1Comme le montrent les sources fiscales et militaires, la famille espagnole au xvii^e siècle obéit aux modèles communs en Europe occidentale, c’est-à-dire un noyau d’individus réunis par le foyer et la paternité. Cette réalité n’offre aucun doute mais appelle quelques nuances. La première est que ce type de sources documentaires n’avait pas pour objectif de montrer des modèles familiaux mais d’identifier des foyers fiscaux. Pour cette raison, ce type de document ne nous transmet qu’une image incomplète de la famille : celle d’un groupe formé par des co-résidants, qui constituaient un foyer, une maison, une unité fiscale. Si l’on porte son attention sur d’autres indicateurs des relations familiales comme les pratiques matrimoniales et les systèmes d’héritage on perçoit une régionalisation plus nuancée des formes prises par la famille dans l’Espagne du xvii^e siècle. En accord avec ces paramètres, on distinguera trois vastes régions avec des structures familiales qui font apparaître des traits particuliers : la côte Cantabrique et partie des régions pyrénéennes ; l’intérieur de la Castille du côté de l’Andalousie et de la côte méditerranéenne ; et enfin, la Catalogne et le Nord de l’Aragon.

2Dans la première de ces régions, malgré l’hégémonie de la famille nucléaire, l’existence de relations larges favorisées par la parenté était très importante, bien que du point de vue de l’héritage le système castillan y fût pleinement en vigueur, c’est-à-dire qu’il était fondé sur la répartition égalitaire, nuancée par la possibilité d’accorder des avantages (un tiers de l’héritage plus un cinquième à la libre disposition du donateur) et de rendre des biens inaliénables entre générations par le système du majorat. Dans ce cas, la dot que la femme apportait au mariage était considérée comme une avance de sa part d’héritage. La côte Cantabrique était une région où la mortalité était plus basse que dans la Castille intérieure de même que la fécondité, parce qu’il existait des restrictions à la nuptialité qui firent que les femmes accédaient à une première union deux ou trois ans plus tard que dans le reste de la Couronne de Castille (entre 23 et 24 ans). Dans la Castille intérieure, en Andalousie et sur la côte méditerranéenne, à l’exception de la Catalogne, la famille nucléaire et le mariage étaient quasi universel. L’âge – aussi bien pour les femmes que pour les hommes – d’accès à la première union était inférieur à celui du reste du pays et les taux de natalité et de mortalité étaient un peu plus élevés. Finalement, en Catalogne et dans le Nord de l’Aragon les femmes se mariaient plus tôt que les hommes et la famille dominante était celle où la lignée paternelle s’imposait massivement.

3Ces variantes observées dans l’Espagne du xvii^e siècle s’accompagnaient des caractéristiques les plus remarquables de la famille moderne occidentale : une faible présence du célibat – environ 10 % – et, cependant des âges d’accès au mariage supérieurs à ceux connus en Europe orientale ; une tendance à la nucléarité focalisée de plus en plus sur des relations père-fils. En plus des facteurs traditionnels qui entraînaient des variantes régionales, les phénomènes d’urbanisation et de ruralisation eurent aussi une grande influence sur les modèles familiaux. Les villes attiraient des émigrants ruraux, en particulier des jeunes, mais, peut-être pour cette raison, maintenaient des taux de mortalité et de natalité plus élevés, qui tendaient à se déséquilibrer en faveur de celles-ci. Une plus forte présence d’hommes seuls – des soldats, des religieux, des étudiants, des domestiques – ou de prostituées y jouait aussi un rôle. Tout cela faisait qu’en Espagne les villes les plus importantes comme Séville, Madrid, Barcelone ou Valence étaient devenues des monstres mangeurs d’hommes, et de façon plus mitigée, des villes plus petites, y compris des bourgades et des centres qui partageaient quelques caractéristiques urbaines ou qui avaient l’importance de chefs-lieux dans un environnement rural plus ou moins étendu. Tous ces facteurs, unis à celui de la stratification sociale, affectaient la structure et l’organisation familiale.

4Les familles de la plus haute noblesse étaient représentées à la Cour, qui était devenue le lieu où l’on concevait des mariages – en suivant des modèles d’endogamie sociale – et où on trouvait des sphères d’influence et de pouvoir, ayant recours à des stratégies de reproduction sociale parmi lesquels le majorat ou la primogéniture. Dans les zones provinciales, ces familles avaient aussi leurs sphères d’influence qu’elles montraient à travers leurs maisons ou leurs manoirs ornées de leurs armes et blasons. Ces modèles d’organisation familiale étaient partagées par les représentants des élites urbaines et par les familles de haut rang qui avaient un patrimoine dans les petites villes, bourgades et villages du Nord de la Castille. Les familles nobles reconnaissaient le plus haut degré d’autorité au parent le plus âgé ; cela constituait une différence importante par rapport à la famille bourgeoise, même si celle-ci partageait avec la première la pratique d’une endogamie sociale et professionnelle qui parfois suivait l’implantation géographique des affaires. D’autres fois, elle servait à renforcer la présence de compatriotes dans un même noyau urbain et, peut-être à consolider la présence du groupe en tant qu’élite du pouvoir local7.

