URL originale : https://books.openedition.org/pur/74084
Épilogue. Primaires ouvertes, déclin des partis, et individualisation du champ politique
p. 309-319
Texte intégral
1Les primaires s’installent dans le paysage politique français comme étape désormais incontournable de la sélection des candidats à l’élection présidentielle. On est passé en quelques années d’une désignation interne des candidats à une désignation par l’ensemble des militants (primaires dites « fermées ») puis à une désignation par les simples sympathisants (primaires « ouvertes »)1. Ce déplacement du centre de gravité de la vie politique a d’abord été le fait d’une gauche plus ouverte à la problématique de la démocratie intra-partisane2, tandis que la droite demeurait imprégnée d’une conception naturalisée du leader, entre gaullisme et bonapartisme3. Les choses ont évolué dans le sens de la légitimation croissante de la procédure des primaires, comme le démontre le fait que cette procédure s’appliquera aux candidats « Républicains » en 2016 : Nicolas Sarkozy a échoué à s’imposer comme leader naturel de la formation qu’il a (re)fondé et qu’il dirige pourtant. Il devra affronter des concurrents sérieux (Alain Juppé, François Fillon…), qui plus est dans une primaire ouverte, quand son intérêt aurait été de restreindre le suffrage aux seuls militants4. Même à droite donc, la position de leader partisan ne suffit plus à conférer un capital politique immédiatement convertible en candidature naturelle à l’élection présidentielle. La seule limite (fragile au demeurant) au dispositif des primaires en vue de l’élection présidentielle n’est pas liée au clivage politique : elle tient dans la légitimité persistante du président sortant. Nicolas Sarkozy en 2012 n’eut pas à affronter cette épreuve. François Hollande bénéficiera-t-il du même privilège en 2017 ? Des voix s’élèvent pour réclamer une primaire y compris dans ce cas. C’est dire la force désormais acquise par cette norme. Pour tous les candidats potentiels, la primaire s’impose comme dispositif incontournable dans la course à la présidentiabilité.
2La métamorphose que constitue la conversion de la classe politique à ce mécanisme interroge évidemment la science politique, tant les effets en sont lourds5. Pour la seule élection présidentielle, on tentera ici d’en recenser quelques-uns en systématisant la comparaison entre le système tel qu’il existait avant et celui qui tend à se mettre en place sous nos yeux scrutin après scrutin. Le premier effet des primaires ouvertes tient dans la marginalisation des appareils partisans, court-circuités par cette procédure. Le sympathisant effectue les choix jadis dévolus au militant ; le leader partisan n’est plus qu’un compétiteur parmi d’autres… Second effet : la primaire individualise encore un peu plus le capital politique. Elle construit un affrontement entre des personnalités politiques qui deviennent autant de micro-entrepreneurs politiques : recherche de visibilité, offres électorales individualisées dans des livres-programmes… La primaire personnalise et individualise.
Vers une marginalisation des partis ?
3Le modèle partisan français s’est progressivement aligné, au fil de la Ve République, sur la mécanique de l’élection présidentielle. Les observateurs ont précocement diagnostiqué la présidentialisation des partis politiques6. À mesure qu’il devenait évident que le scrutin présidentiel commandait l’ensemble de la vie politique (tendance que le quinquennat n’a fait que renforcer), les partis ne pouvaient, dans leur conquête du pouvoir, que s’adapter à cette logique. Il en a résulté une forte présidentialisation des partis désireux d’anticiper dans leur structuration même la logique de l’élection dite « suprême ». Le leadership partisan pouvait être construit comme anticipant le leadership présidentiel, il devait être pourvoyeur de présidentiabilité. La gauche, longtemps critique à l’égard de la présidentialisation du régime, a résisté un temps à sa propre présidentialisation, dans un contexte d’avant Epinay marqué par une certaine dispersion partisane. La conversion à la logique de l’élection présidentielle au suffrage universel direct a signifié l’accentuation du leadership partisan, François Mitterrand symbolisant la fusion de l’un et l’autre. Avant lui, les figures de Pierre Mendès-France ou de Guy Mollet (voire de Gaston Defferre), symbolisaient au contraire le refus de la gauche de s’aligner sur la conception gaullienne du pouvoir et de jouer le jeu selon les règles définies par le fondateur de la Ve République. Une fois ces réticences levées, le jeu politique s’est clarifié : tout leader partisan devenait candidat naturel à la présidentielle, et il était peu probable qu’une candidature crédible puisse naître d’ailleurs que des grandes formations politiques. D’où une stratégie préalable à toute conquête présidentielle consistant à structurer le milieu partisan pour prendre la tête d’une formation aussi large que possible : ce fut le souci de François Mitterrand avec le PS, de Valéry Giscard d’Estaing avec l’UDF, de Jacques Chirac avec le RPR. La conquête du leadership partisan, arbitrée par les militants mais largement affaire de jeux d’appareils, anticipait à l’évidence l’élection présidentielle. Ceux qui tentèrent de s’affranchir de cette contrainte, condamnés à l’ingrate posture de dissidents, en furent le plus souvent pour leur frais : ainsi Michel Debré en 1981 ou Edouard Balladur en 1995, quand bien même ils avaient occupé l’un et l’autre le poste prestigieux de premier ministre.
