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Les sociétés au xviie siècle

 | 
Annie Antoine
, 
Cédric Michon

Troisième partie. Cultures, société, représentations

Pour en savoir plus…

Les goûts et les formes de la consommation dans l’Espagne du xviie siècle

Tomás A. Mantecón

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Géographique :

France

Texte intégral

  • 46 Roche D., La Culture des apparences. Une histoire du vêtement (xiiie-xviiie siècles), Paris, 1989  (...)
  • 47 Lencian X., « Los inventarios post-mortem en el estudio de la cultura material y el consumo. Propu (...)

1L’historiographie européenne des dernières décennies a montré d’importants changements dans les habitudes de consommation des européens au cours de ce que l’on a appelé le Siècle des Lumières46. Bien que cela ait dû être vrai, les changements dépassèrent de loin les seules apparences puis-qu’entre la fin du xviie siècle et les premières années du xviiie siècle, les habitudes de lecture ont également évolué. Les œuvres recherchées par plaisir ou besoin d’évasion – livres de voyages, récits de faits de société – ont progressivement pris le pas sur celles qu’on lisait pour y trouver conseil ou réconfort – en particulier les récits moraux ou religieux. Par le biais du marché de l’art, on a pu constater un certain changement dans le choix des œuvres, ainsi que dans les thématiques préférées. Dans l’Espagne du xviie siècle, hors de l’élite, le profil de l’acheteur de tableaux pouvait être celui d’un fonctionnaire royal, d’un membre de la petite ou moyenne bourgeoisie, peut-être d’un homme d’affaires et de quelques autres personnes susceptibles de consacrer une partie de leurs revenus à l’acquisition d’objets décoratifs par le biais desquels ils exprimaient leurs goûts artistiques. Dans ces secteurs de la société, tout au long du xviie siècle, l’achat de tableaux augmenta de façon significative et les thèmes représentés se diversifièrent47.

  • 48 Ray Castelao O., Libros y lectura en Galicia, siglos xvi-xix, Santiago, 2003, p. 118-129, 160, 192 (...)

2Malgré la domination des thèmes religieux, on observe que les acquéreurs préfèrent les tableaux représentant des paysages, des scènes de la vie quotidienne et surtout des natures mortes, c’est-à-dire, d’une certaine façon, des thèmes qui associent l’acheteur à l’univers du loisir ou à son environnement social quotidien. Ces changements dans la consommation de peinture artistique et dans les habitudes de lecture peuvent probablement être généralisés à l’ensemble de la société. Ils représentent des changements collectifs de sensibilité et ils ont eu des répercussions sur d’autres aspects de la culture et d’autres formes d’expression. L’étude des bibliothèques privées dans différentes villes et régions de la péninsule confirme ces tendances pour la fin du xviie siècle. Les bibliothèques des bureaucrates et des petits bourgeois ou des personnes pouvant être considérées comme des membres des professions libérales – avocats, médecins, professeurs… – indiquent avec certitude que lorsqu’ils ne possédaient qu’un seul livre, la thématique de celui-ci était, presque sans exception, religieuse, et que lorsqu’ils en possédaient plus d’un, la tendance qui s’impose est celle des thématiques spécialisées, en rapport avec la profession exercée ou, dans une moindre mesure, celle des livres d’évasion ou de loisir48. Les changements ainsi révélés dépassent de loin la simple consommation ostentatoire ou consommation caution, c’est-à-dire, celle que l’on réalisait pour exprimer une position sociale que l’on prétendait avoir ou dont on prétendait jouir.

3La question de la chronologie des changements est également l’objet d’une certaine controverse. Peut-être plus qu’une révolution survenue au xviiie siècle, ce qui se réalisa dès le xviie siècle fut une révolution lente ou un effet au compte-gouttes qui permet d’identifier des symptômes et des processus de changement dans les modes de consommation au cours de cette période antérieure au Siècle des Lumières.

