« Cette foule peut être sublimée. Sachons nous servir de ce vaste embrasement des principes et des vertus qui pétille, éclate et frissonne à de certaines heures. Ces pieds nus, ces bras nus, ces haillons, ces ignorances, ces abjections, ces ténèbres, peuvent être employés à la conquête de l’idéal. Regardez à travers le peuple et vous apercevrez la vérité. »
Victor Hugo, Les Misérables, 1962.

1La primaire1 organisée à l’initiative du Parti socialiste (PS) les 9 et 16 octobre 2011 a constitué un évènement politique sans précédent en France. L’enjeu principal pour le PS était de résoudre une crise du leadership dont le plus criant et le plus médiatisé des symptômes fut certainement le déchirement du congrès de Reims en 2008. Les deux tours de cette élection inédite car ouverte aux sympathisants non-adhérents ont rassemblé respectivement 2,7 et 2,9 millions d’individus, et au vu de l’élan donné à la campagne présidentielle du candidat retenu au terme de cette primaire –, François Hollande – il semble que l’objectif principal a été atteint en ouvrant largement « les portes et les fenêtres » de l’organisation au « peuple de gauche », pour reprendre l’expression d’Olivier Ferrand et Arnaud Montebourg, principaux promoteurs « de primaires ouvertes et populaires2 ».

2Conçue comme une élection « classique », ces derniers définissent la primaire comme suit :

« une procédure démocratique permettant à la base d’un parti ou aux sympathisants d’une famille de [même] sensibilité de désigner directement celui ou celle qui portera leurs couleurs, le moment venu, devant l’ensemble des citoyens appelés aux urnes. […] Directement, c’est-à-dire sans s’en remettre aux instances dirigeantes de leur formation politique, à l’algèbre compliquée des jeux d’appareil ou à la géométrie variable des stratégies d’alliances en petit comité3 ».

3La fonction première – on pourrait dire la « fonction manifeste » – de la primaire semble donc être d’opérer un choix, une sélection, parmi plusieurs candidats, tout en court-circuitant les appareils partisans. Mais derrière les enjeux explicites de la primaire se cachent d’autres enjeux, plus latents. La volonté de confier aux sympathisants une décision partisane aussi importante que celle de l’investiture du candidat à l’élection présidentielle française va dans le sens des évolutions récentes des affiliations partisanes4, qu’elles soient tangibles ou anticipées5 par les acteurs intéressés. Mais que la désignation du candidat n’apparaisse plus légitime quand elle est confiée aux seuls adhérents ne répond pas seulement de logiques exogènes6. Dès le départ, la primaire est pensée comme un moyen de mobiliser le « peuple de gauche » dans sa constitution la plus « populaire ». L’acception du mot est double. Dans Le Robert, est populaire ce qui « plaît au peuple, au plus grand nombre », « ce qui appartient au peuple, émane de lui » ou encore « ce qui est connu de tous ». Mais c’est aussi « ce qui se recrute dans le peuple, ce que fréquente le peuple ». Les instigateurs de « la primaire à la française » entendent ainsi renouer avec le groupe social de référence de la gauche et plus précisément du PS. Envisagée par ses initiateurs comme « populaire », la primaire devait donc également constituer un puissant substitut à la faiblesse de l’ancrage social du PS. Elle est un outil permettant, par un coup de force symbolique, de capter le « peuple de gauche ». En lui offrant une plus grande représentativité sociale que celle que confèrent les seuls adhérents du PS7, la primaire légitime son candidat.

4Mais elle a également vocation à produire des militants pour faire la campagne, voire – pourquoi pas – des adhérents pour le parti. En effet, la primaire socialiste est clairement envisagée sur le modèle de la campagne de Barack Obama en 2008 aux États-Unis. Le candidat démocrate « a su organiser une campagne présidentielle comme une campagne de terrain généralisée à l’échelle du pays8 ». Il s’agit donc d’envisager la campagne présidentielle française « comme 36 000 campagnes municipales simultanées9 ». Les entrepreneurs de la cause des primaires dans l’Hexagone la conçoivent ainsi comme l’occasion de dynamiser le militantisme partisan : « Deux millions de citoyens américains se sont engagés sur le terrain pour réaliser le plus vieux métier militant du monde : le porte-à-porte. C’est un potentiel de 200 000 à 400 000 nouveaux militants qui est en jeu pour 2012 », écrivent Montebourg et Ferrand. Et d’ajouter : « la primaire ouverte permettra d’opérer une mue stratégique vers le parti de masse que les socialistes appellent de leurs vœux depuis si longtemps10 ».