La dévalorisation du leadership partisan
4Le changement opéré du fait de la mécanique des primaires est brutal. Le leadership partisan valait auparavant présomption de présidentiabilité. Les leaders partisans étaient peu contestables dans leur prétention à représenter le parti à l’occasion de l’élection suprême, comme l’ont démontré successivement VGE, François Mitterrand, Georges Marchais ou Jacques Chirac, et même Nicolas Sarkozy ou François Hollande. On peut même aller plus loin et souligner que le leadership partisan s’est largement aligné sur le leadership présidentiel en termes d’habitus. Comme si la capacité à présider, la stature de l’homme d’État, devaient s’éprouver à l’échelle réduite d’un parti avant de s’élargir à l’échelle de l’État. Si le passage d’une posture à l’autre oblige à des modifications substantielles (en particulier le renoncement au discours d’affrontement partisan au profit d’un discours surplombant de rassemblement national), il faut souligner les continuités symboliques : capacité à arbitrer, à rassembler, à entraîner l’adhésion des citoyens… Parce que donc l’accès à la fonction de leader partisan signifiait mécaniquement (au moins pour les formations électoralement significatives) appartenance au cercle restreint des présidentiables, les luttes d’appareils pouvaient être pensées comme première étape dans la course à l’Élysée. Ainsi de la rivalité Mitterrand-Rocard, dont il faut rappeler qu’elle fut arbitrée par le parti et non par les électeurs de gauche ou par les sondages ; ainsi encore la rivalité entre Jacques Chaban-Delmas et Jacques Chirac à la mort de Georges Pompidou.
5Si l’on met de côté le FN, qui continue à fonctionner de ce point de vue « à l’ancienne », on peut dire que l’équation qui lie leadership partisan et présidentiabilité s’est grippée. Si les petits candidats dissidents des grandes familles partisanes demeurent attachés à se doter d’un parti qui, quelle qu’en soit la taille, est prétexte à leadership (MNR pour Bruno Mégret, Debout la République pour Nicolas Dupont-Aignan, MDC pour Jean-Pierre Chevènement, MPF pour Philippe de Villiers, Parti chrétien-démocrate pour Christine Boutin), la logique même de ces candidatures démontre que la position minoritaire au sein d’une grande formation n’interdit aucunement d’être candidat : il suffit pour cela de faire dissidence et de créer une formation autonome. Quant à ceux qui sont en position plus centrale au sein des grandes formations, ils sont moins assurés que par le passé d’apparaître comme des candidats « naturels ». La mécanique des primaires ouvertes consiste à faire arbitrer la compétition entre prétendants par les militants ou par les sympathisants : rien ne garantit au leader une position favorable dans cette compétition. François Hollande a certainement bénéficié en 2012 d’avoir été pendant plus de 10 ans Premier secrétaire du PS, mais il avait renoncé à cette fonction depuis 2008. Martine Aubry, qui lui succéda, renonça également à la fonction pour participer à la primaire. Le poste de Premier secrétaire demeure à l’évidence très précieux dans la perspective de la compétition (voir la rivalité, riche d’arrières-pensées élyséennes, entre Martine Aubry et Ségolène Royal en 2008 ; ou celle entre Jean-François Coppé et François Fillon à l’UMP en 2012) : mais le lien n’est plus immédiat entre les deux positions. La tendance au découplage s’est même nettement accentuée ces dernières années : Harlem Désir puis Jean-Christophe Cambadélis ont fait consensus précisément du fait de leur déficit de présidentiabilité. On attend d’eux qu’ils gèrent la machine partisane et qu’éventuellement ils prennent en charge la primaire, sachant qu’ils ne peuvent guère prétendre y participer (ainsi Harlem Désir en 2011). Les vrais présidentiables sont ailleurs, parfois même en marge de l’appareil. Seul compte, en particulier à partir du moment où la primaire est ouverte, qu’ils aient une image forte auprès de l’opinion. Le leadership partisan est un moyen, mais seulement un moyen parmi beaucoup d’autres (voir infra), pour acquérir cette image. Bernard Dolez rappelle à juste titre que le statut de premier secrétaire du PS ne profita ni à Henri Emmanuelli (battu par Lionel Jospin en 1995), ni à François Hollande (s’effaçant devant Ségolène Royal en 2006), ni à Martine Aubry (battue par le même François Hollande en 2011)7.
