État et société

1Une étude des sociétés française, anglaise et espagnole du xvii^e siècle appelle une analyse des relations entre la société et le pouvoir royal et cela d’autant plus que l’on assiste durant cette période à l’affirmation du pouvoir central. Or la société est la partenaire indispensable de l’État qui en tire revenus et serviteurs, sa frange supérieure jouant le rôle d’intermédiaire entre le pouvoir central et le reste de la population. Ces élites qui exercent des charges locales sont l’interface naturelle, le point de contact, entre l’autorité monarchique et les localités, qu’elles agissent comme chaînon descendant en appliquant une politique voulue par le centre, ou qu’elles fassent remonter les informations du pays réel vers le cœur de l’État.

2Au xvii^e siècle, l’État hérite de structures qu’il va passablement bouleverser en retravaillant sa présence dans les provinces, en développant sa bureaucratie et en affirmant l’autorité centrale. Tous ces changements ne se font pas sans heurts et si la France connaît les révoltes du prince de Condé et les troubles de la Fronde, l’Angleterre traverse une guerre civile et une révolution tandis que l’Espagne doit faire face aux révoltes catalane et andalouse et aux complots de Medina Sidonia. Le xvii^e siècle voit donc une redéfinition de la nature des relations entre les élites et le pouvoir monarchique aussi bien qu’une restructuration de ces élites elles-mêmes avec l’affirmation au sein de la société d’une catégorie sociale nouvelle : celle des serviteurs de l’État. La professionnalisation des élites politiques s’affirme en France avec les officiers, en Espagne avec les letrados, en Angleterre avec certains officiers fiscaux. Quelles relations entretiennent ces élites nouvelles avec ceux qui se voudraient serviteurs du roi par la naissance ? Car le service de l’État est clairement le fruit de logiques diverses. En 1624, le comte-duc Olivares distingue deux sortes d’agents de l’État : de toga (les juristes) ou de capa y espada (les gentilshommes). Cette distinction peut être reprise pour aborder les élites politiques des trois royaumes. Elle n’est pas seulement un constat de l’historien, elle est vécue comme telle par les intéressés et les théoriciens politiques qui s’interrogent sur les critères qui doivent guider le choix des agents de l’État. Doit-on regarder à la naissance ou à la compétence ? Doit-on privilégier les diplômes ou l’héritage ?

3Ce chapitre porte donc sur l’analyse des liens qui unissent l’État aux élites du pouvoir et sur les conséquences qu’ils ont sur la structure des élites. Ces liens relèvent d’une triple nature, politique, sociale et économique. Le lien politique réside dans la délégation partielle de l’autorité publique dont certaines élites sont les bénéficiaires. Les liens sociaux résident dans le fait que les officiers attendent du souverain qui les recrute qu’il leur confère une situation pérenne censée leur assurer une certaine stabilité. Enfin, les liens économiques entre les élites politiques et le pouvoir royal se traduisent par les modes de rémunération des serviteurs de l’État qu’il s’agisse des gages des officiers, des pensions des nobles ou des aliénations des revenus royaux concédées aux fermiers et aux traitants.

4La question qui se pose, dans l’optique du programme, est donc celle-

5ci : dans quelle mesure le pouvoir influe-t-il sur la nature de la société ? Dans quelle mesure les élites des royaumes de France, d’Angleterre et d’Espagne sont-elle modifiées, dans leur nature, leur culture, leur mode de vie, leur richesse, par leur contact avec l’État ? Il s’agira donc d’abord d’analyser les structures héritées dans lesquelles se déroule la collaboration naturelle entre le pouvoir central et les élites, au niveau local et central avant d’observer la place respective jouée par les deux grandes catégories de serviteurs de l’État, la noblesse et les officiers. Puis, après avoir abordé les moments de conflits (Fronde et guerre civile), il s’agira d’étudier la société de cour, mise en place par le pouvoir central.

Les élites, cadre de l’administration royale

6L’administration des royaumes de France, d’Angleterre et d’Espagne passe par un réseau de serviteurs qui s’intègrent dans un cadre plus ou moins informel. Le roi s’appuie à la fois sur les élites naturelles du royaume et sur des serviteurs techniciens.

La cascade des officiers

7Il est possible d’estimer le nombre des agents professionnels de l’État. La couronne de Castille compte, au xvii^e siècle, un maximum de 20 000 agents de l’État. La France totalise 20 000 officiers à la fin du xvi^e siècle, et 45 000 au début du ministériat de Colbert. L’Angleterre présente un cas un peu différent puisqu’il faut distinguer les officiers rémunérés des autres. Si l’on s’en tient à la bureaucratie payée par le trésor royal, on compte, au début du xvii^e siècle, moins de 1 000 officiers. Si l’on y ajoute les officiers bénévoles (sherrif, justices of the peace), le nombre s’accroît. Il est de 3 000 au début du xvii^e siècle, 5 000 à la fin. Tous ces officiers agissent dans le cadre de diverses institutions.

8En France, la hiérarchie des officiers est complexe et très riche. Au sommet, les présidents des parlements et des divers cours souveraines, les maîtres des requêtes de l’Hôtel, les conseillers au Parlement et les trésoriers généraux de France. Au-dessous, les conseillers des présidiaux et de bailliage ainsi que les élus. Enfin, au bas de l’échelle, la masse des huissiers, des notaires et des sergents. On signalera la distinction classique entre les officiers et les commissaires. L’office de judicature ou de finance est « une dignité avec fonction publique » (Charles Loyseau), généralement vénale. À la différence de l’officier, détenteur d’un office, le commissaire est un agent du roi qui exécute une fonction extraordinaire et qui est donc révocable. Les plus célèbres des commissaires sont les intendants de justice, police et finances. Envoyés dans les provinces avec des pouvoirs étendus, ils agissent dans le cadre des généralités, ce qui souligne l’importance de la dimension fiscale de leur fonction. Après la Fronde, leur nom est changé en celui de « commissaires départis » avant que le terme d'« intendance » ne s’impose comme circonscription administrative essentielle.

9En Espagne, l’institution locale de base est constituée par les audiences (audiencias). Il s’agit de tribunaux qui jugent en seconde instance. Elles exercent un contrôle sur les municipalités de leur circonscription. Ainsi, leur rôle est important pour notre sujet, tant par les membres qui la composent que par les relations qu’elles entretiennent avec les oligarchies urbaines. Au-dessus des audiencias on trouve les deux Chancelleries, celle de Valladolid dont la juridiction couvre le nord de l’Espagne et celle de Grenade. Composées chacune d’un président et de 16 auditeurs elles sont des cours suprêmes de justice situées juste en dessous du conseil de Castille. Au niveau inférieur, les justicias minores sont les corregidores et les alcaldes mayores évoqués plus haut. Un élément important est la non vénalité des charges de justice en Espagne, qui empêche la constitution d’un corps social sur le modèle des corps d’officiers français dont le pouvoir royal serait contraint de tenir compte. Ces officiers sont pour l’essentiel des letrados. Ces derniers s’affirment comme modèle social sous Philippe II et son fils. Leur formation juridique leur ouvre les chemins du pouvoir et de la richesse, les anoblit même à l’occasion. Les letrados trouvent leur origine dans un décret des rois catholiques (1493) qui exige un titre universitaire pour être membre du Conseil royal, des Audiencias et des Chancelleries. Ils se répandent rapidement dans la société et atteignent des postes très importants. L’éventail des carrières qui leur est proposé est très vaste et va de la cohorte des procureurs, notaires et greffiers de tous ordres constituant ce que Jean-Marc Pelorson appelle le monde « infra-letrado » aux charges beaucoup plus prestigieuses, corregimientos, places dans les audiencias, et dans les conseils. La société des letrados obéit à un certain nombre de caractéristiques. Il y a d’abord une tendance à exercer les charges jusqu’à la mort, ce qui se traduit par un phénomène de gérontocratie, particulièrement manifeste dans les audiences et les conseils. Il y a ensuite la non-vénalité, la mobilité, et enfin, le ferme contrôle royal sur leur action en fin et en cours d’exercice.

10Le cas anglais est fort différent des cas français et espagnol. L’administration anglaise est un « government by consent », au niveau central bien sûr, avec le Parlement, mais également au niveau local avec la participation bénévole, dans le gouvernement des comtés, de la gentry : le souverain ne dispose pas d’une bureaucratie provinciale. Pour cette raison, l’officier ne change pas de statut par la détention de son office ; il ne s’inscrit pas dans un corps. Pour dire les choses simplement, le gentleman qui est en même temps juge de paix reste, avant tout, un gentleman. Le pouvoir royal dispose dans chaque comté d’un Lord Lieutenant assisté de deputy lieutenants qui ont des responsabilités militaires (touchant la milice) et fiscales. Issus de la noblesse ou du conseil privé, ils assurent le lien entre le conseil et les élites comtales. En dehors d’eux, les différents officiers provinciaux sont essentiellement les sherrifs et les justices of the Peace (juges de paix). Au xvii^e siècle, la fonction essentielle du sherrif est l’organisation des élections au sein des comtés. Il a beaucoup perdu de son prestige et les gentlemen ont d’ailleurs tendance à fuir cette responsabilité. La principale autorité du comté est concentrée entre les mains des Justices of the Peace qui se réunissent à un ou deux, ou bien dans le cadre des sessions trimestrielles (quarter session) des commissions de paix. Ils exercent des fonctions de justice et d’administration des comtés, relayant la volonté du conseil au sein des comtés. À l’occasion, le conseil n’hésite pas à épurer les commissions réticentes à défendre sa politique. Leur nombre varie en fonction des comtés (entre 40 et 90 au début du xvii^e siècle). En théorie, ils sont choisis par le souverain. Dans la pratique, il n’a que le choix de choisir une cinquantaine de noms par comté, parmi près de 80 familles qui se distinguent par leur richesse et leur réputation locale. Au final, chaque chef de famille est nommé à moins d’être trop jeune, trop vieux ou trop catholique. Les choses évoluent assez peu au cours du xvii^e siècle. À partir de 1680 seulement, le pouvoir des élites locales, rurales et urbaines, est remis en cause. En effet, la fonction de justices of the peace agit comme un révélateur du statut social de celui qui l’exerce. On évoquera pour mémoire le bref épisode des Majors généraux, tenté par Cromwell entre 1655 et 1657 et qui confiait à onze Majors généraux quatorze circonscriptions militaires dans lesquelles ils disposaient de pouvoirs exceptionnels.

L’instrumentalisation des élites urbaines

11Le pouvoir royal ne se repose pas seulement sur ses officiers. Il dispose également d’institutions déjà existantes et stables sur lesquelles il lui appartient de s’appuyer : les institutions municipales. En Angleterre, dans les quelque 200 corporate borough, l’autorité est entre les mains des Municipal Corporations (conseils municipaux) issues par cooptation des oligarchies urbaines. Le poids politique du maire, des aldermen (échevins) et des bourgeois (freemen) est d’autant plus important lorsque la ville est un borough parlementaire et donc qu’ils élisent des députés envoyés à la Chambre des communes.

