1Au-delà des relations de fidélité, de clientèle ou de patronage particulièrement développées par la noblesse, l’historiographie s’est tournée depuis une quinzaine d’années vers l’analyse des réseaux qui structurent ou innervent l’ensemble des sociétés.

2Sous l’influence de la sociologie (en particulier nord-américaine), ce questionnement sur les réseaux vise à dépasser le simplisme parfois réducteur et déterministe des réflexions en termes de groupes ou de classes sociales. Sans se substituer nécessairement à la notion de groupe social, le réseau veut mettre en évidence les liens qu’entretiennent les individus entre eux de façon à faire apparaître au sein de la société des groupes cohérents et agissant effectivement en fonction d’intérêts communs, à déterminer des centres ou des périphéries sociales et à mesurer le poids réel de certains individus (ou de certaines positions sociales). Ce ne sont plus les attributs, les qualités ou les caractéristiques d’un individu que l’on observe (par exemple sa profession ou sa fonction) mais les relations qu’il entretient concrètement avec la société qui l’environne et les avantages qu’il en retire ou les désagréments qu’il en subit. Par sa nature même, le réseau n’est pas formalisé, institutionnalisé, il n’est pas légitimé ou délimité par des règles préalables ou encadré par un corps qui lui donnerait une existence légale mais il est le résultat du fonctionnement social quotidien, transcendant parfois des hiérarchies de classes, de groupes, d’ordres, d’âges, d’honneur ou de respectabilité. Mettant en relation des individus qui peuvent être très divers, il ne les place pas nécessairement dans une position d’égalité : les uns sont centraux, d’autres intermédiaires ou périphériques ; les uns sont demandeurs tandis que d’autres apparaissent comme protecteurs ou dominateurs1.

Des champs d’applications diversifiés

3Les champs d’application de ces analyses en terme de réseaux sont très diversifiés et dépendants de la qualité et de la diversité des archives conservées. Les sources utilisées dans ces mises en évidence de réseaux sont nécessairement variées puisqu’il s’agit non pas de postuler des liens entre individus à partir de points communs préalablement repérés mais de raisonner sur des liens effectivement révélés par les archives. L’environnement social des individus est reconstitué par l’intermédiaire des liens familiaux, des relations de travail, de voisinage, par les participations à des corps municipaux, des compagnies de milice bourgeoise ou des confréries religieuses mais aussi par les actes notariés qu’ils ont passés ou plus encore par les écrits privés, journaux, livres de raison ou correspondances personnelles2.

4Certains domaines ont été particulièrement renouvelés par ces réflexions sur les réseaux. Deux d’entre eux peuvent être distingués : celui de l’histoire de la famille3 et celui de l’histoire politique ou plus encore de l’histoire sociale des institutions. Tous deux concernent très directement l’histoire sociale en contribuant à mettre en évidence les facteurs de stabilité ou de mobilité des individus. L’approche des réseaux familiaux, souvent réalisée à une échelle locale et micro-historique, a contribué à affiner la vision des pratiques matrimoniales, la question des transmissions des patrimoines et a aussi débouché sur des interrogations économiques en matière de marché foncier par exemple, ou démographique, avec l’observation plus fine des mouvements migratoires et des mobilités sociales. Même si elle est en dehors de notre champ géographique, l’enquête de Giovanni Levi sur le Piémont du xvii^e siècle4 reste fondatrice et fondamentale de ce point de vue. Claire Dolan5 ou Sébastien Jahan6 ont montré aussi plus récemment le parti qu’on pouvait tirer de ces méthodes autour du groupe des notaires (à Aix à la fin du xvi^e siècle pour la première, à Poitiers du xvi^e au xix^e siècle pour le second) resituant les individus dans leurs parentés larges et le groupe professionnel dans son environnement social et dans ses évolutions longues.