6Que dire alors de la stratégie sarkhozienne visant à reconquérir le parti pour ensuite reconquérir l’Élysée ? La quête du leadership partisan, et même la refondation du parti, peuvent sembler des stratégies inadéquates à partir du moment où la règle des primaires ouvertes s’impose. Sauf à considérer que justement, la présidence du parti donne les ressources suffisantes pour évacuer cette procédure et maintenir le schéma ancien (primaire fermée ou… pas de primaire du tout !). Ce n’est pas ce qui s’est passé, comme si au fond l’autorité sur le parti n’avait été concédée à Nicolas Sarkozy par ses concurrents que parce que ceux-ci savaient que le principe des primaires ouvertes ne pourrait être remis en cause. Alain Juppé, François Fillon et Bruno Le Maire ont toutes les raisons de penser que l’élection ne se jouera pas à l’échelle du parti. De là à considérer que la victoire de Nicolas Sarkozy est une victoire à la Pyrrhus…
La dévalorisation des militants
7La primaire fermée avait ouvert une brève phase de déplacement du pouvoir des instances centrales du parti (l’appareil) vers les militants8. Ainsi au PS en 1995 et en 2002. Le déplacement du centre de gravité décisionnel de l’appareil vers l’ensemble des militants a signifié une phase d’ouverture démocratique au sein des partis politiques, phase d’autant plus convaincante que les militants avaient à arbitrer entre plusieurs candidats (Lionel Jospin et Henri Emmanuelli en 1995, Ségolène Royal, DSK, Laurent Fabius en 20029). Mais cette victoire des militants est en trompe-l’ œil. Confrontés aux sondages d’opinion leur permettant d’évaluer par anticipation les chances objectives des divers candidats pour le scrutin à venir, les électeurs des primaires ne peuvent qu’être tentés de valider par anticipation les verdicts de l’opinion. Ce mécanisme a profité à Ségolène Royal en 2007 : sa victoire était moins dûe à ses ressources partisanes qu’à son image dans l’opinion. Apparaissant comme la seule capable de gagner contre Sarkozy, elle parvint à convaincre des militants pourtant parfois dubitatifs. Ce glissement du pouvoir décisionel (du militant vers l’électeur) a été institutionnalisé à travers la procédure des primaires dites ouvertes. Rémi Lefebvre a bien montré à quel point ce changement signifiait « la fin du parti militant10 ». On a vu émerger l’improbable catégorie des sympathisants invités à arbitrer entre les candidats. Les militants, et plus généralement les partis, sont déssaisis. Très paradoxalement, ce désaisissement est un auto-désaisissement : fragilisés au plan de la légitimité, contestés dans les grands monopoles symboliques qu’ils s’étaient octroyés (offre programmatique et sélection du personnel politique), les grands partis ne peuvent maintenir leur position qu’en concédant cette ouverture.