12En Espagne également, en raison du pouvoir des municipalités, le pouvoir royal et les seigneurs s’efforcent de contrôler les institutions urbaines. C’est ainsi qu’ils nomment à la tête des municipalités un agent doté de fonctions judiciaires, administratives et militaires qui porte le titre de corregidor, de gouverneur ou d’alcalde majeur et qui constitue un rouage essentiel des relations entre les élites municipales et le pouvoir seigneur ou le pouvoir central. Dans le cas des villes dépendant du roi, les corregidores sont nommés par le conseil de Castille et représentent le pouvoir royal dans leur juridiction. Lorsque le corregidor est un homme d’épée (de capa y espada), son lieutenant (teniente) est un juriste. Il dispose d’un mandat compris entre 1 et 3 ans et son action est l’objet d’une inspection finale (residencia). Ils est payé par la ville dans laquelle il exerce sa fonction. Le réseau des municipes et de leurs élites joue donc un rôle essentiel dans le contrôle de la monarchie sur le territoire du royaume. C’est pourquoi leur poids politique est essentiel. Il l’est d’autant plus que nombre d’entre eux envoient des représentants aux Cortes, de telle sorte que le pouvoir royal ne prend pas de décisions importantes sans consultation des villes les plus importantes. En 1624, Philippe IV se rend en Andalousie pour essayer de convaincre, en vain, les principales villes d’accepter un tour de vis fiscal. Il faut attendre le xviii^e siècle pour assister à une offensive royale pour mieux contrôler les municipes avec la généralisation des corregidores, et le développement d’une administration fiscale visant à limiter le rôle des villes dans ce secteur.

13De la même manière, en France, le pouvoir royal s’efforce, sans ses relations avec les élites urbaines, de se constituer un réseau d’hommes fidèles qui vont infiltrer les conseils municipaux et qu’il va s’attacher par des anoblissements, des pensions ou la création d’offices. Seuls les cas les plus difficiles verront la conciliation abandonnée au profit de la force (à Lyon notamment). Cet effort de contrôle des conseils municipaux se poursuit au cours du xvii^e siècle. Comme toujours, le pouvoir royal ne prend pas de front les oligarchies urbaines. S’il procède souvent à la confirmation des privilèges urbains, il renforce également son contrôle sur la nomination des magistrats urbains en choisissant à partir d’une liste que lui proposent les échevins.

Au niveau régional, les instances représentatives

14Dans ses relations avec les élites locales, le pouvoir royal doit également tenir compte d’institutions représentatives locales au pouvoir plus ou moins assuré. En France, il s’agit des différents États provinciaux, en Espagne, des Cortes. De son côté, l’Angleterre ne connaît qu’une institution représentative nationale : le Parlement. En France, les États provinciaux sont la réunion des trois ordres de quelques provinces (Bretagne, Languedoc, Provence par exemple) en une assemblée convoquée régulièrement et qui dispose d’attributions politiques et administratives (notamment fiscale, puisqu’ils votent l’impôt). En Espagne, les divers royaumes disposent d’un ensemble de coutumes qui affirment que l’autorité du royaume réside dans l’union du souverain et des représentants de son peuple. C’est ainsi que chacun des royaumes dispose d’une assemblée. On compte par exemple les Cortes de Castille, de Navarre, d’Aragon, de Valence, de Catalogne, les juntes de Galice, des Asturies et des trois provinces basques. Elles disposent toutes d’attributions fiscales, parfois considérables : les Cortes de Castille sont chargés au milieu du xvii^e siècle de la perception des deux tiers des revenus du roi, tandis qu’en Catalogne et dans les provinces basques, les différentes assemblées sont chargées non seulement de la perception, mais en plus, contrôlent les dépenses, le roi n’étant maître que des dons que lui offrent les provinces. Les grandes villes dominent ces assemblées. En Castille, 18 villes envoient chacune 2 représentants, les procuradores, issus des rangs des regidores (ni la noblesse ni le clergé ne participent aux Cortes). Toutefois, le roi limite le pouvoir des Cortes en ne les convoquant que très rarement. Les Cortes d’Aragon (qui regroupent, eux, les 3 ordres) ne sont plus convoqués après le début du xvii^e siècle, tandis que ceux de Castille ne le sont pas entre 1665 et 1709.

Les représentants de la périphérie au centre

15La France connaît une institution qui est censée représenter l’ensemble de la population au cœur de l’État : les États généraux. Il s’agit d’une assemblée des députés de chacun des trois ordres du royaume dont le rôle est avant tout consultatif. Toutefois, les États généraux ne sont plus convoqués en France à partir de 1614-1615, jusqu’à la Révolution française. Le Parlement entend alors faire entendre sa voix. En mars 1615, au lendemain de la clôture des États généraux, il s’en proclame l’héritier. Par la suite, ses magistrats s’estiment lésés par l’évolution prise par le pouvoir royal. Au moment de la Fronde, ils tentent de s’affirmer (cf infra). Par la suite, le Parlement est contraint au silence pour plusieurs décennies. En effet, Louis XIV rebaptise les parlements « cours supérieures » en 1665 et impose en 1673 l’enregistrement avant toute remontrance. L’Angleterre en revanche dispose d’une instance de représentation plus régulièrement convoquée, le Parlement, qui doit, en théorie au moins, approuver tout impôt nouveau. Le Parlement est constitué de deux chambres. Celle des lords réunit les lords spirituels et temporels. Celle des Communes passe de 460 députés en 1603 à 507 en 1640, élus par les comtés et les villes qui disposent d’une charte stipulant leur participation aux élections. Le Parlement est ainsi le lieu où se rencontrent le pouvoir central royal et la société politique constituée par la noblesse provinciale et la bourgeoisie. Les parlementaires jouent ainsi le rôle d’intermédiaire entre le pouvoir royal et le reste de la nation. Toutefois, au xvii^e siècle, la différence entre l’Angleterre et la France et l’Espagne n’est pas aussi flagrante que l’on pourrait le croire. Le Parlement de Londres n’est pas une instance régulatrice très efficace. Les conflits sont fréquents et le passage se fait généralement en force, le côté le plus puissant l’emportant. Au début du siècle, le roi ajourne le Parlement quand il lui résiste (cf. infra).

16Un bon contrôle et une bonne administration du royaume passe par l’exploitation des officiers et des oligarchies urbaines mais aussi par un bon usage du potentiel politique de la noblesse. Qui est mieux placé qu’elle pour relayer l’autorité du roi dans les provinces ? Le pouvoir central joue donc un jeu subtil entre les Grands et le reste de la noblesse, par le jeu des clientèles.

Officier et gentleman

Noblesses et pouvoir royal

17Le principe de la clientèle est une relation entre un patron et des clients avec une perspective de profits partagés. Les clientèles sont le fruit de l’alliance de réseaux « horizontaux » (familiaux) et de réseaux « verticaux » (autour d’un patron). Se constituent ainsi des chaînes d’influence essentielles pour comprendre et la dynamique de la société et le fonctionnement de l’État royal alors à mi-chemin entre sa tradition domestique et son accomplissement bureaucratique. Dans ces clientèles, l’intérêt et l’amitié se mélangent dans une palette aux nuances infinies. Avec l’affirmation de l’État, l’un des principaux objectifs des clients est d’obtenir, par l’intermédiaire de leur patron, une charge publique. À notre époque, et dans les trois royaumes, deux types de patron existent : le roi et le grand seigneur. Ainsi depuis la fin du xv^e siècle, le pouvoir royal a souvent utilisé les Grands comme des courtiers de son patronage. Le roi s’appuie donc sur des nobles en leur permettant de se constituer grâce à lui des réseaux de fidèles, quitte à les instrumentaliser par la suite à son profit. C’est le cas des gouverneurs de province dont le pouvoir s’est considérablement accru dans le cadre des guerres de religion. À la mort de Louis XIII, les Grands se partagent ainsi l’administration du royaume. La Bourgogne par exemple est le domaine du prince de Condé ; le Dauphiné, celui de Lesdiguières ; la Guyenne celui du duc d’Épernon ; la Normandie, celui du duc de Longueville. Lorsque Louis XIII nomme en 1618 ce dernier gouverneur de Normandie, le duc obtient le droit de nommer aux charges militaires de la province. Longueville nomme donc des cousins ou des fidèles aux postes de capitaine de Caen ou de gouverneur de Dieppe et de Pont-de-L’Arche.

18Il ne faut pas toutefois s’exagérer la fermeté de ces liens de fidélité qui restent assez volatils, une tension pouvant s’introduire facilement entre la fidélité au patron et la fidélité au roi, d’autant plus que les nobles aspirent à autre chose qu’à une simple soumission aux Grands. Au nom d’une conception égalitaire de la noblesse, les nobles provinciaux de l’assemblée nobiliaire de 1651, par exemple, exigent des votes à bulletin secret pour limiter le contrôle des Grands sur l’assemblée. La relation à trois de la royauté, des Grands et de la petite noblesse est donc rendue particulièrement compliquée par les intérêts tantôt convergents, tantôt divergents, des uns et des autres difficilement masqués par l’affirmation d’un devoir de révolte au nom du Bien Public. Ainsi, les motivations financières de la révolte du prince de Condé en 1615 sont manifestes. Le coût d’une vaste clientèle implique des revenus importants. Or la régente, désireuse de s’attaquer au déficit des finances publiques envisage une diminution des pensions. Dans cette affaire, la petite noblesse est partie prenante puisque les Grands redistribuent sur elle les faveurs, mais elle l’est moins directement que ces derniers, dont l’assise politique dépend de la manne royale. Ainsi, la majeure partie des nobles provinciaux est hostile à une révolte ouverte contre le pouvoir royal. En l’occurrence, le problème étant avant tout financier, il rencontre une réponse financière avec la paix de Sainte-Menehould qui prévoit la remise de 450 000 livres à Condé et aux autres révoltés. Il faut donc retenir l’idée qu’il n’y a pas une question unique « la noblesse et l’État », mais de multiples aspects et qu’il faut plutôt poser la question au pluriel, « les noblesses et l’État » car le positionnement social, économique et géographique conditionne des attitudes multiples. Au début de notre période, la majorité des nobles français sont de petits propriétaires fonciers, assez casaniers, qui ne désirent pas s’aventurer dans des affaires incertaines. Il n’est pas toujours facile de faire émerger une logique de groupe lorsque l’on parle de la noblesse française au xvii^e siècle. Il apparaît notamment que les principaux révoltés sont presque toujours des Grands qui s’estiment lésés par l’évolution absolutiste de la monarchie.

19Quoi qu’il en soit, la puissance des clientèles nobiliaires représente une menace pour le pouvoir central, soucieux de ne pas trop se placer entre les mains des Grands. C’est ainsi qu’en France, il s’efforce, par l’attribution judicieuse d’offices curiaux, de pensions, de responsabilités militaires locales de distinguer des lignages fidèles et bien implantés qui lui permettent de disposer de relais fiables sur l’ensemble du territoire. Il les exploite ensuite comme relais entre lui-même et les notables de leur province. Cette « noblesse seconde » comme l’a qualifiée Jean-Marie Constant est active dès le premier xvi^e siècle, puis pendant les guerres de religion. Elle constitue également un groupe intermédiaire entre les Grands et les petits nobles. Le cas de la Champagne étudié par Laurent Bourquin est très clair. Dans cette province, le pouvoir royal déstructure le système des clientèles et des fidélités en « royalisant » la noblesse locale. Ainsi, entre 1652 et 1653, Mazarin exploite les réseaux de noblesse seconde pour contrer Condé dans la région. Au terme de l’évolution, le pouvoir royal a fait place nette et s’impose comme l’unique pivot des systèmes de clientèles et de fidélités de la province.

