1La qualification de la structuration sociale urbaine en Europe occidentale au xvii^e siècle est une épreuve délicate à surmonter à cause de la superposition et de l’entrecroisement de deux systèmes de catégorisation collective. La ville assure ainsi la meilleure illustration de la société d’ordres dans la déclinaison de ses nombreux états de type corporatif. Un discours officiel, enraciné dans la tradition, sans cesse conforté par la réitération idéologique des producteurs de normes sociales que sont l’Église et les juristes au service de la monarchie, semble recueillir un large consensus dans la mesure où il s’appuie sur la reconnaissance d’une hiérarchie sociale toujours approuvée pour son origine naturelle et divine, dans une culture politique de type organiciste. Toutefois, cette forme de conscience sociale se révèle incapable de rendre compte de l’ensemble des comportements partagés qui finissent par créer un sentiment d’appartenance collective et distinctive au sein de la société urbaine. Des lignes de clivage se rapportant plus au mode de vie, c’est-à-dire à des situations économiques, des préférences sociales, des attitudes culturelles et l’obtention de responsabilités collectives, dessinent plutôt une structuration tripartite de la société urbaine1. Dans cette approche, ce sont les attitudes concrètes des acteurs sociaux qui finissent par former des strates de reconnaissance mutuelle qui influent largement sur les choix des individus et des familles, sans bien sûr empêcher les stratégies originales. Comme cette identité collective relève d’une synthèse de l’économique, du social, du culturel et du politique, l’utilisation du terme de classe sociale paraît ainsi plus adéquate.

2La complexité de l’analyse de la société urbaine du xvii^e siècle vient donc de la concurrence partielle entre deux systèmes de valeurs : une hiérarchie issue de l’échelle statutaire des ordres et des états fondée sur l’inégale dignité des services rendus à la société, et une échelle de considération sociale basée sur les conditions matérielles et culturelles. D’un côté la dignité d’un statut appuyée sur une approche religieuse du social, de l’autre le rôle de la richesse facilitant l’ascension par le mimétisme social. La superposition imparfaite entre le caractère officiel d’un discours traditionnel reproduit et la réalité des stratégies patrimoniales des familles ne facilite pas la lecture de cette société, même s’il est vrai que la norme pèse sur tous les comportements, même les plus inventifs. Le schéma classique de la promotion sociale menant de l’artisanat à la marchandise, du commerce aux offices, de la robe à l’épée, du genre de vie noble à l’entrée dans la noblesse prouve combien le modèle culturel de la société d’ordres demeurait prégnant et prépondérant.

3Sur un siècle, même dans le domaine des structures sociales, l’immobilisme ne saurait exister. Le double référencement, partiellement concurrent, a ainsi été modelé par les deux grandes forces de mutation du xvii^e siècle : la construction difficile de l’État moderne, selon des modes différenciés dans les trois pays, et le développement de l’économie de marché, tirée en avant par la progression du capitalisme commercial. Par le partage des responsabilités politiques et administratives, tant en fonctions électives qu’en offices, commissions ou fermes financières, et par l’essor des bourgeoisies marchandes qui ont renforcé leur contrôle sur les activités manufacturières, les deux phénomènes ont eu des conséquences majeures dans la mutation des sociétés urbaines.

La société d’ordres dans l’espace urbain

4La société urbaine constitue sans doute le meilleur observatoire d’où l’organisation corporative peut être contemplée. Tandis que dans les agglomérations rurales, le plus habituel était l’existence d’un seul corps juridiquement constitué, formant précisément cette même communauté, la multiplication de tels corps dans les villes est au contraire la caractéristique la plus remarquable de celles-ci, celle qui leur confère cette vivacité, y compris cette conflictualité occasionnelle qui, en tout cas, forme une part importante de l’existence historique des villes, tant en Espagne que dans le reste de l’Occident chrétien. Les villes, en somme, reproduisaient à leur échelle la société corporative de tout un royaume ou une république ; c’est pourquoi le jeu de mots entre la ville comme « petit royaume » et le royaume comme « grande ville » était courant parmi les écrivains espagnols d’Ancien Régime.

5La société urbaine assurait une place éminente aux deux ordres privilégiés, les seuls valorisés dans le vieux schéma des ordres2. Pour les pays catholiques, le xvii^e siècle est une phase spécialement importante des Temps modernes car il a renforcé cette hégémonie à l’issue de la Réforme catholique, la France ajoutant le début du ralliement de la meilleure noblesse au mode de vie urbain, phénomène anciennement acquis en Espagne. Si l’Angleterre a oublié le schéma des trois ordres depuis la Réforme du xvi^e siècle, l’attachement formel à une déclinaison des états sociaux n’en demeure pas moins vif3. La professionnalisation cléricale et la mobilité sociale dans la gentry ont favorisé l’émergence d’une gentry urbaine (town gentry).

La valorisation des deux ordres privilégiés

6Les villes espagnoles du xvii^e siècle se distinguaient par la concentration – y compris l’hypertrophie – des états privilégiés, noblesse et clergé. Quand à la fin du xvi^e siècle (1591), on dressa un recensement qui, pour la première fois, incluait toute la population de Castille, sans tenir compte de sa distribution en états, il en résulta qu’environ un dixième (quelque 133 000 familles) était noble (depuis le modeste et fréquent hidalgo jus-qu’au grand opulent et renommé), tandis que les ecclésiastiques réguliers et séculiers représentaient environ 75 000 personnes. Au total, il pouvait y avoir environ 10 % de population privilégiée au début du xvii^e siècle, pourcentage qui, avec assez de vraisemblance, tendit à croître au long des années suivantes ; pour le clergé, par exemple, on a calculé qu’au début du xviii^e siècle il pouvait atteindre 250 000 individus, en comptant ceux qui vivaient sous un même toit. Ces proportions variaient beaucoup entre les villes. Les villes les « plus nobles » étaient Madrid, Séville, Valladolid et Murcie ; parmi les villes de taille moyenne ressortaient celles d’Andalousie (Ubeda, Baeza, Jerez de La Frontera).

7Il était de même avec les ecclésiastiques. Tandis que dans beaucoup de paroisses de la moitié nord de l’Espagne il était habituellement difficile qu’un clerc puisse distribuer les sacrements aux fidèles, une ville comme Burgos qui, au milieu du xvii^e siècle devait avoir 6 000 habitants, abritait 295 prêtres et 728 religieux. Séville et Madrid atteignaient de nouveau les concentrations les plus élevées.

8À mi-chemin entre l’ecclésiastique et le militaire, les Ordres militaires (Santiago, Alcantara…) furent un corps caractéristique de la société espagnole d’Ancien Régime. À l’origine, leurs membres étaient des religieux sujets à la règle bénédictine et dédiés à la lutte contre les infidèles. Ce double militantisme cessa d’avoir beaucoup de sens avec la fin de la Reconquête, même s’il n’en fut pas de même des honneurs et des privilèges dérivés de la concession de l’habit, le moindre d’entre eux n’étant pas l’exemption fiscale dérivé de leur condition ecclésiastique. En 1684, le Conseil de Castille décida cependant que, conformément à leur actuel mode de vie, il était difficile de les considérer comme tels et de maintenir leurs exemptions4.

