion antérieure. D’autres régions du pays enregistrèrent des évolutions moins négatives, et certaines – la Galice, la côte cantabrique ou le Levant – purent même connaître des périodes de hausse de la production tout au long du siècle14.

19Quoi qu’il en soit, les premières décennies du xvii^e siècle furent pleines de difficultés de toute sorte. L’épuisement des sols, les insuffisances technologiques, le manque de main-d’œuvre et la succession de mauvaises années, avec des hivers pluvieux et froids et des étés secs, comme les années 1640-1642 et 1645-1647 ruinèrent les récoltes, firent grimper le prix du pain et rendirent les communications plus difficiles, ce qui compromettait l’approvisionnement des villages. Aux mauvaises récoltes vint s’ajouter une calamité encore plus grande, fréquente à l’époque : la peste. « Que Dieu te garde – disait le pícaro Guzmán de Alfarache dans le célèbre roman de Mateo Alemán – de la maladie qui descend de Castille et de la faim qui monte d’Andalousie. » On était alors en 1600, mais il y avait plusieurs années que la peste ravageait de très larges pans de la Péninsule. L’épidémie était entrée par le port de Santander en 1596, en provenance du Nord de l’Europe, pour se diffuser ensuite vers la Galice. À l’époque, elle ravageait déjà très largement l’Allemagne, les Flandres et le Nord de la France. Il s’agissait donc d’une épidémie atlantique, c’est-à-dire d’une épidémie atypique, étant donné que c’est le Levant qui était la voie normale de pénétration de ce fléau en Espagne15. Dès 1598, elle dévastait la façade atlantique du continent européen, atteignant Lisbonne par le Sud et même les côtes du Maroc. Elle fit son apparition à Séville en 1599, ainsi qu’à Málaga et Almería. De là, elle continua à progresser dans toute l’Andalousie bétique. Simultanément, le mal se propageait à l’intérieur de la Castille. Fin 1597 on détectait sa présence à Valladolid et dans d’autres villes de l’intérieur. Deux années plus tard, en 1599, tout le Royaume était touché par la contagion à des degrés différents. La peste progressa ensuite vers l’Est, en direction de Murcie et du Levant, mais elle semble avoir peu touché la Catalogne16.

20L’épidémie de 1596-1602 fut le premier des grands cycles de la peste qui ravagèrent la péninsule Ibérique au xvii^e siècle. Ce fut aussi l’un des plus graves. On estime qu’il fit un demi-million de victimes. Il semble cependant que sa virulence ait diminué au fur et à mesure qu’il avançait vers le sud et vers l’est. Vers le milieu du siècle un second cycle épidémique particulièrement grave se déclencha. Il se prolongea de 1647 à 1652 et préleva le tribut le plus lourd sur les territoires qui avaient été relativement épargnés lors de la peste atlantique précédente, comme le Levant et l’Andalousie. La maladie, qui venait semble-t-il d’Alger, pénétra par Valence, ville où elle fit plus de 16 000 victimes en un peu moins d’un an, soit le quart de la population. À partir de là, elle avança toujours vers le Sud en direction de l’Andalousie. On dit que rien qu’à Séville elle fit 60 000 morts au cours de l’année 1649, ce qui représente 45 % de la population. La ville ne devait pas se remettre d’une telle catastrophe. L’Aragon et la Catalogne n’échappèrent pas non plus au fléau, ce qui venait aggraver une situation déjà dramatique en raison des désastres de la guerre. Rien qu’à Barcelone, qui était sur le point de se rendre aux troupes de Philippe IV, la peste devait faire entre 20 000 et 30 000 victimes entre 1651 et 1652.

21La peste de 1647-1652 eut cependant une aire de diffusion plus limitée que les poussées précédentes. La Couronne renforça les mesures de précaution pour éviter la propagation du mal vers l’intérieur de la Péninsule, apparemment avec plus de succès cette fois. Néanmoins, on attribue à cette épidémie un nombre de victimes équivalent à celui de l’épidémie de 1596-1602 : un demi-million de morts. Le territoire péninsulaire devait connaître un troisième cycle de peste. Il s’agit de celui qui eut lieu entre 1676 et 1685. Son aire géographique d’extension se limita principalement à l’Andalousie et au Levant, avec un taux de mortalité moins élevé que celui des épisodes précédents, bien que le nombre de victimes qu’on lui prête soit tout de même élevé : environ 250 000 morts sur l’ensemble du territoire. Il faut ajouter qu’il dura plus longtemps que les autres. Ce fut aussi le dernier grand épisode de peste bubonique que connût la Péninsule17.

22La guerre contribua elle aussi à la crise démographique. Son emprise sur la société espagnole du temps est véritablement omniprésente. Ainsi, on estime qu’entre 1618 et 1678 l’Espagne n’a connu que trois années de paix18. La défense de l’Empire a entraîné un gigantesque effort militaire, lequel a fini par avoir des effets négatifs sur la population, sur l’économie et sur la cohésion même de la société espagnole. Mais il n’est pas facile d’en évaluer précisément les conséquences. La rébellion des Catalans et des Portugais porta la guerre sur le territoire péninsulaire, alors que l’Espagne avait échappé à cette calamité pendant plus d’un siècle, ce qui eut de graves effets directs sur les régions affectées. Mais la défense de l’Empire poussa aussi à intervenir en Flandres, en Allemagne et en Italie pendant la guerre de Trente Ans. La guerre contre la France, qui avait débuté en 1635, devait durer jusqu’au Traité des Pyrénées en 1659. Pendant ces années critiques, les différents royaumes qui composaient la Monarchie espagnole furent soumis à des demandes croissantes en hommes et en argent. En Flandres, les Habsbourg d’Espagne entretinrent environ 70 000 soldats sur le pied de guerre entre 1567 et 1648, mais au total les effectifs des armées du Roi Catholique peuvent être estimés au double si on y ajoute les garnisons d’Italie, les flottes de la Méditerranée et de l’Atlantique, ainsi que celles qui étaient déployées en Amérique. Évidemment, seule une partie de ces troupes était recrutée en Espagne, 10 % à peine, mais l’effort auquel fut soumis un pays aussi dépeuplé – six millions d’habitants seulement vers 1590 – afin de fournir des hommes à une armée aussi nombreuse, cet effort fut terrible. À la fin du xvii^e siècle on recrutait en Castille environ 9000 soldats par an, mais ce nombre fut porté à 12 000 entre 1635 et 165919. Il va sans dire que ces levées forcées ont suscité des résistances épisodiques ou fait fuir la population à maints endroits.

23Ce n’est pas tout. La guerre, la faim et la peste n’ont pas seulement sévèrement affecté la démographie espagnole de l’époque ; elles ont aussi engendré des situations de tension sociale. Les épidémies de peste se produisaient habituellement après des périodes de mauvaises récoltes plus ou moins prolongées. La faim précédait généralement la maladie. Or, la faim n’était pas seulement due à la rareté des céréales mais aussi à la spéculation. La « malfaisance » de ceux qui récoltaient le grain et le dissimulaient pour le vendre à meilleur prix, plus que la stérilité, avait renchéri les prix des céréales en 1599 dans certaines parties de l’Andalousie. Ce fut à nouveau la spéculation, plus que la disette en elle-même (la récolte annuelle n’avait pas été mauvaise) qui fut à l’origine des émeutes de mai 1652 à Cordoue. La ville, encore mal remise de la grave épidémie de peste qui s’était abattue sur elle en 1649 et en 1650, faisait à présent face à une révolte populaire. Les tumultes de cette année-là à Cordoue, comme ceux qui s’étaient produits en d’autres points de l’Andalousie au même moment, répondent assez bien au schéma classique des émeutes de la faim. Mais ils se déroulaient dans un climat social dégradé à cause de la crise économique, des abus des puissants et de l’incapacité des autorités locales à s’imposer. Il faut y ajouter d’autres éléments. En effet, la composante anti-seigneuriale est perceptible dans certains des troubles andalous de ces années-là, mais on y décèle plus souvent encore des mouvements d’opposition à l’augmentation de la pression fiscale qui se faisait sentir à l’époque20.