20Il apparaît d’autre part que la nature des relations entre les nobles et le souverain ne se résume pas à une relation politique entre un agent de l’État et l’État, voire le représentant premier de ce dernier (le roi). La relation entre les nobles et leur souverain est éminemment affective, ce qui explique les déceptions que peuvent rencontrer les nobles devant ce qu’ils considèrent parfois comme de l’ingratitude et ce qui peut les mener jusqu’à la révolte. De ce point de vue, la concurrence représentée par les juristes est une source de mécontentement pour les nobles.

États et officiers

21L’affirmation de l’État absolu va de pair avec la diffusion de son autorité par l’intermédiaire de milliers de représentants, ce qui n’est pas sans conséquences sur la structure même de la société. Passant en France en quelques décennies de 20 000 officiers (1580) à près de 45 000 (1660) puis 60 000 (1670), le volume des serviteurs de l’État royal se répand de plus en plus largement dans l’élite de la société du royaume et voit l’affirmation d’un quatrième ordre, celui des officiers qui dispute au second ordre sa place dans l’État. On assiste donc au xvii^e siècle à une mutation importante des élites locales : la patrimonalisation et la vénalité des offices induit la constitution d’élites locales relativement indépendantes à la fois du pouvoir royal et des magnats. Cela se traduit par un développement de la société politique. En Angleterre également, Francis Bacon observe : « nowadays […] there is no vulgar, but all statesmen1 ». La logique est toutefois différente entre la France et l’Angleterre. Le royaume de Louis XIV voit se développer un « État d’offices » formé de nombreux corps d’officiers qui se définissent en tant que groupe. Sans équivalents outre-Manche, ils ont des prétentions à représenter l’intérêt de la nation là où en Angleterre, cette même fonction est remplie par le Parlement.

22En France en effet, l’acquisition d’un office consacre les stratégies familiales d’élévation sociale tandis que la variété du nombre des offices permet, au grand marché de la vénalité, de satisfaire un large spectre de bourses. De l’officier de bailliage au magistrat parlementaire, en passant par les offices des présidiaux ou les offices financiers des élections, les familles ont le choix pour obtenir la reconnaissance sociale et stabiliser de manière durable leur position au sein de la société. La dignité de l’office sanctionne une réussite économique indiscutable. La multiplication des offices est donc le fruit de la rencontre d’une nécessité financière et administrative pour un État en développement, et de stratégies familiales en quête d’honneurs. Les conséquences sociales en sont déterminantes puisqu’elles se traduisent par la création d’un groupe social nouveau : celui des officiers du roi ; et par la naissance d’une classe intermédiaire entre la bourgeoisie et la noblesse : la noblesse de robe. Robert Descimon va même jusqu’à parler, pour ses membres les plus puissants, d'« aristocratie d’État ». Cette « aristocratie d’État » a d’ailleurs des comportements matrimoniaux caractéristiques. À partir du début du xvii^e siècle, la haute robe parisienne se ferme à la bourgeoisie et fait épouser à ses filles des fils de la haute finance. Au milieu du siècle, elle vise encore plus haut et cherche à s’allier à l’aristocratie de race. Le parcours social est clair : la haute robe parisienne ne regarde plus vers le patriciat urbain, mais vers l’aristocratie que son poids économique et politique lui permet d’envisager. Cette attitude révèle également un souci de rester au sommet de la société en général et de la société politique en particulier. Cette nouvelle classe sociale qu’est la noblesse de robe met en place des stratégies pour rester au sommet, pour empêcher le déclin social.

23La multiplication des offices a également des effets au niveau local. Le cas de la vingtaine de nouveaux présidiaux créés à partir de 1635 sous le ministériat de Richelieu en est une illustration. À l’origine de la création d’un présidial on trouve presque toujours une demande des élites urbaines à la recherche d’un prestige accru. De son côté, le pouvoir royal gagne à cette création un apport d’argent frais et un meilleur contrôle local. Toutefois, cette création se traduit également par une redistribution locale des cartes. D’abord en termes de pouvoir : l’oligarchie urbaine, dans son expression institutionnelle communale se retrouve soumise à des représentants du roi (issus de ses rangs, il est vrai), les officiers du présidial. Ensuite en termes de prestige : les multiples querelles de préséances entre les officiers du présidial et les magistrats urbains en témoignent. Ainsi, la création d’une institution nouvelle comme le présidial (mais aussi les intendances) est un moyen pour le roi d’affirmer son contrôle sur une ville et sa région et de diminuer le prestige d’élites anciennes, notamment nobiliaires et ecclésiastiques en remaniant les oligarchies urbaines à son profit. Selon Richelieu d’ailleurs, dans son Testament politique, l’idée qui présidait à la paulette n’était pas seulement d’ordre fiscal : il s’agissait également de créer face aux clientèles nobiliaires un nouveau groupe qui se caractériserait par sa fidélité à l’État. Henri IV, Sully et Richelieu ne semblent toutefois pas avoir perçu (au moins dans leur discours) le risque de constitution d’un groupe indépendant.

24La situation espagnole est différente. Comme en France, les officiers du roi d’Espagne constituent un groupe social à l’identité très marquée, les letrados. Toutefois, l’absence de vénalité pour les offices de justice empêche la constitution d’un esprit corporatiste à la base d’une institution puissante avec laquelle le pouvoir royal devrait compter. Entre le règne de Philippe II et celui de Philippe III, l’influence des letrados s’affirme. Cette expansion s’explique par la théorie, exprimée entre autres par Castillo de Bobadilla selon laquelle le pouvoir implique un savoir qui est acquis dans les universités, notamment celles qui enseignent le droit. Dans sa Politica para corregidores (1597) il affirme ainsi « el doctor se ha de preferir al milite ²2 » car les responsabilités administratives exigent une compétence technique dont les letrados ont le monopole. Cette affirmation rencontre des contradicteurs nombreux qui, au nom de la prééminence des Armes, dénoncent le poids des Lettres. Cette opposition entre noblesse d’épée et juristes ou techniciens traverse les trois royaumes. La question des relations entre les deux élites, d’épée et de droit, est donc au cœur du problème des relations entre les élites et l’État.

Les Armes et les Lettres

25En Espagne, parmi les plus célèbres opposants aux letrados, on compte l’hidalgo et ancien soldat Miguel de Cervantes Saavedra qui parle par la bouche de son chevalier errant : « Arrière ceux qui disent que les lettres ont de l’avantage sur les armes. » Si un domaine comme celui de la justice exige en effet des compétences qui s’acquièrent dans les livres, qu’en est-il des postes de commandement ? Dans les secteurs qui exigent des prises de décision rapides et parfois courageuses, ne vaut-il pas mieux disposer de gentilshommes habitués à commander, même s’ils sont dépourvus de diplômes universitaires ? Par ailleurs, il faut tenir compte de la réticence qu’auront vraisemblablement des gentilshommes à recevoir des ordres de roturiers, même couverts de diplômes. Bobadilla n’élude pas cette question et préconise donc une union entre noblesse et savoir : selon lui, il faudrait soit anoblir les letrados, soit faire suivre des études aux nobles. Et effectivement, le règne de Philippe III voit l’élévation dans la hiérarchie nobiliaire interne de familles déjà dotées d’une tradition de services administratifs aussi bien que la conversion croissante aux letras de couches plus hautes de la noblesse ce que J.-M. Pelorson a résumé en parlant du phénomène de « double aristocratisation » des letrados. Ainsi, à la fin du xvi^e siècle, se diffuse, notamment chez Bobadilla, l’idée que puisque les lettres (letras) sont nobles, il faut en réserver l’étude à des nobles. Selon lui, il convient de réserver les charges politiques à des nobles, mais à des nobles letrados. Si le conseil reste lettre morte pour les Grands, il est en revanche largement suivi par de nombreux titulos et caballeros qui envoient leurs fils à l’université ou dans les colegios mayores. Les conséquences sont nettes. Ainsi, au sein du conseil de Castille, si la totalité des conseillers est noble, la majorité d’entre eux sont également letrados. Soucieux de poursuivre cet effort de réconciliation des Armes et des Lettres, d’encourager l’alliance de la noblesse et de la compétence, Olivares s’efforce en vain de créer dans les principales villes du royaume des académies pour jeunes aristocrates où ils apprendraient à la fois le métier des armes et celui de l’administration. Il est donc clair que le pouvoir royal ne joue pas les nobles contres les juristes puisque les juristes deviennent nobles et que les nobles deviennent juristes. Par ailleurs, si les letrados gagnent du terrain au cœur de l’État, de nombreuses fonctions restent l’apanage de nobles, pas forcément letrados. Au début du ministériat d’Olivares par exemple, le conseil des Finances compte 9 membres, tous de capa y espada. Par ailleurs, les présidences des différents conseils sont presque toujours entre les mains de la haute noblesse. Les corregidores d’autre part sont toujours de capa y espada, mais s’adjoignent généralement des letrados. D’ailleurs, Olivares considère les corregimientos comme un vivier d’agents de l’État aguerris et opérationnels. Il n’y a donc pas eu de volonté délibérée et systématique d’écarter les nobles des postes administratifs, bien au contraire. Enfin, il est important de souligner que le poids des letrados dans l’État va en s’affaiblissant au fur et à mesure que l’on avance dans le xvii^e siècle. En effet, à la fin du règne de Philippe IV et sous celui de son successeur Charles II, la mainmise de l’aristocratie sur l’État affaiblit considérablement le rôle des letrados en les écartant notamment des postes les plus élevés. Leur essor est brisé et ne se poursuit pas au xviii^e siècle. Les letrados, toujours plus nombreux, rencontrent une crise de débouché et s’appauvrissent. Il apparaît donc que dans l’affrontement entre les deux composantes sociales des serviteurs de la couronne d’Espagne, les rapports de force s’inversent au cours du xvii^e siècle. Si les letrados sont en position de force à la fin du xvi^e siècle, un siècle plus tard, leur influence a considérablement diminué au profit d’une aristocratisation des conseils et de l’administration.