5À l’aune d’une enquête par questionnaire réalisée à la sortie des urnes de la primaire à Amiens (Somme), nous montrerons que la volonté des pionniers de la primaire en France ne résiste pas à l’épreuve des faits. Le « peuple de gauche » appelé aux urnes de la primaire est en grande partie idéalisé. Nous verrons d’abord que ceux qui ont répondu à l’appel de la primaire ne répondent pas à l’appellation de classes populaires, bien au contraire. D’autre part, les liens qu’ils entretiennent avec le PS sont trop complexes pour être résumés sous le label de « sympathisants ». Nous insisterons enfin sur le fait que même les électeurs les plus proches du PS ne constituent en aucun cas un vivier de recrutement, qu’il s’agisse de faire campagne ou d’adhérer au parti.

Un « peuple de gauche » pas si populaire

6Au-delà d’un mode d’investiture, la primaire pouvait constituer une sorte de palliatif pour le PS face à ses difficultés d’enrôlement et son faible ancrage social. Ce phénomène est particulièrement marquant au PS. Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki ont bien mis en évidence le processus à travers lequel, depuis le milieu des années 1990, le militantisme socialiste s’est progressivement transformé dans le sens d’une dépréciation des « pratiques militantes traditionnelles (collecte de timbres, distribution de tracts, collage d’affiches, organisation de manifestations de rue et de fêtes…) fondées sur l’immersion dans l’expérience vécue des classes populaires14 ». L’importation de techniques délibératives (dont les primaires font partie) et l’importance donnée au débat d’idées renforcent ce phénomène. Ainsi, d’après eux, « le travail militant tient de plus en plus à une activité symbolique de maniement de référents discursifs15 » ; activité que les militants d’origine populaire ne sont pas les plus prompts à mener dans la mesure où les capitaux qu’ils possèdent sont difficilement mobilisables dans de telles situations. Les grandes enquêtes sur les adhérents du PS16 en témoignent : la « société des socialistes » est majoritairement constituée d’hommes (70 %) âgés de plus de 40 ans (77 %), qui possèdent un diplôme de l’enseignement supérieur (64 %) et occupent les régions moyennes et supérieures de l’espace social (les professions intermédiaires et supérieures représentent plus de 80 % des adhérents en 2011). Face à ce mouvement de fond, la primaire a-t-elle réinventé le PS et en particulier son ancrage social ? Rien n’est moins sûr. Loin de les remettre en cause, la primaire maintient les logiques censitaires du champ politique, voire les accentuent dans les quartiers populaires.

Une faible représentativité sociale

7Lorsque l’on s’intéresse au profil sociologique des électeurs, on constate en effet à quel point la démocratisation voulue par les partisans des primaires se limite à un élargissement du corps électoral : du point de vue de leurs propriétés sociales, les électeurs de la primaire constituent une population homogène. En prenant soin de tester leur représentativité sociale, à partir des données disponibles sur le corps électoral17, nous montrerons ensuite que cette logique ségrégative semble encore plus prononcée dans les quartiers populaires.

8Il ressort d’une première analyse de leurs propriétés sociales que ces sympathisants-électeurs se caractérisent par une forte homogénéité sociale sous différents rapports. Nous ne retiendrons ici que les trois principaux : l’âge, la position sociale et le niveau de diplôme. Les participants à l’enquête sont âgés d’une cinquantaine d’années en moyenne. On observe une très nette représentation des 40-64 ans (plus de la moitié des participants à l’enquête). Du point de vue de la position dans l’espace social, on remarque une surreprésentation très claire des cadres et professions intellectuelles ainsi que des professions intermédiaires (plus des trois quarts de l’échantillon). Dans le même temps, les catégories populaires (ouvriers et employés) se sont très peu déplacées aux urnes (ils représentent moins d’un cinquième des répondants). Enfin, les participants sont particulièrement dotés en capital culturel (ou du moins scolaire), puisque les diplômés du supérieur représentent 60 % des répondants18. Le profil-type de l’électeur de la primaire semble donc être un homme ou une femme de plus de 40 ans diplômé du supérieur qui occupe des régions moyennes et hautes de l’espace social. On pourrait ajouter une représentation importante du secteur public (62,5 % des répondants). Et notamment de la fonction publique d’État. On compte par exemple un quart d’enseignants, dont près de la moitié sont des professeurs du secondaire (11 % de l’échantillon au total) et deux tiers de professeurs des écoles (8,7 % du total). Le cinquième restant est composé d’enseignants du supérieur (5 % des répondants). Une très grande majorité des répondants déclare enfin avoir eu des discussions politiques avec leurs parents étant jeunes (85 %).