La guerre et la pression fiscale

24De fait, si les Habsbourg d’Espagne se heurtèrent à de nombreuses oppositions dans les territoires de la Couronne d’Aragon pour obtenir des ressources de leurs sujets, ils purent le faire plus facilement dans leurs territoires de Castille. La preuve en est que la somme prélevée par le Trésor royal s’élevait à 1,5 millions de ducats au début du xvi^e siècle et à 23 millions vers 164021. Même en opérant la conversion en valeur réelle, cette augmentation est énorme. Malgré tout, les revenus du Trésor royal en Castille n’augmentèrent pas assez pour couvrir les dépenses de la Couronne, et ne répondirent pas à ses attentes. Pour ce qui est du montant des dépenses, la cause première en était la guerre ; pour ce qui est des attentes déçues, cela tenait aux nombreux obstacles dont il fallait bien triompher pour que le Royaume donne son consentement à de nouvelles rentrées fiscales.

25En effet, tant en Castille qu’en Aragon, la loi obligeait à demander le consentement du Royaume aux Cortes chaque fois qu’il s’agissait d’instaurer un nouvel impôt. Or, si on avait fini par interpréter ce précepte comme une simple convenance politique en Castille, dans les territoires de la Couronne d’Aragon les lois s’appliquaient pleinement. Selon ces lois, pour que les Royaumes relevant de la Couronne – Aragon, Valence et la principauté de Catalogne – accordent leur soutien par le biais de leurs Cortes respectives, il fallait au préalable que le souverain se plie aux demandes que chacun de ces royaumes lui adresserait. Les différences entre les différents Royaumes dans les procédures à suivre, le coût plus élevé des négociations en Aragon par rapport à la Castille, et la disparité de richesses entre les deux Couronnes expliquent que les Habsbourg aient eu bien plus souvent recours aux Cortes de Castille qu’à celles d’Aragon, de Valence ou de Catalogne pour demander des fonds au royaume. Les Cortes de Castille devaient être convoquées à quatorze reprises tout au long du xvii^e siècle, tandis que celles d’Aragon ne le furent que quatre fois, celles de Valence trois et celles de Catalogne seulement une fois (ne sont comptées ici que les convocations des Cortes qui ont été officiellement clôturées).

26Ainsi, dans leurs royaumes de l’Est de l’Espagne, les Habsbourg se voyaient contraints de demander des dons ou des prêts à des institutions et des particuliers, tandis qu’en Castille, sans renoncer à cette possibilité, ils purent également solliciter plus régulièrement des contributions au royaume. Selon les conventions fiscales de l’époque, cette possibilité les obligeait toujours à accorder des contreparties au royaume en guise de compensation pour l’effort demandé. À cet égard, le fait que les Cortes de Castille aient donné leur accord en 1590 pour le premier service dit des millones constitue un véritable tournant dans l’histoire fiscale de ce territoire22. Il est certain que la fiscalité royale y avait progressé depuis la fin du xv^e siècle par la voie extraordinaire des services votés aux Cortes, mais les millones se distinguaient des contributions antérieures sur deux points fondamentaux : la Couronne en transférait la gestion au Royaume, et de plus l’une des conditions attachées à ces contributions stipulait que la noblesse et le clergé devaient les payer aussi. On ouvrait de la sorte une brèche dans les traditionnelles exemptions fiscales des états privilégiés, sans toutefois les remettre en cause formellement.

27La pression de la guerre avait forcé Philippe II à reposer le vieux problème des obligations fiscales de ses sujets. À l’avenir, la Couronne devait persévérer sur cette voie. À cette fin, elle devait mener une véritable offensive idéologique en exploitant au maximum la doctrine de la nécessité. N’était-il pas légitime qu’un monarque chrétien impose à ses sujets de nouveaux tributs de par sa seule autorité si c’était pour des causes justes, urgentes, extrêmes ? C’est ce qu’affirmait la tradition ecclésiastique. Jean Bodin, lui aussi, avait su mettre en valeur le rôle de la nécessité dans la progression de la fiscalité royale, sur la base de la doctrine de la raison d’État. Le comte-duc Olivares pouvait donc s’appuyer sur des justifications doctrinales diverses pour essayer d’imposer de nouvelles contributions à la Castille, même sans le consentement du royaume. Il ne devait pas y parvenir, ce qui le força à dépendre des services des Cortes comme auparavant, quitte à continuer à négocier avec elles.

28Cependant, la Couronne se trouva étranglée financièrement pendant la phase suédoise de la guerre de Trente Ans, lorsque les victoires de Gustave Adolphe firent craindre pour la survie de la Monarchie, voire de l’Église et de la religion catholique elle-même. Elle fut donc acculée à se procurer des revenus plus élevés par tous les moyens, que ce soit la voie classique des arbitrages (arbitrios) du souverain – cession de vassaux et de juridictions, vénalité des offices publics, etc. –, ou par le moyen plus nouveau, car moins souvent utilisé et moins critiqué, des donations. À quoi venaient se rajouter les fonds correspondant à des contributions inédites, telles l’impôt dit des lances, celui du papier timbré ou celui de la media annata sur les intérêts des titres de la dette publique – les juros – ainsi que sur les revenus des offices publics. Tous ces impôts soulevèrent une vive émotion, tant parmi les privilégiés que parmi les roturiers. Il ne faut pas oublier non plus les manipulations monétaires ou la mainmise sur les flux financiers des Indes. La Couronne prenait ainsi le parti d’explorer des voies polémiques, car elles marginalisaient les Cortes, mais qui pouvaient se justifier par les droits régaliens, traditionnellement reconnus au pouvoir royal en Castille, en invoquant la doctrine de la nécessité.

29Apparemment, rien n’avait changé, mais tout n’était pas exactement comme avant. Les changements s’étaient opérés concrètement, de façon subtile, autour du principe fondamental du consentement à l’impôt. Le clergé était sommé de payer les arbitrios que le roi imposait de par sa seule autorité, ainsi que des contributions spécifiques comme les dîmes, que la Couronne entendait négocier directement avec le pape, et des services comme les millones, qui étaient accordés par des Cortes auxquelles le clergé n’avait plus été convoqué depuis 1539. Le clergé ne pouvait manquer de se plaindre qu’on lui fît payer des contributions pour lesquelles son accord n’avait pas été sollicité. Les Cortes elles-mêmes, qui ne rassemblaient depuis cette date que les représentants des villes, se montraient réticentes à accepter les décisions de la Couronne. Il y avait là trop d’obstacles. Olivares tenta de les contourner, et pour ce faire il n’y avait d’autre remède que d’accélérer les procédures. Tant et si bien qu’en 1632 il obtint que les décisions prises par les représentants aux Cortes par un vote consultatif n’aient pas à être ratifiées ultérieurement par le vote décisionnel des villes qui y étaient représentées pour avoir force exécutoire. Jusqu’alors, il fallait procéder ainsi, ce qui rendait les négociations entre le roi et le royaume longues, coûteuses et d’issue incertaine23. Par ailleurs, s’abritant derrière l’idée que la défense de la communauté était un impératif de droit naturel, il tâcha de forcer le clergé à contribuer aux services des Cortes, bien que le pape refusât d’accorder son autorisation obligatoire. En même temps, Olivares eut largement recours aux arbitrios dont nous avons parlé plus haut, sans pour autant renoncer à demander de nouveaux services ni à renouveler ceux qui existaient déjà.