26En France également, l’hostilité de la noblesse ancienne à la noblesse de robe paraît logique. En effet, la logique du service de l’État est alors substituée à la logique du service du roi. Cela signifie que la dimension personnelle et désinstitutionalisée de la relation entre le souverain et ses serviteurs nobles avec lesquels il partage valeur et mode de vie s’efface au profit d’un rapport impersonnel entre des techniciens et l’État, même incarné par le souverain, qui leur attribue une tâche. On l’a vu, progressivement, face à l’aristocratie d’épée s’affirme, au sommet de la pyramide des officiers, une véritable « aristocratie d’État ». Ainsi, la logique féodale de l’État cède le pas à une logique économique qui voit l’autorité de l’État vendue aux plus riches. La noblesse traditionnelle se trouve donc menacée par cette noblesse nouvelle issue de l’office. Ses multiples réactions sont intéressantes. Lors des États généraux de 1614-1615, par exemple, la noblesse s’insurge contre les officiers, ces « champignons d’une nuit ». De son côté, le duc Charles de Nevers justifie sa révolte en 1617 en expliquant que la régente Marie de Médicis a laissé son favori Concini chasser les conseillers traditionnels du roi de France. Les nobles se lancent également dans une vaste entreprise généalogique qui vise à souligner l’ancienneté de sa noblesse. Cette attitude souligne l’identification croissante des nobles au groupe auquel ils appartiennent, le passage au premier plan du pedigree, devant donc le souci ancien de la valeur personnelle. Le noble devient avant tout celui dans les veines duquel coule un sang noble. Sur l’ensemble du xvii^e siècle, les nobles français rêvent d’une union harmonieuse entre le roi et ses sujets qui passerait par un pouvoir royal attentif aux conseils de l’aristocratie. On retrouve la même tension chez Fénelon, par exemple, qui, dans ses Tables de Chaulnes (1711) propose la suppression des maîtres des requêtes et des intendants au profit des gouverneurs de province, des lieutenants généraux et des baillis, tous hommes d’épée. Un bon indice que la nostalgie d’une monarchie aristocratique est bien présente est la réforme de la « polysynodie » sous le Régent qui remplace le système des ministères par des conseils composés d’aristocrates. On retrouve d’ailleurs chez Saint-Simon, ami du Régent, le regret du poids des magistrats dans l’État.

27Toutefois, les choses ne sont pas linéaires et les deux hordes constituées par les officiers et des nobles d’épée ne s’ignorent pas mais entrent en contact. En effet, dans les transformations que traverse la société des élites rurales ou urbaines du royaume, on peut distinguer deux étapes. La première voit l’achat d’un office qui confère prestige et revenus. La seconde consiste à s’efforcer de rejoindre les rangs de l’ancienne noblesse par l’achat d’un fief. Cette présentation est valable pour l’ensemble du xvii^e siècle. En 1716 encore, une analyse des investissements privés d’une centaine de financiers français souligne qu’ils investissent massivement dans deux directions : les charges d’État et la propriété foncière.

28En dépit de leurs différences, les officiers et les gentilshommes partagent donc des attitudes et des objectifs communs ou, tout au moins, parallèles. Parmi eux, il convient de s’arrêter quelques instants sur les désaccords qui les opposent au pouvoir royal. Ainsi, les efforts des trois monarchies pour mieux contrôler le pouvoir de l’aristocratie se traduisent par des réactions nobiliaires souvent violentes. Plus généralement, les élites dans leur ensemble, et les serviteurs de l’État en particulier, exigent à cette époque une redistribution des pouvoirs.

Les élites contre l’État

Le mécontentement de la noblesse : complots, révoltes et duels

29Dans l’optique du programme, il importe de signaler d’emblée que les situations respectives des trois royaumes ne sont pas interchangeables. Ainsi, si les factions nobiliaires sont encore puissantes dans la France de la première moitié du xvii^e siècle, elles sont déjà très affaiblies dans l’Espagne de la même époque : alors que la France connaît des révoltes aristocratiques armées sous Louis XIII et durant la minorité de Louis XIV, leurs homologues espagnoles ne dépassent pas le stade du complot. Il en va ainsi de l’espoir du duc de Medina Sidonia de se tailler un royaume indépendant en Andalousie à partir de ses possessions (1642) ou du projet équivalent pour l’Aragon du duc de Hijar (1648). D’ailleurs, la révolte contre l’État ne passe pas systématiquement par une prise d’armes collective. En France, par exemple, le pouvoir royal engage une lutte contre le duel à partir de la seconde moitié du xvi^e siècle. La législation anti-duel, renforcée sous Richelieu, rencontre une importante résistance. Ainsi, en mai 1627, François de Montmorency-Bouteville se bat en duel pour la 22^e fois, en dépit des interdictions royales. Malgré son appartenance à l’un des plus puissants lignages du royaume et sa conduite glorieuses dans les guerres, il est arrêté et exécuté. Dans une lettre au roi, Richelieu résume la morale politique de la situation : « Bouteville, servant Votre Majesté, a fait ce qu’il a dû. Contrevenant à vos édits, il a fait ce qu’il n’a pu vouloir sans crime. » Le duel, à partir du moment où il est interdit, est une forme de révolte contre l’autorité royale : cette dernière passe au second plan face à la volonté d’autolégitimation sociale que représente le duel.

30D’autres sont mécontents car ils considèrent que le service de l’État leur revient cher. C’est le cas, dans l’Espagne du xvii^e siècle, de certains Grands. En 1635, Antonio Dominguez évoque la situation du duc Bernardino de Velasco : « Il a servi dans les voyages [de la cour] et a fait 32 000 ducats de dons gracieux en dix ans ; il a levé et conduit cinq compagnies d’infanterie, de sorte qu’il a dépeuplé les villages de ses États […] Il a payé 1 000 ducats par an pendant 7 ans pour fournir des lances […] et aujourd’hui, il a moins de revenus que ses aïeux3. » De son côté, le duc d’Osuna affirme à la fin du xvii^e siècle que ses charges de vice-roi en Catalogne puis à Milan lui ont coûté 160 000 ducats et qu’il en dépense 200 000 supplémentaires en 1680 pour équiper une armée en Andalousie. Il est vrai que les nombreuses missions remplies par la noblesse espagnole impliquent d’importantes dépenses car la contribution aux frais (ayuda de costa) attribuée par le pouvoir royal ne couvre jamais l’ensemble des dépenses, notamment dans le service diplomatique. À ces dépenses s’ajoutent régulièrement des prêts de la part des hauts lignages et la levée, à leurs frais, de milliers d’hommes.

31Aux côtés des duels illégaux et des protestations véhémentes, il existe toutefois des révoltes plus larges dont l’enjeu peut être régional ou national. Les premières s’inscrivent généralement dans un contexte d’innovation fiscale. Certains nobles exploitent alors leur influence locale et organisent des prises d’armes paysannes dont ils prennent la tête. C’est le cas lors des révoltes des Croquants dans le Sud-Ouest comme dans celles des Nu-Pieds en Normandie. On retiendra ainsi le rôle joué par Jean Quétil, seigneur de Pont-Hébert lors d’une révolte normande de 1639 et celui joué par Jean Poussart, seigneur d’Anguittard en Saintonge lors d’une prise d’arme en 1642. D’ampleur nationale, on compte les conspirations contre Richelieu. Le fils du connétable Henri de Montmorency-Damville dans le cadre de sa conspiration contre Richelieu est défait à la bataille de Castelnaudary, le 1^er septembre 1632 et décapité le 30 octobre suivant, tout comme Cinq-Mars et De Thou en 1642. Toutefois, s’il existe des révoltes strictement nobiliaires, la Fronde présente l’originalité d’être une double révolte, à la fois nobiliaire et parlementaire.

La Fronde : révolte parlementaire et révolte nobiliaire

32En effet, on oppose traditionnellement une « Fronde parlementaire » commencée à l’hiver 1648 et achevée avec la paix de Saint-Germain, enregistrée au Parlement le 1^er avril 1649 et une « Fronde des princes » dont l’origine serait l’arrestation des princes de Condé et de Conti et du duc de Longueville leur beau-frère, le 19 janvier 1650.

33On a vu qu’en France, l’une des particularités de l’office était sa vénalité. Les revenus ainsi perçus sont considérables. En 1633, les recettes de l’État provenant de la vénalité des charges représentent 52 % des recettes de l’Épargne. Cela souligne combien le développement administratif, militaire et fiscal de l’État dépend de l’appétit d’offices qu’il est capable de susciter au sein des élites les plus riches du royaume. Toutefois, le système de la vénalité par la constitution d’un groupe sûr de lui et dominateur présente un risque pour la monarchie. Les causes de la révolte des parlementaires dans le cadre de la France soulignent combien ces derniers se sont constitués en un groupe social soucieux de la défense de ses intérêts. Ils s’opposent en effet à la création de 12 nouvelles maîtrises des requêtes, à l’augmentation du droit annuel (la « paulette »), tandis que de leurs côtés, des corps d’officiers moins importants (trésoriers de France et élus) s’opposent à l’empiétement sur leurs compétences des intendants. C’est donc la défense corporative de leurs intérêts qui les met en branle.

34La Fronde donne également l’occasion à l’aristocratie de faire jouer ses réseaux, leur attitude à cette occasion constituant parfois la résurgence d’une influence déjà largement éteinte. Ainsi, les La Trémoille réactivent à l’occasion leurs réseaux bretons largement assoupis depuis la fin du xvi^e siècle. La Fronde peut parfois être comprise comme l’affrontement de deux types de pouvoirs nobiliaires : celui des intendants et des gouverneurs qui tiennent largement leur pouvoir du roi (ce qui n’exclut pas systématiquement de puissantes assises locales) et celui des aristocrates provinciaux qui, s’appuyant sur leurs réseaux régionaux au sein de la noblesse et des villes, revendiquent leur participation au pouvoir et dénoncent la monopolisation par le « principal ministre » de la redistribution des grâces et des bienfaits. L’échec de la révolte des aristocrates s’explique en partie par la défection de certains de leurs clients qui voient en l’État royal un pourvoyeur de grâce plus fiable que leur seigneur, et cela d’autant plus que Mazarin paye fort bien les défections.

35En termes d’analyse des élites et de la conception qu’elles ont d’elles-mêmes, la Fronde est un épisode riche d’enseignements. Elle souligne combien la haute robe parisienne se veut un élément clé d’un pouvoir qu’elle envisage participatif et au sein duquel elle se présente comme la voix du peuple. Elle montre l’attachement des élites nobiliaires au clientélisme aristocratique, désorganisé par l’évolution du pouvoir royal. Elle souligne au niveau urbain un certain attachement des oligarchies urbaines à leurs libertés, et, au niveau rural, le refus de la société rurale des nouveautés fiscales. La Fronde est d’ailleurs réglée par un pouvoir royal qui traite au coup par coup, groupe social après groupe social et qui impose sa décision. Sa capacité de récompense des intérêts privés nanifie les prétentions aristocratiques, incapables de bâtir une contre proposition séduisante aux yeux de ses clients. La défaite de l’aristocratie a des conséquences à long terme. Elle convainc en effet Louis XIV de la nécessité de domestiquer sa noblesse en exerçant sur elle un contrôle direct. Versailles naît en partie de la Fronde. De la même manière, l’épisode frondeur souligne que le système des offices finit par échapper au contrôle de l’État. Au plus haut niveau de l’État, Colbert s’inquiète des conséquences politiques (mais aussi économiques, par le détournement du capital et des capacités humaines que représente l’office à l’encontre des activités économiques) de la vénalité et s’efforce d’en limiter l’étendue. Il voudrait notamment diminuer le nombre d’officiers. Toutefois, il ne dispose pas du capital nécessaire au remboursement des offices tandis que la politique guerrière de Louis XIV interdit toute remise en cause sérieuse de l’apport financier de la vénalité, notamment à partir de la guerre de Hollande. Ainsi, après avoir lutté contre la vénalité et notamment tenté de réformer le droit annuel, Colbert, durant la Guerre de Hollande, lève près de 60 millions de livres (sur 150 millions en affaires extraordinaires) en manipulant les offices et le principe de la vénalité ⁴4. De ce point de vue, la Fronde n’a que peu de conséquences sur la situation des officiers au sein de l’appareil d’État et de la société française. Enfin, la Fronde témoigne de ce trait commun aux élites de tous les temps et de tous les pays : l’amour de l’ordre. Ainsi les troubles parisiens culminant dans le massacre de l’hôtel de ville (4 juillet 1652) jettent les partisans de la paix civile dans les bras du pouvoir royal, qui apparaît comme seul garant convaincant de l’ordre.