La survalorisation du clergé

9Les villes espagnoles et françaises mettent particulièrement en scène la primauté du clergé à cause d’une double concentration quantitative et qualitative de ses effectifs. Le clergé séculier bénéficie d’un triple soutien structurel. Les capitales de diocèse ont vu s’accroître le nombre de collaborateurs très qualifiés de l’évêque puisque la réforme tridentine a eu pour conséquence de renforcer l’autorité administrative de ce dernier sur son diocèse à travers la réglementation des statuts synodaux, le contrôle des prêtres paroissiaux par les visites pastorales et le redressement des insuffisants grâce au tribunal de l’officialité. À côté des chapitres cathédraux, ceux des collégiales ont surtout servi la ville à cause de l’implantation majoritairement urbaine de ces dernières. La puissance économique de ces collèges de chanoines était très diversifiée, considérable dans des villes comme Reims, Chartres ou Tolède, bien moindre dans les petits évêchés de la France du sud, mais elle assurait des prébendes fort recherchées. Si le renforcement de l’autorité épiscopale a réduit le rôle administratif des chanoines, ceux-ci maintenaient leur notoriété tant dans l’animation de la liturgie dans l’église principale que dans la dynamisation de la vie intellectuelle de la cité, par leur soutien à l’enseignement élémentaire, principalement charitable, mais surtout par leur participation, comme personnalités très instruites et cultivées, aux cercles érudits et aux débats citadins. Les chanoines assuraient aussi la représentation de l’Église dans les instances municipales. Dans les paroisses, les fidèles étaient servis par de très nombreux prêtres : le curé et ses vicaires étant relayés par des prêtres habitués utilisant les chapelles des églises pour répondre aux demandes de messe. Les curés des paroisses urbaines, surtout celles où l’élite sociale était bien représentée, avaient souvent un niveau de formation supérieur à leurs collègues ruraux, ayant ajouté des études théologiques universitaires à leur formation en séminaire, partageant ainsi, pour les meilleurs, la fierté d’un doctorat en théologie avec certains chanoines et les conseillers proches de l’évêque.

10En Angleterre, les capitales de comté étaient souvent les centres des diocèses, ce qui assurait les mêmes postes de haut rang aux familles de pasteurs. Canterbury, simplement capitale de fait de l’East Kent, y trouvait un utile complément avec son chapitre à douze prébendes à l’ombre de la cathédrale, ses deux cours spirituelles de l’archidoyenné et du consistoire. Elle ne bénéficiait pourtant guère de la présence de l’archevêque primat de l’Église d’Angleterre car son administration centrale était à Londres dans le palais de Lambeth.

11L’impact le plus marquant de la réforme tridentine dans la société urbaine fut la multiplication des couvents des nouveaux ordres religieux créés pour renouveler la dynamique du clergé régulier. Le mouvement fut si fort qu’il est coutumier de parler d’explosion conventuelle ou même d’invasion conventuelle, le second terme renvoyant aux problèmes posés aux corps de ville par suite de la concurrence accrue pour l’appropriation du sol dans l’espace urbain. Le grand essor des vocations, tant féminines que masculines, véritable innovation par rapport aux traditions médiévales, a montré qu’il existait une forte réponse sociale à l’inventivité créative de grandes âmes engagées dans un approfondissement sans précédent du catholicisme. Tout en honorant la voie contemplative renouvelée par le mysticisme espagnol, cet élan spirituel fut toutefois plus sensible aux exigences sociales de l’intériorisation du message évangélique. Tout en reprenant la tradition mendiante du prêche et de l’instruction, l’effort fut surtout porté du côté de l’assistance sociale, dans l’union indissociable de l’aide aux âmes et aux corps selon les exigences reformulées de la charité chrétienne. En France, dans le siècle des saints, l’essentiel des fondations fut réalisé avant 1650.

12Ce renforcement de la visibilité de l’ordre du clergé dans l’espace urbain tient au fait que la ville a constitué un pôle de catholicisation dans la vision stratégique d’expansion issue du concile de Trente. Lille comptait 10 communautés religieuses en 1588, 27 en 1667 ; à Angers, en 1690, le clergé regroupait 760 personnes dont 600 réguliers et 92 chanoines. Ces chiffres permettent de comprendre comment la suppression du clergé régulier en Angleterre a fortement réduit l’impact du fait clérical dans le monde urbain.

13Plusieurs réalités sociales permettent de comprendre cette orientation. La logique globale a été de privilégier les élites sociales en misant sur la diffusion postérieure des nouvelles normes religieuses par capillarité dans le corps social. Par ailleurs, à cause de la concentration de population, les villes représentaient en même temps une forte demande liturgique et sacramentelle et une accumulation des problèmes sociaux. Enfin, la surreprésentation des personnes d’origine urbaine dans la société cléricale favorisait le choix d’une implantation en ville, afin de ne pas rompre avec les habitudes de la vie matérielle et culturelle de sa famille et de son milieu.

14L’efficacité pastorale invitait à donner la priorité au quadrillage d’un espace restreint, en y faisant converger les diverses forces cléricales, bien relayées par le militantisme dévot. Bien encadrés par les paroisses, leurs prêtres et leurs fabriques, mais aussi par toutes les confréries de dévotion accueillant clercs et laïcs, ou les exercices spirituels parfois organisés différemment selon les âges et les milieux sociaux pour une pédagogie différenciée par les Jésuites, les fidèles urbains ont ainsi bénéficié de l’encadrement clérical maximal, ce qui ne manquait pas de souligner à leurs yeux l’importance capitale de ce premier ordre du vieux schéma social. Jamais le lien entre la société urbaine et le clergé ne fut aussi fort, tant dans l’engagement direct au nom de vocations véritables que dans la proximité obtenue par la fraction la plus militante de la population. Si la cohésion interne de l’ordre fut favorisée par le renforcement de l’autorité épiscopale, cette centralisation monarchique finit par créer un mouvement contestataire dans le clergé français. Lorsque le richérisme fut accueilli et intégré par le quesnellisme, forme seconde du jansénisme, des tensions internes vinrent affaiblir la cohésion corporative. Cela ne prit d’ampleur qu’à la fin du règne de Louis XIV.

L’affirmation de l’hégémonie nobiliaire

15En Espagne, principalement en Andalousie, l’urbanisation de la noblesse, y compris de l’aristocratie, était un fait historique beaucoup plus marqué et ancien que dans les deux autres pays. La noblesse urbaine essayait d’être reconnue en s’intégrant à des institutions comme les Reales Maestranzas (sociétés royales d’équitation), corps privilégiés restreints qui mettaient l’accent sur l’appartenance de leurs membres à des lignages connus et maintenaient l’identité du groupe au moyen de l’exercice des armes et de l’équitation. Il y en avait à Grenade, Séville, Ronda et Valence. La juridiction militaire annexe constituait peut-être le privilège qui définissait le mieux le vieux caractère de cette noblesse et son essence même.

16Ce renforcement de la domination nobiliaire au sommet de la pyramide sociale urbaine relève d’un double mouvement administratif et culturel, dans une profonde interaction. L’étude comparative menée sur les villes moyennes d’Abbeville, Alençon, Canterbury et Chester a révélé les convergences et les spécificités5.

17En France, le fait majeur vient des conséquences sociales du renforcement de la monarchie administrative à travers la création des offices de justice et de finances. Les offices des cours souveraines (grand conseil, parlements, chambre des comptes, cour des aides), mais aussi des bureaux des finances avaient le privilège d’anoblir leurs détenteurs et leurs descendants. Ces cours étant implantées dans les villes, une noblesse robine s’y est naturellement développée, à partir de familles originaires ou de familles d’autres villes obligées de migrer pour faciliter une promotion sociale. Dépassant leur première réaction de défiance vis-à-vis de ces offices royaux, les familles d’ancienne noblesse de tradition militaire y virent aussi l’opportunité de se relancer, le niveau supérieur de ces charges leur paraissant revêtir suffisamment de dignité. Certains lignages de gentilhommerie rurale firent même le choix d’investir les principaux offices de présidiaux ou des bailliages et sénéchaussées, s’assurant ainsi une deuxième phase beaucoup plus glorieuse dans l’univers urbain. Au xvii^e siècle, il est ainsi devenu très difficile de distinguer entre noblesse de robe et noblesse d’épée, à cause des stratégies de diversification des lignages pour leurs membres et leurs alliances matrimoniales. Une mention spéciale doit être faite des capitales qui ont bénéficié de l’installation des aristocraties avec la sédentarisation de la cour. Le phénomène est ancien pour Londres, plus récent pour Madrid et pour Paris.

