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Agir par la parole

 | 
Philippe Juhem
, 
Julie Sedel

Seconde partie. Accéder aux arènes publiques

7. Le témoignage individuel est-il un mode d’action collective ?

Ce que le journalisme de catastrophe fait à la représentation des « victimes d’AZF » (et vice-versa)

Stéphane Latté

Texte intégral

  • 1 Interview journalistique enregistrée, septembre 2002.

« Journaliste, correspond local pour Le Monde : Voilà donc, moi les faits, depuis un an, je les ai, donc ce qui m’intéresse, c’est plutôt ton regard sur cette année écoulée, comment tu ressens les choses.
Responsable d’un collectif de victimes d’AZF : Tu veux dire d’un point de vue personnel ? Alors, si c’est personnel, tu indiqueras bien que c’est un point de vue personnel. Parce qu’on a dû te dire que je m’étais fâché avec ta collègue y a 15 jours. J’ai perdu mon temps. Elle nous a quand même bien eus. Elle m’avait dit qu’elle montait un dossier sur les risques technologiques, et puis finalement, elle nous a bien embrouillés et elle a fait un article qui vaut rien. Ça m’a pas plu parce que j’avais pris 2 heures pour lui répondre, elle m’a posé plein de questions techniques, je l’ai bien alimentée en infos, puis à la fin, fallait bien parler, donc je lui ai dit deux-trois trucs plus perso. Et elle, elle fait un portrait sur moi : “Au lycée Séverac, au milieu de 2 500 mètres carrés d’Algeco dans la cour, Jean-Claude Tainturier ne désarme pas.” Tout son papier “Jean-Claude Tainturier, il a la rage, il est en colère, il en a ras le bol”. […] Je vais te dire, pour un journal réputé sur le côté technique, sérieux, ça m’a quand même foutu les boules. Donc pour répondre à ta question, un an après, je trouve les résultats un peu mitigés, je suis très frustré par la façon dont le public nous perçoit. On a essayé de faire croire que tout le travail que nous avons fait à travers le collectif était basé sur l’émotivité des gens. […] Et aujourd’hui, on se trouve à ce qu’on puisse nous dire que AZF a fermé et le phosgène a disparu tout simplement parce qu’il y avait une émotion à Toulouse et que c’était à ce niveau-là qu’il fallait traiter le problème. Alors qu’en fait, c’était technique, on n’est pas seulement des émotifs1. »

  • 2 Boltanski L., « La dénonciation publique », in Boltanski L., L’Amour et la justice comme compétenc (...)

1Pour saisir les contraintes d’énonciation qui pèsent sur les porte-paroles associatifs, deux modèles de dénonciation publique peuvent être mis en regard. Le premier se réfère aux règles d’acceptabilité de la plainte qu’a mises en exergue Luc Boltanski dans ses travaux sur le courrier des lecteurs adressé au Monde2. L’auteur y observe que les standards d’audibilité de la critique et les efforts que produisent les rédacteurs pour s’y conformer répondent à une exigence de dé-singularisation qui vise, sur le modèle de la parole politique, à mettre des distances entre le cas personnel et l’injustice énoncée publiquement. Ce travail emprunte de multiples procédés de distanciation (recours au papier à en-tête, préférence pour les lettres tapuscrites, évacuation des intérêts directs qui lient l’auteur à la cause qu’il défend), de grandissement (accumulation des titres, convocation de collectifs plus ou moins consolidés – associations, comités de défense, etc. –, mise en exergue des appartenances catégorielles) et de généralisation (invocation de principes universels, adossement à des causes institutionnalisées). Dominique Cardon et Jean-Philippe Heurtin résument ainsi cette « grammaire traditionnelle de la critique publique » :

  • 3 Cardon D., Heurtin J.-P., « La critique en régime d’impuissance », in François B., Neveu É. (dir.) (...)

« Dans ce modèle la voix des victimes n’accède à la publicité qu’encadrée et prise en charge par toute une série de représentants et de médiateurs qui se sont engagés à ses côtés […]. Dans la grammaire traditionnelle de la critique publique, les émotions intimes du porte-parole restent masquées derrière le concernement solidaire avec la cause embrassée, cette distinction étant au principe d’un partage ferme entre l’arène publique, d’une part, et les arènes familières ou privées, d’autre part3. »

2Or, les auteurs repèrent l’émergence, depuis les années 1990, d’un second modèle de prise de parole publique fondé non plus sur une contrainte de dé-singularisation, mais, au contraire, sur une « exigence d’authenticité » qui limite nettement le recours à la montée en généralité, qui prescrit l’expression de marques subjectives dans les intonations et qui finalement raccourcit la distance entre l’énonciateur et la victime qui – pour être entendus – devraient idéalement se confondre.

  • 4 Pour une synthèse sur le « répertoire du témoignage et des affects » : François B., Neveu É., « Po (...)

3Plus que tout autre genre journalistique, le journalisme de catastrophe illustre, sans doute à la manière d’une épure, la place centrale acquise par le témoignage individuel dans les modes d’inscription médiatique des problèmes sociaux4. Il témoigne de ce fait de la concurrence avivée entre la « grammaire traditionnelle de la critique publique » et cette « exigence d’authenticité » qui trouble les voies d’accès à la parole publique et réorganise la distribution des autorisations à représenter. Les récits médiatiques d’événements catastrophiques reposent en effet – avec des variations selon les titres et les supports – sur un dispositif serré de sollicitation de la parole intime sur le drame, les narrations journalistiques se rejoignant alors autour de la mise en scène de victimes anonymes, désencastrées socialement, enclines à dire une émotion – une peur, une détresse, un traumatisme – tandis que la parole des représentants syndicaux et associatifs ne sera convoquée qu’à la marge.

  • 5 Latté S., « Les « victimes ». La formation d’une catégorie sociale improbable et ses usages dans l (...)

4Plutôt que de valider ou d’infirmer une hypothèse historique sur les transformations des régimes de la prise de parole, il s’agira dans cette contribution de montrer que ces deux modèles d’expression des griefs sont inégalement pertinents selon les configurations. Certains contextes – celui de catastrophe – et certaines formes de mobilisation – les associations de « victimes » – exposent plus que d’autres au respect de l’« exigence d’authenticité » et au déclassement corrélatif des dispositifs classiques de montée en généralité. Pour le montrer, nous nous appuierons sur une enquête ethnographique, conduite de 2002 à 2006, auprès des mobilisations associatives et syndicales consécutives à l’explosion de l’usine AZF, survenue à Toulouse le 21 septembre 20015.

5Dans une première partie, nous envisagerons la manière dont les cadres prescrits par le traitement médiatique de la catastrophe informent les hiérarchies militantes, travaillent les modes de présentation de soi et pèsent sur les logiques de sélection des porte-paroles à l’œuvre dans les collectifs associatifs. En prêtant plus particulièrement attention aux trajectoires des porte-paroles médiatiques des « victimes d’AZF », nous analyserons les ressorts de la mise en visibilité de sinistrés « novices » et le retrait, plus ou moins consenti, des représentants politiques et syndicaux investis de longue date.

  • 6 Voir par exemple : Taylor V., Rock-a-by baby. Feminism, self-help and post-partum depression, New- (...)

6Puis, dans un second temps, il conviendra, cette fois à l’aune des transactions entre journalistes et groupes revendicatifs, de questionner une conception strictement misérabiliste du format du témoignage individuel qui verrait les militants d’antan s’effacer face à un cortège d’individus anonymes et démantibulés sur lesquels les architectures idéologiques n’exerceraient plus de prise. L’observation directe de la fabrique des reportages et des interactions entre les journalistes et leurs sources associatives permet en effet de mettre au jour tout le travail de sollicitation, de sélection, d’encadrement, de préparation et de mise en série des témoignages que réalisent ces porteurs de chaînages critiques. De ce point de vue, nous montrerons, à la suite des travaux consacrés aux usages militants du témoignage6, comment, sous certaines conditions, le recours au témoignage individuel peut être envisagé comme un mode d’action collective qui intervient, parfois en concurrence, mais aussi souvent en renfort du verbe représentatif qu’incarnent les mandataires associatifs ou syndicaux.