8On peut dans ces conditions s’interroger sur la consistance de ce nouveau collectif constitué des « sympathisants ». Il est évidemment difficile de décrire avec précision cette catégorie aux contours pour le moins flous. Le critère de définition le plus opérationnel est d’une certaine façon lié à la procédure des primaires elle-même : est sympathisant celui qui trouve intérêt à participer à la désignation d’un candidat, en particulier parce qu’il partage les valeurs de la famille politique concernée. Une telle définition ne peut manquer de susciter des interrogations, par exemple celle de savoir s’il est possible que les militants du camp d’en face se mobilisent pour faire pencher la balance dans un sens ou dans un autre, soit sur la base d’une préférence idéologique (des électeurs de gauche iraient voter pour Juppé qu’ils jugent moins « dangereux » que Sarkozy), soit sur la base d’une préférence tactique (les mêmes iraient voter Sarkozy pour accroître les chances du candidat de gauche). Même en excluant cette hypothèse dont il n’est pas totalement certain qu’elle soit fantaisiste11, la question demeure de savoir ce qu’est un sympathisant dans un contexte de forte mobilité (voire de volatilité) électorales et d’abstentionnisme intermittent. La question est donc posée de savoir à quel électorat on s’adresse lors d’une primaire ouverte. Électorat plus centriste que les seuls adhérents ? Moins politisé ? Si l’élection présidentielle, selon un adage fameux, se gagne au second tour au centre, doit-on comparer la primaire à un premier tour d’élection présidentielle, premier tour à l’occasion duquel le candidat est supposé donner des gages à son camp ? L’opposition entre la campagne de Nicolas Sarkozy et celle d’Alain Juppé plaide plutôt en sens inverse : le premier joue les militants et la droite « décomplexée », le second se positionne en homme de centre-droit. Sachant que le premier vit la primaire comme une contrainte à laquelle il aurait aimé échapper, certain qu’il était du soutien des militants, et le second comme une opportunité lui permettant justement de contourner l’appareil. Parce que les sympathisants sont moins convaincus que les militants, la primaire se gagnerait donc au centre ? Tel fut en tous cas clairement le calcul de Ségolène Royal en 2011. Dans le livre qu’elle publie cette année-là, elle ne fait guère référence à la gauche, encore moins au PS. Le titre-même, Lettre à tous les résignés et indignés qui veulent des solutions (Plon, 2011), exprime cet élargissement. La candidate s’adresse d’entrée à ses « chers compatriotes ». L’énonciation s’adosse à un « nous » national (« la France ») et construit un « vous » très indéterminé. Elle se réfère à ses « trente années de vie politique », à son expérience de la campagne de 2007, elle évoque ses « échanges internationaux », ses « déplacements de terrain dans toute la France », « les enseignements du laboratoire régional » (Poitou-Charentes), les « universités populaires participatives avec les meilleurs experts du moment »… (p. 9). Au total, un « travail collectif très important » mais auquel le PS, pas même mentionné, n’a manifestement pris qu’une part marginale. Si le reste de l’ouvrage fait référence à la gauche, celle-ci n’a pas grand-chose à voir avec le PS du moment. C’est la gauche historique, celle de François Mitterrand et des « républicains humanistes » (p. 16).
La consécration des « personnalités »
9Cette mutation n’est pas loin de signifier l’effondrement de l’univers partisan tel qu’il s’est construit depuis un siècle. Chaque candidat à la primaire forge un programme politique singulier, le souci de se démarquer des concurrents étant plus manifeste que le désir de rester dans les clous d’une ligne partisane devenue elle-même improbable. Les militants assistent passivement à cette compétition qu’ils savent ne pas être en mesure d’arbitrer. Il en résulte un déplacement de la loyauté et de l’investissement militant. L’adhésion à un candidat l’emporte sur l’adhésion à une institution.
10On peut à partir de là s’interroger sur la transformation de la figure classique du militant en quelque chose qui s’apparenterait davantage au modèle du supporter. À partir du moment où il s’agit de soutenir une personnalité plus que le représentant d’une institution, à partir du moment surtout où le parti n’est plus le point d’articulation indispensable entre militant et candidat, la relation de soutien s’individualise, se désintitutionnalise, se personnalise. Le courant devient écurie présidentielle, le soutien au leader devient adhésion à une personnalité12…
L’individualisation du travail programmatique
11Le parti a longtemps été défini comme instance monopolisant la production de l’offre programmatique. Les luttes d’appareils et la compétition entre courants renvoyaient à des affrontements programmatiques que le parti devait réguler selon des modalités variables, tantôt centralisées et autoritaires, tantôt davantage ouvertes au pluralisme. Centralisme démocratique côté PC, rivalité institutionnalisée entre courants côté PS… dans les deux cas, il s’agissait de produire in fine une ligne à laquelle chacun était prié de se rallier. On forcerait à peine le trait en disant que le programme était premier et le choix du leader second, celui-ci ne devant au fond que porter le projet du parti tout entier13. Un léger décalage était certes possible, le projet collectif devant s’incarner en un leader auquel était conféré le droit de le reformuler pour l’adapter au contexte électoral (ainsi François Mitterrand déclinant en 110 propositions le Programme commun de gouvernement négocié avec le PCF et les radicaux, et que celui-ci venait de dénoncer). Mais cette individualisation de l’offre électorale demeurait très partielle. Les affrontements entre leaders étaient à l’évidence des affrontements entre lignes politiques, comme le montre là encore l’opposition idéal-typique entre Mitterrand et Rocard. Ainsi sacralisé, le programme valait référence ultime pour les gouvernants, à l’image des 110 propositions déjà évoquées. Sa production était suivie comme processus décisif (en particulier lorsqu’il était le fruit de négociations partisanes), sa publication était solennisée comme acte lourd scandant la vie politique.