18Le deuxième grand flux qui porte la noblesse à la ville est une conséquence des mutations culturelles. Pour faire carrière dans l’Église, l’administration royale et plus tard l’armée, la noblesse prend conscience, en surmontant son premier déplaisir du siècle précédent, qu’il est nécessaire de poursuivre des études universitaires juridiques ou théologiques, ce qui introduit les jeunes nobles dans l’univers urbain. L’importance des quatre grandes Inn’s of Court de Londres dans la formation intellectuelle de la gentry témoigne de l’avance de l’Angleterre dans cette question6. Les nobles les plus cultivés recherchent les cercles érudits littéraires ou scientifiques tandis que d’autres se contentent des salons aristocratiques. Qu’elle soit saisie et structurée par l’absolutisme monarchique dans sa politique de contrôle et de propagande ou qu’elle reste beaucoup plus indépendante du pouvoir comme en Angleterre, cette sociabilité culturelle des élites profite essentiellement aux villes importantes et en premier lieu aux capitales. Dans le procès de civilisation qui saisit les élites en quête de distinction par l’adoption de nouvelles règles de civilité, la principale voie de diffusion unit la cour, lieu d’invention des nouveaux comportements, et les villes, principaux relais selon la double hiérarchie urbaine et sociale. Pour la noblesse qui n’a pas accès à la cour, la ville devient ainsi le lieu d’apprentissage de ces nouveaux codes de vie qui signent l’élégance et la supériorité sociale. C’est la convergence de ces trois mouvements qui associe de plus en plus étroitement le genre de vie noble à l’univers urbain, en créant par antinomie l’archétype du hobereau rural inculte ne fréquentant guère que ses homologues et les paysans de son horizon paroissial.

19Sans doute cette urbanité nobiliaire reste-t-elle dans certaines limites ! La double résidence, imposée par l’attachement à la terre, pièce maîtresse des patrimoines, peut faire du domicile urbain un simple pied-à-terre de passage. L’impression d’urbanité furtive est encore renforcée lorsque tous les signes de l’appartenance à l’ordre, depuis les armoiries jusqu’à la galerie des ancêtres, sont réservés au château ou au manoir. Dans l’idée d’un ralliement de la majeure partie de la noblesse aux facilités de la ville française, l’historien doit se méfier du risque d’exagération à cause d’un problème d’optique lié au changement de la reconnaissance de la noblesse. En passant d’une simple validation d’un genre de vie par la communauté environnante à une création juridique monopolisée par le monarque à travers ses lettres de mérite, ses offices anoblissant et ses vérifications sur preuves écrites, il est plus aisé de dresser les contours de la noblesse du xvii^e siècle. Cette adoption récente et inégale du genre de vie urbain se traduit par le caractère très disparate de la représentation de l’ordre en tant que tel dans les instances municipales. Parfois, c’est la députation des cours supérieures de justice qui sert de substitut à la représentation nobiliaire, soulignant ainsi le principal processus d’urbanisation de la noblesse.

20Cet attachement à la résidence rurale reste un trait de caractère majeur de l’aristocratie et de la gentry anglaises dont l’ensemble peut être comparé à la noblesse française. Est-ce dire que les nobles et gentlemen anglais sont moins urbanisés que leurs homologues français ? Certainement pas, puisqu’en sus des mêmes réflexes culturels et de l’investissement dans les fonctions administratives locales sous forme de bénévolat, ils sont portés par une meilleure intégration économique des villes et des campagnes soutenue par une économie de marché plus avancée, favorisant les allées et venues pour le règlement des affaires, ainsi que par l’attribution à de nombreuses cités d’un siège de député aux Communes, responsabilité politique fort prisée par les membres de la gentry7. Si la nobility s’est surtout intéressée à Londres, la landed gentry s’est tournée vers les capitales provinciales. Le phénomène social le plus marquant reste l’émergence d’une pseudo-gentry, totalement urbaine, à partir du règne de Charles II. Celle-ci s’est formée à partir des cadets de la gentry rurale, obligés par l’héritage inégalitaire de suivre des carrières juridiques ou ecclésiastiques, et par la promotion de grands marchands et manufacturiers dont on a accepté la prétention à la qualité de gentlemen bien qu’ils se maintiennent dans leurs activités productives et mercantiles8. Ainsi, la gentry constituait 6,5 % des freemen d’Ipswich en 1662-1714, 6,1 % à Shrewsbury en 1650-1675. La plupart du temps, ces nouveaux venus sont passés par les responsabilités municipales, d’où une reconnaissance civique de notabilité. La fidélité au camp royal a trouvé également sa récompense sous la Restauration.

21Au-delà d’un rapprochement commun entre noblesse et ville, la principale différence vient du processus d’anoblissement qui s’impose au xvii^e siècle. En Angleterre, le renforcement du caractère social et taisible de l’intégration conduit à une diversité plus grande de la pseudo-gentry. En France, l’établissement du monopole royal renvoie la noblesse urbaine vers le service de l’État, dans une alliance entre robe et épée.

Une déclinaison plus fouillée du troisième état

22Par contraste avec le monde rural, la complexité du troisième état urbain a favorisé l’éclosion d’une nomenclature plus précise et plus large, dans la même cascade de mépris selon les mêmes critères de dignité. Ici, le critère majeur était le degré de travail manuel et de force physique incluse dans l’exercice de la profession.

L’inégale force corporative des états sociaux supérieurs

23Il est habituel de considérer que le tiers état supérieur était formé de trois grandes catégories : les officiers royaux et seigneuriaux, accompagnés des gens de justice, les marchands en gros et les bourgeois rentiers. L’impact de la définition sociale statutaire et de l’encadrement corporatif était toutefois loin d’être le même.

24Il était très fort pour tous les magistrats des cours de justice, ainsi que pour leurs auxiliaires comme les procureurs et notaires qui avaient un statut d’officier et pour les avocats qui exerçaient en libéral. On leur rattache habituellement les médecins et les professeurs d’université à cause de leurs grades universitaires et de leurs relations sociales. En Angleterre, on doit y adjoindre les évêques anglicans, les chanoines et les pasteurs des principales paroisses urbaines9.

25La proportion de roturiers diminuait en remontant la hiérarchie des cours de justice à cause de la concurrence de la noblesse et des effets anoblissants des offices des cours souveraines. Si les sénéchaussées et les bailliages restaient presque entièrement roturiers, il n’en était pas de même des parlements dont certains ont fini par se fermer aux non-nobles, comme par exemple celui de Rennes à partir de 1680. Dans les institutions financières en offices, délaissées par la noblesse, le privilège d’anoblissement des bureaux des finances devint même le principal intérêt de ce siège après la contraction de son rôle administratif au profit de l’intendant.

26Ces officiers ou ces professions juridiques en liens avec eux avaient en commun d’être organisés en compagnies entretenant un très fort esprit de corps qui se manifestait dans les innombrables conflits de préséance perturbant les rituels civiques ou religieux. Il n’en était pas de même de la partie supérieure des marchands, ceux qui pratiquaient le commerce de gros sur de larges horizons. Leur respectabilité n’était pas contestée car c’était avant tout des brasseurs d’affaire, maîtrisant de mieux en mieux des techniques commerciales complexes comme la comptabilité à partie double et la lettre de change, passant plus de temps à contrôler leurs livres qu’à manier leurs marchandises, dirigeant une équipe de techniciens dans leur comptoir pour les plus puissants. Toutefois, leur rapport avec la circulation des marchandises faisait que le jugement social traditionnel ne pouvait que les considérer comme inférieurs aux professions juridiques et financières, d’où cette logique d’élévation vers ces fonctions.

27Ces grands marchands en gros, spéculateurs non spécialisés, affichaient une hostilité envers l’esprit corporatif. Très attachés à la liberté d’entreprendre sous la protection de l’État, ils refusaient non seulement d’entrer dans l’organisation classique des métiers, mais veillaient à rendre impossible cette structuration pour les artisans en étroites relations avec eux. Lorsqu’ils se regroupaient pour l’armement des navires, pour des opérations commerciales ponctuelles ou pour constituer des sociétés commerciales durables, c’était dans une pure logique capitalistique afin de réunir la masse financière de départ indispensable et de se prémunir contre les risques en espérant le maximum de profit. Ils se rattachaient pourtant au modèle corporatif par leur regroupement autour du consulat, tribunal de commerce où ils servaient annuellement de juges, dans un renouvellement cooptatif et électif, utilisé également comme institution représentative pour traiter avec la municipalité ou avec l’administration royale.