4Lorsque l’on parle de consommation et de modes ou de normes de consommation, il est important d’en préciser l’impact dans les différents groupes sociaux. Ceci peut révéler une éventuelle extension de la consommation provoquée d’en haut, depuis les élites jusqu’aux classes populaires, depuis les capitales jusqu’aux villes de provinces et depuis celles-ci jusqu’aux zones rurales. L’évolution des goûts de la population a bien pu suivre de tels itinéraires : la consommation de miroirs dans la Barcelone du xviie siècle offre un exemple nuancé de ce type d’évolution et d’extension de la consommation. Ce qui était un produit de consommation associé à l’activité professionnelle de médecins, d’artistes, d’artisans ou de commerçants au début du xvie siècle s’est transformé en un objet de consommation d’une importance croissante pour les nobles des villes dans la seconde moitié du siècle et a concerné entre 15 et 20 % des paysans et agriculteurs – les plus aisés – pour devenir également un objet de consommation dans d’autres secteurs des classes populaires, particulièrement dans l’artisanat urbain et les professions libérales.

  • 49 Pérez Samper M. A., « Chocolate, té y café : sociedad, cultura y alimentación en la España del sig (...)
  • 50 Eiras Roel A., « La historia cuantitativa del consumo alimentario : estado actual de las investiga (...)

5Un exemple semblable est celui des objets liés à la consommation du tabac, en augmentation depuis la seconde moitié du xviie siècle et tout au long du xviiie siècle. Tout semble indiquer qu’à mesure que la consommation de tabac s’est élargie, à la fin du xviie siècle, les élites nobles prirent leurs distances avec elle, peut-être parce que l’association du tabac à des pratiques vulgaires commençait alors à être de plus en plus évidente. Quelque chose de semblable a pu arriver avec des produits comme le cacao et le thé49. La consommation de produits servant à couvrir les besoins de première nécessité, comme les céréales, le vin et dans une moindre mesure les viandes de différentes qualités et de prix différents, connut une évolution différente50.

  • 51 Brewer J., Mckendick N. et Plumb J. H. (éd.), The birth of a consumer society. The commercialisati (...)

6Le schéma diffusioniste qui associe la diversification de la consommation à l’imitation par les classes populaires des goûts des élites, ou à la diffusion des habitudes et des goûts de ces élites à d’autres secteurs de la société, convient bien si l’on garde présent à l’esprit le résultat de cette évolution au xixe siècle : la création de marchés plus intégrés et l’orientation de la production vers des consommations de plus en plus massives51. Néanmoins, le phénomène ne fut pas aussi simple et les évolutions ne furent pas aussi linéaires que l’on peut l’imaginer.

7Dans la Barcelone du début du xviie siècle, la possession de véhicules pour le transport des personnes n’est attestée que chez les nobles. Peu à peu, la possession de ce type d’objets s’est étendue à d’autres couches de la société urbaine, pour atteindre les commerçants et les médecins au milieu du siècle avant de s’étendre à d’autres groupes tels les artistes qui vivaient en ville.

8Ceci pourrait témoigner également d’une évolution diffusioniste. Néanmoins, on observe quelque chose de différent si l’on analyse la possession d’animaux de trait ou de monte. Bien que l’évolution de la possession de ce type d’animaux par les membres de la noblesse urbaine n’ait pas cessé d’augmenter, passant d’environ 10 % à plus d’un tiers, il est sûr que tout au long du xviie siècle, la possession de ce type de biens a été plus importante chez les agriculteurs. Tout au long du xvie siècle, environ la moitié des agriculteurs possédaient personnellement des animaux de trait et de monte. Dans ce cas, néanmoins, la propriété était associée non pas au transport des personnes ou à la traction d’attelages, mais fondamentalement aux tâches agricoles et à l’activité professionnelle quotidienne.

  • 52 García M., « Los bienes dotales en la ciudad de Valladolid, 1700-1850. El ajuar doméstico y la evo (...)
  • 53 Gómez Pellón E., « Un caso de regalismo borbónico : la defensa de la libertad de moda por parte de (...)
  • 54 Vires J. de, « Between purchasing power and the world of goods : understanding the household econo (...)