Recours au témoignage médiatique et réforme des titres à parler. L’invisibilisation publique des militants « politiques »

7Lourde d’un bilan de 31 morts et 18 000 blessés, l’explosion de l’usine AZF présente la particularité d’avoir suscité un réseau particulièrement dense et fortement concurrentiel de groupes candidats à la représentation médiatique des « victimes d’AZF ». Chronologiquement premier, le collectif Plus jamais ça ni ici ni ailleurs (PJC) procède de la recomposition circonstancielle des alliances nouées par les réseaux militants toulousains sur d’autres terrains de lutte. Constitué par une soixantaine de militants de la gauche alternative, PJC rassemble un large spectre d’organisations syndicales (FSU, SUD, G10-Solidaire), politiques (Motivé-e-s, LCR, Verts, Attac) et associatives (Amis de la terre, Greenpeace). L’existence de ce réseau militant préalable à l’événement fut essentielle à l’accumulation initiale des ressources logistiques puisque la mise à disposition précoce de savoir-faire militants a permis l’organisation, dès la première semaine de mobilisation, de manifestations inaugurales rassemblant 10 000, puis 30 000 participants. Ces organisations ont surtout contribué à fixer le cadre initial de la protestation en y incorporant les préoccupations nées de leurs combats antérieurs : la désignation de Total comme responsable de l’explosion, la mise en cause des conditions de travail dans sa genèse, les revendications centrales de fermeture du pôle chimique et de condamnation pénale de l’actionnaire.

8S’est ensuite greffé à ce collectif un camaïeu de groupes revendicatifs qui, bien que souvent initiés par des familiers de l’espace des mouvements sociaux de la ville, ont pris la forme d’associations ad hoc créées autour d’identités publiques empruntant directement au lexique du désastre : Association des sinistrés du 21 septembre, Association des familles endeuillées, association de blessés Vivre après AZF, Comité des victimes d’AZF, etc. Dans ces associations cohabitent non seulement des militants de la gauche mouvementiste, mais aussi des bénévoles qu’oriente une démarche philanthropique, des parents endeuillés se revendiquant d’un combat personnel pour la mémoire de leur défunt, des personnes blessées luttant pour la réparation financière de leurs séquelles, des riverains sans autre carrière associative que la fréquentation d’organisations de loisirs, etc.

  • 7 Latté S., « La “force de l’événement” est-elle un artefact ? Les mobilisations de “victimes” au pr (...)

9Cette vertu syncrétique de l’explosion et sa capacité à faire tenir ensemble des engagements bigarrés doit être rapportée à l’une des spécificités des contextes de catastrophe. Ces derniers se distinguent en effet par une présence journalistique massive, continue et non sollicitée qui bouleverse l’ordre des légitimités. Durant plus d’un an, le traitement journalistique intensif du désastre offre ainsi au mouvement sinistré une exposition médiatique inédite et absorbe l’essentiel de l’activité militante de ses porte-paroles les plus exposés. Or, les normes qui ont cours dans le journalisme de catastrophe contribuent à la monétisation de cette ressource circonstancielle qu’est la proximité au drame et à la dévaluation des capitaux proprement militants7. L’authenticité du sinistré et sa capacité à représenter les victimes se mesure en effet moins à l’objectivité des dommages qu’il a subis qu’à sa virginité sur le plan politique. Les sinistrés dotés d’un ancrage militant doivent ainsi renoncer au porte-parolat et s’en remettre à des individus capables d’incarner une « victime » médiatiquement et judiciairement acceptable. Dans ce contexte de mobilisation, le dévoilement public des options politiques impose le retrait médiatique. Par exemple, en 2004, le premier porte-parole du collectif Plus jamais ça, pourtant recruté pour sa double qualité de non-affilié et d’expert scientifique (il est enseignant dans le secondaire et diplômé en génie industriel), est invité à rendre son mandat associatif après avoir pris la tête d’une liste aux élections régionales. Les entreprises établies de contestation contractent donc une dette à l’égard de sinistrés profanes susceptibles d’apparaître, aux yeux des journalistes, comme exclusivement mus par des raisons circonstancielles d’agir, par une indignation conjoncturelle, par un outrage né directement du drame.

10Cette redistribution des titres à parler varie néanmoins selon les supports et selon les moments. La multiplicité des regroupements coalisés au sein du mouvement sinistré autorise en effet un jeu sur les formes d’organisation mises en scène et une gestion alternée des porte-paroles. Les associations de sinistrés captent ainsi l’essentiel des prises de parole publiques lors de ces pics de médiatisation que sont les commémorations. La surface médiatique de l’Association des familles endeuillées s’accroît pour sa part largement à mesure que l’actualité se resserre autour de la seule procédure judiciaire. À l’inverse, bien que le collectif Plus jamais ça soit parfois qualifié dans la presse « d’association de victimes », son image publique l’associe plus volontiers à une déclinaison nouvelle de l’altermondialisme ou à une résurgence circonstancielle de la mobilisation locale des Motivé-e-s. Dès lors, tandis que les associations de sinistrés couvrent les médias réputés pour leur traitement particularisé de l’information (presse quotidienne régionale et télévision principalement), les militants étiquetés PJC prennent en charge les exercices de montée en généralité que requièrent les médias d’opinion. Le président d’une association de sinistrés évoque, avec une science des nuances du traitement journalistique, les sollicitations très contrastées dont il fera l’objet :

  • 8 Entretien, travailleur social, fondateur d’une association de sinistrés, avril 2002.

« La façon dont [les médias] présentent les sinistrés, c’est très intéressant parce que ça dépend des obédiences, surtout dans la presse écrite. Là où c’est le plus intéressant, c’est Libé. Libé qui est tombé complètement… Alors on connaît Libé, c’est à la fois très individuel, dans la lignée de leur quatrième de couverture et puis, en même temps, se démarquer pour se démarquer. Par exemple, une association de victimes n’a pas droit de parole dans Libé et ils ne sont jamais venus. Gilbert Laval m’a interviewé une fois au téléphone, c’était cacophonique, son article était n’importe quoi, tout était faux et en aucun cas il n’est venu faire une interview directe. Parce que c’est ringard une association de victimes. Avant tout, c’est ringard. Le collectif Plus jamais ça, c’est plus attractif, parce que c’est plus politique, mais ils sont dans leurs représentations en se disant une association de sinistrés ça doit parler comme ça, ça doit pleurnicher, ce que nous, on ne fait pas. […] Le Monde, non, j’ai pas du tout suivi, ils ne m’ont pas contacté, mais par contre Ouest-France, L’Est-Républicain nous ont sollicités de façon très durable, constante et même encore aujourd’hui. C’est plus les journaux régionaux qui ont relayé, notamment à la lumière des préoccupations locales qu’ils pouvaient avoir8. »

11En outre, les militants d’organisations politiques ne sauraient être considérés comme parfaitement piégés par des logiques hétéronomes de sélection et pris dans l’incapacité de se donner à eux-mêmes leurs propres représentants. En effet, si la délégation à des acteurs profanes extérieurs aux arènes militantes s’ajuste à l’exigence médiatique d’authenticité propre aux contextes de catastrophe, elle répond également à des logiques plus spécifiquement politiques. Héritières des clivages qui traversent l’extrême-gauche locale, les structures militantes fédérées au sein du collectif PJC préfèrent ainsi s’en remettre à des outsiders capables de neutraliser les conflits de leadership :

  • 9 Entretien, enseignant, membre fondateur du collectif Plus jamais ça, septembre 2002.

« C’est clair qu’il y avait des luttes fratricides au niveau du collectif, des idéologies qui dépassaient totalement la lutte qui nous permettait de faire un bout de chemin ensemble. Ça ne pouvait pas marcher, donc ils se sont mis en veilleuse, en recul pour que les choses soient prises en main par des gens qui n’éveillaient pas de soupçons. Voilà. C’est la raison pour laquelle moi, avec d’autres, on s’est retrouvés devant. On n’était pas catalogués. Donc, ça m’a permis à un moment donné d’avoir la confiance de tous les gens et de participer après comme porte-parole du collectif. Parce que je n’étais pas marqué9. »

12Finalement, même partielles et plus ou moins consenties, l’élimination publique des représentants « politiques » et la promotion corrélative de porte-paroles profanes illustrent la spécificité des conditions du porte-parolat en contexte de catastrophe puisqu’aux stratégies de grandissement qu’évoquait Boltanski succèdent ici des stratégies de rapetissement par lesquelles on élude les titres à parler, plus qu’on ne les exhibe. Sorte de montée en singularité destinée à masquer le mandat sous l’énonciation en première personne.