28En Espagne, il y en avait dans les principales villes méditerranéenne (Barcelone, Palma de Majorque, Valence), ainsi qu’à Séville, Burgos et Bilbao. Celui de Saint-Sébastien apparut en 1682, même si, depuis 1632, une loi autorisait sa création là où existait « un nombre suffisant de commerçants10 ». Ce fut à ce moment qu’on projeta celui de Madrid qui, cependant, ne fut érigé qu’en 1827. Le trait le plus significatif de telles institutions n’était pas tant leur caractère de communautés de marchands que les facultés juridictionnelles qu’elles montraient ; on se souvient que celui de Séville (1543) se considérait comme l’unique « tribunal de l’Océan » jusqu’à ce que se créent ceux de Mexico (1592) et de Lima (1613).

29Si la bourgeoisie propriétaire vivant de ses rentes terriennes, urbaines ou financières était incontestablement une catégorie sociale classique de la société urbaine, sa caractérisation comme état ne peut dépasser une constatation en creux puisqu’elle n’est structurée par aucune institution, ce qui peut s’expliquer par le fait qu’elle concentrait des activités pratiquées à la marge par tous les autres états, parfois simplement dans un âge avancé, comme dans une retraite ou après la rupture du couple puisqu’on y relève un nombre appréciable de veuves. Ce déficit explique certainement qu’il était rare que cet état soit reconnu comme tel dans les institutions municipales. Seul le mimétisme avec le genre de vie noble conférait quelque lustre à ces familles situées souvent en arrière plan de la scène urbaine.

Les jurandes des arts et métiers pour les états inférieurs

30L’ensemble inférieur du tiers état ne connaissait pour sa structuration interne que l’organisation des arts et métiers, nos classiques corporations. Il s’agissait d’organisation professionnelle de marchands détaillants et d’artisans dont le but majeur était de garantir la qualité de la production ou du service rendu à un prix raisonnable tout en assurant une juste rémunération des travailleurs. Ceci impliquait une réglementation détaillée très stricte tant au niveau des matières et des techniques utilisées que des conditions de formation, d’embauche et de travail des apprentis et compagnons, mais aussi de l’accès à la maîtrise soumis à un examen sévère et au versement de taxes souvent prohibitives. Ces corporations n’étaient pas égales en dignité. Les Six Corps parisiens ou les douze guildes londoniennes, parmi lesquelles était choisi le maire, jouissaient par exemple d’une considération bien supérieure aux autres. Les métiers étaient dirigés par un cercle étroit des maîtres les plus riches selon la logique classique de la cooptation afin d’entretenir la dignité de l’ensemble du groupe professionnel formé des maîtres, des compagnons et des apprentis.

31La défense du niveau de vie des membres imposait un double contrôle. La surveillance des empiétements des métiers voisins ou de la concurrence sauvage entretenait un esprit très procédurier qui captait excessivement les énergies et risquait de mettre en péril les finances collectives. La protection interne des maîtres était obtenue par le strict filtrage de l’élévation à la maîtrise : les qualités professionnelles des postulants étaient contrebalancées par les faveurs accordées aux fils de maîtres ou par une élévation des droits d’entrée. À côté de ces aspects professionnels, le métier fonctionnait aussi comme une confrérie religieuse centrée sur son saint patron, avec ses célébrations et ses repas traditionnels, la solidarité en cas d’accident ou de maladie, mais surtout la certitude des prières pour les âmes du Purgatoire dans les pays catholiques.

32En Espagne, la société urbaine se distinguait de même en constituant un cadre particulièrement riche en confréries et corps de métier. Les premières étaient des corps qui, selon les cas, revêtaient aussi un caractère inter états. Le concile de Trente les avait remodelées pour faire d’elles un instrument de contrôle religieux et moral, en les plaçant sous les invocations et les croyances spécialement soumises à critique par les luthériens et les calvinistes (le Très Saint Sacrement, le Saint Rosaire, les âmes du Purgatoire, la Vraie Croix). Comme à Grenade, leurs membres se reliaient à des paroisses déterminées, où ils se réunissaient, ce dont les archives gardent la mémoire, et dans lesquelles ils avaient l’habitude de se faire enterrer. Il y en avait d’uniquement chevaleresques et d’autres reliées à divers métiers, comme la confrérie de l’Ange Béni (Hermandad del Angel Bendito) à Grenade, protectrice des marchands de linge. Les noirs et les mulâtres eurent aussi la leur, jusqu’à ce que, « pour des causes évidentes » l’évêque la supprime, et « aujourd’hui la servent des blancs11 ».

33Il était fréquent qu’entre les corps de métier et les confréries s’établissent des ponts au travers des invocations à des saints particuliers déterminés ; les orfèvres de Saragosse, Madrid et Valence le faisaient dans une confrérie de saint Éloi ; les charpentiers de Madrid se groupèrent en 1668 sous la protection évidente de Saint Joseph, de même que ceux d’Albacete. À Madrid, les fabricants de chaises à porteur, bien que n’ayant pas de jurande, eurent cependant leur confrérie : la Confrérie de la Sainte Croix et Passion du Christ (Hermandad de la Santa Cruz y Pasion de Cristo).

34Les corps de métier eurent dans les villes de Castille une implantation moindre que, par exemple, en Catalogne où, dans une ville comme Barcelone, il était difficile de rencontrer une activité économique non régulée par une jurande12. Le nombre de corps de métier dans une ville peut être, certainement, un indicateur de la complexité de sa structure productive, même si une telle atomisation peut aussi répondre aux volontés de groupes déterminés d’artisans de se doter d’une identité propre, en créant pour cela un corps distinct. C’est pourquoi il reste parfois si difficile d’attribuer à une corporation concrète une tache précise dans le processus productif. En 1638, par exemple, les marchands de vêtements de Madrid débutèrent des démarches pour se séparer des tailleurs, car comme ceux-ci, ils prétendaient aussi pouvoir « prendre des mesures et couper pour des particuliers ». À la fin du xvii^e siècle, il pouvait y avoir à Madrid quelque cinquante corps de métier et, entre 1539 et 1654, on produisit des ordonnances pour plus de trente ; il est évident que l’installation de la Cour (1561) fut ce qui soutint l’amplitude du système des arts et métiers et son ultérieure fragmentation en corps de métier toujours plus sophistiqués13. On comptait une soixantaine de corporations à Séville, autour de soixante-dix à Tolède.

35Les corps de métier, cependant, eurent en Catalogne une projection en direction des gouvernements municipaux qui fit défaut à ceux de Castille ; à Barcelone, par exemple, tant les artistes que les artisans en faisaient partie. À Saragosse, la monarchie et le patriciat urbain travaillèrent pour interdire la présence des métiers dans le conseil de ville au moyen d’un système censitaire qui, en 1628, permit seulement l’entrée à ceux qui disposaient d’un patrimoine d’au moins 300 livres. Le fait que les corps de métier n’entraient pas de manière régulière dans le gouvernement des villes de Castille n’est pas un obstacle pour les considérer toutefois comme un élément en lui-même capable de collaborer à la stabilité des républiques urbaines. Le fait que des professions déterminées n’obtinrent pas des autorités pertinentes le statut de jurande doit être relié, précisément, à leur caractère passant ou périodiquement immigrant, comme c’était le cas des porteurs d’eau, de même que des maçons. Enfin, si en Castille les représentants des métiers ne comparaissaient pas en tant que tels dans les gouvernements des villes, le roi et les autorités municipales se servirent d’eux pour différentes tâches administratives. À Madrid, par exemple, vers 1620, les jurés des métiers collaboraient avec le Conseil de Castille dans la confection du recensement hebdomadaire des ouvriers et des maîtres, bien plus dans l’intention d’assurer l’ordre public que pour autre chose. Au milieu du xvii^e siècle, ils furent utilisés pour procéder à la répartition des impôts et des levées de soldats, tâches qui culminèrent quand les dénommés « Cinq Grands Métiers » de Madrid eurent entre les mains d’abord l’approvisionnement de la capitale, puis ses finances et plus tard encore une partie de celles de la monarchie elle-même.