La guerre civile anglaise

36Presque contemporaine de la Fronde, la guerre civile anglaise est également riche d’enseignements sur la société anglaise du xvii^e siècle. En Angleterre, les revendications des élites politiques du royaume se traduisent par une montée progressive de tension entre le pouvoir royal et le Parlement. Jacques I^er hérite d’Élisabeth I^re une situation subtile que son règne va sensiblement modifier. Élisabeth I^re a à la fois entendu la volonté des oligarchies urbaines de participer davantage à la vie politique en augmentant le nombre de bourgs qui envoyaient des députés aux Communes, et cantonné le Parlement dans un rôle secondaire en considérant qu’il ne devait être convoqué que pour des sujets importants et en limitant ses sujets d’intervention (il n’y eut ainsi que 10 parlements sur 44 ans de règne). Élisabeth lègue donc à son successeur une tradition de collaboration relativement sereine entre la Couronne et les députés. Les données changent dès le règne de Jacques I^er dans un contexte d’affrontement entre la doctrine des absolutistes et celle des constitutionnalistes partisans d’un gouvernement par consentement. La nouveauté vient en partie des modifications dans la composition des chambres. Le nombre de pairs laïcs passe de 55 en 1604 à 126 en 1628 et renforce donc la position de ces derniers par rapport aux pairs ecclésiastiques traditionnellement plus fidèles aux intérêts de la monarchie. À la chambre des Communes, d’autre part, on passe de 460 députés en 1603 à 507 en 1640. Si le nombre de représentants des comtés reste inchangé (90), celui des bourgs passe de 370 à 420. L’autre modification réside dans la représentativité accrue des députés, car, sous l’effet de l’inflation, c’est, au milieu du xvii^e siècle, près d’un quart des adultes mâles du royaume qui correspond aux différents niveaux du cens exigé pour participer au vote et qui peuvent donc s’exprimer sur la politique, notamment fiscale, du royaume. Deux nouveautés de poids apparaissent à la fin du règne de Jacques I^er. D’abord, le Parlement se met à discuter de la politique royale au lieu de l’entériner. Ainsi, alors que 97 actes publics sont promulgués lors du premier Parlement du règne, on n’en compte aucun lors des sessions de 1614 et 1621, et 35 seulement en 1624. Par ailleurs, les factions de la cour se mettent à instrumentaliser les Chambres pour accroître leur influence politique : en 1621 une alliance entre Buckingham, Lionel Cranfield et une coalition de députés autour de sir Edward Coke parvient à venir à bout du chancelier Francis Bacon ; trois ans plus tard, Buckingham se débarrasse de son ancien allié Cranfield par les mêmes moyens. Ainsi, lors des dernières années du règne de Jacques I^er, le Parlement change de statut. Il n’est plus le lieu de l’affirmation par les élites locales de leur soutien, notamment financier, au pouvoir central, mais devient un acteur des luttes de pouvoir au cœur de l’État et entend se prononcer sur les grandes orientations de politique générale. Aussi, devant son opposition à la politique royale, en 1621, comme en 1624, le roi n’a d’autre solution que de le dissoudre.

37Son successeur, Charles I^er, soucieux des prérogatives royales, n’entend pas laisser les députés traiter de questions politiques. En 1625, le Parlement refuse de voter les subsides demandés par le roi pour la poursuite de la guerre. Il est dissous. En février 1626 toutefois, le roi est contraint de convoquer un nouveau Parlement. Soucieux de museler la voix politique des élites, il fait en sorte que les leaders des Communes ne soient pas élus (notamment Edward Coke et Thomas Wentworth). Toutefois, les Lords hostiles à Buckingham lancent contre lui une procédure d’impeachment. Le Parlement est alors renvoyé. Devant les problèmes financiers rencontrés, le roi lance un impôt forcé qui permet de récolter 240 000 £ mais qui attise les mécontentements. Devant la persistance des difficultés financières, le roi est contraint de convoquer un nouveau Parlement au début de 1628. Les députés lui imposent la Pétition du droit qui réaffirme le refus de l’imposition sans le consentement du Parlement. De son côté, Buckingham est assassiné en août 1628. Pourtant, la situation ne fait que s’envenimer jusqu’à la dissolution du Parlement en 1629. À partir de ce moment-là, il apparaît clairement que le roi désire s’éloigner de la formule traditionnelle du King-in-Parliament au profit de l’affirmation du poids du roi dans l’État, inaugurant la personal rule. Il renforce le rôle du conseil privé et gouverne directement, avec une petite équipe, en se passant de favori. La mise en sommeil du Parlement prive le pouvoir de son intermédiaire avec la population. Le Parlement avait en effet une utilité politique essentielle qui était d’une part, de faire remonter l’information des comtés jusqu’au pouvoir central et d’autre part, en sens inverse, de faire descendre la volonté royale, du pouvoir central vers les comtés. En décidant de ne plus convoquer de Parlement, Charles I^er se prive ainsi de son intermédiaire avec le pays réel tandis que la cour et le conseil s’isolent progressivement des attentes et des réactions du royaume. Le mécontentement des élites locales, traditionnellement attachées au pouvoir royal, s’accroît, car plus personne ne prend la peine de leur expliquer la légitimité d’innovations fiscales et politiques qui rompent avec la tradition politique de l’Angleterre. Les gentlemen à la tête des comtés sont alors écartelés entre une double solidarité à l’égard du pouvoir royal qui fonde leur pouvoir, et à l’égard de leurs voisins et protégés dont ils partagent les inquiétudes et les interrogations. En sens inverse, l’absence de Parlement musèle l’opposition puritaine incapable de trouver un relais médiatique dans son opposition à l’archevêque de Canterbury William Laud.

38En raison de la persistance des difficultés financières, le pouvoir royal, sous l’impulsion du Lord Trésorier procède à une sorte de « réaction royale » en exhumant des droits féodaux tombés en désuétude qui frappent la noblesse du royaume au prix d’un mécontentement croissant. En 1635, le ship money, impôt qui frappait jusque-là les provinces maritimes en vertu de leur devoir de financement de la marine royale, est généralisé à l’ensemble du royaume. L’argument de l’urgence nationale est avancé pour justifier la levée d’un impôt sans consentement du Parlement. En dépit de tous ces efforts, l’équilibre des finances de la monarchie reste fragile. À la suite des difficultés rencontrées en Écosse, le roi est obligé de convoquer un Parlement en avril 1640. Ce dernier refuse d’approuver les demandes financières du roi et est dissout. Devant l’aggravation des difficultés en Écosse, le roi est contraint de convoquer à nouveau un Parlement en novembre dont les 4/5 des représentants aux Communes sont hostiles à la politique royale. Ils s’attaquent aux plus proches conseillers du roi. Thomas Wentworth est exécuté en mai 1641. Ils s’attaquent également aux innovations de la personal rule et obligent à un retour de la tradition du Kingin-Parliament, notamment la nécessité d’une approbation fiscale du Parlement. Ils imposent également l’impossibilité de la dissolution du Parlement sans le consentement de celui-ci. Par sa maladresse, Charles I^er s’aliène de plus en plus la nation politique. À cela s’ajoutent les tensions religieuses et ecclésiastiques. En effet, un mouvement hostile à l’épiscopat se développe dans la décennie 1630. Orchestré par l’aile radicale du Parlement il s’appuie sur les classes urbaines qui s’efforcent de faire entendre leur voix et qui témoignent par là d’une redistribution du jeu politique avec l’émergence de nouveaux acteurs. C’est la fin de l’unité parlementaire puisqu’à la Chambre des lords, les pairs laïcs s’opposent en avril 1641 à l’exclusion voulue par les communes des pairs spirituels.

39La situation se radicalise au cours de l’année 1641 sous l’impulsion de la même faction radicale du Parlement. En effet, sous l’impulsion de certains députés qui exploitent la situation écossaise et la rébellion des catholiques irlandais, une Grande Remontrance est formulée qui prend le parti de l’innovation politique en appelant à la limitation du pouvoir royal, notamment en matière militaire et politique puisque le Parlement entend lui imposer le choix de ses conseillers. Elle est adoptée le 22 novembre 1641 par 159 contre 148. Le faible écart symbolise la division de la nation politique en deux camps antagonistes équilibrés. Le roi opte alors pour le coup de force. Violant les privilèges du Parlement, il se présente aux Communes le 4 janvier 1642, accompagné de soldats, pour arrêter les plus virulents de ses opposants. Ceux-ci parviennent à lui échapper. Très rapidement, le pays bascule dans la guerre civile. Il ne faut pas toutefois imaginer que l’ensemble du pays choisit son camp. Dans le Yorkshire par exemple, le 1/3 des 700 gentlemen restent neutres. Quoi qu’il en soit, après quelques victoires royales sans conséquences, l’avantage passe rapidement au Parlement qui radicalise ses positions et qui entame une série de réformes dont la plus importante est la création de New Model Army, composée de professionnels et dans laquelle le commandement est confié aux officiers selon leur mérite et non selon leur place dans la société. Le commandement reste majoritairement entre les mains des gentlemen et des nobles, mais la promotion de roturiers est également possible. Rapidement, la lieutenance générale est confiée à Oliver Cromwell qui a montré ses qualités militaires. En juin 1645, la victoire est acquise au Parlement. Toutefois, les révoltés sont divisés sur la politique religieuse. À partir de 1647 s’affirme une branche radicale, celle des Levellers (niveleurs). Partis du peuple de Londres, ils gagnent ensuite les soldats de la New Model Army. Ils demandent un abaissement du cens pour accroître le nombre des électeurs, l’abolition de la monarchie et de la chambre des Lords, la tolérance religieuse, des réformes sociales et l’égalité devant la loi par une réforme des tribunaux. Ils exploitent les tensions existant entre l’armée et le Parlement. Finalement, ils s’allient aux Grandees qui procèdent à une purge du Parlement : le colonel Pride épure la chambre de 110 députés presbytériens le 6 décembre 1648, instaurant ainsi le Rump Parliament (Parlement croupion).