30La charge fiscale qui pesait sur la société castillane augmenta considérablement à cause de toutes ces mesures, ce qui devait avoir des conséquences multiples. À cet égard, on ne peut oublier que les deux sources de revenus les plus importantes du Trésor royal étaient les alcabalas, un impôt qui grevait les transactions commerciales, et les services des millones, qui étaient prélevés sur le vin, la viande, l’huile et le vinaigre. Dans les deux cas il s’agissait donc d’impôts indirects, qui se répercutaient sur le prix des produits, pesant de façon disproportionnée sur les plus pauvres. Il s’agissait d’une fiscalité régressive sur le plan social et destructrice sur le plan économique, dans la mesure où son effet sur les revenus, lié à l’augmentation des prix, faisait baisser la demande, notamment la demande de produits artisanaux, bien plus flexible que la demande de vivres. C’est la raison pour laquelle de nombreux arbitristas mettaient la crise de l’artisanat castillan sur le compte de la pression fiscale24. Quoi qu’il en soit, la hausse générale des prix de tous les produits, liée à l’augmentation des charges tributaires, devint un facteur d’appauvrissement de l’ensemble de la population. Certains secteurs minoritaires, toutefois, surent tirer parti de la situation. La vente de terres inexploitées favorisa la concentration de la propriété foncière, de la même façon que celle des offices publics permit aux acquéreurs d’augmenter leur pouvoir et leur influence, surtout sur le plan local. Ce fut sans aucun doute la noblesse qui tira le meilleur parti de la situation, ce qui renforça sa tutelle sur l’ensemble de la société. Mais par ailleurs, la guerre et la fiscalité de guerre donnèrent l’occasion de s’enrichir à bien d’autres – intendants de commerce, collecteurs d’impôts, fournisseurs des flottes et des armées –, ce qui permit de renouveler en partie les élites traditionnelles du pouvoir en Castille. La fiscalité joua donc comme un puissant facteur de polarisation des structures sociales, contribuant à la coexistence de la richesse et de la misère extrêmes, perceptible dans la Castille du Siècle d’or, si accablée de maux25.

31La pression fiscale exercée par la Couronne perturbait la vie économique, érodait les immunités fiscales des classes privilégiées et faisait planer la menace d’un impôt sur le revenu. Il n’en fallut pas davantage pour susciter de fortes tensions au sein des élites castillanes. Cette situation aboutit en 1643 à la chute d’Olivares, dans le contexte de la guerre contre la France et de la grave crise de 1643. Elle conduisit aussi, comme on l’a souligné, à la série d’émeutes qui eurent lieu en Andalousie entre 1647 et 1652. La Castille, malgré tout, ne subit pas de révoltes populaires ni de révolutions politiques comparables à celles qui touchèrent la France et l’Angleterre à la même époque. Mais s’il fut possible d’éviter la rupture entre le roi et le royaume en Castille, celle-ci s’avérait inévitable en Catalogne. Olivares avait constamment pressuré les royaumes qui constituaient la Couronne d’Aragon en exigeant de nouvelles levées de troupes, en demandant de nouvelles contributions ou en revalorisant et en réclamant, de façon justifiée ou non, des arriérés d’impôts royaux, tels les quintos sur les revenus que les populations catalanes devaient payer au roi. Toutes ces exigences étaient perçues, à tort ou à raison, comme autant de violations des droits locaux et des privilèges. La tension entre le roi et son royaume alla croissant, surtout en Catalogne, où l’on ne put clore officiellement les Cortes ni en en 1626 ni en 1632, puisqu’elles avaient refusé l’Union des Armes, ainsi que les contributions et les renforts en hommes et en armements qu’on exigeait d’elles26.

32Le comte-duc, nous l’avons vu, s’efforça de mobiliser au service de la Monarchie toutes les ressources fiscales dont elle pouvait disposer, quitte à remettre en question ou même à battre en brèche les consensus fondamentaux qui régnaient depuis longtemps en matière de fiscalité. Les tensions entre Olivares et l’aristocratie castillane, la rébellion du Portugal et de la Catalogne en 1642, les révoltes de Naples en 1647 et les troubles andalous de 1647-1652 furent les manifestations les plus dramatiques d’un mécontentement qui, certes, s’étendait à d’autres aspects du gouvernement de la Monarchie, mais qui avait trouvé dans le domaine de la fiscalité l’une de ses expressions les plus visibles. Nous pouvons à présent nous pencher plus longuement sur tous ces épisodes.

Des formes récurrentes

33En ville, il suffit souvent de quelques dizaines de mécontents pour déclencher un mouvement qui peut rencontrer une adhésion rapide. Dans un contexte de tension préalable, le moindre prétexte peut conduire au rassemblement des plus déterminés (ou des plus désespérés) dans un lieu souvent symbolique comme la place du marché, l’hôtel de ville ou le tribunal local. Les manifestants se dirigent vers le lieu de leurs inquiétudes, agrégeant au passage une foule plus nombreuse, criant des menaces ou des injures. Les autorités locales (municipalités, officiers du roi, gouverneurs ou noblesse locale, voire même évêques) peuvent parfois dénouer rapidement les tensions en prenant des décisions immédiates qui satisfont les émeutiers mais elles peuvent aussi laisser faire (soit qu’elles partagent peu ou prou les sentiments des émeutiers, soit qu’elles les craignent), s’associer presque au mouvement pour en prendre la tête, le contrôler ou le détourner, ou encore en être victime et se trouver associées de fait dans l’esprit des manifestants aux responsables qu’il faut remettre en cause. Le mouvement de contestation se transforme en émeute quand on attaque violemment les marchands, les boulangers, les agents de l’impôt, les officiers royaux ou leur bureau. La foule se tourne surtout comme les symboles matériels : on prend les grains ou le pain, on brûle les papiers, les registres des taxes… mais les victimes humaines ne sont pas rares. « Gabeleurs », fermiers ou officiers, objets de la colère des émeutiers, sont poursuivis, battus, ridiculisés, lapidés et parfois tués. Cette colère des émeutiers ne s’arrête pas devant l’importance ou le prestige des individus. En 1644, Nicolas Fouquet alors intendant en Dauphiné est violemment pris à partie par les émeutiers à Valence ; à Nantes en 1675, l’évêque de la ville venu parlementer est capturé par les manifestants et sert de monnaie d’échange contre des émeutiers arrêtés dont on réclame la libération. Au bout de quelques heures, la violence s’apaise et les émeutiers se dispersent, milice bourgeoise et municipalité reprennent le contrôle de la ville. Si les troubles se prolongent, comme à Rennes en 1675 pendant près de deux mois, c’est que les autorités locales ne font rien pour les étouffer ou qu’elles n’en ont temporairement pas les moyens.

34Dans les campagnes, les causes et les prétextes immédiats des prises d’armes sont souvent identiques. Rumeur, passage d’un huissier ou d’un agent de fermier d’impôt déclenchent le refus initial d’un village. Le tocsin rassemble les hommes armés de quelques fusils et surtout de faux, de piques, de fourches ou de bâtons sur la place du village souvent dans le cadre des institutions communautaires habituelles, sous les ordres d’une personnalité locale, petit notable, prêtre, noble, ancien soldat, artisan ou paysan aisé. L’attroupement villageois peut se réduire à l’expulsion – violente – de l’huissier ou du fermier d’impôt, il peut aussi mener à un élargissement de la révolte vers les communautés voisines et, de proche en proche, conduire toute une région, dans la désobéissance. Dès lors, des troupes plus massives se forment qui menacent les petites villes voisines ou vivent les cibles principales des révoltés (et les paysans peuvent alors se tourner contre la ville elle-même, perçue comme symbole de la domination qu’ils subissent), se dotent de chefs suivis et respectés localement et parfois édictent des programmes de revendications comme l’ordonnance des communes de l’Angoumois de 1636 ou le code paysan breton de 1675. Ces troupes paysannes, rassemblées seulement quand le besoin s’en fait sentir, peuvent tenir le terrain plusieurs semaines sans que les agents du fisc n’osent s’aventurer dans les campagnes ; elles envahissent parfois les petites villes voisines généralement à l’occasion des foires et marchés (Bergerac en 1637, Mirande en 1639, Aubenas en 1670, Pontivy en 1675) et saccagent alors les bureaux d’impôts (comme le font par ailleurs les émeutiers des villes).