36Dans les villes anglaises, l’importance des métiers était renforcée par la confusion existante entre le statut de maître et celui de freeman, c’est-à-dire de citoyen libre de la communauté urbaine, doté de droits civiques dont celui essentiel de participer à la désignation des magistrats municipaux. L’organisation politique de la ville était ainsi plantée dans l’ensemble des métiers urbains qui lui servaient donc de relais essentiel pour l’administration de l’ensemble de la population14.

37Les arts et métiers avaient leur place dans les grands rituels communautaires, grands défilés civiques comme l’intronisation éclatante du Lord Maire de Londres ou grandes processions comme celle du Corpus Christi ou Fête-Dieu en Espagne et en France. Les privilèges des corps urbains et les compétences juridictionnelles de quelques-uns (les consulats par exemple) convertissaient l’exercice de leurs activités en une tâche d’incalculables dimensions sociales et politiques. Dans une ville comme Séville, où se nichaient des corps religieux, inquisitoriaux, de travail, judiciaires, civiques et marchands, les conflits de prééminence et juridictionnels faisaient partie de la vie quotidienne de la société. Pacifiquement, les corps s’exhibaient et montraient leur puissance dans les entrées royales, dans les commémorations militaires, etc. ; une petite ville comme Saint-Jacques-de-Compostelle pouvait en célébrer entre deux ou trois par an ; à Séville, Madrid ou Grenade, on les comptait par dizaines15. Quand en 1675 Charles II atteint la majorité, les deux chapitres (séculier et ecclésiastique) organisèrent conjointement dans la ville de Séville des festivités dans lesquelles concoururent tant le clergé que « la noblesse sévillane unie au corps de la Real Maestranza » ; « les autres corps ne se comportèrent pas moins [bien] et parmi eux se mirent en avant ceux du corps des armuriers », même si « le plus digne d’être célébré en cette occasion – selon les dires du chroniqueur – fut que la Confrérie des Noirs, qui a sa chapelle extra-muros de Séville […], et dont les individus sont les plus pauvres, ordonnèrent également de sortir avec un masque en signal de leur allégresse16 ».

38La fête, naturellement, constituait une opportunité exceptionnelle pour rendre visible la complexité de la société corporative urbaine. Les corps de métier y eurent toujours un rôle remarquable ; dans une ville comme Séville, il n’a pas été difficile d’enregistrer au sein du métier la première « école » d’acteurs de théâtre, dont les premières compagnies professionnelles s’inspirèrent sans doute de l’arrière-plan artisanal. Les autorités locales savaient que personne mieux que les corps de métier ne pouvait donner un contenu aux processions religieuses, aux entrées royales, etc. La hiérarchie entre les différents corps, y compris celle qui existait à l’intérieur des corps de métiers eux-mêmes, faisait qu’il n’était pas rare qu’en quelque occasion les célébrations civiques s’achèvent dans une forme non prévue, y compris violente. Ainsi se traduisait également son intrinsèque potentiel conflictuel.

39Le système des jurandes a sans doute connu son apogée au xvii^e siècle car il correspondait aux attentes du pouvoir monarchique qui y trouvait un instrument de contrôle social majeur et un gisement fiscal à exploiter, mais surtout à une forte demande sociale de la plupart des travailleurs urbains qualifiés qui y voyaient un bon système protecteur : une préservation du travail, un lieu de sociabilité, une reconnaissance de dignité sociale, une assurance pour l’au-delà pour les catholiques. Nul doute que l’idéal chrétien du partage du travail reposant sur la défense de la petite entreprise familiale, élargie à un compagnon et un apprenti souvent intégrés au foyer, et le freinage de la concentration en ait satisfait plus d’un. Si l’ouverture de l’accès à la maîtrise était étroite, elle n’était pas fermée, la forte mortalité obligeant à reconstituer régulièrement les effectifs, la meilleure chance du compagnon étant souvent d’épouser la veuve de son maître défunt. L’adhésion sociale aux métiers est un témoignage supplémentaire de la force de la culture holiste et hiérarchique qui a façonné largement la mentalité du salariat qualifié.

40On a aussi écrit que les corporations ont constitué un obstacle pour le développement précoce des formes capitalistes ou que, là où elles ont eu un poids considérable, elles se sont converties en responsables du maintien d’une structure sociale « ossifiée », comme à Barcelone entre 1500 et 1700. Ici, on a pu enregistrer une très rare mobilité vers le haut à l’intérieur du métier car les pères y intégraient d’abord leurs fils, donc seulement 13 % étaient capables de dépasser le niveau atteint par leur géniteur. À Madrid, au contraire, dans la décennie 1640, les fils des maîtres dépassaient facilement le statut de leurs pères et le faisaient qui plus est à un âge inférieur. Le fait qu’également plus de moitié des maîtres examinés en ces années centrales du xvii^e siècle ne fut pas originaire de la ville paraît indiquer une vitalité du système basé, à son tour, sur une demande toujours soutenue par les dépenses de la Cour. En effet, si avant 1561 on a pu retrouver 88 contrats d’apprentissage de tout type de métier, le chiffre est monté à 394 en 1561-1580 et à 453 de 1581 à 1601 ; étant donné que la population de Madrid n’a pas cessé de croître jusqu’à 1621-1625, il est logique d’imaginer que de tels niveaux ont pu être dépassés ces mêmes années.

41Néanmoins, le passage du niveau d’apprenti à celui de maître impliquait une très longue carrière professionnelle, circonstance qui, peut-être, n’incitait pas dans tous les cas à y entrer ; plus de 70 % des maîtres, appartenant à 23 corps de métiers différents de la ville de Madrid avaient entre 30 et 59 ans en 1646, ce qui donne une idée du niveau de « vieillissement » qu’on pouvait atteindre17. À Madrid, les jeunes entraient en apprentissage en général entre 14 et 16 ans et y demeuraient environ cinq ans ; en moins de deux ans, on pouvait devenir boulanger, mais il en fallait six pour être cardeur.

42Pourtant, les arts et métiers ne pouvaient prétendre regrouper la totalité de la partie inférieure du troisième état. Ils laissaient à l’extérieur trois grandes catégories : le groupe des domestiques, toujours important dans une ville de l’époque moderne, l’ensemble des travailleurs non corporés – addition socialement très hétérogène de maîtres d’ateliers opérant à côté ou en relations commerciales avec les maîtres des métiers jurés et réglés et de travailleurs en chambre agissant dans une concurrence illicite – et la masse des « gagne-deniers », travailleurs non qualifiés, cherchant des engagements au mois, à la semaine, à la journée. Dans la lecture sociale par états, ces trois catégories étaient placées hors jeu, sur une échelle descendante, jusqu’à tomber dans la marginalité sociale.

Une structuration sociale fondée principalement sur le niveau de vie, la culture et l’exercice de responsabilités

43Les réalités de la vie quotidienne, tant dans le niveau d’aisance que dans l’univers culturel partagé, comme les comportements discordants de certains individus ou certaines familles, montrent qu’une autre structuration sociale était solidement établie, faisant sentir ses effets sur les acteurs sociaux tant dans les contraintes que dans les ouvertures. Cet autre référentiel social était à même de consolider, de nuancer ou même de contredire les réflexes sociaux accrochés au modèle des états18. Tout en créant des conditions économiques, culturelles et d’exercice de responsabilités publiques et en fixant un cadre soutenant la conscience sociale de trois grandes strates urbaines19, ce nouvel agencement, masqué sous le discours dominant idéalisé des états, imprimait pourtant sa marque, tant dans la reproduction sociale que dans les mouvements contraires de mobilité.

Les ouvertures sociales du degré de fortune

La valorisation de la richesse et du mérite personnel

44En décalage avec la priorité accordée au critère de dignité des activités professionnelles et à la prépondérance de la naissance dans l’estime sociale, le second référentiel reconnaît toute sa valeur matérielle et symbolique à l’enrichissement comme vertu sociale majeure. Ce dernier a reposé sur trois éléments : la situation dans le partage des moyens de production, la capacité des individus à entreprendre et des familles à poursuivre les efforts sur plusieurs générations, la participation aux finances de l’État. Le premier critère invite à ne pas oublier l’importance prépondérante de la terre dans l’économie d’Ancien Régime, d’où cette propension logique de la consécration de toute réussite sociale dans l’élargissement de sa propriété. Le xvii^e siècle a été particulièrement important quant à la progression de la part de la propriété terrienne urbaine, tant les rassembleurs de terre dans les élites se sont montrés efficaces à profiter des difficultés de la paysannerie.