12Les choses ne se déroulent plus de cette façon. Si les appareils partisans s’efforcent de sauver les apparences en produisant un document programmatique supposé faire autorité auprès de tous, il n’est que trop évident que les candidats effectifs s’autoriseront les plus grandes libertés par rapport à celui-ci. Chaque présidentiable y va de ses propositions, la formulation de celles-ci se faisant au compte-goutte comme s’il s’agissait de multiplier les occasions d’attirer l’attention des médias sur soi. La livraison par blocs successifs du programme scande la campagne des primaires, selon des modalités qui peuvent varier d’un candidat à l’autre : chez Les Républicains, Alain Juppé a fait le choix de publier plusieurs ouvrages programmatiques en référence aux questions centrales que devra affronter le prochain président14. François Fillon l’a précédé par un livre-programme intitulé : Faire (2015). Début 2016, Bruno Le Maire sort Ne vous résignez pas !, et Nicolas Sarkozy La France pour la vie. Tous distillent les propositions au fil de nombreux meetings. La primaire consacre à l’évidence une individualisation de l’offre programmatique. Il en fut de même à gauche en 2012 : tandis que le parti en tant que collectif publiait son programme sous la forme la plus impersonnelle qui soit (pas d’auteur, aucune signature de laeder), tous les candidats à la primaire formulaient et publiaient leur propre programme15. Le travail accompli par le parti a toutes les chances, dans ces conditions, de sombrer dans l’insignifiance : formulation affadie d’un plus petit dénominateur commun, travail de rédaction confié à des seconds couteaux, assises et conventions thématiques boycottées par les grands leaders… La primaire tolère les prises de distance ou en tous cas l’autonomisation des candidats : ceux-ci anticipent un rôle présidentiel qui suppose l’émancipation partisane.
13L’individualisation du travail programmatique se traduit par une mutation en profondeur de la posture programmatique. Lorsqu’il était le fait d’un collectif partisan, le programme s’adossait à une expertise très en surplomb de la socété française et du monde en général. Laboratoire d’idées, le parti pouvait prétendre synthétiser une multitude de contributions. Il jouait alors son rôle de carrefour et de filtre en s’appuyant sur sa légitimité propre. La tonalité programmatique était de ce fait très impersonnelle : le parti était reconnu comme sujet collectif, comme énonciateur collectif, et par exemple comme auteur du livre-programme si celui-ci était publié. À cette énonciation surplombante et impersonnelle a succédé une énonciation située et personnalisée. Le candidat aux primaires n’est certes pas seul : à la tête d’une micro-entreprise politique faite de réseaux soudés par la loyauté à l’égard de sa personne, il peut déléguer et s’appuyer sur des collectifs. Mais c’est bien en tant que candidat individuel qu’il propose, et le programme sera le plus souvent référé à sa personne. Évoquant la question de l’éducation nationale, Alain Juppé ouvre la réflexion sur sa propre trajectoire d’élève et d’étudiant. Le diagnostic se fait désormais à l’échelle individualisée du seul candidat, à partir d’expériences, de rencontres, de choses vues et entendues. Le livre-programme, par exemple, glisse vers l’autobiographie : car c’est sur la base de ce qu’il a personnellement vu ou vécu que le candidat à la primaire diagnostique, analyse, explique, propose. Si expertise extérieure il y a, celle-ci sera souvent liée à des lectures personnelles : et les candidats à la primaire de citer, notes de bas de page à l’appui, les auteurs sur lesquels ils s’appuient pour livrer leur analyse. Les partis pouvaient jadis offrir en surplomb analyses et programmes comme tombées du ciel, le parti étant présumé instance de production d’un savoir total sur la société ; les candidats d’aujourd’hui ne cessent de dire d’où ils parlent, à qui ils se réfèrent, à quel type de savoir ils s’adossent. Il s’agit moins d’exhiber un savoir total que de donner à voir un tempérament exceptionnel.