9Ainsi, la prétendue portée démocratique de cette primaire ne se vérifie pas empiriquement, notamment sur le plan sociologique. Elle consiste au mieux dans un élargissement – certes conséquent – du corps électoral, mais celui-ci concerne prioritairement les segments les plus favorisés de l’espace social. De ce point de vue, la démocratisation de la procédure de vote est en réalité très limitée et les logiques censitaires19 à l’œuvre dans le recrutement social du PS continuent de fonctionner. Les sympathisants de gauche qui se sont déplacés partagent en effet des propriétés sociales très semblables avec les adhérents du PS20.

Une logique ségrégative accentuée dans les quartiers populaires

10Ces observations se confirment lorsqu’on regarde de plus près la mobilisation des électeurs de la primaire dans le quartier le plus populaire de la ville. Ce qui surprend en première analyse, c’est que la distribution des répondants est assez homogène : on compte environ un tiers d’ouvriers et d’employés, un tiers de professions intermédiaires et encore autant de cadres supérieurs. C’est donc un recrutement tout à fait spécifique qui semble à l’œuvre dans ce quartier populaire. Mais si l’on examine la représentativité des répondants par rapport, cette fois, au corps électoral, il n’en reste pas moins que les cadres du supérieur sont quatre fois plus représentés parmi les sympathisants que dans l’ensemble du corps électoral. Quant aux ouvriers et aux employés, même s’ils sont légèrement plus présents, ils restent néanmoins largement sous-représentés (deux fois moins). Le même constat peut être fait à propos du niveau de diplôme des électeurs de la primaire. Dans le quartier le plus populaire, les bacheliers sont les moins représentés (14 %), loin des agents sociaux peu ou pas diplômés (40 %) ou des diplômés du supérieur (46 %). La population des diplômés (supérieur ou égal au bac) atteint donc plus de 60 % parmi les répondants contre à peine un quart dans la population du quartier.

11On observe donc, dans le quartier populaire d’Amiens, à la fois une moindre sous-représentation des classes populaires (ouvriers et employés) et des individus au capital scolaire peu élevé ; et dans le même temps une surreprésentation accrue des classes supérieures et des diplômés. Autrement dit : les individus les plus dotés en capitaux scolaires et qui occupent les régions les plus élevées dans la hiérarchie sociale sont d’autant plus surreprésentés parmi les répondants que le quartier est populaire.

12La primaire n’a donc pas mobilisé le « peuple de gauche » au sens sociologique du terme. En aucun cas les logiques de recrutement social du PS n’ont été remises en cause, a fortiori dans les quartiers populaires. La primaire a-t-elle su néanmoins mobiliser des « sympathisants » socialistes ?

Un « peuple de gauche » loin d’être constitué de sympathisants

13Dans leur manifeste, Arnaud Montebourg et Olivier Ferrand insistent sur le périmètre électoral de la primaire qu’ils appellent de leurs vœux. Au risque de rester prisonniers d’un « réflexe aristocratique21 », ils considèrent que la primaire doit être « ouverte aux sympathisants22 ».

Une catégorie incertaine

14Cette notion de « sympathisants » est souvent plus utilisée qu’elle n’est définie clairement. Elle semble avoir toujours existé tant son usage est fréquent, contribuant ainsi à la naturalisation de cette catégorie. Pourtant, comme toutes les catégories sociales, celle-ci ne va certainement pas de soi. Ne parlait-on pas de « compagnons de route » du PCF ? Les instituts de sondage ont largement contribué à la production de la catégorie de « sympathisants » en interrogeant des échantillons d’individus se déclarant « proches » de tel ou tel parti politique. Il s’agit ici d’une définition aussi large que floue qui consiste dans l’auto-déclaration d’une « proximité » partisane. L’émergence du système des primaires comme mode de désignation des candidats a amené les sondeurs à préciser cette définition. Pour répondre à ce nouveau marché potentiel et proposer leurs savantes prédictions, ils devaient interroger non plus des échantillons représentatifs de la population, mais des échantillons représentatifs des sympathisants électeurs potentiels. Loi des grands nombres oblige, les effectifs sont alors plus importants afin d’identifier parmi l’ensemble des sondés suffisamment d’électeurs potentiels. L’organisation d’une primaire par le PS aura ainsi contribué à faire évoluer la définition du « sympathisant » notamment dans son acception médiatique.

15Si l’on se place maintenant du point de vue de l’organisation partisane, les sympathisants ne sont pas mieux définis. La question des formes d’engagement partisan s’est régulièrement posée au PS depuis plusieurs années23. Les termes du débats sont variables mais ils portent essentiellement sur la problématique de l’assouplissement du processus d’adhésion24. Dès 2003, il est proposé à ce titre de créer un statut de sympathisant. Cette réforme avorte, mais très vite la question se pose dans d’autres termes. L’invention, par exemple, de « l’e-adhésion socialiste25 », totalement dématérialisée, dont les « adhérents à vingt euros26 » sont une illustration. Pourtant le PS n’ayant pas tranché dans ce débat, la catégorie de sympathisant n’existe pas vraiment en tant que telle. On n’en trouve que quelques traces, depuis quelques années, dans les textes réglementaires du parti.