45À l’exception de l’Angleterre, le siècle n’a pas été le grand moment de l’agronomie. Aussi est-ce dans le commerce et dans une moindre mesure dans les manufactures que s’est manifesté le plus l’esprit d’entreprise, d’autant plus que le secteur artisanal s’est trouvé de plus en plus intégré dans les circuits commerciaux contrôlés par les grands marchands urbains, surtout pour les produits destinés aux marchés extérieurs. Il convient d’insister sur le commerce, principalement international et surtout colonial, comme support majeur d’ascension sociale, à l’exception de l’Espagne qui a connu son siècle noir avec un marché intérieur contracté et un espace américain très largement infiltré par les négociants étrangers à partir de Cadix, à l’exemple des Français et tout spécialement des Malouins dans le commerce des toiles. Pour les deux autres pays, il s’agit d’une montée en puissance, presque parallèle, ce qui explique logiquement le grand affrontement qui s’est ouvert à partir des années 1680. Si la relance commerciale anglaise, à partir des actes de navigation de 1651 et 1660, est un fait historique bien établi, il faut souligner l’abandon récent des jugements dépréciatifs français. Le grand cabotage européen, la grande pêche transatlantique à la morue, la pénétration insidieuse dans le monopole espagnol vers l’Amérique et l’ouverture de la droiture antillaise ont fourni les bases de maintes ascensions de dynasties marchandes, dans un reclassement de la hiérarchie portuaire française au profit de Bordeaux et Nantes, mais surtout de Saint-Malo et au détriment de Rouen qui a perdu sa primauté. Dans toutes ces villes atlantiques qui ont profité du marché le plus dynamique, comme le montre l’expansion plus rapide d’Exeter et surtout de Bristol par rapport à Londres, ces « Messieurs du commerce » se sont taillés une place grandissante dans les élites urbaines.

46Même si la chronologie est décalée et si l’évolution institutionnelle est diverse voire même antinomique, la prétention des trois États à jouer le rôle de grande puissance les a entraînés plus ou moins dans l’explosion de leurs finances pour faire face aux obligations imposées par la révolution militaire qui a transformé les conditions de guerre au xvii^e siècle. L’affrontement franco-espagnol a dominé le siècle, surtout dans sa phase la plus intense (1635-1659), mais il a été progressivement remplacé par la lutte franco-anglaise à partir de 1689, les rapports mutants des trois pays avec les Provinces-Unies servant de transition entre 1648 et 1674. Pour faire face, les monarchies ont été obligées d’augmenter considérablement leurs ressources et leurs emprunts, ouvrant ainsi un large champ de manœuvre aux élites urbaines intéressées par les placements financiers. L’ordre social traditionnel s’en est trouvé largement perturbé, avec ses gagnants et ses perdants selon la position active ou passive dans cette explosion de fiscalité.

Un enchaînement producteur de conscience sociale

47Le sentiment d’appartenance à de grands ensembles de référence n’était pas simplement assis sur le seul critère de richesse pouvant se décliner ensuite en niveau de confort familial et en perspective de promotion sociale par les alliances matrimoniales, mais autant dans ses conséquences culturelles et civiques. L’aisance se traduisait immédiatement dans la consommation, avec la perspective pour les inférieurs de tenter d’imiter partiellement le mode de vie des supérieurs. La société anglaise, à partir de la Restauration, a surtout été marquée par ce phénomène qui s’est traduit principalement par l’affirmation progressive d’un groupe médian, sorte de préfiguration d’une classe moyenne que les Anglais appellent middling sort. La France en a connu des effets, sans doute moins importants.

48Les inégalités de richesse se lisent également dans les différences d’accès à l’instruction. La fréquentation des petites écoles urbaines, le placement des fils au collège – 185 collèges sont créés en France entre 1560 et 1700, jusque dans des villes très modestes – et surtout la poursuite des études à l’université créaient des distinctions qui avaient des répercussions immédiates sur les carrières professionnelles et les perspectives de mobilité sociale. Même si l’intérêt porté au collège pouvait varier selon le genre d’activité – les grands marchands y accordant naturellement moins d’importance que les officiers –, toute ascension sociale durable sur plusieurs générations exigeait une progression parallèle du niveau d’instruction. Le collège urbain jouait partiellement un rôle d’ascenseur social grâce à une certaine ouverture sur les plus aisés des maîtres artisans et boutiquiers et une distinction des bons élèves par les prêtres et les pasteurs dans les paroisses.

49Cette distribution inégale de l’instruction, qui se lit dans la répartition sociale de l’analphabétisme et l’aisance dans l’écriture et le calcul, a soutenu la progression de la ségrégation culturelle entre les élites et les catégories populaires qui a affecté la société urbaine au xvii^e siècle. Des mouvements de longue durée comme la modification des codes de civilité, l’intériorisation religieuse du militantisme tridentin et la progression de l’exigence de rationalité portée par la révolution scientifique ont fortement agrandi le fossé culturel et conduit les élites à porter des jugements très méprisants sur des formes de loisirs autrefois largement partagés par toute la société urbaine. En préférant les pratiques en cercles sélectifs aux amusements de la place publique, les plus lettrés ont choisi de se démarquer d’une culture désormais dévalorisée comme populaire. L’existence de médiateurs culturels dans le groupe social médian est venue nuancer ce clivage, tout comme les différences de comportement des élites selon les lieux, de la capitale aux petites villes marchés. Il ne faut pas précipiter la vitesse de ce divorce, son impact ne devenant vraiment marquant en France qu’avec les années 1680.

50Cette association entre aisance, instruction et culture formait la principale base de la distribution de la considération sociale, donc de l’accès aux responsabilités publiques, des plus élémentaires comme celles du droit de vote aux élections municipales aux plus éminentes comme maire ou consul ou échevin, en passant par des intermédiaires comme jurés de corporations, cadres de milice bourgeoise, fabriqueurs paroissiaux ou administrateurs des hôpitaux.

Une structuration tripartite de la société urbaine

L’élite ou les élites urbaines

51L’aisance matérielle, assurée par une bonne assise propriétaire tant urbaine que rurale, par une intervention active sur le marché du crédit tant privé que public ou par une mentalité spéculative capable d’innover dans l’établissement de nouveaux circuits commerciaux, établit l’unité de l’élite urbaine. Elle la situe hors de portée des retournements de conjoncture, par l’importance de son patrimoine et de son épargne qui lui servent de protection. Bien plus, il est avéré que les crises économiques frappant le monde rural, très largement majoritaire, lui furent finalement favorables dans la mesure où ces propriétaires terriens s’activaient sur le marché des céréales marqué de la flambée des prix et finissaient par saisir les biens des paysans les plus endettés par la levée des hypothèques. Les dénonciations des accapareurs dans les émotions frumentaires sont un signe révélateur de cette tension sociale. Ces familles fortunées furent celles qui profitèrent le mieux des améliorations du confort domestique (timide démarrage de la spécialisation des pièces, amélioration de l’isolation par le verre à vitre et du chauffage grâce aux cheminées) et de l’accès aux nouveaux produits comme le thé, le café ou le chocolat. Disposant des meilleurs niveaux d’instruction puisqu’elles ont presque entièrement investi le collège de ville ou la grammar school, elles nourrissaient l’oligarchie dirigeante, tant à travers le contrôle des charges municipales dans les trois pays que des offices de justice et de finances en France et plutôt de finances en Espagne, mais aussi des consulats commerciaux. La prétention au monopole des fonctions dirigeantes urbaines était une caractéristique majeure de leur conscience sociale de classe supérieure urbaine, tant était affichée leur volonté d’en exclure les maîtres de métier et les marchands détaillants, rejetés en bloc dans l’appellation méprisante de « vils » et « mécaniques ».