35La situation se dénoue quand la monarchie envoie des troupes ou quand la noblesse locale s’organise elle-même pour s’opposer aux révoltés. Les combats sont toujours défavorables aux bandes paysannes même s’il faut vraisemblablement se méfier des rapports de victoire écrasante. Après la défaite militaire, la répression peut s’engager, faite d’arrestations, de jugements, de pendaisons, de stationnement de troupes et d’amendes collectives. Elle n’empêche pas toujours que quelques mois ou quelques années plus tard, les mêmes oppositions à l’impôt puissent réapparaître.

Une image révélatrice des sociétés

36L’analyse de ces révoltes et soulèvements met en lumière quelques traits caractéristiques des sociétés du xvii^e siècle et de leur encadrement politique. Chronologie et géographie des troubles dessinent d’abord, en contrepoint, les étapes du renforcement des pouvoirs d’État.

37La chronologie marquée par la multiplication des résistances dans les années 1620 à 1660 traduit directement la réponse des peuples aux demandes fiscales croissantes des monarchies dans un contexte économique et démographique par ailleurs fort délicat, ces demandes fiscales étant elles-mêmes rendues indispensables par les guerres auxquelles France et Espagne participent. En France, le recul progressif des révoltes après 1661 traduit la solidité croissante et le caractère inflexible de l’appareil d’état mis en place par Louis XIV et son acceptation par les populations. Ce n’est pas encore tout à fait le cas en Espagne où les soulèvements anti-fiscaux reprennent à la fin du siècle.

38La localisation des contestations violentes reflète le degré d’inachèvement territorial des états et la part considérable des particularismes locaux ou régionaux. En France, les campagnes du Bassin parisien et des provinces frontalières du Nord et de l’Est ne sont jamais touchées par des révoltes anti-fiscales qui, au contraire, se multiplient dans l’Ouest et le Sud du pays, constitués de pays d’états ou de provinces jouissant de privilèges fiscaux divers où les institutions locales s’inquiètent très vite des innovations d’une monarchie lointaine. Yves-Marie Bercé a même mis en évidence, au sein de ces provinces, l’existence d’aires insurrectionnelles récurrentes, des petites régions où les privilèges anciens justifient aux yeux des habitants le refus répété des innovations fiscales. La vicomté de Turenne, aux confins du Limousin, du Quercy et de l’Auvergne, est à l’origine des prises d’armes des Croquants en 1593, 1624, 1637, se soulève en 1675 contre le papier timbré et refuse encore la capitation en 1696. Aux confins de la Bretagne et du Poitou, les marais de Riez et les paroisses voisines, zones habituelles de contrebande et d’opposition aux douanes et à la gabelle, connaissent des révoltes endémiques entre 1633 et 1660 et malgré des expéditions répressives et l’envoi régulier de garnisons échappent presque totalement à l’impôt de 1636 à 166027. De même en Espagne, le centre de la Castille, cœur de la monarchie, est moins sujet aux soulèvements violents que les marges andalouses, basques, atlantiques ou surtout catalanes dont les rapports contractuels avec le roi sont garantis par des fueros (fors) sur lesquels s’appuient à la fois les élites locales et le petit peuple.

39Les révoltes traduisent ainsi un refus de l’uniformisation fiscale ; chacun veut garder ses privilèges et ses habitudes locales qu’il s’agisse des villes, de petites régions ou de provinces entières. États provinciaux, municipalités ou corps d’officiers peuvent servir d’interlocuteurs de la monarchie, capables de négocier des aménagements fiscaux mais le petit peuple des villes ou des campagnes intervient par la violence, en particulier quand il n’est pas ou ne se sent pas représenté par ces corps intermédiaires. Le soulèvement manifeste alors la cohésion et la vigueur des communautés locales s’opposant à l’intrusion des fermiers d’impôts, des traitants, des soldats ou des officiers du roi. C’est dans le cadre de la communauté d’habitants ou de la paroisse que s’organise la révolte transcendant les clivages sociaux sans toutefois les annihiler.

40Si l’éventail social des révoltés est large, l’émeute n’est pas pour autant un lieu d’égalité brutale. En ville, les meneurs sont issus du monde de l’artisanat, des professions libérales ou des petits robins, parfois du petit peuple. Dans les troubles de subsistance les femmes jouent un rôle de premier plan. Les soulèvements ruraux sont massivement le fait de petits paysans, d’artisans ou de journaliers mais ces hommes placent souvent à leur tête des notables locaux. Antoine de La Mothe de la Forest ou Léon de Madaillan, à la tête des Croquants périgourdins de 1637, sont des petits nobles comme l’est Audijos dans les Landes en 1663. En Bretagne en 1675, Sébastien Le Balp est notaire tandis que les révoltés du Vivarais en 1670 sont menés par un riche laboureur Antoine du Roure. Choisis pour leurs compétences militaires (reconnues ou prétendues) ou pour leur forte personnalité, parfois mis en avant contre leur gré, ces hommes symbolisent la diversité sociale des révoltés et la volonté d’unanimité des communes soulevées même s’il est probable que les petites élites locales aient été souvent partagées quant à l’opportunité des violences.

41Cette violence pourtant semble longtemps presque normale, logique pour le plus grand nombre. Face à la faiblesse des moyens de négociations et à l’impossibilité pour les communes de faire entendre leur voix, leurs arguments, le recours à la force est souvent perçu comme légitime et rarement comme une remise en cause de l’ordre social. On ne se soulève pas contre le roi, ou pour transformer le monde mais bien pour maintenir ou rétablir un ordre préalable, pour conserver des droits dont on se sent injustement privé. La prise d’arme est encadrée par les structures politiques habituelles, communauté d’habitants, seigneurie, paroisse et les quelques textes programmatifs des révoltés (chez les Croquants de 1636 ou les Bonnets rouges de 1675) s’expriment au nom des communes et revendiquent le respect des libertés traditionnelles. Il n’y a pas d’idéal révolutionnaire dans ces révoltes mais au contraire bien souvent une volonté de retour à un âge d’or mythique où l’impôt n’opprimait pas le peuple et ne faisait pas la fortune rapide de quelques « gabeleurs » richissimes et détestés. Le pouvoir royal lui-même n’est presque jamais mis en cause et le cri très fréquent « Vive le roi sans gabelle » manifeste à la fois l’attachement à une réalité politique et le refus de « novelletés » que la gabelle symbolise entre tout autre impôt.

42De fait, ces soulèvements s’alimentent de rumeurs innombrables, de mythes et de croyances collectives récurrentes. Nombre de troubles surviennent sur la foi d’informations incertaines que la population, déjà inquiète en raison des difficultés économiques quotidiennes, accepte et relaie très vite. En 1635, de telles rumeurs se propagent dans la vallée de la Garonne et expliquent la flambée d’émeutes dans les villes de la région. Dans la Bretagne de 1675, si la cause initiale du soulèvement est la taxe sur le papier timbré on craint tout autant l’instauration d’une gabelle fantasmatique et personnifiée et le code paysan enjoint de « tirer sur elle comme sur un chien enragé ». À côté de cette hantise de la gabelle la multiplication de taxes nouvelles sur de petits actes occasionnels suggère même l’idée d’un « impôt sur les naissances ». À Villefranche de Rouergue en 1627, à Montpellier en 1645, à Pau en 1657 ou dans le Vivarais en 1670, cette croyance est à l’origine d’émeutes. Dans ce contexte tendu, le rapport à l’écrit d’une société massivement analphabète est révélateur : toute affiche officielle placardée suscite inquiétude et soupçon de même que tout huissier, officier ou agent en livrée fleurdelysée est suspecté de mise en place de nouvel impôt, arrêté, menacé ou chassé par les populations (et cela pas seulement dans des campagnes « reculées »).