9Dans la consommation des espagnols, des changements évidents apparurent au xviiie siècle qui témoignent d’une plus grande libéralité dans le goût et une plus grande liberté dans la mode, aussi bien dans l’acquisition d’objets de nature diverse que pour ce qui concerne les textiles et les vêtements. Il ne s’agit plus seulement de signaler le progrès du coton par rapport aux tissus les plus traditionnels et les plus chers dès le xviie siècle, d’abord en Catalogne et ensuite dans la Castille intérieure52, mais également de remarquer des changements de goût qui finirent par « encanailler » l’élite et sa façon de s’habiller au milieu du xviiie siècle53. À ceci s’ajoutent une plus grande spécialisation de la production, la promotion de réseaux commerciaux et de crédit plus complexes et l’émergence d’une demande de plus en plus diversifiée et complexe dont l’extension, n’était pas directement proportionnelle à l’évolution des salaires54.

  • 55 Nieto J. A., Historia del Rastro. Los orígenes del mercado popular de Madrid, 1740-1905, Madrid, 2 (...)

10Toutes ces questions sont toujours très délicates car, y compris dans des périodes d’augmentation du pouvoir d’achat les classes populaires pouvaient considérer que leur situation se détériorait puisque leurs attentes de consommation avaient augmenté à un rythme bien supérieur à l’évolution des niveaux de vie. Au fur et à mesure qu’on s’élève dans l’échelle des revenus, une diversification de la consommation et un meilleur accès à des marchés plus restreints apparaît. À l’inverse, à mesure que l’on descend dans l’échelle des revenus, on trouve une consommation plus monotone et, là où le marché le permet, la diversification se traduit par l’achat d’objets recyclés, réparés, ou utilisés de façons diverses de celles prévues par le fabricant55. Ces marchés populaires étaient plus fragiles, plus variables et plus mobiles que ceux qui approvisionnaient les élites ; ils étaient également plus importants dans le monde urbain que dans le monde rural, où cette demande venait souvent à être satisfaite par des vendeurs ambulants et des colporteurs.

  • 56 Lanza R., Camargo en el siglo xviii. La economía rural de un valle de Cantabria en el Antiguo Régi (...)
  • 57 Minchington W., « Los modelos de demanda, 1750-1914 », Cipolla C. M. (éd.), Historia económica de (...)

11La consommation liée à la satisfaction de besoins de première nécessité n’offrent pas beaucoup d’informations sur les changements des goûts, néanmoins, elles constituent des indicateurs sur les niveaux de vie. L’idée selon laquelle la société européenne dépassa le minimum biologique de consommation de calories par jour et par personne au xviiie siècle semble fondée, ce qui n’évita pas que des cas de mortalité liés à la réapparition de la faim continuent de se produire. En Espagne tout semble indiquer que ces normes européennes ont été suivies, comme en témoigne la ration d’un paysan moyen de la vallée de Camargo en Cantabrie au milieu du xviiie siècle qui dépassa les 2 300 calories par jour56, bien que cette limite ait dû être impossible à atteindre pour la majeure partie des gens des classes populaires urbaines, non seulement au xviie siècle mais également au xviiie siècle. Walter Minchinton considérait que l’Europe de 1700 avait plus de points communs avec celle de 1300 et que celle de 1900 était « profondément différente57 ». La clé, selon lui, se trouvait dans l’industrialisation et ses effets. Malgré tout, même au milieu du xviiie siècle, plus de 85 % du budget des classes populaires était consacré à des produits de première nécessité – alimentation, vêtement, logement, mobilier, chauffage – auxquels s’ajoutaient des dépenses sociales, de culte, d’instruction et d’assistance. Cette situation n’était pas essentiellement différente de celle vécue par les membres de ces groupes sociaux cent ans auparavant et il convient de se demander si elle avait beaucoup changé dans les premières décennies du xixe siècle, avec une industrialisation naissante.