Des sinistrés (extra)ordinaires ?

13L’ampleur du renouvellement des représentants mérite cependant d’être nuancée. La catastrophe ouvre en fait une niche dans laquelle se glissent des acteurs d’entre-deux, suffisamment étrangers aux luttes politiques ordinaires pour n’être publiquement définis que par le sinistre, mais dans un rapport de familiarité suffisant avec l’espace des mouvements sociaux toulousains pour satisfaire aux attentes des partenaires politiques et éviter ainsi le dépouillement des griefs de leur socle idéologique. De ce point de vue, la militance post-AZF ouvre la possibilité de carrières militantes de rattrapage à des individus dont les dispositions à l’engagement public, bien que latentes, n’avaient pu trouver jusque-là à s’épanouir.

  • 10 Entretien, journaliste dans un hebdomadaire local, septembre 2002.

14Le parcours de Sylvain Peyronnet, le principal porte-parole du mouvement sinistré durant près de 3 ans, constitue l’archétype de ces carrières publiques « révélées » par le sinistre. En dépit de sa fréquentation juvénile des Jeunesses communistes dans une période de rupture d’avec son milieu d’origine – la grande bourgeoisie bordelaise –, ce travailleur social s’est durablement tenu en retrait de la vie militante. La répartition des tâches au sein de son foyer voyait jusqu’à présent son épouse, une fonctionnaire syndicaliste à SUD, exercer l’ensemble des représentations politiques du couple. L’explosion est ici l’occasion d’une restauration provisoire de la division sexuelle du travail militant. Tandis que sa conjointe se tient en marge du nouveau front de mobilisation et assure l’intendance quotidienne de la famille, Sylvain Peyronnet se mue en quasi-professionnel de la cause sinistrée – le « José Bové du sinistre », plaisante-t-il –, puisqu’il obtient de son employeur un temps partiel pour se consacrer pleinement à la représentation médiatique des victimes toulousaines. L’engagement préalable de sa compagne, l’entregent et les amitiés militantes nouées dans ce cadre, agissent à la manière d’une caution qui favorise l’intégration et l’adoubement du néophyte par les organisations de la gauche mouvementiste. Par ailleurs, comme la plupart de ces porte-paroles d’occasion, il dispose de savoir-faire spécifiques en matière de gestion des médias acquis lors d’expériences professionnelles antérieures (il a été photographe de plateau pour la télévision et pigiste en radio). Sa dextérité dans l’anticipation, mais également le contournement, des canons médiatiques, lui valent ainsi d’être reconnu comme « bon client », aussi bien par les journalistes locaux que par ses alliés politiques. Ici, la frontière entre sinistrés « authentiques » et militants « politiques » s’avère donc plus perméable qu’il n’y paraît en première analyse. Recouverte du voile d’opacité qu’imposent les modes de présentation victimaire, cette porosité nourrit un jeu constant de rumeurs, d’imputations, de traques des attributs politiques, tus ou occultés au point de rendre le jeu associatif parfois difficilement lisible. Ainsi ce journaliste local fait état de la gêne que suscite le brouillage des positionnements ordinaires : « Je porte pas de jugement mais, à la limite, c’est toujours mieux quand on sait d’où vient leur combat. Sylvain maintenant, je sais, mais avant de savoir d’où ça venait, ça me gênait. On s’improvise rarement, donc quand on ne sait pas, c’est forcément louche10. »

15Le format du témoignage de sinistré ordinaire nivelle par ailleurs les compétences requises dans les prises de parole publiques et paraît impulser une distribution plus éclatée des droits à la représentation médiatique. La cause sinistrée se présente comme un espace de mobilisation ouvert où ce sont des dommages personnels qui semblent autoriser à parler et non plus seulement les titres, les mandats ou les qualités statutaires. Les légitimités sociales et politiques sont un temps suspendues, elles demeurent en tout cas silencieuses, au profit d’une légitimité circonstancielle uniquement définie par la proximité au drame. A contrario des secteurs militants établis, encombrés d’adhérents de longue date, la militance victimaire s’offre donc comme un terrain favorable aux vocations tardives à l’action collective. Durant les premiers mois, la centralité du registre du témoignage facilite notamment l’accès à la fonction de porte-paroles de militants sinistrés aux propriétés sociales atypiques. Plus précisément, elle favorise les acteurs d’entredeux classes, qui peuvent à la fois gager la représentativité sociale des associations de sinistrés et en même temps manier avec aisance les codes de la prise de parole médiatique. Pour l’illustrer on évoquera deux des représentants associatifs parmi les plus exposés durant la première année.

  • 11 Entretien, cadre dans la fonction publique, militant dans une association de sinistrés, septembre (...)
  • 12 Entretien, artisan, fondateur d’une association d’artisans-commerçants sinistrés, avril 2003.

16Le réaménagement conjoncturel de la hiérarchie des ressources rend d’abord possibles des arrangements sociaux inédits. Ainsi de l’engagement du président d’un regroupement de petits commerçants sinistrés qui mène, au nom d’un collectif PJC, plusieurs campagnes de presse largement relayées par les médias nationaux : « Patrick, il parle le petit commerçant… C’était marrant, c’était un peu l’artisan chez les gauchistes11. » La collaboration avec cet imprimeur offre en effet aux militants encartés de répondre aux contraintes conjoncturelles de cadre qui imposent la monstration de sinistrés profanes vierges du stigmate tenace de la « récupération politique ». Or, en dépit de son éloignement social d’avec des réseaux militants qu’il n’a jamais fréquentés (« les mecs qui sont dans les assos, c’est des soixante-huitards lamentables qui fument des pétards pendant les AG12 », plaisante-t-il), cet artisan possède quelques propriétés discrètes – il garde de son premier métier de technicien-monteur dans l’imprimerie de presse des contacts et une familiarité avec le journalisme local – qui lui permettent d’endosser, avec distance et savoir-faire, le rôle du « mec lambda » :

  • 13 Ibid.

« Les journalistes, je leur tape la discute comme avec des copains à l’apéro. En plus, j’ai l’accent. Ah ben ouais, pour les médias parisiens, c’est de l’or, ils adorent ça. Si tu veux, je représente le sinistré type dans un truc exceptionnel avec des revendications tout à fait basiques. Tu vois comment elle est ma façon de m’exprimer, ma façon de parler, mes mots simples. Ben, ça porte13. »

17S’ingéniant, avec les journalistes, à « faire [son] “petit commerçant” », il parvient, en direction de ses alliés militants, à mettre à distance les attributs les plus typifiés du rôle qu’on lui prête. Comme lorsqu’après quelques mois, il rase la moustache à laquelle il attribuait pourtant sa notoriété médiatique ; ou qu’en interview, il pose ostensiblement devant le mur de son atelier recouvert d’une iconographie de Che Guevara (« ça, c’est pas pour rigoler, précise-t-il, tu vas chez moi, il est partout le Che, ça n’a rien à voir avec la politique »).

18Cette improbable suspension des règles de la sélection sociale des porte-paroles est également illustrée par les rares représentants publics de la cause des « victimes d’AZF » qui, comme Josiane Villa, présentent des caractéristiques sociales proches de celles des sinistrés des quartiers populaires adjacents au pôle chimique. Coiffeuse de formation, puis agent d’entretien à l’hôpital, cette retraitée vit dans une cité HLM contiguë de l’usine et partage son temps entre des missions d’aide à domicile, des investissements associatifs dans l’éducation populaire et l’entame sur le tard d’un cursus universitaire. L’accès à des fonctions de représentation au sein d’une association de sinistrés est en fait l’occasion pour elle d’actualiser un rôle qu’elle a déjà pu expérimenter. En effet, par l’entremise de l’association qui lui porta secours quelques années plus tôt, elle est intervenue à plusieurs reprises comme incarnation médiatique des femmes battues, à l’occasion d’émissions de débat ou de reportage (sur Canal +, à la Marche du siècle, puis à Envoyé spécial). Une expérience directement mobilisée après l’explosion d’AZF :

  • 14 Ibid.