43Les révoltés colportent par ailleurs l’image d’un roi trompé par ses ministres et volé par ses agents et les nouvelles de remises d’impôts, de mise à l’écart des ministres, de signature de paix circulent aussi vite que les annonces de nouvel impôt, générant l’espoir ou relançant encore les refus de paiement. De fait, la circulation et la réception de l’information sont un des enjeux importants du maintien de l’ordre. Le prétexte des soulèvements locaux paraît souvent peu rationnel mais il faut le comprendre dans une situation où l’on n’a aucun moyen de vérifier rapidement l’information espérée ou redoutée. Le royaume est loin de constituer un espace unifié : c’est vrai en matière de fiscalité mais aussi en matière d’information et en matière culturelle ; la différence entre langues du peuple et langue du pouvoir doit être prise en compte car elle peut expliquer souvent bien des malentendus.

44Les révoltes manifestent aussi la faiblesse de la présence immédiate de l’état. Leur développement initial tient souvent à l’absence de moyen local de prise de décision, de maintien de l’ordre et de répression. Dans les campagnes, les agents de l’impôt (même accompagnés de quelques fusiliers) sont seuls face à l’émeute ; dans les villes municipalités et milices bourgeoises partagent parfois les sentiments des manifestants et n’ont pas toujours le désir ou la possibilité de s’y opposer efficacement. Cela explique la rapidité des embrasements et les succès initiaux. Les intendants de province se retrouvent rapidement en première ligne pour expliquer et faire appliquer les volontés royales. Symboles d’un pouvoir extérieur et injuste, ils sont donc directement pris à partie, menacés, violentés, assiégés ou contraints de signer des révocations de taxes comme à Villefranche-de-Rouergue en 1643.

45Cette faiblesse de l’appareil d’état explique qu’en France, mais aussi dans la Biscaye de 1632 ou la Catalogne de 1640, les révoltes aient pu s’élargir géographiquement, se multiplier et se prolonger parfois pendant plusieurs mois voire plusieurs années jusqu’à donner l’impression que des provinces entières sont hors de tout contrôle. Cela tient aussi à la réussite relative (et provisoire) de ces révoltes. Longtemps, l’historiographie a insisté sur la violence de la répression militaire, sur les déroutes sanglantes des troupes paysannes et sur les punitions collectives ou les pendaisons des meneurs. Mais avant la répression et, jusqu’aux temps de la Fronde au moins, les révoltes n’ont pas toujours été des échecs. Dans bien des cas, les levées d’impôts ont été révoquées, les édits remis, les taxes réduites ou retardées et les « non valeurs » (c’est-à-dire les impôts non payés) se sont multipliées dans nombre de provinces. Nombre de villages révoltés n’ont pas subi directement ou immédiatement de répression et les levées d’argent y ont été tardives et modestes. Les révoltés ont pu avoir un sentiment de victoire qui ne pouvait qu’encourager encore à l’usage de la violence. Bien des régions apparaissent entre 1630 et 1650 comme dans une époque insurrectionnelle, une situation de révolte latente, presque « coutumière » qui connut parfois un certain succès.

46La répression pourtant n’est pas un vain mot. La monarchie ne peut admettre le désordre, la désobéissance et les outrages subis par ses agents et il n’est jamais question a priori de négocier ou de discuter avec les révoltés. La situation est différente en Espagne quand les soulèvements s’inscrivent dans une volonté de sauvegarder des privilèges particuliers qui servent alors de base de négociation avec les élites locales comme dans le cas de la Biscaye. Dans les révoltes françaises, l’arrivée des troupes est plus ou moins rapide en fonction des régions et des nécessités de la guerre et les premiers affrontements avec les révoltés suffisent à rétablir l’ordre, au prix de quelques dizaines ou centaines de morts et de quelques jours ou quelques semaines de vie militaire sur le pays (avec tout ce que cela suppose d’exactions quotidiennes). Vient ensuite le temps des jugements et des condamnations par des tribunaux ordinaires ou des cours extraordinaires mises en place pour l’occasion. Les intendants y jouent souvent un rôle de premier plan s’appuyant sur les commissions rigoureuses qu’ils ont reçues du roi. Exécutions, bannissements, condamnations aux galères, amendes ou saisies touchent les émeutiers. Pertes de privilèges, exil de cours, dissolution de milices ou de municipalités frappent symboliquement les pouvoirs intermédiaires suspects de passivité ou de tiédeur dans la répression. La répression, souvent extrêmement dure, est pourtant variable selon les époques et la crainte qu’a suscité la révolte. Au plus fort du mouvement, les soulèvements du Sud-Ouest dans les années 1630-1650 connaissent des répressions variables car les troupes disponibles sont rares et les révoltes très nombreuses. Mais les Lustucrus du Boulonnais en 1662 subissent plusieurs centaines de condamnations aux galères, sans doute parce qu’on craignait particulièrement une révolte dans une région presque frontalière et qui n’était pas coutumière de ces soulèvements. Pour mater les Normands révoltés et les Nu-Pieds en 1639, le chancelier Séguier s’est déplacé en personne à Rouen organisant une cour extraordinaire. Dans la riche Normandie, proche du cœur du royaume, la révolte fait peur et l’exemple de la rigueur répressive est impératif. En 1675, les révoltes bretonnes sont éteintes par l’arrivée des troupes mais aussi par l’usage de symboles politiques forts comme la destruction de clochers ou l’exil du Parlement. Au début du xviii^e siècle, les troupes quadrillent pendant plusieurs années les montagnes cévenoles après la guerre des Camisards. Il est vrai qu’il s’agissait là d’un soulèvement religieux qui remettait fondamentalement en cause la nature même de la volonté monarchique.

47La violence plus systématique de la répression à partir des années 1660 est un des éléments qui marquent une césure dans les révoltes du xvii^e siècle français. Jusqu’alors, la monarchie, aux prises avec les guerres, les difficultés financières et la faiblesse de son appareil d’état transigeaient bien souvent et nombre de révoltes pouvaient apparaître comme partiellement victorieuses. Avec Louis XIV, le caractère systématique et terroriste des répressions, la rationalisation de l’appareil fiscal entraînent des changements. L’espoir de réussite des révoltes s’amenuise, l’efficacité de l’action des intendants augmente et l’habitude de l’impôt s’ancre peu à peu dans l’esprit des populations. Progressivement, à la contestation violente de la fiscalité se substituent les réclamations administratives et juridiques ; il y a là dans ce recul des révoltes et cette montée en puissance des revendications et des formulations politico-juridiques un changement politique et culturel de grande ampleur, un indice de l’enracinement et de la réussite de la monarchie jus-qu’au plus profond des provinces. La violence collective et communautaire n’est pas définitivement exclue du champ politique mais elle est plus qu’auparavant confinée à des réactions spontanées et immédiates d’angoisse face aux famines ou des mouvements très localisés de contestations des exactions les plus scandaleuses. Il faudra attendre 1788-1789 pour retrouver des soulèvements aussi massifs et nombreux que ceux du cœur du xvii^e siècle. En ce sens, ces révoltes traduisent à la fois une étape de la construction de l’État royal et un état particulier de la société française.