40La victoire de l’armée conduit à l’exécution du roi le 30 janvier 1649 et à l’abolition de la monarchie le 7 février. En mai suivant, l’Angleterre devient alors une république (Commonwealth) gouvernée par un conseil d’État de 41 membres. Les élites locales, soucieuses d’ordre, se rallient rapidement au niveau régime. Le problème réside dans la volonté des chefs militaires de ne pas renoncer à certains acquis, notamment fiscaux, qui permettaient de financer l’armée. Les tensions aboutissent à la répression des Levellers, puis du Rump Parliament opposé aux officiers les plus radicaux. Le Rump est alors dissous et remplacé par le Barebone Parliament, dont les membres sont essentiellement issus de la petite gentry. Toutefois, le régime instauré par Cromwell ne dispose pas d’une solide assise locale comme en témoigne la rébellion royaliste de Penruddock dans le sud-ouest du pays en mars 1655 à laquelle les élites locales ne résistent pas. À la mort de Cromwell, il apparaît clairement que son fils Richard ne dispose pas de la légitimité de son père. Le retour triomphal de Charles II, envisagé comme le seul garant possible de l’ordre, est un signe de l’attachement des élites locales, gentry en tête, à la monarchie comme facteur d’ordre⁵5.

41Ainsi, le xvii^e siècle est riche en crises qui opposent les élites des royaumes à l’État. On observe toutefois à la même époque l’affirmation d’une forme de domestication des élites, notamment nobiliaires, par le biais d’une institution qui redistribue largement les cartes du jeu politique : la cour.

La société de cour

42La cour est un lieu et un moment important de redéfinition des rapports entre la noblesse et le pouvoir royal dans l’Europe du xvii^e siècle. Pour la première moitié du siècle, l’étude doit cependant être menée parallèlement à celle d’une institution originale, là encore lisible à l’échelle des trois royaumes : celle du « principal ministre », qualifié également de « ministre-favori » ou, dans le cas espagnol, de « valido ». Le ministre-favori nous apprend beaucoup sur les relations entre le pouvoir royal et les élites. Dans le cas de Lerma, il constitue une réaction aristocratique au gouvernement des secrétaires et en même temps un moyen de contrôler les factions nées de la re-aristocratisation des conseils ; à l’inverse, dans celui de Concini, il correspond à une tentative de contrer l’affirmation des grands lignages face au pouvoir royal. Dans le cas de Luynes, il représente la voix de la noblesse moyenne face à l’aristocratie. Dans le cas de Buckingham, il incarne le choix d’une faction aristocratique contre une autre. Dans celui de Richelieu et Olivares, une tentative de défense de l’autorité royale face aux Grands menaçants.

Le principal ministre et sa clientèle

43D’une manière générale, l’institution du ministre-favori est un moyen efficace pour le roi de contrôler l’administration, la cour et le patronage royal. Il gère donc à la fois les relations avec les officiers et avec les nobles. Dans un contexte qui voit la bourgeoisie s’affirmer et la petite noblesse rencontrer des difficultés économiques croissantes, l’attrait des revenus des offices royaux engendre une forte demande. L’apparition du ministre-favorise justifie ainsi par la nécessité d’un « patronage manager », le principal ministre organisant la distribution des charges et canalisant les mécontentements éventuels. D’une certaine manière, le principal ministre se substitue à son souverain dans les tâches d’arbitrage de la faveur royale susceptibles de compromettre la dignité monarchique. Ses fonctions se traduisent naturellement par la constitution d’une clientèle personnelle toute puissante qui relaie son autorité dans le gouvernement, l’administration et la cour. Les « créatures » de Richelieu, les hechuras d’Olivares ont une traduction directe sur l’autorité des institutions existantes, qu’il s’agisse des États provinciaux ou des gouverneurs qu’elles minimisent au profit de l’autorité du principal ministre. Il y a donc un effet centripète de la clientèle ministérielle qui impose la cour comme LE centre de patronage qui compte au cœur du royaume. Il s’agit manifestement d’une réaction aux forces centrifuges de l’épée et de la robe. Cette concentration des pouvoirs se caractérise de plusieurs manières.

44On observe par exemple, à partir du xvii^e siècle, une stratégie systématique d’infiltration des oligarchies urbaines par les clientèles ministérielles, motivée par le poids des Cortes de Castille. Les cas de Lerma et Olivares sont éclairants : le premier est détenteur d’offices dans 8 des 19 cités représentées aux Cortes ; le second détient des offices dans chacune d’entre elles. Évidemment, ils ne siègent pas personnellement, mais nomment à leur place des créatures fidèles qui permettent au pouvoir royal de disposer dans chaque conseil municipal d’yeux, d’oreilles et de bouches parfaitement fidèles. Le xvii^e siècle espagnol voit ainsi s’opérer la concentration entre les mains d’un seul du patronage local et curial. La fusion entre les élites curiales et locales est opérée par l’intermédiaire du ministre-favori selon un processus qui implique une centralisation et une politisation des élites. C’est la même stratégie qui est suivie par le cardinal de Richelieu avec sa famille, ses protégés (les Bouthillier, les Sublet de Noyers, les Bullion) et ses clients au sein de l’élite régionale, et notamment des États provinciaux, des gouvernements, des parlements, des présidiaux et des municipalités.

45La fonction politique du ministre-favori peut ainsi être interprétée en termes d’histoire sociale. Le valido lutte contre les factions animées par les Grands, il travaille à une unification de la cour autour du pouvoir royal par la concentration entre ses mains de la distribution des faveurs, il resserre les liens du centre et de la périphérie par la nomination de ses créatures sur le plan local. La prééminence de la clientèle des ministres qui s’impose sous Richelieu et Mazarin se poursuit sous Colbert qui constitue autour de lui un véritable clan qui contrôle de nombreuses intendances, ainsi que l’administration de la marine et même des présidences de Parlement à tel point que l’on a parfois parlé d’un « lobby Colbert » (D. Dessert). Pour faire face à ce clan Colbert tout puissant, Louis XIV élève un clan concurrent, autour des Le Tellier-Louvois, très présents dans l’administration militaire qu’ils verrouillent par le contrôle des postes clés des six bureaux de la guerre et la désignation des commis et des commissaires des guerres. Ce noyautage systématique de l’armée par le clan Le Tellier scelle la prépondérance de la bureaucratie et de l’intendance sur les chefs militaires, issus généralement de l’aristocratie d’épée. On assiste donc, sous l’impulsion des ministres-favoris, à une rétraction des réseaux de patronage à l’exception de celui des ministres, puis du roi de France. En effet, à partir de 1691, le roi reprend directement la main et il n’existe alors plus qu’une seule clientèle, la clientèle royale. De ce point de vue, l’échec de Jérôme de Pontchartrain, secrétaire d’État de la marine, à se constituer une clientèle propre est tout à fait révélateur : le rendez-vous des ambitieux n’est plus l’entourage des ministres, mais le patronage royal.

Le ministre-favori et sa clientèle : gouvernement de la cour ou dérèglement des clientèles nobiliaires ?

46Les conséquences politiques de l’affirmation de la clientèle des ministres favoris sont difficiles à évaluer. L’analyse de la clientèle des ministres-favoris dans l’Espagne des premières décennies du xvii^e siècle révèle une mutation dans la logique qui l’anime. En effet, cette période correspond au développement d’une bureaucratie dans l’entourage du ministre. Or celle-ci tire ses membres de la cour, alors que celle des conseils castillans suit une logique davantage institutionnelle. Ainsi, la constitution par le valido de sa clientèle est un moyen de contourner la dimension déjà administrative de l’État. Aussi, le valido ramène le gouvernement au sein de la cour, incarnant la revanche de la haute aristocratie sur les letrados qui l’avaient évincée du pouvoir, sur les recommandations des rois catholiques et de Charles Quint qui, dans ses conseils à son fils, avait été très clair : « En el gobierno del reino no debe entrar ningun Grande⁶6. » Ainsi, en tant que système de gouvernement, le valido correspond à une forme de de-institutionnalisation ou de politisation car le valido, avec sa clientèle, court-circuite dans une large mesure les institutions existantes. Il constitue donc un facteur de mobilité sociale tout à fait essentiel. La clientèle du valido en Espagne n’a pas que des détracteurs. On retiendra d’ailleurs que si les validos ont souvent été critiqués dans leur action, leur légitimité n’a été remise en cause que dans les cas de Nithard et Valenzuela, seuls validos qui n’appartiennent pas à l’aristocratie espagnole. Ce sont les seuls cas où la noblesse castillane s’est opposée en tant que corps au valido. En France, en revanche, la concentration entre les mains d’un seul de l’attribution de la plupart des charges honorifiques et lucratives est vécue comme un dérèglement des clientèles nobiliaires. À l’origine, les clientèles obéissent à une logique régionale et sont conditionnées par l’assise locale des magnats. Avec le développement de la cour, le fondement de la clientèle ne réside plus dans cette influence locale, mais par un phénomène de centralisation de l’honneur, dans la position à la cour. Le principe de la clientèle ne disparaît jamais : c’est son orchestration qui évolue. En effet, on assiste avec Richelieu, puis Mazarin, au développement d’une clientèle prédatrice qui vampirise les autres afin de s’affirmer. Pour constituer sa propre clientèle, le principal ministre pénalise celle des Grands et donc affaiblit leur puissance. C’est pourquoi le Grand Condé, devant le rejet de Mazarin de ses sollicitations pour ses fidèles, proteste :

« Il est assez rude de servir avec la passion avec laquelle je sers, et se voir hors d’estat de rien faire ny pour soy ny pour ses amis […] Mais je voys fort peu de gens doresnavant qui se veuillent adresser à moy pour obtenir quelque grâce, et je seray fort circonspect à en demander, de peur de me décréditer tout à fait ⁷7. »

47Ainsi, il apparaît clairement que le principal ministre est l’instrument d’une nouvelle manière de gouverner qui modifie radicalement les relations entre la noblesse et le roi. En France, le xvii^e siècle correspond à la période qui voit l’unification des élites du royaume, notamment de la noblesse, autour du roi. Dans ce processus, la cour a joué un rôle tout à fait essentiel.

La société de cour

48On l’a évoqué, la cour est un phénomène commun aux trois royaumes et constitue un lieu essentiel de la rencontre entre le souverain et la noblesse.