L’individualisation de la notoriété
14À partir du moment où elle est arbitrée par les sympathisants, la primaire (alors dite externe) profite aux personnalités politiques bien identifiées par le grand public. La primaire sanctionne un principe d’hétéronomie du champ politique : quand jadis les ressources internes pouvaient suffire à faire le candidat, la notoriété pouvait apparaître comme secondaire, au moins dans un premier temps16. C’est désormais la mécanique inverse qui s’impose : la notoriété conditionne l’investiture. Est-ce à dire que la primaire ne peut que sanctionner des notoriétés déjà établies ? Si elle est aussi occasion, pour des entrepreneurs politiques encore un peu marginaux, de se faire connaître (ainsi Manuel Valls et Arnaud Montebourg à gauche en 201117), la mécanique profite de fait aux personnalités les plus connues : Ségolène Royal, DSK et Laurent Fabius à gauche en 2006 ; François Hollande, Martine Aubry, Ségolène Royal en 2011 ; Nicolas Sarkozy, Alain Juppé et François Fillon à droite en 2015… L’adossement à la notoriété semble bien une condition essentielle pour espérer triompher dans cette compétition.
15Dire que la notoriété et la visibilité sont ainsi érigées en ressources politiques aux dépens des ressources internes à l’appareil partisan, c’est prendre acte d’un basculement qui réoriente assez fondamentalement la valeur et la pertinence des ressources politiques traditionnelles. La loyauté partisane et l’exemplarité organisationnelle ne sont plus récompensées, moins en tous cas que la visibilité que procure l’écart par rapport à la ligne partisane. Les stratégies de dissidence étaient jadis coûteuses en ce qu’elles condamnaient, sauf à faire basculer le rapport de force intra-partisan, à la minorité ou même à la marginalité. Il en résultait des positionnements douloureux, tel celui de Michel Rocard éternel enfant chéri des enquêtes d’opinion et malaimé au sein du PS, minoritaire et condamné à l’impuissance18. La dissidence est désormais porteuse, si elle permet de faire parler de soi, de gagner en notoriété, fût-ce à l’écart du parti et même contre lui. La dissidence est d’autant plus volontiers payante qu’elle attire la curiosité des médias. La médiatisation de la vie politique privilégie ce qui fait événement ou rupture au détriment des routines ou des continuités. Quand la langue de bois du porte-parole ennuie, la liberté de ton du dissident fait le spectacle politique. L’exemplarité et la discipline sont sans doute des qualités en interne, mais elles condamnent souvent à l’invisibilité. Il n’est par exemple que trop évident que la notoriété d’un Arnaud Montebourg, d’un Manuel Valls, ou d’une Ségolène Royal proviennent davantage de leur qualité d’électrons libres que de leur loyauté à l’endroit du PS. Il est ainsi très paradoxal de constater rétrospectivement la réussite de Manuel Valls, devenu premier ministre malgré une position marginale au sein du PS. Mais c’est cette marginalité-même qui l’a conduit à en appeler à l’opinion et qui l’a rendu audible et visible, au point de faire de lui un incontournable joker une fois usée la carte Ayrault19.
16Pour ceux qui se situent en position encore plus élevée au sein du champ politique (les Sarkozy, Hollande, Juppé, Fillon…), la problématique est moins celle de la dissidence à l’endroit du parti que de l’ignorance. Eu égard au capital politique accumulé au fil d’expériences au sommet de l’État, le parti est peu de choses et l’on peut exister sans passer par lui. Si l’on s’y intéresse, c’est carrément pour en prendre la direction et le mettre au service d’une ambition présidentielle. À défaut, on existe sans lui et on joue de sa notoriété pour s’adresser directement à l’opinion (ainsi François Fillon, Alain Juppé, Martine Aubry, Ségolène Royal…).