16On le voit, la notion de « sympathisant » est incertaine. Ses contours sont assez flous. Au minimum, ils sont mouvants. C’est pourquoi nous nous sommes refusés à toute définition préalable. Suivant l’une des « ficelles du métier » proposée par Becker, nous avons préféré laisser le cas d’étude définir la catégorie28.

Ce que la primaire fait au PS : l’objectivation des sympathisants

17La primaire « ouverte et populaire » de 2011 s’inscrit dans la continuité des débats internes sur les modalités d’engagement. Avec cette procédure d’investiture, l’occasion est en effet donnée à des non-adhérents de participer au destin collectif du parti et de ses militants. La primaire leur donne une existence à la fois objective et subjective. Signer une charte d’engagement moral, contribuer financièrement et voter pour désigner le candidat du parti : voici trois opérations à la fois matérielles et symboliques auxquelles sont soumis les participants à la procédure. La primaire offre donc à des citoyens non-adhérents l’occasion réelle d’exister dans le parti ou à ses marges.

18Très vite, ces électeurs sont qualifiés de « sympathisants29 ». Dès lors, ces derniers peuvent être définis – non exclusivement – par les acteurs ou les commentateurs politiques comme l’ensemble des électeurs de la primaire. Cette objectivation par le vote permet aux dirigeants de parler des sympathisants comme d’une catégorie d’acteurs définie, et même de parler en leur nom.

19Plus précisément, la primaire a été l’occasion pour le PS de créer un fichier de sympathisants. La consigne était donnée aux militants qui tenaient les bureaux de vote de proposer systématiquement aux électeurs de laisser leurs coordonnées pour être tenus informés de la campagne du candidat désigné. Près de 650 000 électeurs ont ainsi accepté de laisser leurs coordonnées30. Et Laurence Girard, de préciser : « ce ne sont pas des adhérents, ce sont des sympathisants ».

20Qu’ils soient considérés comme l’ensemble des électeurs ou comme l’ensemble des électeurs ayant donné leurs coordonnées, il semble que l’objectivation de la catégorie des sympathisants soit en quelque sorte l’un des sous-produits de l’organisation et de l’usage des primaires comme mode de désignation des candidats.

Un « peuple de gauche » composite

21Pourtant, considérer les électeurs de la primaire du PS comme des « sympathisants » socialistes ne va pas de soi. Bien qu’ils participent objectivement à un dispositif qui leur est immédiatement destiné, tous n’acceptent pas cette étiquette, tant s’en faut. Ainsi les participants à l’enquête par questionnaire ne se reconnaissent eux-mêmes que très inégalement comme « sympathisant ». Sur l’ensemble des réponses, moins de 40 % des individus s’auto-déclarent « sympathisants » socialistes31.

22Cette faible part s’explique d’abord par des affiliations différentes et exclusives de la catégorie de sympathisant (à hauteur de 13,8 % de notre échantillon). Il s’agit des adhérents du PS (6,6 %) d’une part, et des adhérents et des sympathisants d’autres partis politiques (7,2 %) d’autre part.

Tableau n^o 2 : Statut auto-déclaré des électeurs de la primaire

23Dans cette primaire ouverte, on rencontre sans grande surprise des adhérents du PS. Ils représentent 6,6 % de l’échantillon des répondants à l’enquête (soit 68 individus). Ce qui est surprenant, c’est qu’ils ne sont finalement pas si nombreux que cela. En supposant qu’ils aient tous voté à la primaire, à participation égale, leur proportion devrait plutôt avoisiner les 10 ou 11 %32. Toujours est-il que ces adhérents se distinguent par leur vote en faveur de François Hollande à hauteur de 43 %, soit 10 points de plus que l’ensemble des électeurs33. Du point de vue de leurs propriétés sociales, ils partagent globalement les propriétés sociales moyennes de l’ensemble de l’échantillon. Ils sont à peine plus diplômés (64,7 % de bac+ 2 et plus contre 60 % pour l’ensemble de l’échantillon). De même, ils sont légèrement plus souvent originaires des régions hautes et moyennes de l’espace social (85,5 % contre 81,2 %). Enfin, 72,3 % d’entre eux ont plus de 40 ans (pour 75,1 % en moyenne dans l’échantillon).