« Face aux caméras, c’est difficile, il se trouve que j’ai pratiqué ça avant, j’avais fait plusieurs télés, j’avais fait quelque chose de très très dur qui était mon parcours personnel face à une caméra. J’ai fait un Envoyé spécial sur les femmes battues donc j’ai découvert beaucoup de choses. Il se trouve que j’ai eu deux journalistes d’exception qui sont devenus des amis et vraiment ils m’ont donné beaucoup de tuyaux sur les journalistes. Donc je sais me débrouiller. L’émission de Canal Plus, au départ, c’était très bien, puis, à l’arrivée, ça m’avait un peu gonflée. J’étais la pauvre petite femme qui essaie de s’en sortir. Donc bon, tu vois, ça m’a beaucoup appris parce qu’ensuite la seconde, c’était une Marche du siècle où j’avais à dire comment j’avais avancé. Là, je revendiquais beaucoup plus14. »

19Pourtant, dès l’année 2002, cette confusion partielle des classes et des statuts au nom d’une coappartenance à la même communauté de destin commence à s’abolir. D’abord parce qu’à mesure que l’événement s’éloigne, la présence médiatique se tourne progressivement vers des prises de position plus directement politiques ou juridiques, plutôt que vers la seule exposition des drames singuliers. Ensuite parce que les interactions entre les leaders associatifs et leurs partenaires – journalistes, avocats ou militants – tendent à se prolonger en sociabilités d’agrément – week-ends ou dîners – dans lesquelles les filtres sociaux ordinaires jouent de nouveau à plein. Dès lors, la division sociale du travail de représentation publique s’accentue jusqu’à être de nouveau monopolisé par les acteurs les plus proches de l’espace des mouvements sociaux.

20L’explicitation brutale, par le président d’une association de sinistrés, de la distribution interne des rôles donne ainsi à voir une sélection fondée principalement sur le respect des règles de l’entre-soi spécifique aux élites militantes locales. Il reproche en effet à Josiane Villa un défaut de maîtrise des « conventions », un déficit de retenue (être « envahissant », manquer de « discrétion », « se mettre en avant ») ou encore des infractions aux codes du « savoir-vivre » :

  • 15 Entretien, cadre de la fonction publique, militant dans une association de sinistrés, avril 2003.

« C’est dur à dire, mais y a des us et des coutumes, y a des façons de faire. T’es obligé de te conformer, de passer sous les fourches caudines, les conventions, les manières d’être. Voilà, c’est un jeu fourbe, mais tout le monde n’est pas capable de le jouer. Josiane, je l’imaginais pas dans ce rôle-là. […] C’est quelqu’un qui utilise beaucoup l’association pour se faire valoir… c’est quelqu’un de très envahissant… qui a tendance à se mettre en avant. […] C’est vrai que, des fois, elle m’a mis en difficulté sur des manières d’intervenir et sur une lecture des situations qui n’est pas toujours à propos. […] Alors peut-être que je suis très traditionaliste par rapport à ça, mais c’est vrai que j’aime pas qu’on m’envahisse, je suis assez réactif par rapport à ça, à un certain manque de savoir-vivre, de discrétion. Après, moi, je crois que chacun a des domaines de compétence15. »

21Les porte-paroles promus après le 21 septembre démontreront ainsi une faculté différenciée à faire fructifier l’engagement victimaire. Pour les néomilitants des classes moyennes, l’investissement associatif se prolongera par l’intégration dans des cercles de notabilité militante, par l’accès à de nouveaux réseaux relationnels, par l’acquisition d’une position durable dans l’espace des mouvements sociaux toulousains, par l’obtention, parfois, de positions électives. A contrario, le cloisonnement renouvelé des réseaux de sociabilité, les entraves rencontrées pour l’accès durable aux fonctions représentatives accélèrent la défection progressive de Josiane Villa qui, finalement, s’efface après 12 mois de mobilisation jusqu’à ne plus prendre part à l’action collective.

Le témoignage en nom propre comme infraction aux normes de la discrétion : auto-exclusion et importation sous contrainte d’un mode d’action

22Les modes de narration propres au journalisme de catastrophe informent donc les hiérarchies militantes en imposant leurs propres codes à la sélection des porte-paroles. De ce fait, cette réévaluation de l’arène médiatique projette de nombreux acteurs mobilisés dans l’inconfort d’une prise de parole qui, d’une part, enfreint souvent les frontières sociales entre l’injustice dicible publiquement et l’expérience intime qu’on tente de protéger des regards intrusifs et qui, d’autre part, contrarie nettement les règles du verbe représentatif.

23D’abord, en ce qu’il sollicite une compétence à la parole sur soi plus accessible que ne l’est la parole déléguée, le témoignage affecté demeure pour les représentants associatifs les mieux dotés un mode d’intervention diminué, illégitime et évalué au prisme des classements sociaux ordinaires. Ainsi, cette bénévole, ancienne cadre commerciale et femme d’un directeur d’usine, s’agace-t-elle de notoriété qu’elle juge mal acquises et du brouillage des hiérarchies sociales qu’implique le témoignage médiatique :

  • 16 Entretien, cadre commerciale à la retraite, bénévole dans une association de sinistrés, avril 2002

« Y a forcément des gens à qui on a donné un rôle déterminant, un rôle plus médiatique. Ils prennent une importance même sociale, même personnelle, différente de ce qu’ils étaient au départ. À partir du moment où ils deviennent reconnus à l’extérieur, ça grossit une importance qui n’est pas toujours justifiée. Dans toutes ces associations, il y a des gens qui ont un rôle qu’ils ne soupçonnaient pas au départ et qu’ils n’auraient pas eu autrement16. »

24Dans le même sens, ce cadre de la police nationale, président d’une association de propriétaires sinistrés située en zone pavillonnaire, classe les formes d’intervention publique à l’aune d’une « dignité », qu’il associe en fait étroitement à la dignité sociale des témoins. Les colères et les effusions mal contrôlées sont en effet, selon lui, le propre de catégories socialement situées (les « cités », les « locataires », les « employés ») :

  • 17 Entretien, cadre dans la police, fondateur d’une association de sinistrés, septembre 2005.

« Ici, on a eu une certaine forme de dignité par rapport à d’autres quartiers. Nous, c’était clair : “Vous voulez qu’on pleure devant la caméra. Vous voulez des pleurs et du larmoiement. OK, allez dans les cités à côté.” Eux, ils ont fait que ça pendant des mois… Il y a toujours de la colère, mais la façon de l’exprimer est moins expansive, parce que, nous, on s’est pris en main. Un cadre, l’agent de maîtrise, le cadre moyen aura tendance à se prendre en main, l’employé d’une manière générale aura tendance à ce qu’on le prenne en main17. »

25Au-delà de ces jugements sociaux sur la valeur relative des formes d’expression publique, une inégale aptitude à endosser le rôle de témoin affecté traverse également les espaces de mobilisation post-AZF et une même aversion pour l’exposition en nom propre distingue notamment des entrepreneurs de groupes qui, en dépit de prises de position parfois radicalement opposées au lendemain du 21 septembre, partagent une même socialisation militante. Les froissements et les hésitations à l’égard de l’injonction médiatique au témoignage personnel touchent ainsi plus particulièrement les militants d’origine ouvrière qui, élevés dans la tradition syndicale, ont suffisamment intériorisé les normes de la parole représentative pour juger inutile, indigne et déplacée l’évocation publique d’une peine qu’ils estiment privée.

  • 18 Entretien, enseignant à la retraite, président d’une association de victimes, septembre 2005.