52Ainsi définie, l’élite urbaine regroupait des profils sociaux différenciés par leurs activités : le haut clergé en y incluant les chanoines, les noblesses urbaines robines, militaires ou rentières, les officiers roturiers supérieurs et moyens, les grands marchands du commerce de mer ou les marchands de produits de luxe, les meilleurs bourgeois rentiers. Cela entraînait des variations dans la composition interne des fortunes selon la priorité accordée à la terre, au crédit ou au commerce, mais aussi dans les niveaux de fortune. La comparaison entre les trois pays est rendue très délicate par la divergence d’attitude de la noblesse, opposant une tradition de vie urbaine et une saisie totale du gouvernement urbain aux compétences étendues en Espagne à un ralliement progressif et partiel en Angleterre et en France. Même dans ce dernier type, les familles marchandes n’étaient pas en mesure de rivaliser en termes de richesse avec la noblesse robine française ou la gentry urbanisée anglaise. Ces oppositions doivent être nuancées en rappelant que les gradations internes se faisaient par transition douce, que l’ascension sociale transformait régulièrement les plus riches des familles marchandes en familles officières en France et que l’existence d’une pseudo-gentry, définie principalement par le partage du mode de vie, formait un trait d’union dans les villes anglaises.

Le groupe médian ou middling sort

53Une aisance moyenne se traduisait d’abord par une part réduite dans le partage des propriétés, celle des outils de travail étant beaucoup plus fréquente que celle de la résidence ou plus encore de quelques biens fonciers. Une caractéristique majeure restait la fragilité face aux mouvements conjoncturels, le plus grand nombre profitant de la prospérité en phase d’expansion, mais basculant assez vite dans la crise dans les moments de contraction. Cette variation de capacité de résistance à la crise restait un des meilleurs marqueurs d’une inégalité interne. Une bonne fréquentation des petites écoles urbaines, mal prolongée par un passage très rapide au collège, assurait un niveau d’instruction moyen, l’ensemble étant cependant tiré vers le haut par des individus capables de transmettre en partie la culture des élites. Ce même effet d’écartèlement se faisait sentir dans les préférences culturelles, où l’inclination pour les loisirs anciens de la place publique concurrençait encore les nouveaux codes de civilité. Cette médiocrité dans la consommation des biens matériels et culturels à la mode, renforcée par le caractère dévalorisé du travail manuel, maintenait le « bon peuple » dans une zone seconde de la communauté urbaine.

54Selon les villes et selon l’époque, sa reconnaissance par son intégration dans la citoyenneté urbaine fut une question très discutée, la tendance étant à l’épuration. La situation restait pourtant beaucoup plus favorable en Angleterre, où toute la vie municipale était basée sur la participation des membres des guildes20. Selon les villes, les freemen représentaient une proportion variable des habitants : un quart à Exeter, la moitié à Bristol, Oxford ou York, jusqu’à 80 % à Coventry ; à Norwich, ils étaient environ 2 300 en 1690, soit près de 30 % des hommes adultes. En France, les réalités étaient très différenciées, comme en Espagne où la fermeture castillane s’opposait à la relative ouverture des pays de la couronne d’Aragon. Une certaine honorabilité était pourtant reconnue à cet ensemble médian auquel étaient concédées des responsabilités secondaires comme la direction des jurandes, la gestion de certaines paroisses populaires, les grades de sergent ou de caporaux des milices bourgeoises.

55Cette classe moyenne en formation regroupait le bas clergé urbain, les niveaux inférieurs des gens de justice, les commis des fermes financières, les marchands détaillant des produits de consommation courante, la plupart des maîtres artisans, principalement ceux disposant de plusieurs salariés, les compagnons des métiers les plus qualifiés recherchés pour leur habileté21. Dans le discours des élites, son caractère intermédiaire était reconnu dans la distinction opérée en peuple et populace.

Le menu peuple, la classe inférieure

56La large base de la pyramide urbaine était caractérisée par sa fragilité économique permanente qui rendait la vie difficile en phase normale et dramatique en période de crise. L’absence habituelle de propriété et d’épargne maintenait ces familles dans la précarité, en en faisant les premières victimes des contractions d’emploi. La forte proportion d’analphabétisme, le rapport difficile à l’écrit, le recours massif à l’oral, le maintien d’une culture ancienne irrationnelle et de comportements jugés dorénavant grossiers les empêchaient de prétendre à toute considération sociale marquée par la dévolution des responsabilités.

57Cette classe inférieure rassemblait le plus grand nombre de compagnons des ateliers et des valets des boutiques, relativement protégés par une qualification et un emploi à l’année, l’ensemble des gagne-deniers, travailleurs non qualifiés misant sur la pluriactivité, souvent d’immigration récente et encore mal intégrés à la communauté urbaine, la troupe des domestiques, importante pour sa capacité à diffuser les nouveautés par reproduction à leur échelle des modes et des manières observées chez leurs maîtres. Au niveau le plus bas on trouvait toutes les victimes de la vie : orphelins, une bonne part des veufs et des veuves, vieillards isolés, infirmes, estropiés, qui tentaient de survivre entre la mendicité, l’assistance sociale et la truanderie.

Les moteurs des transformations des structures sociales urbaines

58Les réalités urbaines ont pesé sur les mutations sociales du xvii^e siècle en accélérant l’accumulation des richesses au profit de certains acteurs sociaux selon trois grandes modalités : les bénéfices tirés du renforcement de l’État, le développement du capitalisme commercial, et les différents types de ville22.

Les retombées sociales du développement étatique

59De manière inégale selon les trois pays, la croissance de l’État moderne a modifié les sociétés urbaines et principalement leurs élites par la multiplication des offices royaux et par le développement d’un système fiscofinancier lié à la perception des impôts et à la gestion des expédients.

60Les trois monarchies ont traité la question des offices de manière très différente. La monarchie anglaise s’est singularisée par sa grande modération, en restant fidèle au principe du bénévolat des notables dans l’exercice des charges administratives locales. Les monarchies espagnoles et françaises ont multiplié les créations d’offices, plus par volonté d’en tirer des ressources financières que par logique purement administrative. Lorsque la première a principalement transformé les charges municipales et les offices de finances en Castille, en essayant de préserver les charges de justice, surtout les supérieures, la seconde a massivement transformé son appareil judiciaire et financier en offices, ne venant que tardivement aux charges municipales moins attractives sur le marché. On retrouve ici les conséquences sociales de deux politiques totalement opposées quant à la place de la ville dans l’appareil d’État, la valorisation espagnole s’opposant à l’abaissement français. En Castille, les offices municipaux sont passés entre les mains des grands lignages aristocratiques. En France, les offices judiciaires et financiers ont servi d’ascenseur social à la nouvelle noblesse robine.

61En France, la ruée des familles roturières fortunées vers les offices et l’intérêt rapide de la nouvelle noblesse administrative s’expliquent par le marché très porteur du xvii^e siècle sur lequel les prix des charges n’ont jamais cessé de se réévaluer, formant ainsi une belle occasion de spéculation ou de capitalisation patrimoniale. Le prix de l’office peut être assimilé à un capital placé et les gages versées par le trésor royal à sa rémunération, mais suivant les époques, cela a pu osciller entre un placement volontaire et un emprunt forcé. Les titulaires étaient à prêts à supporter beaucoup car ils ne s’intéressaient pas tant aux émoluments perçus qu’à la revalorisation du capital et surtout au pouvoir politique et à l’influence sociale assurés par ces fonctions.