49Pour l’Angleterre, David Hume écrit d’ailleurs : « En dehors des périodes de sessions parlementaires, l’histoire [du règne de Jacques I^er] est plutôt l’histoire de la cour que celle de la nation⁸8. » Toutefois, l’organisation de la cour et son rôle politique évoluent au cours du siècle. Aux lendemains de la mort d’Élisabeth I^re, le 24 mars 1603, Robert Carey rejoint Jacques I^er d’Écosse à Holyrood et le salue comme Jacques VI d’Angleterre. Au nouveau roi qui l’invite à demander la récompense de son choix, il répond qu’il souhaiterait être nommé Gentleman of the Bedchamber. C’est le premier signe d’un déplacement de pouvoir de la Privy Chamber vers la Bedchamber et, plus généralement, le signe de l’effacement de l’influence du Privy Council et d’un ministre-bureaucrate en faveur d’un favori et d’une Bedchamber largement peuplée d’Écossais. Les deux principaux favoris du règne, Robert Kerr, comte de Somerset et Georges Villiers, duc de Buckingham, doivent d’ailleurs leur ascension prodigieuse à la place qu’ils occupent dans l’entourage immédiat du roi. Inversement, les grands perdants sont les conseillers du roi qui perdent le droit acquis en 1536-1540 d’accéder automatiquement aux appartements privés du souverain : ils doivent à présent attendre une audience officielle. Le pouvoir de patronage passe ainsi des mains des conseillers à celles des familiers, d’autant plus influents lorsque le roi est participatory (participatif), comme c’est le cas de Jacques I^er. Parmi eux, Buckingham affirme, à la fin du règne, sa toute puissance. Cette dernière engendre le mécontentement de ses ennemis aristocrates qui font alors du Parlement le forum de leurs désaccords avec le favori. Cette instrumentalisation des Chambres est lourd de conséquences sur l’évolution politique de l’Angleterre.

50Par la suite, le règne de Charles I^er correspond à des réformes curiales importantes. Souverain distant, le roi procède à une rigidification de l’étiquette de la cour pour éloigner de lui les courtisans et moraliser la cour afin qu’elle constitue un modèle pour le reste du royaume. En même temps, il sépare nettement la sphère intime de la sphère politique, la faveur de l’influence. Sous son règne, aucun familier de la Bedchamber ne dispose d’un poids politique significatif. Ainsi, sa personne privée et sa personne publique sont séparées, à la différence de la situation qui prévalait sous son père. La conséquence en est importante pour la noblesse et l’aristocratie anglaise : cette attitude se traduit par une grande stabilité politique et par l’élimination des factions qui ne peuvent plus s’épanouir dans le cadre des appartements privés du souverain, comme sous Jacques I^er. De la sorte, Charles I^er est un souverain au-dessus des factions. Toutefois, son refus d’écouter les Grands en cas de crise explique qu’en 1642, de nombreux officiers de sa maison choisissent le camp de ses ennemis. Les conséquences de la guerre civile sur le rôle politique de la cour sont fondamentales. Jusqu’à elles, la cour est LE lieu du jeu politique. C’est l’endroit clé où se tissent les relations entre les élites politiques et le roi, dans une répartition subtile de pouvoir entre le souverain, source de toute autorité, et les deux institutions de la Bedchamber et du conseil privé. Par la suite, la cour reste un lieu politique important auquel même les opposants au roi sont attachés. Toutefois, à partir de 1660, et plus encore après 1688, la cour n’est plus qu’un lieu politique parmi d’autres. Le Parlement est devenu le lieu politique par excellence. Lorsque sous Guillaume III la cour quitte Whitehall pour Hampton Court et Kensington, elle n’est plus le centre de la vie sociale anglaise. L’incendie de 1698 qui réduit en cendres le palais de Whitehall est le symbole du déclin de la cour anglaise à la fin du xvii^e siècle. De la même manière, en Espagne, la crise financière du xvii^e siècle, accompagnée d’une idéologie royale qui laisse peu de place à la divinisation du monarque, et de la perte d’influence de l’Espagne au profit de la France engendre une perte de rayonnement progressif de la cour sous le règne de Charles II (1665-1700). Pourtant, avec son étiquette sévère, ses élites sociales et administratives, ses nombreux serviteurs et son réseau d’intrigues, la cour espagnole du premier xvii^e siècle est une cour classique qui connaît son apogée sous Philippe IV. En créant le palais de Buen Retiro, Philippe IV entendait, comme Louis XIV plus tard avec Versailles, attirer près de lui l’aristocratie de son royaume. Toutefois, force est de reconnaître que la cour de Louis XIV reste le modèle curial le plus abouti.

51Dans les années 1930, le sociologue Norbert Élias l’a interprétée comme un processus de domestication de la noblesse que l’on a tendance aujourd’hui à relativiser en insistant sur la dimension de récompense plus que de contrainte que représente le service du roi. Si l’étiquette, qui commande aux courtisans d’assister ou de participer à l’ensemble des gestes de la vie quotidienne du roi, est une manifestation de la supériorité du monarque, elle est également un moyen qui permet à chaque courtisan de se définir par rapport aux autres et donc d’affirmer son rang au moyen de subtiles différences qui exaltent l’honneur de son nom. L’étiquette est un moyen d’extérioriser la position hiérarchique de chacun au sein de l’élite. C’est pourquoi la vie de cour ne doit pas tant être vue comme un cadre contraignant dont l’objectif serait de brider l’élite de la noblesse, que comme l’une des formes les plus achevées de la sociabilité nobiliaire. L’étiquette est un rituel social qui vise à affirmer l’ordre social.

52Ainsi, la cour, instrument politique dans l’esprit de Louis XIV, a des conséquences fondamentales sur la structure de la noblesse française. Louis XIV, comme alchimiste social a une triple fonction. Il est d’abord le fédérateur, le garant du consensus nobiliaire et de la hiérarchie sociale ; il est aussi l’acteur de la mobilité sociale, qui organise la circulation ascendante ou descendante des familles, en jouant notamment sur les rivalités entre la robe et l’épée ; enfin, il est celui qui abaisse les prétentions des Grands auxquels il rappelle qu’ils ne sont rien sans lui. Ces trois dimensions sont tout aussi importantes et il ne faut pas négliger notamment la dimension de garant de l’ordre social du roi. Ainsi, Saint Simon nous rapporte la fureur de Louis XIV lorsque M^me de Torcy, femme du ministre des affaires étrangères, a l’impudence à Marly, en 1707, d’usurper la place de la duchesse de Duras :

« [Le roi] dit à M^me de Maintenon qu’il venait d’être témoin d’une insolence […] qu’une entreprise aurait été insupportable d’une femme de qualité, de quelque haute naissance qu’elle fût, mais que, d’une petite bourgeoise, fille de Pomponne, qui s’appelait Arnauld, mariée à un Colbert, il avouait qu’il avait été dix fois sur le point de la faire sortir de table et qu’il ne s’était retenu que par la considération de son mari. Enfilant là-dessus la généalogie des Arnauld qu’il eut bientôt épuisée, il passa à celle des Colbert qu’il déchiffra de même, s’étendit sur leur folie d’avoir voulu descendre d’un roi d’Écosse […]. Il se mit à exalter la dignité des ducs, et fit connaître pour la première fois de sa vie qu’il n’en ignorait ni la grandeur ni la connexité de cette grandeur à celle de sa couronne et de sa propre majesté […]. On peut imager le bruit que fit cette aventure et jusqu’à quel point les secrétaires d’État et les ministres, si haut montés, la sentirent⁹9. »

53Comme régulateur, Louis XIV entend exercer un contrôle sans appel sur les alliances matrimoniales de ses serviteurs les plus puissants afin de maîtriser la puissance des factions du gouvernement et de la cour. Soucieux de maintenir la stabilité de la classe aristocratique, il est en particulier hostile aux mariages susceptibles de rapprocher familles ministérielles et princes du sang, et donc de donner le jour à des clans extrêmement puissants. C’est ainsi que Pontchartrain, désireux de marier son fils à Mademoiselle de Malauze, descendante d’un bâtard de Jean II de Bourbon, essuie un refus cinglant, rapporté par Saint-Simon :

« Sa surprise fut grande lorsqu’il entendit le Roi lui conseiller de penser à autre chose. Comme celle-là lui convenait, il insista tellement que le Roi lui dit franchement que cette fille portait les armes de Bourbon, qui le choqueraient accolées avec les siennes, qu’il la voulait marier à son gré, et qu’en un mot il désirait qu’il n’y pensât plus10. »

54Enfin, il convient de rappeler que la cour présente l’avantage de montrer le roi à sa noblesse. En effet, après le règne de Louis XIII qui avait largement coupé le roi de sa noblesse en raison de la personnalité du souverain et du système de gouvernement autour de Richelieu, après les années Mazarin, le roi revient au centre de la scène et se montre à ses nobles. De la sorte, il n’est pas possible de réduire l’État Louis XIV à une Raison d’État impersonnelle (qui existe). Il faut lui ajouter la présence du roi personnalisant l’État. Ainsi, le règne de Louis XIV retisse des liens entre le souverain et sa noblesse, liens qui s’étaient distendus sous son père. Par ailleurs, la cour, notamment celle de Louis XIV se traduit par une sorte de monopolisation du roi par la noblesse, qui le garde pour elle et pour elle seule. La cour permet à la noblesse d’exercer son influence sur le roi et est d’ailleurs un lieu qui exclut les nouvelles élites roturières. Ainsi, la cour peut être interprétée comme une simplification des relations entre le roi et ses élites. Par la présence obligatoire à la cour de tout noble qui compte, le souverain règle le problème des liens avec les élites nobiliaires éloignées aux confins de son royaume et établit un lien stable parce que permanent avec une noblesse sinon souvent absente. En somme, le règne de Louis XIV correspond à une stabilisation de la situation des grandes familles dont le pouvoir avait été battu en brèche sous les ministériats de Richelieu et Mazarin. Le roi effectue un travail de régulation dans l’attribution des gouvernements de provinces et des offices de la Couronne : il procède à une restauration de l’ordre politique et social remis en cause par les deux cardinaux ministres. Au final, son œuvre se traduit par une consolidation de la domination sociale et de la prééminence politique de la haute noblesse puisque le cercle des détenteurs de ces charges se restreint et que leur détention s’allonge au cours du règne personnel du souverain (ce qui n’est pas sans faire penser à l’évolution qui intervient en Espagne, cf supra). La prise de pouvoir de 1661 n’inaugure donc pas un asservissement de la noblesse mais le retour à des relations pacifiées dont la traduction la plus éclatante est la fin des grands soulèvements aristocratiques dans le cadre d’un « pacte politique tacite rétabli entre le roi et la haute noblesse » (K. Béguin). Le ralliement des élites de la naissance et du pouvoir à la monarchie absolue s’explique sans doute davantage par ce pacte que par un processus coercitif de réduction à l’obéissance. L’intérêt de l’alliance est réciproque : le pouvoir monarchique y trouve la garantie de soutiens et de relais efficaces de son autorité, tandis que les plus grands lignages aristocratiques y gagnent en stabilité dans le cadre d’une distribution plus équilibrée des dignités à l’encontre du règne prédateur des cardinaux ministres. Il est significatif que le Grand Condé lui-même ait vanté chez le roi « cette règle générale qu’il s’est faite de ne changer jamais d’amis11 ». La collaboration entre les élites et le pouvoir royal est une dimension essentielle que ne doivent pas masquer les révoltes du début du siècle. C’est le point par lequel il convient de terminer cette analyse.

Conclusion : l’alliance des élites et de l’État

55Il apparaît manifeste que les tensions entre les élites politiques et le pouvoir royal sont nombreuses dans la première moitié du xvii^e siècle, dans un contexte qui voit l’affirmation du pouvoir royal, souvent au détriment d’une grande partie d’entre elles. Cependant, une fois dépassées les périodes de trouble il apparaît clairement qu’en dépit d’affrontements parfois violent, ce qui domine dans les relations entre l’État et les élites politiques, c’est la collaboration.