24On compte également parmi les participants à notre enquête une part significative d’adhérents ou de sympathisants d’autres organisations politiques que le PS. Certains d’entre eux ont à l’évidence cherché à faire un usage stratégique de la primaire. Ces adhérents et sympathisants d’autres partis politiques que le PS représentent respectivement 1,6 et 5,6 % de l’échantillon des répondants. Près de 80 % d’entre eux ont un bac+ 2 ou plus (pour 49 % en moyenne dans le reste de l’échantillon). Il s’agit pour le dire vite de militants politiques et/ou d’individus fortement dotés en capital scolaire (dont une part non-négligeable… d’enseignants-chercheurs, de doctorants et d’étudiants). Les trois-quarts d’entre eux (74 %) occupent une profession intellectuelle supérieure. Ce phénomène concerne donc des individus aux propriétés sociales très particulières, fortement sélectionnés socialement, ce qui accrédite l’hypothèse d’un usage stratégique de la primaire. Des adhérents ou des sympathisants d’organisations politiques à la gauche du PS ont ainsi pu voter très nettement pour Arnaud Montebourg (50 % d’entre eux contre 17,8 % de l’ensemble des électeurs).

25Mais il faut compter enfin sur près de la moitié (47,7 %) des électeurs de la primaire ayant participé à notre enquête ne se déclarent ni adhérents, ni sympathisants d’un quelconque parti politique. La distribution de leurs votes épouse – quoiqu’imparfaitement – les résultats du premier tour à Amiens. Il en va de même pour leurs propriétés sociales (près de 60 % de diplômés du supérieur, 74 % de plus de 40 ans et 79 % de professions intermédiaires et professions intellectuelles supérieures), ce qui corrobore l’idée que ce groupe d’individus possède les propriétés les plus typiques de l’échantillon.

26En définitive, on ne dénombre donc parmi les électeurs de la primaire qu’une part limitée d’individus qui réunissent des critères permettant de les apparenter à des sympathisants tant du point de vue objectif (voter à la primaire du PS) que subjectif (se déclarer soi-même sympathisant). Ceux-là ne représentent in fine que 38,5 % de notre échantillon.

Propriétés sociales des sympathisants auto déclarés : des participants presque comme les autres

27Ces individus qui non-seulement ont répondu à l’appel du « peuple de gauche » en allant voter à la primaire et qui se sont de surcroit déclarés sympathisants socialistes ont apporté autant de suffrages François Hollande et Martine Aubry (respectivement 39 et 38,5 %). On observe donc parmi eux une surreprésentation du vote Hollande (+6,5 points). Au contraire, on remarque une légère sous-représentations du vote Montebourg (-5points).

28Dès l’instant où l’on tente de caractériser socialement deux catégories d’électeurs séparées par l’affirmation subjective d’une sympathie ou non à l’égard du PS, on s’aperçoit avant tout que ces catégories ne sont globalement que très peu distinctives objectivement. Ainsi, on observe que les sympathisants auto déclarés et les non-sympathisants se retrouvent dans des proportions équivalentes d › un quartier à l › autre34, qu’ils ont à peu près le même niveau de diplôme35, qu’ils travaillent dans le même secteur36, ou encore qu’ils comportent autant d’ouvriers et d’employés37, de chômeurs38, ou de jeunes39. Au regard de ces quelques variables, il semblerait donc que cette dichotomie opérée par les électeurs de la primaire eux-mêmes ne soit pas socialement déterminée. Autrement dit, ces observations pourraient conduire à faire l’hypothèse que le fait de se considérer soi-même comme sympathisant du PS constituerait une variable (en tant que telle) politique, mais qui serait indépendante du positionnement social de l’individu. Cependant, il est important de rappeler que cette subdivision de nature politique mais faiblement mesurable sociologiquement s’opère une fois la procédure de sur-sélection sociale des primaires pleinement à l’œuvre : il s’agit en effet de scinder en deux catégories un groupe d’électeurs de la primaire du PS, c’est-à-dire, un groupe à l’homogénéité déjà très marquée et se situant dans les sphères les plus hautes de l’espace social (comme nous l’avons démontré plus avant).

29D’autre part, certaines autres variables permettent de rendre compte d’une dissemblance sensible entre les sympathisants auto-déclarés et les non-sympathisants. Ainsi, pour ce qui est de la profession, si la part d’ouvriers et d’employés est sensiblement la même d’une catégorie à l’autre, les cadres et professions intellectuelles supérieures sont en revanche surreprésentés dans des proportions plus importantes chez les sympathisants : plus de six points d’écart40. De même, on constate que les sympathisants sont significativement plus âgés41, cette dernière donnée se confirmant de manière corrélative avec la présence de retraités42.