26Ainsi de Michel Brechet, un ancien ouvrier à Sud-Aviation reconverti dans l’enseignement technologique en lycée professionnel, qui, à la suite du décès de son fils dans la catastrophe, sort d’une retraite civique qu’il pensait définitive pour créer l’une des associations de victimes toulousaines parmi les plus actives sur le front judiciaire. L’explosion de l’usine AZF réveille ici une carrière militante mise en sommeil 15 ans auparavant qui l’avait conduit aux responsabilités du bureau régional de la FEN, puis au secrétariat de section du Parti Socialiste. Les sentiments heurtés que lui procure la perte de son fils sont de ce fait passés au tamis de ses dispositions militantes et les filtres hérités de ses anciennes pratiques politiques retravaillent les modalités d’expression d’un « désir de vengeance personnel » qu’il revendique comme tel. Concentrant ses griefs sur un acteur collectif – le groupe Total – et sur ses arbitrages économiques, il œuvre pendant 8 ans à la construction patiente d’un « rapport de force » avec le groupe industriel. Or, ce dernier est synonyme pour lui de ralliement du nombre et de travail argumentaire plutôt que de performances médiatiques. L’essentiel de ses journées est ainsi consacré à la traque patiente du soutien de familles endeuillées souvent rétives à s’engager et à la compulsion minutieuse des milliers de pages du dossier d’instruction. Il omet en revanche volontairement de se prêter au jeu des démonstrations publiques d’affliction. Cette défection médiatique doit d’abord au sentiment d’incompétence qu’il concède face à cet exercice spécifique qu’est le témoignage public : « Je n’avais pas envie de me montrer, c’était affreux de surmonter ça. J’ai été sollicité souvent, mais je m’arrangeais pour ne pas avoir à y faire face. Je me dérobais, je fuyais, je n’en voulais pas18. » Elle est surtout le fait d’une éthique de la discrétion militante qui traversait déjà ses engagements partisans (en dépit d’un intense activisme, il n’endossera jamais aucun titre électif) et qui le porte à faire de l’intensité du militantisme l’unique étalon à l’aune duquel se mesurent la force des sentiments d’injustice :

« Ce qu’on peut attendre de moi, c’est une espèce de sérénité, une colère froide, une certaine assiduité dans le combat. Moi, c’est facile de savoir si je suis touché ou non. Je le parais pas parce que je verse pas ma larme. Mais le fait que je consacre toute ma vie à ça, ça doit montrer ma peine. Et ça, les journalistes ils le comprennent pas, il faut que tu leur montres. »

27Ainsi, même s’il se résout à admettre l’efficacité politique du dévoilement public que commande le cadre de l’explosion, il ne parvient pas à s’extraire du modèle de la prise de parole mandatée qui demeure, à ses yeux, la seule forme d’expression politique légitime :

  • 19 Ibid.

« On n’en parle pas. C’est affreux ce qu’on a vécu et, pourtant, je ne peux même pas en parler à ma femme. Je n’en parle pas, à personne. Les journalistes, eux, ils auraient aimé que je leur raconte. Ils se seraient régalés. Si tu veux, autant je trouve normal de parler au nom des familles endeuillées, autant, en mon nom personnel, non. Mon nom personnel, ça n’intéresse personne ou ça devrait intéresser personne. Donc je fais allusion à mon fils le moins possible19. »

28Cet enquêté ne répondra donc que tardivement, partiellement et, au vrai, sténographiquement à une exigence d’authenticité qu’il sait pourtant décisive dans ce contexte de mobilisation. Le témoignage de son deuil personnel n’est jamais livré, mais toujours arraché, comme lorsqu’il concède malgré lui quelques marques d’affliction à l’occasion d’un reportage télévisé, pour aussitôt le regretter :

« Le jour du 21, je me suis vu à la télé et bien sûr les journalistes n’avaient pas oublié de repérer le seul moment où j’ai eu un affaissement moral. Je suis combatif pendant 10 minutes, un petit moment de relâchement et c’est fini. […] Moi, j’étais pas là pour pleurnicher. »

29De même, il préfère disjoindre le lieu et le moment de son recueillement familial des cérémonies commémoratives officielles pour éviter toute confusion entre l’expression de son deuil privé et ses prestations comme représentant associatif. En outre, s’il finit, sur les conseils de son avocate, par publier un livre en nom personnel pour médiatiser la cause de son association, il annonce dès sa préface que ce dernier « échappe aux exigences de l’édition traditionnelle, plus ou moins romancée ». Il opte en effet pour la forme volontairement aride du mémoire judiciaire qui l’éloigne du format du récit en nom propre et qui lui interdit de fait toute autre voie de diffusion que celle de l’édition numérique à compte d’auteur. Finalement, son témoignage en tant que victime individuelle, il ne le livrera qu’en une seule occasion, lors du procès pénal, sur injonction des magistrats, en prenant soin de distinguer cette prise de parole personnelle de celle, plus longue et plus fournie, qu’il produira, quelques jours plus tard, en tant que président de l’Association des familles endeuillées.

30Exceptionnelle parmi les porte-paroles du mouvement sinistré, cette difficulté à articuler la cause et le témoignage constitue bien plutôt la règle parmi les délégués de l’usine AZF. Au lendemain de l’explosion du pôle industriel, un virulent conflit oppose les syndicats du site chimique aux associations de sinistrés. Or, si la confrontation porte en premier lieu sur les causes de l’explosion (que les premiers refusent de voir imputer à leur entreprise) et sur ses conséquences (revendiquer le maintien d’une industrie intramuros plutôt que son extradition hors de la ville), elle se décline également en un conflit sur la valeur relative des modes d’action. L’agilité des représentants de sinistrés à manier le témoignage individuel contraste en effet avec les réticences et la gêne qu’éprouvent, face à l’exercice, les délégués de l’usine. Ces derniers refusent, pendant plus de trois mois, toute communication avec la presse, et notamment avec le principal quotidien régional. La Dépêche du Midi est en effet rapidement identifiée par les salariés comme le fer de lance de la campagne de dénonciation publique de l’industrie chimique. Quelques jours seulement après l’explosion, le journal soutient la thèse de la négligence comme cause de l’explosion. « Le scandale » s’affiche alors en première page (« l’usine poubelle ») et les salariés voient dans le procès journalistique qui couve le symptôme d’une indifférence accentuée à l’égard de la condition ouvrière. Les journalistes sont dès lors déclarés persona non grata à l’intérieur du site tant par les salariés de l’usine, que par les chargés de communication du groupe industriel :

  • 20 Entretien, conseil en communication, responsable de l’agence chargée de la gestion du sinistre AZF (...)

« On avait affaire à des types qui pouvaient avoir des réactions un peu bizarres face à des journalistes. Y en a eu des insultes, un chef d’atelier barbu qui est arrivé avec un extincteur et qui a arrosé les journalistes et disant : “Vous êtes des charognards.” Donc on était en pré-tension presse-salariés. Je sentais que ça allait tourner vinaigre20. »

31Mais surtout, le déplacement de la lutte vers les arènes médiatiques confronte les délégués de l’usine à des instruments d’expression de la plainte étrangers aux pièces du répertoire d’action qu’ils sollicitent habituellement :

  • 21 Entretien, agent d’exploitation à AZF, militant syndical FO, avril 2002.

« T’avais les médias. Déjà ça, c’est pas évident de faire de la com’. On n’est pas du tout formés pour ça. Maintenant, si tu veux, on a fait un stage grandeur nature, on a appris des choses, mais ça nous a coûté, on a essuyé quelques plâtres entre-temps. Il y avait cet aspect médiatique qu’on avait du mal à gérer21. »

  • 22 Entretien, journaliste dans la presse quotidienne régionale, septembre 2002.
  • 23 Ibid.