5La famille des paysans, artisans et pêcheurs partage quelques traits communs avec les groupes sociaux précédemment cités. Si la famille nucléaire semble avoir été la norme commune, l’organisation et la vie familiale montraient souvent des réalités beaucoup plus complexes. La protection de l’honneur familial, la construction ou les réparations de la maison, la nécessité de trouver une caution pour échapper à la prison ou pour aider à surmonter des difficultés conjoncturelles ou permettre le rétablissement après un accident ou une maladie et même chaque fois qu’avait lieu un événement familial constituaient des situations où la famille apparaissait dans ses vraies dimensions. Celles-ci dépassaient celles de la communauté domestique ou du groupe formé par les co-résidants. Quand les liens familiaux étaient érodés, détériorés ou brisés, à cause de disputes à l’intérieur de la parentèle, le relai étaient pris par les institutions sociales qui constituaient des formes de parenté spirituelle (comme le parrainage) ou artificielle (comme les corporations et les confréries, les conseils ou les habitants des villages).

6Dans les Pyrénées aragonaises et le Nord de la Catalogne existait un conseil de famille, dont l’intervention supra-domestique mettait en lumière l’existence d’une autorité familiale qui reconnaissait des domaines d’influence dans les affaires domestiques aux parents consanguins de chacun des conjoints8. Cette réalité a fonctionné avec des nuances dans d’autres régions d’Espagne. En Cantabrie pendant le xvii^e siècle, des formules d’organisation familiale se sont maintenues comme les frérêches (compañias de uso), qui permettaient à un groupe de parents intégrés dans différentes communautés domestiques d’exploiter sans les fragmenter des patrimoines héréditaires communs. Cela fonctionnait comme matelas de protection face au chômage dans les économies domestiques fragilisées en période de pénurie9.

7Ces expressions de la solidarité familiale exigeaient le développement d’une discipline interne qui s’exerçait de forme différenciée dans chaque catégorie sociale, mais qui, dans tous les cas, établissait des rapports entre chacun des membres du groupe avec la réalisation d’objectifs communs, soit pour maintenir l’hégémonie sociale ou pour développer des stratégies qui permettraient de surmonter les adversités et les aléas de la vie à laquelle étaient confrontés chaque jour les gens des classes populaires et qui pouvaient tendre à l’extrême les relations interpersonnelles au sein de la population, mais aussi à l’intérieur de chaque maison. Tout semble indiquer que les violences au sein de la famille augmentaient en particulier pendant les périodes de crise au-delà du niveau habituel d’agressions physiques et autres violences interpersonnelles10, comme cela a pu se produire au tournant des xvii^e et xviii^e siècles, en particulier après l’hiver très froid de 1709, et au moment de la faillite de l’Ancien Régime.

8À côté de la solidarité familiale existait accessoirement une solidarité communautaire, à laquelle veillait la population. Dans les communautés paysannes de Cantabrie, par exemple, on observe une relation directe entre l’évolution de l’appauvrissement et l’inclination des gens à rejoindre les confréries – institutions qui formaient l’ossature de l’assistance sociale communale –, ainsi, lorsque l’appauvrissement gagnait du terrain, davantage de nouveaux membres s’inscrivaient dans ces institutions et, au contraire, une amélioration de la situation entraînait une réduction des inscriptions de nouveaux membres.

9Le fait que même pendant les périodes critiques où progresse l’appauvrissement de la population, la tendance aux disputes héréditaires ait reculé, est la preuve que quelque chose d’aussi important qu’un conflit pour un patrimoine passait au second plan dans ces moments, tandis que la famille continuait à miser sur la collaboration mutualiste et le développement de pratiques solidaires, y compris lorsque la nécessité économique se faisait sentir. C’est alors qu’il était plus nécessaire de coopérer que de rivaliser. Les « frérêches » déjà mentionnées se convertissaient ainsi en instrument capital d’aide mutuelle au sein de la famille et exprimaient la vitalité des liens de parenté qui s’étendaient au-delà de la maison, même si à l’évidence elles concernaient tout ce qui arrivait à l’intérieur de la communauté domestique. En quelque sorte, la coopération familiale dans les conjonctures difficiles offrait une contrepartie au fait que le risque de violence familiale fut alors plus présent. La famille tentait en quelque sorte d’atténuer l’effet négatif des temps difficiles pour que n’éclatent pas les conflits conjugaux sous la forme de la violence maritale.

10La famille circonscrite à l’espace domestique ne suffit pas à expliquer la réalité qu’offre l’exemple hispanique du xvii^e siècle. Même si la maison permet de centraliser l’organisation, la gestion et la distribution des ressources dans le cadre d’une famille aux dimensions restreintes placée sous l’autorité patriarcale, la vie familiale signifiait beaucoup plus que vivre sous un même toit. L’autorité du pater familias, qu’impliquait la force des liens de sujétion et de fidélité entre les autres membres de la maisonnée, inspirait les formes d’autorité exercées dans les sphères de pouvoir, au sein desquelles la communauté domestique et la famille s’intégraient, impliquant de nouvelles formes de projection de la communauté domestique en direction des hiérarchies sociales et de pouvoirs plus larges.