Étude de cas particuliers

Bandits et banditisme

48Dans l’Espagne du xvii^e siècle le banditisme était un phénomène hétérogène. Si dans la Catalogne de la première modernité c’était l’une des manifestations de la lutte entre factions, y compris en milieu urbain28, dans l’ensemble de l’Espagne du xvii^e siècle c’était une réponse à des facteurs variés, depuis les avatars politiques et l’impact de la fiscalité jusqu’à d’autres facteurs liés aux conditions matérielles des classes populaires et à leur perception de l’injustice sociale. Le tout empreint d’un certain degré de révolte sociale face à l’administration. Il y eut des bandits généreux ou bandits sociaux29 mais il y en eut aussi d’autres célèbres pour leur cruauté, leur barbarie ou leur atavisme30. Leurs actions mettaient en évidence les faiblesses de l’administration absolutiste, ainsi que le rempart social qui protégeait le bandit, étant donné que celui-ci avait besoin de distribuer le produit de ses attaques et de garder des liens avec son entourage social. L’indiscutable permissivité sociale trouve une explication dans trois types d’arguments : l’appartenance du bandit à un réseau social bien établi ; sa disposition à faire profiter ses voisins de son activité ou, au contraire, sa cruauté et sa capacité à engendrer impunément de la violence et à intimider de potentiels délateurs.

49On peut détecter le banditisme sur tout le territoire péninsulaire au xvii^e siècle. Les multiples frontières intérieures – entre les royaumes de la Couronne et entre les territoires régis par les fueros et l’intérieur de la Castille – ainsi que les frontières extérieures favorisaient le mouvement économique sur les zones frontalières, ce qui donnait l’occasion d’agir aux bandes de brigands et de contrebandiers, parfois liées. La vaste frange côtière atlantique, prolongée par les territoires insulaires des Canaries, et la frange méditerranéenne, prolongée par les Baléares, élargissaient l’horizon du proscrit. En Andalousie, l’effervescence résiduelle des soulèvements morisques dans le massif des Alpujarras irriguait, encore au début du xvii^e siècle, le banditisme des menfles, qui trouvaient des contacts occasionnels avec la piraterie barbaresque sur la côte du Levant, ou avec le banditisme social pratiqué autour de Séville31.

50Dans la Castille intérieure, sur la corniche cantabrique et dans les Pyrénées, le bandit était issu de groupes très dépendants d’un marché du travail aléatoire (par exemple les journaliers) ou étroitement assujettis à une autorité domestique (les gens de maison). S’y rajoutaient les paysans qui associaient des activités délictueuses et légales. Les séquences de mauvaises récoltes, la contraction de l’offre de travail, la hausse des prix des céréales, la concurrence entre éleveurs et agriculteurs, la résistance paysanne aux défrichements, et la participation inégale au processus de concentration de la terre au cours de périodes de forte pression démographique, la faiblesse des institutions – en particulier lorsqu’il s’agissait d’organiser et d’équiper des détachements pour le contrôle des chemins –, enfin, pour toutes ces raisons sans doute, le soutien populaire apporté au brigandage paysan sont des facteurs qui expliquent la vitalité du banditisme, y compris après 1700. La tolérance sociale dépendait du milieu dans lequel le bandit choisissait ses victimes. La taverne était un endroit de passage, de sociabilité et d’information dont le proscrit savait tirer parti, même si l’attaque ne s’opérait pas sur place mais, généralement, dans des endroits isolés32.

51L’imaginaire collectif présentait le bandit sous des traits accusés de ruse et de masculinité. Cela tenait en partie à ce que lors de leurs attaques les bandits se frottaient le visage de suie, s’emmêlaient les cheveux et faisaient irruption dans un état d’agitation, de vocifération et de brutalité animale, le cavalier soudé à sa monture, tels des bêtes sauvages prêtes à attaquer. Il se trouva aussi des femmes pour se faire une place dans cet univers, en adoptant un comportement masculin33, et des groupes dont les membres entretenaient des liens complexes. El Montecillo, après 1679, prit la tête d’une troupe de brigands gitans des deux sexes sur la côte cantabrique. Dans la bande, les liens personnels se resserraient à travers les relations sexuelles entre hommes et femmes34. L’imagination populaire prêtait aux bandits des cruautés, une habileté et une ruse extraordinaires, ce qui explique pourquoi les gens des classes populaires n’osaient pas prêter main forte aux détachements chargés de les poursuivre. Finalement, le mieux placé pour capturer un bandit, c’était un autre bandit qui briguait la grâce royale.

52D’autres formes de banditisme étaient le fait de « cols blancs », les bandits patriciens ou spoliateurs de tout poil qui, retranchés derrière une position de pouvoir reconnue sur le plan administratif, déviaient la situation à leur profit et outrepassaient leurs compétences. Il s’agissait soit d’intendants de la Couronne, d’agents du fisc ou de membres de l’Administration, y compris des officiers de l’armée, et bien entendu de riches propriétaires ou marchands qui occupaient des offices municipaux35. Cette perspective d’analyse place sur un vaste arrière-fond un phénomène qui exprimait une partie des conflits sociaux existants dans l’Espagne du xvii^e siècle. La violence et la criminalité offrent d’autres symptômes de cette réalité grosse de conflits.

53La violence s’exprimait selon des modalités particulières dans la société espagnole du xvii^e siècle. Une ville comme Séville, en son âge d’or, à la fin du xvi^e siècle et durant les deux premières décennies du xvii^e, exécutait une moyenne de vingt-cinq personnes par an, soit quatre fois plus que le nombre de personnes exécutées par an à Amsterdam dans la deuxième moitié du siècle, justement à l’apogée de sa splendeur, lorsque les membres des suppliciés ornaient les accès du port hollandais, avertissant les voyageurs des rigueurs de la justice urbaine36. Cela montre que Séville, avec une population de plus de 120 000 habitants, connaissait un problème évident d’ordre public dont l’envergure va au-delà de ces considérations quantitatives, si l’on considère que la justice royale usa autant de la rigueur que de la grâce envers les criminels.

54L’évolution de la violence interpersonnelle dans la société espagnole du xvii^e siècle met en évidence deux modèles correspondant l’un au monde urbain et l’autre au monde rural. Le premier, qui serait bien illustré par l’exemple de Séville, présente généralement des taux d’homicide supérieurs au second, dans lequel dominaient des formes plus atténuées de violence telles que l’agression physique et la violence verbale. On observe cependant un reflux progressif du taux d’homicides au cours du siècle, reflux qui suivit avec un certain retard les modèles britannique et hollandais37. D’une certaine façon, le processus de civilisation étudié par Norbert Elias38 dut contribuer au reflux de la violence interpersonnelle en Espagne, puisque les études disponibles permettent de vérifier non seulement la baisse des homicides, selon une tendance qui couvre tout le siècle et se poursuit au-delà du xvii^e siècle, mais aussi le remplacement des formes de violence les plus aiguës par des formes plus douces39. Tout au long du xvii^e siècle on connut une étape décisive dans la civilisation de la violence. On peut penser que ce fut le résultat non seulement de l’action des institutions, mais aussi d’une plus grande sensibilité sociale à l’impact de la violence homicide ou au risque que représentait la vie en commun dans un environnement où la probabilité d’être victime d’un épisode violent était élevée. En somme, on peut penser que ce fut aussi un changement culturel.

55Au-delà de la fin du xvii^e siècle, la société espagnole évolua toujours plus dans ce sens, se rapprochant dans les dernières décennies des autres sociétés européennes atlantiques quant au nombre d’homicides pour 100 000 habitants. Le processus de civilisation de la violence aurait plus tardif dans le cas de l’Espagne, mais plus prononcé une fois enclenché, surtout en milieu urbain. Il reste à savoir si en France, en Angleterre ou aux Pays-Bas on a connu également des signes de remplacement de la violence homicide par d’autres formes moins dramatiques. Les progrès de la médecine, les changements intervenus dans le port d’armes, les interdictions qui se multiplièrent à ce propos au long du siècle, la définition plus précise des délits et le changement culturel dont nous avons parlé sont à l’origine de ces évolutions. On se trouvait alors à la transition d’une société conflictuelle d’Ancien Régime vers une autre, où le poids de la violence était de plus en plus faible, où le conflit s’exprimait par des voies plus complexes, où l’on recourait de plus en plus à des formes d’arbitrage fondées sur la coutume et la culture populaire pour préserver l’équilibre social40. Tout changement dans les expressions du conflit représentait un défi nouveau pour les ambitions institutionnelles de contrôle social.