30Du point de vue de leurs affiliations partisanes, les participants à la primaire socialiste constituent donc une population plus hétérogène qu’on aurait pu le penser a priori. La déclaration d’une simple proximité partisane – définition de la catégorie de sympathisants dans les enquêtes d’opinion – apparaît ici d’une bien maigre utilité pour comprendre la diversité des agents sociaux qui se sont déplacés à l’appel du PS en ce mois d’octobre 2011. Nous voudrions chercher désormais à définir la nature des ces affiliations. Plus précisément ce qu’elles recouvrent en termes d’investissement dans des pratiques sociales d’ordre politique.

Ce que déclarer sa sympathie (ne) veut (pas) dire

31Si l’on parvient à mettre au jour les propriétés spécifiques de ceux dont on peut dire sans les trahir qu’ils sont sympathisants du PS, reste à savoir si cette « profession de foi » d’une partie des électeurs est de nature à se traduire en acte concret d’engagement au service du parti. Autrement dit, les sympathisants constituent-ils, du point de vue de l’organisation partisane, une population à fort potentiel d’enrôlement ? On pense évidemment en premier lieu à l’adhésion mais aussi et surtout à la campagne présidentielle, puisque c’est bien là une fonction manifestement imputée à la primaire : mobiliser des sympathisants en vue du scrutin à venir.

32Nous nous sommes donc demandé si se déclarer délibérément sympathisant revient à se rapprocher un peu plus des « portes du parti ». Nous enregistrons globalement une faible propension à l’adhésion des électeurs de la primaire, qu’ils se soient déclarés sympathisants ou non.

Tableau n^o 3 : Rapport des répondants à l’adhésion au PS selon leur statut auto-déclaré

33On constate tout d’abord que c’est la catégorie (refuge) de l’« éventualité » qui a réuni le plus de réponses. Le fait d’exprimer sa sympathie pour le Parti Socialiste ne conduirait donc pas à une projection fermement prononcée dans l’adhésion, et en tous les cas, pas plus que si cette sympathie était restée muette. Cela revient à dire que si les modes d’affiliation partisane étaient à envisager sur le modèle d’un continuum linéaire et régulier allant du « simple » électeur à l’adhérent-militant, le sympathisant – donnant chair à cette catégorie en se définissant comme tel – reste globalement difficile à situer de façon claire au sein de cet éventail d’affiliations partisanes (c’est-à-dire de manière exclusive vis-à-vis des autres types de relation au parti). Néanmoins, dès lors que la réponse est de nature plus ferme (« inconcevable » ou « tout à fait envisageable »), une (légère) distinction semble pouvoir être opérée entre ceux qui se déclarent sympathisants et ceux qui ne le font pas : un écart de 3 à 7 points observé entre les deux catégories semblerait attester du fait que refuser de se déclarer sympathisant c’est aussi être un peu moins enclin à adhérer au PS.

Tableau n^o 4 : Rapport des répondants à l’adhésion au PS selon le quartier

34En fait, ces observations varient bien plus significativement selon la position des répondants dans l’espace – au double sens d’espace social et géographique. Ainsi, si 17,4 % des répondants du quartier nord sont dans l’indécision, c’est en revanche le cas de 56,2 % de ceux du centre-ville. Et si 28,3 % des répondants du centre-ville jugent « inconcevable » d’adhérer au Parti Socialiste, c’est en revanche le cas de 50,2 % de ceux du quartier nord. En d’autres termes, ce ne serait pas tant la prise de position politique – que constitue l’auto-déclaration de sa sympathie43 – qui déterminerait la propension à envisager l’adhésion au parti, que la position sociale ou géographique des individus. Seule une enquête ethnographique approfondie dans le quartier permettrait de le vérifier, mais il nous semble que l’hypothèse la plus probable tient à l’implantation toute particulière du PS dans ce quartier, fief politique d’un élu depuis les années 1980. Il y entretient avec les habitants des relations de nature clientélaire. Il n’est pas du tout improbable que cette figure locale du parti produise un effet « repoussoir » sur des adhérents potentiels.

Sympathisants, et après ? Une population engagée par ailleurs mais peu disposée à faire campagne

35Le cap de l’adhésion semblant difficilement franchissable pour ces individus, on se contentera de se demander si le fait d’exprimer sa sympathie pour un parti va de pair avec un engagement d’une intensité supérieure – ne serait-ce que le temps de la campagne présidentielle ?

36On pourra remarquer tout d’abord qu’en ce qui concerne les pratiques d’engagement extérieures au champ politique, les électeurs de la primaire font montre d’un investissement conséquent. Le taux de syndicalisation est particulièrement important puisqu’il atteint près de 30 % de l’échantillon des répondants. Plus largement, près de la moitié des électeurs de la primaire sont engagés par ailleurs dans une association ou un syndicat.