56Ce souci de collaboration se pose en des termes originaux en Espagne en raison du caractère composite de la monarchie, éclatée en plusieurs royaumes. Or, au début du xvii^e siècle, le pouvoir est essentiellement entre les mains des Castillans, ce qui mécontente tout le monde. En effet, si la société castillane fournit l’essentiel des conseillers et des vice-rois, par l’intermédiaire de ses plus hauts lignages, elle supporte également l’essentiel de l’effort économique et militaire engendré par la domination espagnole. Ainsi, tandis que les Aragonais, les Portugais ou les Basques réclament une plus grande participation au jeu politique, les Castillans revendiquent un partage équitable de l’effort. Au cours de la décennie 1620, il apparaît manifeste qu’une direction exclusivement castillane des territoires des Habsbourg n’est plus viable. Le souci de créer une unité espagnole passe par l’attribution à des Portugais ou des Aragonais de charges importantes. C’est ainsi qu’Olivares invite Philippe IV à « favoriser les natifs de ces royaumes [Aragon et Portugal] et les introduire en fomentant des mariages avec les Castillanes […] comme aux charges et dignités de la Castille ». Il va jusqu’à affirmer qu’un Aragonais devrait pouvoir devenir président du conseil de Castille¹²12. Toutefois, le cas espagnol est bien spécifique, et la collaboration entre les élites locales et le pouvoir central se pose en des termes différents et plus proches dans les cas français et anglais.

57Dans le cas français, on a eu tendance à interpréter le xvii^e siècle comme une période qui aurait vu la mise en sommeil des institutions permettant aux élites locales de participer au pouvoir. Cette lecture est aujourd’hui remise en cause. Les études les plus récentes montrent que l’on assiste plutôt à une négociation permanente des institutions centrales avec les institutions locales. L’exemple du Dauphiné est de ce point de vue éclairant. Dans le cadre des États de la province, des discussions ont lieu sur la réforme de la taille. Dans ce pays de taille personnelle (dont les nobles sont donc exemptés), les roturiers, menés par le quatrième ordre, désirent en effet qu’elle devienne réelle afin de mieux partager le poids de l’impôt et ils font appel au pouvoir d’arbitrage du souverain. L’intervention centrale la plus forte a lieu sous Richelieu entre 1628 et 1639 et se traduit par la suppression des États, la création d’élections et l’instauration de la taille réelle. Le cas du Dauphiné illustre bien le processus d’affirmation de l’État central par le biais d’une alliance avec une partie de l’élite locale à laquelle la lie une convergence d’intérêts. Il ne détruit pas forcément les élites ni les institutions locales. Il coordonne leurs activités à son profit. La collaboration est le maître mot de son activité.

58L’exemple de la Franche-Comté en est une autre illustration. Française par conquête en 1674, elle n’est pas favorable au début à l’occupation française. L’intendant Chauvelin, nommé par le roi en 1675, va mettre en place une politique subtile pour gagner les élites, notamment urbaines, à la France en attribuant des postes clés à ceux qui sont favorables à Louis XIV.

59Enfin, la collaboration entre les élites locales et le pouvoir central se justifie souvent par des motifs financiers, comme l’atteste l’exemple du Languedoc étudié par William Beik. Ainsi, les officiers de finances, financiers et prêteurs, tous membres des États, récupèrent, en 1647, 30 % de l’impôt direct et 36,4 % en 1677. Cette collaboration entre les élites et l’État central trouve une autre expression dans la même province dans le cadre de la construction du canal du Midi. Voulu par un pouvoir royal désireux de dynamiser le commerce du royaume, il nécessite un investissement de 20 millions de livres qui sont financés pour 8 millions par le Trésor royal, pour 8 autres millions par les États du Languedoc et pour 4 autres millions par le concepteur du canal, Pierre-Paul Riquet. L’un des principaux investisseurs du canal, Pierre-Louis Reich de Pennautier, trésorier de la Bourse des États du Languedoc et receveur général du clergé de France reçoit, en remerciement de son investissement, un droit de péage sur les marchandises passant sur ses terres qui abritent le canal. Les liens financiers entre la monarchie et les élites provinciales sont donc importants.

60On a vu plus haut que la construction d’un État absolutiste peut être analysée, au moins en partie, en termes de convergence d’intérêts financiers puisqu’il repose sur l’association avec les élites locales par l’intermédiaire de l’office : par ce biais, l’État ressert le maillage de son filet administratif tout en captant les liquidités des notables. D’autre part, l’analyse du comportement économique des officiers moyens révèle que si l’office constitue la plupart du temps une part croissante de leur patrimoine, les officiers sont en même temps des bailleurs de fonds importants pour la monarchie. Ce statut de bailleur de fond de la monarchie est partagé par la plus haute noblesse. En effet, l’État royal, à cours d’argent pour le financement de ses guerres est soucieux que l’argent rentre vite. Il afferme les impôts à des financiers qui lui avancent l’argent. Les financiers se remboursent ensuite en levant eux-mêmes les impôts. Or, au moment d’avancer l’argent au souverain, les financiers sont eux-mêmes obligés d’emprunter l’argent là où il se trouve, c’est-à-dire auprès des Grands (Daniel Dessert). Il en naît d’ailleurs un paradoxe tout à fait capital : en effet, soumis au plan politique, les Grands sont les maîtres indirects d’un État qu’ils financent largement. Le cas de Condé est bien connu et illustre combien la fidélité des Grands est fonction de l’intérêt qu’ils y trouvent. Ainsi,

« le bilan [de la coopération des princes de Condé] avec le pouvoir royal tient en deux chiffres : une fortune de plus de 16 millions de livres et des revenus multipliés par cent en trois décennies. Il y avait de quoi anéantir les derniers réflexes d’une révolte qui paraissait si fort ancrée dans la tradition du lignage […]. L’exemple de Henri II de Bourbon, comme l’attitude initiale de son fils prouvent […] combien leur loyauté était conditionnée par leur association fructueuse au pouvoir. Mais la parenthèse frondeuse a masqué la continuité réelle de cette contribution décisive et intéressée à l’administration du royaume, qui n’a plus revêtu, sous le règne personnel de Louis XIV, que les apparences d’une résignation13. »

61Inspiré par les études de William Beik sur le Languedoc et de Daniel Hickey sur le Dauphiné, Michaël J. Braddick est à son tour frappé par la collaboration entre les élites et le pouvoir central en Angleterre. Pourtant, lorsque l’on analyse le développement de l’État fiscal et militaire de l’Angleterre du xvii^e siècle, et que l’on s’aperçoit que le poids de la taxation est multiplié en certains lieux par un coefficient de 20, on ne peut que s’étonner que ces innovations fiscales n’aient pas entraîné de résistance provinciale majeure surtout si l’on songe aux grandes révoltes anti-fiscales du règne de Louis XIII et si l’on connaît l’antagonisme existant entre le centre et les localités au xvii^e siècle. En effet, l’historiographie explicative des causes de la guerre civile, après avoir opposé une gentry ascendante à une aristocratie en déclin, puis des parlementaires progressistes à des monarchistes absolutistes, s’est mise à interpréter les tensions anglaises en termes d’opposition entre le centre et les localités. Selon certains historiens, l’affirmation du gouvernement central (et, dans le cas anglais, l’originalité est que l’on a affaire au xvii^e siècle, tantôt à un gouvernement royaliste, tantôt à un gouvernement républicain), passe nécessairement par un affrontement avec les localités dont l’indépendance doit être brisée. Selon Conrad Russel c’est là que réside l’explication de l’effondrement du gouvernement des premiers Stuart. De son côté, c’est ainsi que John Morrill explique l’absence de soutien aux régimes parlementaires des années 1640-1650. De ce point de vue, l’acceptation facile par les populations des innovations de taxation ne remet-il pas en cause le modèle qui analyse les relations centre-localités en postulant un conflit d’intérêt automatique et nécessaire ? Il s’avère en fait que la collecte des impôts indirects en Angleterre est toujours le fruit d’un accommodement (composition) entre les autorités fiscales et le contribuable. Par ailleurs, une autre innovation importante est qu’à partir de 1640, tous les impôts sont approuvés par le Parlement. Il n’est donc plus possible de refuser de payer l’impôt en arguant de son illégalité. La question qui se pose alors est : pourquoi le Parlement autorise-t-il des impôts de plus en plus lourd ?

62Pour comprendre la collaboration des élites, Michael Braddick juxtapose deux couples qui sont généralement traités séparément. Celui formé par les élites et le peuple et celui formé par le centre et les localités. Les processus de la formation des élites et de la formation de l’État sont ainsi interprétés comme complémentaires, Braddick plaçant au centre de son analyse la négociation du pouvoir de l’élite. Cette collaboration est logique puisqu’en imposant l’autorité de l’État dans les communautés locales, les élites renforçaient en même temps leurs positions sociales. L’administration du royaume d’Angleterre repose largement sur l’action volontaire des élites locales qui trouvent dans l’exercice des charges qu’ils occupent un intérêt honorifique et matériel. Le service de l’État royal renforce la position locale des élites. L’idée maîtresse de M. Braddick est ainsi que les changements intervenus dans l’État anglais entre 1550 et 1700 sont le fruit d’une « mutualité d’intérêts entre la couronne et les élites locales ». Ainsi, la formation de l’État ne consiste pas en un triomphe du centre sur les élites locales, mais plutôt en une vision partagée des bases de l’ordre social. En 1625, à un gentleman qui se plaignait d’avoir à lever des impôts peut-être illégaux, un autre gentleman répondit : « We must not give an example of disobedience to those beneath us14. » En 1631, le Book of Orders, promulgué par le conseil privé, entend dicter aux autorités locales la politique à suivre en direction des pauvres. La réaction des juges de paix est complexe : s’ils acceptent sans difficultés des instructions qui visent à maintenir un ordre social auquel ils sont attachés, ils sont plus réticents devant l’affirmation de la présence du pouvoir central dans des affaires traditionnellement du ressort des autorités locales. Au final, les magistrats bénévoles des comtés anglais mettent en œuvre la politique royale à l’égard des pauvres car elle confirme leur prééminence sociale en même temps qu’elle règle les problèmes localement. On est donc frappé par la coopération entre les élites locales et le pouvoir central, le second assurant l’autorité et la légitimité du second qui, en retour, exécute fidèlement les demandes royales, même lorsqu’elles y sont plutôt hostile. A certains moment de déséquilibre seulement (en 1641 et 1687), ce partenariat se disloque.

63On peut dire avec William Beik que l’État s’est développé « latéralement » dans une subtile alliance avec les élites du royaume. Son affirmation s’est traduite par la création d’élites nouvelles, l’atténuation des pesanteurs sociales traditionnelles et la concentration de l’État « autour de deux pôles, le pouvoir du souverain et la hiérarchie des officiers ». L’État constitue ainsi une entité qui dépasse la somme de ses serviteurs avec lesquels il entretient des relations de complicité et de collaboration, mais aussi, à l’occasion, de défiance15.