Les séditions espagnoles

56Il est certain qu’aucune vague de désordres paysans semblables à ceux qui se produisirent en France ne parcourut l’Espagne au xvii^e siècle. En revanche, les émeutes qui éclatèrent dans les grandes villes d’Andalousie (Séville, Cordoue, Grenade) entre 1648 et 1652, ainsi que dans de nombreuses autres villes de moindre taille (Lucena, Estepa, Ardales…), au cours des mêmes années, inquiétèrent bel et bien le gouvernement de Madrid. En effet, elles faisaient apparaître des signes de contestation interne au moment où la Monarchie subissait déjà la rébellion de Catalogne, du Portugal et de Naples, et les guerres contre la France et les Provinces-Unies. La dimension réduite de la contestation anti-fiscale, surtout en Castille, constitue à elle seule un paradoxe, alors que l’intensité de la pression exercée sur les contribuables est un fait avéré. Par exemple l’introduction, en 1631, du monopole royal sur le sel, qui rendait même superflues les assemblées des Cortes, ne suscita que des protestations très localisées, dont les plus importantes étaient liées aux secteurs privilégiés (le clergé, la noblesse de Biscaye), tandis que l’ensemble du pays tâchait de desserrer la contrainte en réduisant la consommation de sel, en recourant aux tribunaux ou tout simplement en fraudant le plus possible.

57Jusqu’en 1647 le gouvernement put mettre en œuvre sa politique sans susciter la contestation, ou presque41. Les émeutes andalouses qui se produisirent au début de cette année-là dans des villes de taille moyenne (Lucena, par exemple) avaient un caractère indéniablement anti-fiscal : les habitants brûlaient les registres des contributions, brisaient les mesures dans lesquelles on vendait le vin, maltraitaient les agents du fisc, etc. De surcroît, vers le mois de mai, les pluies ruinèrent la récolte de céréales, ce qui provoqua une hausse considérable du prix du pain, hausse perceptible aussi à Madrid et ailleurs jusqu’en octobre et novembre. Ce n’est pourtant pas dans la capitale que l’émeute redoutée éclata, mais à Grenade, au mois de mai 1648. La population se répandit dans les rues en protestant contre les prix élevés du pain, bien qu’il semble que la cherté obéissait plutôt aux manœuvres spéculatives des autorités municipales – désireuses de tirer un bénéfice des prix élevés du grain qu’elles avaient acquis à titre privé – qu’à la disette naturelle. En tout cas, le gouvernement s’inquiéta et, la pression s’étant relâchée grâce à la signature du traité de Westphalie (15 mai 1648), il préféra ne pas châtier rigoureusement les émeutiers et mettre en œuvre un peu plus tard un adoucissement de la pression fiscale. Cependant, l’Andalousie ne recouvra pas complètement la paix sociale, puisqu’en 1650 un nouveau mouvement fut étouffé à Grenade. De fait, en 1652, de nouveaux désordres d’importance se succédèrent en peu de temps à Cordoue et à Séville. Cette fois-ci, les gens sortirent à nouveau dans la rue pour protester contre le prix du pain. Tout le monde savait pourtant que cherté ne tenait pas à une mauvaise récolte mais à la mauvaise qualité des monnaies, ce qui faisait que les spéculateurs et plus généralement les gens ayant du grain ou du pain à vendre refusaient de mettre la marchandise sur le marché, ou ne le faisaient qu’à des prix exorbitants. En effet, le gouvernement de Philippe IV avait multiplié la valeur nominale des monnaies pour faire face aux dépenses de la campagne militaire qui devait mettre fin à la sécession de la Catalogne fin octobre. Lorsqu’on vit que l’entrée des troupes royales à Barcelone pouvait être imminente, les autorités firent revenir la monnaie à son ancien cours et le prix des choses retrouva lui aussi son niveau précédent.

58Si Madrid ne fut pas le foyer des tensions politiques habituelles ou des tensions sociales caractéristiques des grandes capitales (Paris, Londres) c’est peut-être en raison de l’attention vigilante que l’on porta à tout moment à l’approvisionnement de la capitale. La ville et Cour de Sa Majesté Catholique disposait d’un complexe sophistiqué d’approvisionnement frumentaire, fondé sur un système d’acquisition de grains à mi-chemin entre l’achat et la réquisition, auquel s’ajoutaient un système de transport efficace, puis le stockage et la vente dans une institution – le dépôt – régulièrement financé par des apports de fonds privés et publics, ce qui permettait aux consommateurs d’acheter le grain à des prix régulés. En 1751 on estimait à 3371 le nombre de dépôts qui existaient dans toute l’Espagne, même si toutes les grandes villes n’en disposaient pas, comme c’était le cas de Séville. Dans ce cas comme dans d’autres, les institutions ecclésiastiques se voyaient dans l’obligation d’intensifier leur travail caritatif.

59Il n’empêche qu’une des crises habituelles de subsistance, jointe à l’incertitude dans laquelle la succession de Charles II plongeait le peuple de Madrid, déclencha au printemps 1699 une émeute « d’une telle nature que les plus vieux ne se souvenaient pas d’en avoir vu de pareille à Madrid », comme le rapportait Stanhope, l’ambassadeur anglais42. Les prix du pain commencèrent à monter dès le début de l’année et le 28 avril des altercations éclatèrent, dont les instigateurs visèrent bientôt la personne du président du Conseil de Castille, le comte d’Oropesa. Il ne s’agissait pas d’une simple émeute de subsistance. Les deux possibilités de succession (française ou autrichienne) de Charles II avaient polarisé les groupes politiques à la Cour. On réclamait même une convocation urgente des Cortes, qui ne s’étaient pas réunies depuis trente ans. La classe politique dans son ensemble prit peur et le 9 mai le roi décréta l’exil d’Oropesa.

60Les communautés rurales ne furent pas non plus le théâtre de soulèvements fréquents au xvii^e siècle et ne prirent jamais la forme d’un mouvement étendu sur le plan géographique, comme celui des croquants ou des nu-pieds en France. Lorsque dans l’Espagne du xvii^e siècle les bourgs extériorisent leur malaise sur un mode violent, ils le font généralement pour des raisons circonscrites au plan local, comme le mode d’élection aux fonctions locales, les abus de tel ou tel agent de la justice royale ou seigneuriale, les excès des collecteurs d’impôts, etc. Les épisodes les plus durables, ceux qui ont impliqué une population plus nombreuse, se sont déroulés dans le dernier tiers du xvii^e siècle, alors que le poids de la pression fiscale et de la guerre avait décru, et ils ont eu lieu dans des localités de la Principauté de Catalogne et du Royaume de Valence43.

61Paradoxalement, les événements de 1688-1689 en Catalogne rappellent, du moins dans leurs origines, ceux de 1640, car tout commença par une mauvaise récolte (1687). La faim suivit et les paysans refusèrent de loger les troupes qui se préparaient à combattre la menace d’une invasion française (1689). Il va de soi que devant ce tableau une bonne partie des autorités comprenait les raisons de la résistance paysanne. Le 7 avril 1688, une colonne en provenance de Mataró, que certaines sources estimaient à 18 000 individus, se massait sous les murailles de Barcelone, en appelant à l’insurrection. Les autorités cédèrent face aux menaces des insurgés, une tactique qui avait été adoptée à Grenade en 1648. Cette attitude ne suffit pas à dissoudre le mouvement, qui se poursuivait en juin, sous forme d’une « constellation de désordres » (à Martorell, Cardona, etc.), et qui ne s’apaisa que lorsqu’une magnifique récolte ramena les prix à un niveau tolérable. Mais la déclaration de guerre en avril 1689 et les exigences fiscales qu’elle entraînait rallumèrent le mouvement, qui fut plus violent que quelques mois auparavant, avec des affrontements fréquents entre les soldats et les paysans. Cette fois, les autorités ne cédèrent pas à la pression mais réprimèrent le mouvement, que l’on pouvait tenir pour liquidé fin 1689. Les mesures de clémence décrétées par le vice-roi (14 mars 1690) prirent une forme habituelle en Espagne : un châtiment sévère pour quelques-uns (sept seulement) et l’amnistie pour les autres. On avait procédé de même à Evora (1637), à Cordoue, à Séville et à Grenade.