37Cette donnée est ici examinée comme l’indicateur d’une disposition à l’engagement, entendue ici comme investissement individuel et volontaire dans une entreprise collective au sens large (associations, syndicats, etc.), et comme inscription formalisée dans le réseau qui y est lié. Ces deux aspects constituent en effet des ressources potentiellement mobilisables pour un parti cherchant à se revitaliser comme le PS.

38Si, nous l’avons vu, la spécificité sociale de l’auto-déclaration comme sympathisant reste globalement à nuancer, l’investissement syndical ou associatif en revanche met en évidence des frontières beaucoup plus nettes entre les modèles d’affiliation au PS ; en effet, on voit ici – et ce de façon quasi-linéaire – qu’à mesure que l’électeur déclare et/ou entretient une proximité avec le parti, la probabilité pour qu’il soit membre d’une autre organisation augmente, et réciproquement. Ainsi, les rapports se voient donc totalement inversés aux deux pôles les plus extrêmes présentés ici, c’est-à-dire entre les plus distants subjectivement (les non-adhérents non-sympathisants) et les plus proches formellement (les adhérents).

39Quant aux sympathisants, ils se voient eux scindés en deux groupes équivalents, laissant entendre que le fait d’être investi dans une organisation n’est en rien prédictif d’une propension à déclarer sa sympathie pour le PS. Mais ce qu’il faut surtout noter, c’est que cette catégorie se situe pleinement – conformément au modèle idéal-typique que l’on pourrait spontanément lui prêter – dans une position intermédiaire ; autrement dit, entre celui qui refuse explicitement « d’en être », et celui qui objectivement « en est ».

40En dehors de la disposition à l’engagement que mesurerait l’appartenance à une organisation, voyons cette fois si le fait de se dire sympathisant s’accompagne d’une projection dans un engagement au service du PS, et en particulier à l’occasion de la campagne présidentielle.

Tableau n^o 6 : Volonté des répondants de faire campagne pour le candidat désigné par la primaire selon leur statut auto-déclaré

41On constate alors, d’abord et avant tout, que l’élargissement du corps électoral au-delà des adhérents du PS pour la désignation du candidat socialiste n’est très majoritairement pas de nature à se traduire en une mobilisation sous forme plus active et prolongée (même à court terme, la campagne commençant quelques semaines après les primaires). À l’inverse, les adhérents se distinguent, dans leur immense majorité, par l’affirmation sans réserve de leur intention de faire campagne. Autrement dit, l’engagement sous forme de participation active et concrète au principal temps fort militant du parti que représente la campagne présidentielle constituerait bien davantage le prolongement d’une adhésion formalisée, que d’une sympathie déclarée.

42Il faut cependant pointer que les non-adhérents – bien que pouvant être réunis dans l’ensemble autour de leur faible probabilité à se mobiliser pour la campagne – ne forment pas pour autant un groupe totalement homogène ; ainsi, les sympathisants sont malgré tout plus de deux fois plus nombreux (20,6 %) que les non-sympathisants (8,8 %) à envisager prendre part au travail de campagne. Là-encore, la proximité subjectivement exprimée à l’égard du PS se caractériserait donc par un positionnement intermédiaire entre l’électeur occasionnel et l’adhérent, mais ce de façon beaucoup moins prononcée. En clair, lorsqu’il est question de la relation entre l’affiliation au parti et d’une propriété sociale comme le fait d’être membre d’une organisation (une pratique objective), le sympathisant se distingue nettement en se trouvant dans une situation d’entre-deux. Mais dès lors qu’il s’agit d’une intention de pratique politique comme la participation au travail de campagne (d’un plus grand degré de subjectivité), cette distinction et cette position intermédiaire sont beaucoup moins évidentes. Autrement dit, être actif préalablement et par ailleurs, augmente significativement la probabilité de se dire sympathisant du PS, mais se dire sympathisant du PS n’augmente pas significativement la probabilité d’agir pour le parti. Le coût d’un investissement dans une campagne électorale semble rester élevé pour les électeurs de la primaire, et ce quel que soit le sentiment de proximité éprouvé et déclaré à l’égard du PS.

43En définitive, cette enquête par questionnaire montre que la primaire n’a pas modifié radicalement les logiques censitaires du recrutement politique. Il semblerait même qu’elle permette de relativiser sérieusement le caractère « démocratique » de l’exercice ainsi que la revendication d’avoir mobilisé le « peuple de gauche ». Ce dispositif de participation présenté comme inédit en France n’a, en effet, pas su mobiliser les segments les plus éloignés habituellement du champ politique. Ce « peuple de gauche » s’apparente plutôt à un ensemble homogène socialement mais très hétérogène du point de vue des affiliations que ses membres déclarent au PS : un faible nombre de « sympathisants du PS » y côtoient des adhérents et « sympathisants » d’autres partis politiques de gauche, et surtout, une part importante d’individus qui ne sauraient se déclarer eux-mêmes « sympathisants socialistes ».