17Le parti apparaît dans ces conditions comme spectateur plus que comme orchestrateur de la primaire. Il ne faut certes pas négliger, on l’a dit, l’appui qu’il peut apporter en termes de logistique (financement, ressources militantes, et aussi légitimité), ce que démontre, rappelons-le, l’acuité malgré tout persistante des combats pour l’accès au leadership partisan20. Mais le leader partisan n’est pas forcément le favori de la primaire21. À charge pour ceux qui demeurent en marge de celui-ci de trouver des ressources alternatives aux ressources partisanes. Côté finances, on sait par exemple le travail accompli par Alain Juppé, en France et à l’étranger, pour lever des fonds afin de financer sa campagne : la médiatisation de cette quête donne à voir la campagne du maire de Bordeaux comme une entreprise éminemment individuelle, ce qui traduit d’une certaine façon la ténacité de l’intéressé. Côté ressources humaines, le candidat à la primaire doit apporter la preuve de sa capacité à fédérer des réseaux de fidèles. Tantôt organisés en clubs ou en think-tanks plus ou moins tolérés par le parti, tantôt informels, ces réseaux reposent sur la loyauté d’un petit groupe convaincu de l’avenir de leur leader. Réseau de parlementaires, réseau d’élus locaux, réseau d’intellectuels ou de chefs d’entreprise, on voit ici se construire de petites entreprises politiques entièrement au service d’un leader, avec l’espoir que l’opinion suivra. Le parti, là encore, ne peut qu’être le spectateur de ces mouvements centrifuges (Désir d’avenir pour Ségolène Royal, Des réseaux et des rêves pour Arnaud Montebourg, Force républicaine pour François Fillon).
18Les livres jouent un rôle fondamental dans cette quête de la notoriété auprès de l’opinion. Conformément à la logique d’hétéronomie du champ politique, ils marquent la nécessité désormais imposée aux personnalités politique d’exister auprès de l’opinion et non pas seulement au sein des appareils. La logique de dissidence y est volontiers explicitée (par exemple lorsque Manuel Valls publie en 2008 Pour en finir avec le vieux socialisme et être enfin de gauche) ; de même que la logique de l’appel direct à l’opinion (ainsi la Lettre à tous les résignés et indignés… de Ségolène Royal en 2011). Plus fondamentalement, ces livres témoignent d’une grande liberté de ton et d’une grande distance aux partis politiques. On ne s’adresse ni aux militants ni même aux sympathisants : on s’adresse à l’électeur, au citoyen, on prête à celui-ci bonne foi et liberté d’esprit, on propose, on analyse, on cherche à convaincre, on fait entendre une « petite musique » afin de faire exister une personnalité politique singulière, et on ne s’encombre guère des lignes partisanes et des programmes officiels. Le livre peut être un accélérateur de carrière, moins par l’impact direct qu’il aura auprès des lecteurs-électeurs que par l’effet produit auprès des leaders d’opinion. Le livre politique est l’occasion de faire parler de soi, d’exister médiatiquement, pour peu qu’il soit repris dans la presse (publication des bonnes feuilles), commenté, mis en scène (séance de signatures). Les auteurs sont volontiers invités sur les plateaux de télévision ou à la radio, y compris dans des émissions a priori fort peu politiques (talk-shows par exemple). Comme toute élection arbitrée par l’opinion, la primaire peut paradoxalement se jouer là bien davantage qu’au sein des appareils partisans. Et force est de constater que l’activité éditoriale a joué un rôle essentiel dans la montée en notorité (et en « présidentiabilité ») d’un Bruno Le Maire, d’un Manuel Valls, d’un Arnaud Montebourg.
19La primaire participe bien au final de l’individualisation du champ politique. Elle sanctionne le recul du collectif partisan et encourage des formes très personnalisées d’allégeance politique. Le livre politique, parfaitement ajusté à cette évolution (d’où son usage systématique par les candidats), symbolise et précipite cette individualisation. En s’adressant à un électorat indifférencié qui va bien au-delà du petit cercle militant, en mettant en avant un profil psychologique, un tempérament, un parcours, et sur cette base une série de propositions pour le pays, les candidats aux primaires parviennent à (sont condamnés à ?) s’émanciper des partis par lesquels jusqu’alors ils étaient obligés de passer. L’adhésion au leader prime sur l’adhésion au parti22.