32Les salariés sont en effet conviés à s’exprimer, mais hors de tout cadre politique ou syndical, dans le registre de l’émotion et de la peine. Les seules expressions ouvrières tolérées sont celles qui évoquent un groupe professionnel qui déchoit et se souvient de sa force et de sa fierté d’antan, sur un mode nostalgique plutôt que vindicatif. Dès lors, les syndicats du site choisissent de limiter leur communication aux formes éprouvées du communiqué de presse et du cortège manifestant. Un rejet de toute présentation individualisée du problème qui, inévitablement, entraînera d’importantes différences de couverture médiatique entre les deux mouvements : « C’est une question d’attractivité, on était sevrés par les associations et, de l’autre côté, les salariés ne nous ont donné que des communiqués de presse pendant des mois22. » Lorsque les salariés de l’usine se résolvent finalement à accorder des témoignages, la plupart s’écartent de la présentation victimaire adéquate. Certains refusent que figure leur prénom, peu de portraits photographiques sont accordés. Ce n’est donc qu’en travaillant aux marges des manifestations que les journalistes parviendront à satisfaire aux canons du journalisme de catastrophe en braconnant les formes collectives de protestation pour en extraire des expressions individualisées du malheur : « C’était le seul moment où les salariés se lâchaient, qu’ils nous disaient des choses un peu perso. On pouvait enfin faire quelques portraits23. »

33Il est finalement permis de faire l’hypothèse d’un décalage marqué entre les normes d’expression médiatique nouvellement promues dans le contexte catastrophique et les instruments syndicaux de manifestation collective de la plainte. S’exposer soi-même et témoigner en nom propre revient en effet à trahir le mandat que l’on a reçu des collègues et donc à se prêter à la sanction du groupe. À la différence des leaders sinistrés qui alternent la casquette de représentant et l’habit de victime individuelle et quasi-anonyme, ce délégué syndical doit s’interdire ce type de double jeu, pris dans un sentiment d’obligation et de dépendance à l’égard de la « base » :

  • 24 Entretien, agent de sécurité à AZF, délégué CGT, avril 2003.

« C’est vrai que pour un journaliste, à la rigueur, un sinistré, c’est plus sympa. Moi je vous le dis franchement, c’est plus sympa qu’un syndicat CGT. Au début, je m’y suis essayé, j’ai tenté de me laisser un peu plus aller. Mais vous êtes tenu par l’appareil, vous êtes tenu de tenir un discours, vous êtes toujours en permanence à l’écoute de ce qu’on vous dit. […] Donc, à la limite, même si vous voulez sortir du cadre habituel, si vous êtes un peu indiscipliné, on essaie de vous tenir, c’est un peu frustrant. Puis vous pouvez pas aller raconter votre vie, y a des gars que vous représentez derrière. Si j’avais voulu me laisser aller, je m’y serais pris autrement. Je me suis laissé aller une fois dans un article, pour un journal anarchiste. Là, je savais que la lecture était réduite donc je pouvais m’exprimer en tant que salarié, c’était le salarié lambda de l’usine qui parlait. Ca n’a pas plu à tout le monde d’ailleurs, aussi bien dans les associations que dans le syndicat. Mais j’aurais bien aimé pouvoir faire ça. Les journalistes me le disaient : “Mais pourquoi vous me parlez pas de façon plus libérée ?” “Parce qu’on peut pas, c’est comme ça.” On m’interroge en tant que syndicaliste, je peux pas parler comme un salarié lambda. Les sinistrés, eux, ils ont aucune limite, ils ont aucune contrainte, d’ailleurs ils peuvent dire n’importe quoi24. »

Sérialiser et/ou agréger. La gestion associative des témoignages

34Sans doute, les développements qui précèdent conduisent-ils pour une part à agréer aux théories critiques du registre du témoignage. Érik Neveu et Bastien François évoquent ainsi la violence symbolique qui règle l’interaction entre journalistes et témoins : la part d’instrumentalisation de la parole profane, les risques de « folklorisation » d’individus « castés » et invités à endosser les traits les plus saillants et les plus « remarquables » du type qu’ils doivent incarner. Dans le même sens, Éric Darras montre de quelle manière la convocation croissante de « profanes émotifs » dans les émissions de talk-show affecte la hiérarchisation des titres à parler :

  • 25 Darras É., « Télévision et démocratisation. La télévision forum en France et aux États-Unis », in (...)

« La substitution, qui est aussi négation, des porte-paroles politiques ou syndicalistes au profit de l’individu anonyme […] nie les groupes politiques historiquement et juridiquement constitués. […] L’anonyme exhibé semble moins y défendre un groupe ou une cause qu’il ne témoigne de sa détresse personnelle (parfois immense), de son expérience singulière25. »

35Toutefois, une perspective par trop déplorative du témoignage risque de confiner au misérabilisme en dressant le constat d’une double-impuissance : d’abord celle du témoin qui, enserré dans l’étau des exigences d’authenticité, peine à s’abstraire du rôle qui lui est assigné, à dépasser l’exposition muette de la souffrance ; ensuite celle des courtiers traditionnels d’intérêt qui, piégés par la concurrence illégitime d’anonymes, seraient sommés de constater la démonétisation brutale de leurs titres à parler. On ne saurait pourtant postuler un étrange isolement des journalistes, libres de composer une réalité pixellisée où chaque point apparaît sans former de tableau structuré, simple feuilleté de tranches de vie s’amoncelant sans autre épaisseur que celle de couches sédimentées. Ce serait ignorer les médiations introduites entre les témoins et les journalistes par les entrepreneurs de mobilisations.

  • 26 Observation, septembre 2002.

36L’interaction qui suit condense les exigences de l’écriture journalistique des conséquences de l’explosion26. Le reporter d’une chaîne nationale de télévision est envoyé à Toulouse par sa rédaction, à l’occasion du premier anniversaire de la catastrophe. L’angle et le ton du papier sont annoncés d’emblée au représentant de l’association de sinistrés qu’il a contacté pour recruter des candidats au témoignage. En aucun cas, il ne doit s’agir, précise-t-il, de refaire le bilan, « trop entendu », des conséquences économiques et sociales de l’explosion. Ni le problème des indemnisations, ni celui des pertes d’emplois, pas même les débats quant à l’attribution des responsabilités, ne doivent trouver place dans la séquence. Le cadre du reportage sera strictement intimiste. Il se composera d’une succession de plans resserrés sur le visage des victimes, alors invitées à n’exprimer que leur ressenti personnel, leur vécu subjectif, les émotions qui les ont submergées le 21 septembre. L’entreprise a ceci d’original qu’elle pose à l’association comme cahier des charges explicite ce qui généralement ne fait l’objet que d’une entente tacite et d’une anticipation réglée des attentes de chacun.

37Pendant toute la journée, se succèdent, dans le local associatif, les protagonistes préalablement sollicités. Pourtant, les interactions ne se réduisent pas au tête à tête propice à la confession qu’envisageait initialement le reporter. Systématiquement, le militant associatif se poste sur la table, assis à côté du sinistré, face à la caméra. Il interrompt, reprend, tente d’établir des liens entre cette parole individuelle de victime et les problèmes plus généraux qu’il entend exposer. L’intervieweur peine à maintenir et à entretenir les silences de son interlocuteur principal dont il attend avec patience la confession. Le représentant des sinistrés se saisit du moindre moment de flottement dans l’entretien pour reprendre le fil de son argumentaire. Il invite l’enquêté à se souvenir de telle ou telle difficulté qu’il a pu rencontrer, puis résume, agrège, met en équivalence avec d’autres cas pour exposer des revendications plus générales. La caméra l’ignore et reste braquée sur l’expression faciale du témoin. Le rédacteur, d’abord gêné, s’agace ensuite ouvertement de ces intrusions récurrentes. Lorsque les interruptions se font trop fréquentes et trop longues, le journaliste coupe brutalement la séquence et rappelle d’un ton sec au militant les règles du jeu et l’impératif de subjectivité qu’il avait négocié préalablement. Ce dernier se met donc en retrait, puis revient à la charge. Mais cette fois de façon plus discrète, puisqu’il cesse d’invoquer des logiques générales, pour centrer le propos sur les souffrances psychiques, avec le souci de sans cesse particulariser les exemples. Pour la première fois, la caméra coopère, et c’est donc par la bande qu’il parvient à revenir à la question du chômage et de la précarisation des zones sinistrées qu’il souhaitait promouvoir.

  • 27 Henry E., Amiante. Un scandale improbable. Sociologie d’un problème public, Rennes, Presses univer (...)