62La très forte augmentation des dépenses de l’État, issue de la compétition entre les États pour s’assurer une prépondérance européenne, a favorisé le recours à l’affermage des ressources fiscales et des ventes d’offices, entraînant de ce fait l’ascension de la catégorie des financiers au sein des élites urbaines. Comme intermédiaires entre le trésor royal et l’ensemble des détenteurs de capitaux intéressés par les emprunts publics, ils ont su se rendre indispensables en ajoutant cette fonction de crédit à celle de collecteurs fiscaux. Ces opérations restaient très risquées car le pouvoir royal était toujours tenté de les traiter en bouc émissaire lorsque les tensions avec le royaume devenaient trop inquiétantes, en les sanctionnant judiciairement afin de leur faire rendre gorge selon l’expression convenue. Les besoins étaient tels qu’il fallait cependant y revenir. Les plus grands dangers étaient finalement les banqueroutes partielles de l’État et la guerre des réseaux concurrents comme celle qui vit s’effondrer Fouquet devant Colbert en France en 1661. Toutefois, les profits étaient à la hauteur des risques ; la fonction de financier devint la manière la plus efficace d’édifier rapidement de très belles fortunes. L’émergence de ces nouveaux riches posa un problème considérable car leur figure sociale était une contradiction flagrante de l’ancien modèle social, ce qui entraîna une grande ambiguïté dans les comportements Cela fit la fortune du thème du financier fils de laquais, modèle presque récurrent de toute une littérature pamphlétaire dont même La Bruyère se fit l’écho. Mais les élites collaborèrent activement avec eux pour tirer partie de la très forte augmentation de la ponction étatique sur le royaume, tout en mimant plus ou moins le mépris affecté de l’aristocratie envers eux, contradiction qui se vit bientôt révélée par les stratégies matrimoniales étant donné la forte attractivité des dots des filles de financiers.

63Cette double mutation au sommet de la société urbaine rendit encore plus complexe la lecture de la société du xvii^e siècle puisqu’elle perturbait profondément le système de valeurs de la hiérarchie des états tout en le renforçant. En France, les officiers royaux furent tentés de se comporter comme quatrième état, leur prétention étant quasiment validée par la monarchie lors des états généraux de 1614-1615. L’intervention active des compagnies officières sur le marché du crédit public ne fit par ailleurs que renforcer leur corporatisme.

Le développement commercial et manufacturier

64La réussite dans le commerce était le second moyen de donner une accélération à son niveau de fortune, donc de s’ouvrir des perspectives de promotion sociale. Cette dynamique a bénéficié de la meilleure ouverture au marché de tous les secteurs de production, principalement du secteur agricole dont la vente des produits (céréales, vins, sel) formait la base du commerce intérieur et un vecteur puissant du commerce international. La commercialisation des matières premières et des produits manufacturés, dans laquelle le textile gardait sa place prépondérante – l’essor anglais et français s’opposant aux déboires espagnols quant à la pénétration des marchés – devant celui des matériaux et produits exigés par les constructions navales tant civiles que militaires, a renforcé ses positions. Le changement majeur est venu de la disparition du monopole colonial ibérique – espagnol de 1580 à 1640 – et de la compétition des trois pays, à côté des Provinces-Unies, pour s’assurer une part significative des marchés des Indes orientales et occidentales. Par le biais des compagnies des Indes dans l’océan Indien ou principalement des entreprises privées pour le marché atlantique afro-américain, le commerce colonial n’a cessé de monter en puissance. Il n’est pas encore temps d’afficher sa prépondérance comme moteur de croissance, la grande pêche et le grand cabotage européen gardant un poids relatif considérable au xvii^e siècle ; mais il est vrai que l’infiltration du marché espagnol par la concurrence étrangère renforçait son influence puisque l’essentiel des produits était destiné à ses possessions américaines. L’essor commercial général fut encadré et soutenu par les politiques mercantilistes des États et le régime d’exclusif entre métropole et colonies, même si nombre de marchands d’envergure réclamaient plus de souplesse, dans une synthèse entre liberté d’action et protection de l’État. Un relais essentiel fut aussi trouvé dans la hausse de la consommation, surtout pour les produits de luxe pour lesquels une partie du groupe social médian (middling sort) vint renforcer par mimétisme le pouvoir d’achat des élites. Cette dynamique de la consommation semble avoir été plus décisive en Angleterre, surtout à partir de la Restauration.

65Cette croissance commerciale a fourni la base économique de l’affirmation sociale de la catégorie supérieure du monde marchand. Les niveaux de fortune des Messieurs du commerce ont pu mieux rivaliser avec celles de la noblesse robine ou de la gentry, mais le rattrapage a été lent. La reconnaissance sociale à travers les charges publiques en a été améliorée, bien que les univers culturels entre ces groupes semblent encore bien séparés, en suivant le contenu des bibliothèques par exemple. Le terme de négociant s’est progressivement imposé pour établir cette différenciation sociale. Toutefois, ces grands marchands, installés dans les consulats du commerce, ont tiré en avant l’ensemble de la marchandise en améliorant la place internationale de leur ville portuaire. Cela a ouvert des perspectives aux acteurs inférieurs les plus entreprenants. Ce renouvellement par le bas était absolument vital pour compenser l’érosion permanente par le haut affectant l’élite négociante qui, sans trahir sa condition sociale, entendait au contraire l’améliorer en se conformant aux canons les plus en vogue en recherchant une intégration dans la noblesse par acquisition d’offices portant ce privilège en France ou par mimétisme de la gentry en Angleterre. La valorisation extrême de la vie rentière dans la conception de l’honneur en Espagne a certainement accéléré cet abandon des activités marchandes et affaibli la bourgeoise commerciale.

66L’appel manufacturier a eu ses conséquences sociales. Le mercantilisme a favorisé l’émergence de quelques grosses manufactures concentrées, mais l’essentiel est resté dans le cadre dispersé des petits ateliers intégrés dans une filière commerciale dominée par un grand marchand. Dans certaines filières comme la soierie à Lyon la pression a été telle que certains petits patrons sont devenus quasiment des salariés, popularisant ainsi le terme de maître-ouvrier. Ceci est surtout venu de la délocalisation rurale des activités de base qui a caractérisé les activités textiles dans la phase historique de protoindustrialisation. Par ailleurs la protection corporative visant à interdire la concentration pour le partage du travail entre petits artisans autonomes n’a pu que freiner un phénomène d’éclatement du monde artisanal dans lequel l’affirmation d’ateliers plus étoffés s’est opposée à la prolétarisation des petits patrons travaillant seuls.

Variations sociales selon les types de ville

67Les profils sociaux urbains présentent de légères variations selon les types de ville observées. Les décalages renvoient principalement à la place de la ville dans la hiérarchie urbaine du pays, à l’évolution démographique, et surtout à la fonctionnalité urbaine. Cela n’entraîne pourtant que des variations secondaires dans la double structuration fondamentale exposée plus haut.

68De la petite ville – capitale de pays en France ou villes-marchés (market towns) en Angleterre – à la grande ville, souvent capitale provinciale (county towns), des nuances existent. Elles concernent surtout l’étroitesse ou l’ampleur des élites et le degré de diversification professionnelle du groupe médian, l’importance du marché de consommation des produits rares multipliant les métiers spécialisés et l’offre de services. Le tout affectait la mobilité sociale et le caractère ouvert ou fermé de la vie politique locale. Dans la petite ville, toute modification des positions restait plus difficile que dans la grande, d’où la migration des plus entreprenants le long de l’échelle urbaine.

69Le degré de croissance démographique, qui entretient les mêmes effets, relevait essentiellement du solde migratoire, la vigueur de l’immigration devant s’imposer face aux départs. Cette immigration, socialement diversifiée, correspondait surtout à un déplacement d’individus de conditions inférieures plus souvent refoulés de leurs lieux de départ que réellement appelés dans les villes d’arrivée. Une forte augmentation de population se traduisait principalement par le renforcement du poids relatif du menu peuple, donc des problèmes d’intégration sociale. Il s’en suivait généralement une forte instabilité géographique de cette population, susceptible d’affecter les relations sociales par insuffisance de conscience communautaire.

70L’équilibre des fonctions urbaines se retrouvait dans les profils sociaux, à tous les niveaux de la hiérarchie sociale. Il est classique de distinguer les villes administratives, civiles et religieuses, dans lesquelles les institutions culturelles sont particulièrement développées pour répondre à la demande sociale, les villes commerciales et manufacturières et les villes militaires, en se souvenant que la frontière maritime favorise beaucoup plus l’urbain que la frontière terrestre à cause de l’importance économique des arsenaux. Naturellement, il n’existe aucun type à l’état pur, sauf peut-être les villes neuves comme Brest, Rochefort et Lorient, voire Plymouth et tout est affaire de dosage. Il en était ainsi de Bordeaux et de Rouen, villes de parlement et de commerce, de Lille, ville militaire et manufacturière, de Lyon et de Nantes, villes de commerce et de cours supérieures secondes.