Notes de bas de page
1 Lefebvre R., Roger A., (dir), Les Partis politiques à l’épreuve des procédures délibératives, Rennes, PUR, coll. « Res Publica », 2009.
2 Rappelons les principales étapes de ce processus : primaire fermée en 1995 (Jospin-Emmanuelli), candidature « naturelle » de Lionel Jospin en 2002, primaire fermée en 2006 (Royal, Fabius, DSK), primaire ouverte en 2011 (Hollande, Aubry, Valls, Montebourg…)… Voir aussi la primaire (fermée) au sein d’EELV en 2011, qui vit la victoire d’Eva Joly sur Nicolas Hulot.
3 Malgré le plaidoyer précoce d’un Charles Pasqua, dès 1990, mais qui resta lettre morte.
4 Le même Nicolas Sarkozy avait utilisé la procédure des primaires fermées en 2007, mais il avait alors été le seul candidat.
5 Lefebvre R., Les Primaires socialistes : la fin du parti militant, Paris, éd. Raisons d’agir, 2011 ; Pouvoirs, no 154, Les primaires, Paris, Le Seuil, 2015.
6 Portelli H., « La présidentialisation des partis français », Paris, Pouvoirs, no 14, 1980, p. 97-106 ; Pütz C., « La présidentialisation des partis français », dans Haegel F., (dir.), Partis politiques et système partisan en France, Paris, Presses des Sciences Po, 2007, p. 321-357.
7 Dolez B., « Le parti socialiste, les primaires, et la (dé) présidentialisation du régime », Pouvoirs, no 154, Les Primaires, Paris, Le Seuil, 2015, p. 67-80.
8 Même si sur le papier la procédure du Congrès pouvait sembler démocratique, on sait qu’en réalité le poids de l’appareil sur les militants retirait à ces derniers le pouvoir de désigner effectivement leur secrétaire général selon la logique du vote individuel pour un candidat.
9 La procédure convainc moins lorsqu’elle est plébiscitaire (ainsi au profit de Nicolas Sarkozy, seul candidat UMP en 2002).
10 Lefebvre R., op. cit.
11 On se souvient qu’en 2011, le PS (et les radicaux de gauche), comme pour conjurer ce risque, avaient exigé des électeurs qu’ils versent un euro symbolique et qu’ils signent une charte d’adhésion aux « valeurs de la gauche ».
12 Voir Le Bart C., L’Égo-politique : essai sur l’individualisation du champ politique, Paris, A. Colin, 2013.
13 Le Congrès de Metz de 1979 symbolise assez bien cette logique selon laquelle les alliances entre leaders doivent toujours apparaître secondes par rapport à la définition de la ligne idéologique du parti.
14 Le premier, sur l’éducation, s’intitule : Mes chemins pour l’école (2015). Le second : Pour un État fort (2016).
15 Voir les ouvrages suivants, tous publiés en 2011 : Le Rêve français (François Hollande), Pour changer de civilisation (Martine Aubry), Lettre à tous les résignés et indignés qui veulent des solutions (Ségolène Royal), Votez pour la démondialisation (Arnaud Montebourg), L’Énergie du changement (Manuel Valls)…
16 Personnalité très connue du grand public, Nicolas Hulot a échoué en 2011 à convaincre les adhérents réunis au sein du collectif EELV. La notoriété médiatique semble presque avoir joué, à cette échelle, comme un stigmate.
17 Voir aussi les nombreuses candidatures annoncées à droite en 2016 (NKM, Jean-François Copé, Nadine Morano, Hervé Mariton, Frédéric Lefebvre…).
18 Voir ses candidatures avortées en 1981 et 1988.
19 Jean-Marc Ayrault incarnant à l’inverse la figure du militant exemplaire, parfaitement loyal à l’égard de François Hollande, mais paradoxalement sanctionné par les médias pour son absence de charisme.
20 Aubry vs Royal au PS ; Coppé vs Fillon à l’UMP.
21 En particulier si, comme dans les deux cas pré-cités, la compétition se déroule dans des conditions si âpres que le vainqueur en sort presque plus affaibli que véritablement légitime.
22 Le phénomène s’observe à tous les niveaux : voir, au FN, où les primaires ne sont pas à l’ordre du jour, le mouvement Bleu Marine.
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Les primaires ouvertes en France
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