62Les événements qui se déroulèrent à Valence (1693), ont au contraire toute l’apparence d’un mouvement anti-seigneurial. Cette situation plongeait ses racines dans le commencement du siècle, lorsque les seigneurs propriétaires terriens, après l’expulsion de leurs vassaux morisques (1609) accueillirent les nouveaux habitants en leur imposant des formes de tenure de la terre terriblement oppressives. Le monastère de Valldigna avait déjà dû faire face à une tentative de soulèvement en 1672. Il ne manquait qu’une petite dose de soutien légal et la sympathie du clergé paroissial pour que la paysannerie face exploser sa révolte. Et en effet, de juillet à décembre, les émeutes et les affrontements armés furent nombreux. Il ne faisait pas de doute que certains seigneurs prélevaient des droits sur la base de fondements légaux très fragiles, voire absolument nuls. Néanmoins, les autorités du royaume n’hésitèrent pas à se ranger au côté des seigneurs (laïcs et ecclésiastiques) face au bloc constitué par la paysannerie et le bas clergé. Celui-ci observait un comportement habituel dans l’Espagne des xvi^e et xvii^e siècles, en combattant l’excès de fiscalité principalement à partir de positions catholiques extrémistes proches des doctrines ainti-tyranniques propres à la « seconde scolastique » (Mariana et autres). Comme l’écrivait le vice-roi de Valence après l’exécution du principal meneur du mouvement, il y avait un prêtre qui « prêchait en public que les paysans n’avaient pas l’obligation de payer les seigneurs, que les impôts étaient injustes, et qu’ils ne devaient pas avoir de scrupules à voler les seigneurs ». Le discours du prêtre à ses paroissiens décrit fort bien la signification du conflit social dans l’Espagne du xvii^e siècle. Sous un calme apparent et une absence de conflits, la société connaissait de multiples problèmes qui surgissaient sous forme de mécontentement, de délinquance, de banditisme, de troubles, de désordres et, à l’occasion, d’émeutes. Même si on n’en venait jamais à un embrasement général, les tensions faisaient de la société espagnole du xvii^e siècle une société conflictuelle.

Les particularités de l’Angleterre

63À la différence de l’Espagne et surtout de la France, et si l’on fait un sort particulier aux troubles des décennies révolutionnaires de 1640 à 1660, l’Angleterre du xvii^e siècle ne connaît pas de grandes flambées de révoltes populaires et les xv^e et xvi^e siècles ont été bien plus marqués par le phénomène que ne l’est notre période. Cela ne signifie pas que le calme et la tranquillité règnent dans le pays mais plutôt que les causes et les formes de la contestation sociale sont souvent différentes.

64Les émeutes liées à la faim et à la misère sont surtout des faits urbains et restent relativement rares, à l’exception peut-être du début du siècle. On a pu recenser une quarantaine de cas entre 1585 et 1660 mais il s’agit souvent de simples manifestations à l’exception des événements de 1622 et de 1629-1631 qui impliquent surtout des artisans et petits paysans réclamant une surveillance ou une régulation des prix des grains44. Les agitations antiseigneuriales sont rares étant donné l’affaiblissement du cadre seigneurial et on ne repère que cinq affaires où des titres de propriété ou de loyer sont brûlés, toutes dans la décennie de guerre civile (1640-1649) et s’inscrivant donc dans un contexte bien spécifique45.

65Le calme relatif des campagnes anglaises tient à plusieurs éléments. Le principal est l’usage régulier des instances judiciaires par le monde paysan. Les ruraux mécontents en appellent au tribunal manorial ou royal, engagent des poursuites, pétitionnent, emploient des hommes de loi pour rétablir ce qu’ils considèrent comme leurs droits. La violence et l’émeute n’interviennent qu’en dernier recours et les conflits se règlent ou s’apaisent avant qu’on ne l’utilise. Par ailleurs, la mobilité géographique des populations réduit les tensions et atténue la cohésion de bien des communautés, moins enracinées qu’elles ne le sont en France ou en Espagne ; l’impact de l’Église et le rôle du pasteur pour calmer les tensions locales doit être pris en compte tout comme l’habitude assez large des salaires en nature (réduisant les difficultés alimentaires lors des crises) ou l’existence des systèmes d’aide aux pauvres (poor laws).

66Des conflits violents éclatent néanmoins vis-à-vis des soldats, de leur logement, leur ravitaillement ou leur simple présence en particulier dans les années 1627-1628 et pendant la guerre civile en 1647-1648 quand il est clair que les instances juridiques ne peuvent avoir d’efficacité et que la cohésion des communautés locales face aux intrusions des troupes est évidente.

67La seule cause de troubles récurrents dans les campagnes anglaises tient aux enclosures, en particulier dans les atteintes qu’elles portent aux communs et aux droits de pâture. On compte au moins 220 conflits violents autour des enclosures entre 1553 et 1625. De ce point de vue, le xvii^e siècle est marqué par des troubles récurrents dans les Midlands, les forêts royales et les Fens. Le pays de Galles ou le Nord de l’Angleterre sont affectés plus ponctuellement.

68La révolte la plus importante est celle des Midlands en mai-juin 1607. Aux confins des comtés de Warwick, Leicester et Northampton, quelques milliers de personnes se retrouvent pour détruire les clôtures érigées récemment par un seigneur Thomas Thresham. Les Levellers comme ils se proclament eux-mêmes protestent de leur fidélité au roi et à la monarchie et réclament seulement la suppression des haies et le retour aux droits anciens. Après deux mois où les bris de clôtures se succèdent, la gentry du Northamptonshire organise une petite troupe en partie composée avec ses serviteurs et ses fermiers et la rencontre de Newton (8 juin 1607) se termine par la déroute militaire des « niveleurs », une quarantaine de morts et de nombreux prisonniers dont certains seront pendus après leur procès au cours du mois de juin. Ce mouvement est exceptionnel car il se termine par un affrontement militaire et parce qu’il oppose clairement gentry et paysans aisés à des paysans pauvres (husbandmen et cottagers). Mais les bris de clôture et les conflits locaux sont très réguliers engageant des clivages sociaux variables : certains yeomen voire des membres de la gentry peuvent y participer ou les soutenir tacitement quand leurs propres intérêts sont remis en question. Des émeutes de ce type ont lieu en 1596 dans l’Oxfordshire, autour de Coventry à partir de 1608 et presque tout au long du siècle ou encore dans le Worcestershire des années 1670.

69Les conflits concernent aussi, et violemment, les terres de marais (Fens) que la monarchie veut assécher ou les forêts qu’elle cherche à défricher et cela en particulier pendant les années 1620 à 1640 quand Charles II cherche désespérément à augmenter les revenus du roi. Dans le Lincolnshire et le Cambridgeshire, à partir des années 1630, de grands programmes d’assèchement de marais menés par des ingénieurs hollandais comme Cornelius Vermuyden sont l’objet de pétitions, d’appel à la justice et de destructions répétées de la part des paysans. Ces mêmes années 1630 sont marquées par des agitations autour des forêts des West Riding, de Leicester, du Wiltshire ou du Gloucestershire dans l’Ouest du pays.

70Ces troubles présentent dans leurs formes bien des points communs avec ce qu’on connaît en Espagne ou en France mais, à l’exception de la révolte des Midlands en 1607, ces enclosure rebellions n’en ont toutefois jamais l’ampleur et la violence : les procédures juridiques et politiques de règlement sont ici plus efficaces, plus respectées ou plus recherchées que sur le continent.