38Les militants du mouvement sinistré acquièrent en fait rapidement des savoirfaire pour devancer les attentes médiatiques et pour satisfaire à la hiérarchie du moment des modes d’expression légitime. Ils trient les plaintes audibles et écartent celles qui auront peu de chance de passer à travers les filtres journalistiques. Mais, si les associations de sinistrés savent se fondre dans la présentation qu’on attend d’elles, elles parviennent, à la marge, à tourner les règles de la « sélection médiatique des victimes27 ». C’est en composant avec le rôle que leur assignent les journalistes qu’elles participent, par touches, à la fabrication d’une représentation de la catastrophe plus ou moins conforme à la réalité qu’ils entendent mettre au jour. Il s’agit parfois de s’emparer de ce déguisement qu’est paradoxalement le nom propre, pour endosser soi-même le rôle de témoin. Plus souvent, les associations font à office « d’agence de casting » et, usant du quasi-monopole dont elles jouissent sur les cas individuels de victimes, elles contribuent à infléchir les problématisations journalistiques. Sollicités pour des demandes parfois ciblées, les responsables associatifs suggèrent fréquemment un autre témoignage, selon eux plus pertinent ou plus d’actualité, c’est-à-dire davantage en rapport avec les revendications du moment ou dans l’espoir qu’un dossier épineux se débloque.

  • 28 Entretien, ingénieur dans une entreprise publique, militant syndical à SUD et membre fondateur du (...)

« Les mecs, ils te passent un coup de fil : “Présentez-moi un sinistré borgne, de père espagnol, qui a perdu son fils, etc.” [Rires]. C’est vrai qu’il y a de ça, mais on essaie de ne pas être juste dans l’émotion, de les orienter vers des trucs un peu plus rationnels. Bon, c’est pas : “Tu me donnes telle adresse et je te donne tel article.” Nous, on réclame rien, c’est plus compliqué. Mais, ils nous demandent des adresses et donc on peut dire : “On a, on n’a pas.” Ou : “On n’a pas, mais par contre on a ça.” C’est comme ça que l’autre jour un article est paru sur l’impasse dans laquelle se trouvent les gars qui ont été licenciés à la suite de l’explosion… Donc, ton message, ils le font passer, plus ou moins bien, mais ils le font passer28. »

  • 29 Entretien, travailleur social, porte-parole public d’une association de sinistrés, avril 2002.

« Y a complètement le côté ils veulent rencontrer des “vraies” victimes et on a, à un moment, été une véritable agence de casting pour les chaînes qui nous demandaient… à un moment de façon complètement indécente même. Style, une émission de TF1 qui voulait un couple qui est distendu du fait de l’explosion. Voilà, moi, je sais que j’ai fait le rédacteur en chef de France 2. Ils me téléphonaient pour quelque chose et je leur disais : “Ben non, là, il faut faire ça, il faut aller là, il faut prendre ça.” Puis, finalement, ils l’ont fait. Ce qui est à la fois pas mal parce que, s’il y a un aspect qu’ils n’ont pas forcément vu, on les renseigne et ils le font, tu leur donnes les noms et ils vont voir ces personnes. C’est assez rigolo d’ailleurs parce qu’après, tu regardes le JT, y en a un cinquième, c’est ma pomme. Ça, c’est assez rigolo, puis, en même temps, ça a permis de mettre l’éclairage, par exemple, sur la situation des personnes qui sont en mobil-homes. Sinon, ils savaient pas que ça existait, ils savaient pas qui aller voir29. »

39Cette latitude des associations dans la fabrication des témoignages est en outre augmentée par les caractéristiques sociales des quartiers sinistrés. Confrontés à des zones d’habitat populaire qu’ils peinent à pénétrer, de nombreux reporters de la presse nationale s’en remettent presque entièrement à celui qui leur servira de guide. Celui-ci est en effet perçu comme étant le seul susceptible d’introduire le journaliste auprès d’interlocuteurs dont on craint la méfiance ou la turbulence. Le travail sera facilité par la présélection de candidats « qui passent bien » et « qui s’expriment correctement ». On attend également de cette caution qu’elle protège des risques réels ou anticipés d’incidents, de confrontations physiques ou, plus communément, de vols du matériel ou des moyens de locomotion. Dès lors, dans cette situation, l’autonomie du guide est presque totale dans le choix des cas, des lieux, des photos et, incidemment, des problèmes pertinents.

  • 30 Observation, 2002.

40En définitive, le recours au témoignage individuel doit être envisagé comme un mode de publicisation qui intervient en renfort, ou parfois en concurrence, du verbe représentatif qu’incarnent les mandataires traditionnels. En juin 2002, une conférence de presse destinée à rendre publique l’ampleur des licenciements consécutifs à l’explosion illustre deux modes d’intervention dissemblables, qui se chevauchent et se complètent, même si leur efficacité apparaît inégale30. Le premier quart d’heure de l’événement prend la forme classique de la conférence de presse au cours de laquelle des délégués syndicaux (de SUD et de l’union départementale CFDT) se succèdent pour offrir des états des lieux circonstanciés, des descriptions chiffrées des conséquences économiques du sinistre, des argumentaires débouchant sur un socle de revendications relatives aux abus patronaux du chômage technique et à l’encadrement des licenciements parfois mis sur le compte du sinistre. Ce premier moment ne figure dans les comptes rendus de presse, ni sous la forme d’une description d’ambiance, ni dans le verbatim des déclarations recueillies.

41Co-organisateur de l’événement, le président d’un regroupement de sinistrés interrompt pour sa part régulièrement les prestations syndicales pour présenter des « cas » destinés à enrichir les argumentaires. Il a en effet convoqué pour l’occasion un parterre d’une dizaine de témoins. L’essentiel des recensions de presse se concentrera sur le second temps de l’événement au cours duquel les journalistes sont invités à recueillir, en face-à-face, le récit singulier de ces « victimes économiques » d’AZF. Tandis que le point-presse se déroulait dans le local associatif, un lieu doté d’une signification collective, les journalistes accompagnent les candidats au témoignage jusqu’à des lieux plus intimes (devant la façade de l’entreprise sinistrée ou au domicile des personnes) pour saisir des plans jugés plus adaptés au recueil d’une parole sur le drame.

42Dans ce cadre peu propice, les ressources syndicales continuent cependant d’opérer, mais uniquement dans le silence des dispositions à la prise de parole. Parmi les témoins, tous ne manifestent pas la même dextérité pour capter l’attention des caméras et faire valoir leur cas. Ce chauffeur routier d’origine maghrébine semblait présenter tous les atours de la « bonne histoire ». Fauché par le souffle de l’explosion alors qu’il était sur la route, il affronte, depuis le 21 septembre, des frayeurs et des insomnies qui l’empêchent de faire face. Après plusieurs mois d’arrêt maladie qui lui interdisent la reprise d’activité, son patron choisit de le licencier et il risque désormais l’expulsion de son logement. Initialement rétif à exposer son drame dans une langue qu’il estime ne pas suffisamment maîtriser, il a fait l’objet d’une courte séance de préparation vouée à dédramatiser une interaction qu’il paraît redouter. En retrait de la scène, tandis que d’autres témoins vont au-devant des journalistes, il semble pris par un sentiment mêlé d’indignité statutaire, de timidité sociale et de détresse. Son élocution est hachée, il hésite, se reprend, ne sait plus par où commencer. Après quelques tentatives infructueuses pour recadrer la confession, les journalistes présents finissent par se détourner d’un témoin qui, en dépit d’une bonne volonté manifeste, ne parvient pas à satisfaire aux exigences télévisuelles minimales. Il en va autrement d’un garagiste français de quarante-cinq ans qui recueillera le lendemain l’essentiel des honneurs de la recension médiatique. Installé à son compte seulement deux mois avant l’explosion, il a vu son établissement presque entièrement détruit par l’accident. Sollicitant directement les journalistes, il s’emporte, s’indigne, menace d’une grève de la faim. Nous apprendrons plus tard que cet ancien ouvrier d’usine s’est de nombreuses fois prêté à l’exercice médiatique dans le cadre d’un mandat de délégué syndical.