44Si l’on essaie de resituer cette monographie dans l’ensemble des travaux réalisés sur la question44, on pourra noter un certain nombre de tendances convergentes. En premier lieu, la question de la participation des segments populaires est quasiment partout posée. Les conclusions sont congruentes : la primaire de 2011 n’a pas subverti les règles censitaires qui limitent l’accès des individus les moins dotés en capitaux économique et culturel au champ politique. Cette observation se vérifie au niveau national45 : Jérôme Fourquet remarque que les « départements en crise » et les « banlieues populaires » constituent des espaces nettement moins participationnistes que les autres. À un niveau d’analyse localisé et avec une approche plus fine – à l’échelle des bureaux de vote, Laurent Beauguitte et Daniel Leviselli à Paris46, ou Julien Audemard et David Gouard à Montpellier47, montrent que la mobilisation dans les secteurs les plus populaires de ces deux grandes villes est là encore bien moindre qu’ailleurs. Pour eux, comme pour nous, la primaire mobilise ainsi essentiellement des populations favorisées, âgées et diplômées.

45Sans pour autant remettre en cause ce constat généralisé, certains travaux font état de mécanismes qui permettent de stimuler la participation des citoyens. Il s’agit d’un « effet d’amitié locale » et/ou d’un effet « notables48 » permettant à certains candidats de bénéficier d’une mobilisation électorale plus importante dans leur région d’implantation locale ou, plus largement, dans les départements ou des notables locaux les soutiennent publiquement, voire activement. Le fort encadrement partisan des votes est un autre de ces mécanismes. Dans les départements (au niveau national) ou les bureaux de vote (à Montpellier) où le nombre de militants socialistes est important, non seulement la participation électorale augmente, mais les résultats en sont également sensiblement affectés49.

46Toutes ces enquêtes partagent une difficulté transversale : le caractère inédit en France de ce type de scrutin. Il n’y a pas de scrutin homologue pour établir une base de comparaison et il est difficile, voire impossible de déterminer l’étendue du corps électoral50. Les stratégies de contournement divergent sur ce point. Pour les deux recherches portant sur la géographie électorale – parisienne ou nationale – des primaires, la solution réside dans la comparaison du vote de la primaire avec des résultats d’élections traditionnelles. Jérôme Fourquet peut ainsi mesurer la participation et la mobilisation à ces primaires « en comparant le nombre de votants […] au nombre de voix recueillies par Ségolène Royal au premier tour de la présidentielle de 2007 », ce corps électoral théorique constituerait d’après lui une meilleure estimation du « vivier électoral potentiel51 ». Laurent Beaugitte et Daniel Leviselli proposent la même approche mais en s’appuyant sur les résultats les plus récents : ceux des régionales de 201052. Cette démarche ne va pas sans poser de problème. À partir de notre cas d’étude, on pourrait objecter à Jérôme Fourquet que seuls 65 % des participants à l’enquête déclarent avoir voté pour Ségolène Royal au premier tour de la présidentielle de 2007. À la vérité, le postulat voulant que les participants à la primaire soient des électeurs socialistes est au mieux celui de ses organisateurs. Cette démarche d’inférence correspond nous semble-t-il à la fausse nécessité de définir a priori ce que peuvent être les électeurs de la primaire : des sympathisants – définis ici par la généalogie socialiste de leurs votes. Il nous a semblé au contraire que la démarche inverse était plus pertinente : car ce sont moins les sympathisants qui votent à la primaire que la primaire qui fait des sympathisants.

47Reste que la primaire a été analysée rétrospectivement comme un succès. Ses détracteurs d’hier la défendent même aujourd’hui – on pense par exemple aux cadres du parti Les Républicains. La mobilisation de ceux qu’il est désormais convenu d’appeler les « sympathisants » passe pour très importante (près de trois millions d’individus). Contrairement aux primaires américaines, l’engouement pour la primaire ne s’est pas traduit par un investissement dans la campagne du candidat, ni d’ailleurs dans un engagement au service du parti53. De ce point de vue, il faut certainement en relativiser le succès : la primaire ne draine pas vers des pratiques militantes des individus qui pourtant possèdent des caractéristiques sociales qui y sont propices. Les raisons qui ont amené ces millions de citoyens à se déplacer en un ou deux dimanche(s) d’octobre ne reposent donc pas uniquement sur leurs propriétés sociales mais également sur un certain nombre de dispositions que l’effet d’offre (et de nouveauté ?) de la primaire contribue à activer, au moins partiellement.