12Étant donné les changements des habitudes de consommation dans l’Espagne du xviie siècle depuis l’observatoire que constitue la société espagnole du siècle suivant, on peut conclure en indiquant que le Siècle des Lumières fut une étape lente de consolidation de tendances survenues dans la consommation tout au long des cent années précédentes, spécialement dans la seconde moitié du xviie siècle ; évolution dans laquelle agirent comme facteurs déterminants non seulement la couverture des besoins vitaux, mais aussi l’évolution du goût mis en relief par les membres appartenant à des groupes sociaux de conditions différentes. Plutôt que de parler d’une révolution de la consommation ou d’une révolution des apparences au Siècle des Lumières, on devrait interpréter le modèle de consommation de l’Espagne des Lumières comme l’effet d’une révolution lente ou comme la conséquence de l’effet au compte-gouttes de transformations survenues au cours des cent années antérieures.

Bibliographie

Bibliographie

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Brewer L., Porter R. (éd.), Consumption and the world of goods, Londres/New York, 1993.

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Rey Castelao O., Libros y lectura en Galicia, siglos xvi-xix, Santiago, 2003.

Roche D., La culture des apparences. Une histoire du vêtement (xiiie-xviiie siècle), Paris, 1989.

Rodero E, Rodero A., La producción y el consumo de alimentos de origen animal en la Andalucía de la Alta Edad Moderna, Cordoue, 2006.

Torras J., Yun B. (dir.), Consumo, condiciones de vida y comercialización. Cataluña y Castilla siglos xvii-xix, Valladolid, 1999.

Notes

46 Roche D., La Culture des apparences. Une histoire du vêtement (xiiie-xviiie siècles), Paris, 1989 ; Yun B., « La historia económica por el lado de la demanda y el consumo : unas reflexiones generales », Torras J. et Yun B. (dir.), Consumo, condiciones de vida y comercialización. Cataluña y Castillla, siglos xvii-xix, Valladolid, 1999, p. 19.

47 Lencian X., « Los inventarios post-mortem en el estudio de la cultura material y el consumo. Propuesta metodológica. Barcelona, siglo xvii », Torras J. et Yun B. (dir.), Consumo…, op. cit., p. 47.

48 Ray Castelao O., Libros y lectura en Galicia, siglos xvi-xix, Santiago, 2003, p. 118-129, 160, 192-202.

49 Pérez Samper M. A., « Chocolate, té y café : sociedad, cultura y alimentación en la España del siglo xviii », El Conde de Aranda y su tiempo, vol. 1, 2000, p. 157-222.

50 Eiras Roel A., « La historia cuantitativa del consumo alimentario : estado actual de las investigaciones », Historia. Revista Española de Historia, XXXIV, 1974, p. 105-148.

51 Brewer J., Mckendick N. et Plumb J. H. (éd.), The birth of a consumer society. The commercialisation of eighteenth-century England, Londres/Bloomington, 1982.

52 García M., « Los bienes dotales en la ciudad de Valladolid, 1700-1850. El ajuar doméstico y la evolución del consumo y la demanda », Torras J. et Yun B. (dir.), Consumo…, op. cit., p. 133-158 ; Torra L., « Pautas del consumo textil en la cataluña del siglo xviii. Una visión a partir de los inventarios post-mortem », Torras J. et Yun B. (dir.), Consumo…, op. cit., p. 89-106.

53 Gómez Pellón E., « Un caso de regalismo borbónico : la defensa de la libertad de moda por parte del fiscal Campomanes frente a la pretendida potestad reglamentista de la autoridad eclesiástica », Historia de la Iglesia y de las instituciones eclesiásticas. Trabajos en homenaje a Ferran Valls i Taberner, Oviedo, 1990.

54 Vires J. de, « Between purchasing power and the world of goods : understanding the household economy in early modern Europe », Brewer J. et Porter R. (éd.), Consuption and the world of goods, Londres-New York, 1993, p. 85-132.

55 Nieto J. A., Historia del Rastro. Los orígenes del mercado popular de Madrid, 1740-1905, Madrid, 2004.

56 Lanza R., Camargo en el siglo xviii. La economía rural de un valle de Cantabria en el Antiguo Régimen, Santander, 1992, p. 137.

57 Minchington W., « Los modelos de demanda, 1750-1914 », Cipolla C. M. (éd.), Historia económica de Europa. 3. La Revolución Industrial, Barcelone, 1983 (1re édition, 1973), p. 81.

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