43Conformément à la logique de la présentation victimaire, les représentants semblent ici s’effacer pour laisser place à un cortège d’individus esseulés dans le drame. La seule consultation de ces productions journalistiques en forme de vignettes personnalisées laisse pourtant dans l’invisibilité tout le travail de collecte, d’agrégation, de mise en forme et finalement de publicisation des plaintes que réalisent, par ce biais, les associations de sinistrés. La conférence de presse s’inscrit, en effet, dans une séquence plus longue de mobilisation qui doit se clore quelques semaines plus tard par un procès publicisé au tribunal de commerce, visant à faire reconnaître les licenciements au titre de préjudice direct de l’explosion. Le recours au témoignage contribue ainsi, fût-ce sous un jour transformé, à la mise sur agenda d’un problème économique recouvert jusque-là par le surcroît de visibilité des dommages matériels et corporels. De plus, l’événement participe en aval au recrutement et à la construction du sous-groupe des « sinistrés économiques », ces « sans-boulots » qu’évoque désormais la presse sur le modèle des « sans-fenêtres ». Dispersés dans les commerces et les PME du périmètre sinistré, ces individus sont alors invités à requalifier leur situation, non plus comme expérience sérielle vouée à une prise en charge individuelle par l’administration du chômage, mais comme conséquence d’une catastrophe collective ouvrant à un droit spécial à la réparation. Enfin, la production de cette série de témoignages triés, préparés et publiés en sous-main par des porteurs de causes, prend sens dans la lutte pour la représentation des victimes salariées qui oppose les collectifs associatifs aux syndicats du site chimique. Tandis que ces derniers, appuyés par la légitimité de la représentativité syndicale, se posent en défenseurs de l’emploi, les seconds, soutenus par la monstration d’incarnations individuelles disséminées dans la presse, tentent de parer au procès qui leur est intenté d’être uniquement soucieux de la protection du cadre de vie, au mépris des intérêts socio-économiques les plus immédiats des populations sinistrées. C’est donc au carrefour d’une somme d’enjeux internes (entre regroupements de victimes et organisations politiques affiliés au collectif PJC) aussi bien qu’externes, que se joue le recours aux témoignages, qui devient ici un mode alternatif de représentation :

  • 31 Entretien, travailleur social, porte-parole public d’une association de sinistrés, avril 2002.

« Pour moi, les témoignages, ce sont des vignettes qui illustrent et je crois que la légitimité qu’on a, c’est qu’on est au contact de la réalité et on peut faire vivre cette réalité dans les médias, faire en sorte qu’elle prenne corps… Donc, dans les médias, le but, c’est de montrer la réalité des situations. Mais, là aussi, c’est peut-être une déformation professionnelle à la fois de photographe et de formateur en travail social. Un étudiant en travail social qui fait un mémoire sans vignette clinique, c’est du pipeau31. »

  • 32 Latté S., « Victim movements » in Snow D. et al. (dir.), The Blackwell Encyclopedia of Social and (...)
  • 33 Lascoumes P., « Le collectif comme condition de l’engagement public. L’exemple de l’association AI (...)
  • 34 Taylor V., Rock-a-by baby. Feminism, self-help and post-partum depression, New-York, Routledge, 19 (...)
  • 35 Mehl D., La Télévision de l’intimité, Paris, Le Seuil, 1996, p. 125-147.
  • 36 Entretien, ingénieur dans une entreprise publique, président-fondateur de l’Association des parent (...)

44On constate finalement qu’à Toulouse l’exhumation des certaines réalités discordantes par rapport aux cadrages principaux du sinistre – les licenciements indirectement imputables à l’explosion ou l’exil lointain de nombreux locataires de logements sociaux déclarés inhabitables – empruntent la voie étroite, mais efficace, de la campagne de témoignages sollicités, mis en série, coordonnés et orchestrés par des acteurs porteurs de chaînages critiques. Ces usages collectifs du témoignage individuel ne sont pas propres aux mobilisations post-AZF. Ils sont même au centre du répertoire d’action victimaire32. Pierre Lascoumes évoque ainsi l’encadrement militant de la pratique du témoignage dans des associations de lutte contre le SIDA33. Dans le même sens, Verta Taylor rappelle le rôle des talk-shows dans les dispositifs de publicisation de la cause féministe des victimes de dépressions post-natales34. On sait également la place des canaux associatifs – regroupements de victimes de viols, de pères divorcés, de malades ou de handicapés – dans les circuits de recrutement des profanes conviés sur les plateaux des émissions de témoignage35. Loin de se cantonner au rôle d’adjuvant au casting, certaines associations peuvent même devenir de quasi-producteurs comme lorsque, dans les années 1990, l’Association des parents d’enfants victimes contribua à l’importation du format des reality shows judiciaires qui, à l’instar de « Perdu de vue » ou de « Témoin no 1 », participera directement de la promotion de la cause des enfants disparus36.

Notes

1 Interview journalistique enregistrée, septembre 2002.

2 Boltanski L., « La dénonciation publique », in Boltanski L., L’Amour et la justice comme compétences, Paris, Métailié, 1990, p. 255 sq.

3 Cardon D., Heurtin J.-P., « La critique en régime d’impuissance », in François B., Neveu É. (dir.), Espaces publics mosaïques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1999, p. 95.

4 Pour une synthèse sur le « répertoire du témoignage et des affects » : François B., Neveu É., « Pour une sociologie des espaces publics contemporains », in François B., Neveu É., Espaces publics mosaïques, op. cit., notamment p. 32-35.

5 Latté S., « Les « victimes ». La formation d’une catégorie sociale improbable et ses usages dans l’action collective », thèse pour le doctorat d’études politiques, EHESS, 2008.

6 Voir par exemple : Taylor V., Rock-a-by baby. Feminism, self-help and post-partum depression, New-York, Routledge, 1996, p. 112 sq.

7 Latté S., « La “force de l’événement” est-elle un artefact ? Les mobilisations de “victimes” au prisme des théories événementielles de l’action collective », Revue française de science politique, vol. 62, no 3, 2012, p. 409-432.

8 Entretien, travailleur social, fondateur d’une association de sinistrés, avril 2002.

9 Entretien, enseignant, membre fondateur du collectif Plus jamais ça, septembre 2002.

10 Entretien, journaliste dans un hebdomadaire local, septembre 2002.

11 Entretien, cadre dans la fonction publique, militant dans une association de sinistrés, septembre 2005.

12 Entretien, artisan, fondateur d’une association d’artisans-commerçants sinistrés, avril 2003.

13 Ibid.

14 Ibid.

15 Entretien, cadre de la fonction publique, militant dans une association de sinistrés, avril 2003.

16 Entretien, cadre commerciale à la retraite, bénévole dans une association de sinistrés, avril 2002.

17 Entretien, cadre dans la police, fondateur d’une association de sinistrés, septembre 2005.

18 Entretien, enseignant à la retraite, président d’une association de victimes, septembre 2005.

19 Ibid.

20 Entretien, conseil en communication, responsable de l’agence chargée de la gestion du sinistre AZF pour le compte de Total, août 2004.

21 Entretien, agent d’exploitation à AZF, militant syndical FO, avril 2002.

22 Entretien, journaliste dans la presse quotidienne régionale, septembre 2002.

23 Ibid.

24 Entretien, agent de sécurité à AZF, délégué CGT, avril 2003.

25 Darras É., « Télévision et démocratisation. La télévision forum en France et aux États-Unis », in François B., Neveu É., Espaces publics mosaïques, op. cit., p. 80.

26 Observation, septembre 2002.

27 Henry E., Amiante. Un scandale improbable. Sociologie d’un problème public, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.

28 Entretien, ingénieur dans une entreprise publique, militant syndical à SUD et membre fondateur du collectif Plus jamais ça, avril 2002.

29 Entretien, travailleur social, porte-parole public d’une association de sinistrés, avril 2002.

30 Observation, 2002.

31 Entretien, travailleur social, porte-parole public d’une association de sinistrés, avril 2002.

32 Latté S., « Victim movements » in Snow D. et al. (dir.), The Blackwell Encyclopedia of Social and Political Movements, Oxford, Wiley-Blackwell, 2012.

33 Lascoumes P., « Le collectif comme condition de l’engagement public. L’exemple de l’association AIDES », in Ion J., Péroni M. (dir.), Engagement public et exposition de la personne, Paris, Éditions de l’Aube, 1997.

34 Taylor V., Rock-a-by baby. Feminism, self-help and post-partum depression, New-York, Routledge, 1996, p. 112 sq.

35 Mehl D., La Télévision de l’intimité, Paris, Le Seuil, 1996, p. 125-147.

36 Entretien, ingénieur dans une entreprise publique, président-fondateur de l’Association des parents d’enfants victimes, octobre 2004.

Auteur

Maître de conférences en science politique, université de Haute-Alsace, Sociétés, acteurs, gouvernement en Europe (SAGE).

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