5Dans le champ politique, la mise en évidence de ces réseaux permet de comprendre les voies d’accession ou d’approches du pouvoir, les formations de groupes cohérents dans leurs origines ou leurs modes de pensée et les stratégies développées pour influencer les décisions. En la matière, l’observation des réseaux dépasse souvent la problématique des clientèles et des fidélités développées précédemment car elle pénètre beaucoup plus profondément et diversement dans le champ social, intégrant les pratiques de la noblesse et des élites mais les dépassant et les diversifiant. Elle peut aboutir à insister sur des luttes de clans ou de factions comme on le fait parfois dans les affrontements de la Ligue en France à la fin du xvi^e siècle ou de la Révolution anglaise des années 1640 ou dans nombre d’études sur les fonctionnements des municipalités mais elle montre aussi, à l’inverse, la cohérence et la logique de développement et de comportement de certains groupes tels les officiers royaux ou les intendants en France7 ou les letrados en Espagne8.

Les réseaux identifiés du monde des élites et des villes

6La mise en évidence de réseaux n’est pas aussi facile dans tous les milieux et à toutes les époques puisqu’elle est tributaire de la qualité et de la diversité des sources archivistiques. Cela explique que le monde des élites et celui des villes, mieux pourvus en archives, fournissent les études de cas les plus remarquables.

7L’un des exemples les plus manifestes de ces fonctionnements est celui des réseaux marchands qui, à l’échelle européenne, associent solidarités familiales, liens matrimoniaux, relations d’affaires, intérêts communs et hiérarchie ou réciprocité des pratiques. La nécessité de faire circuler l’argent et l’information, d’utiliser des commissionnaires, des changeurs ou des correspondants locaux explique l’existence de liens privilégiés et durables entre des marchands établis aux quatre coins de l’Europe. Les négociants de Saint-Malo ont ainsi établi des succursales à Marseille ou à Cadix où s’installent leurs frères ou leurs enfants qui, à leur tour, entrent en relation d’affaire avec des commerçants de la place pour assurer la réussite de leurs armements et de leurs ventes et finissent parfois par doubler ces relations marchandes de liens affectifs et matrimoniaux9. À Bilbao, les intérêts du commerce avec la France ou l’Angleterre sont parfois bien plus forts que les ruptures politico-militaires entre les royaumes et permettent la poursuite d’échanges maritimes pendant les guerres10. Ces réseaux se retrouvent évidemment aussi à l’intérieur d’un même pays, par exemple lors de la constitution de compagnies de commerce. Les Merchants Adventurers à Londres, les actionnaires des Compagnies des Indes participent ainsi de réseaux structurés et performants. Même s’ils sont orientés vers la réalisation d’un objectif économique donné, ils peuvent s’élargir à d’autres réalités quotidiennes et influencer fortement les évolutions politiques générales. Ainsi en est-il du monde du grand négoce maritime anglais. Un autre exemple très représentatif de ce fonctionnement de réseaux est celui du monde des financiers étudiés par Françoise Bayard11 et Daniel Dessert12 pour le cas français et le modèle du financier fils de laquais sera pendant le règne de Louis XIV un thème récurrent de la satire sociale.

8Des réalités institutionnelles servent aussi de cadres initiaux à de tels réseaux : les gens des présidiaux, des bureaux de finances et les officiers royaux d’une façon générale, les municipalités (et cela dans les trois pays de notre programme) les chanoines, les membres d’une même congrégation religieuse, la Compagnie du Saint Sacrement en France ou les agents de l’Inquisition en Espagne se retrouvent dans ces fonctionnements. Dans certains cas, on peut distinguer des réseaux construits sur des bases religieuses : les huguenots en France (et peut-être plus encore après la Révocation de 1685 quand ils sont dispersés dans une partie de l’Europe du Nord), voire les jansénistes, des groupes puritains ou sectaires en Angleterre, les juifs marranes réfugiés à Bordeaux ou à Bayonne après leur fuite ou encore des réseaux liés à des origines géographiques communes : réseaux migratoires, réseaux de colporteurs…

9L’intérêt de l’observation des réseaux réside dans la possibilité de montrer combien les relations d’un individu donné s’inscrivent dans une multiplicité de champs. Les commerçants malouins participent à la fois de l’univers du négoce d’une ville maritime, d’un monde farouchement catholique (qui n’admet dans ce cas précis aucune colonie marchande étrangère suspecte de protestantisme), d’un espace géographique local (par les contacts étroits avec des villes comme Vitré ou Morlaix) qui s’étend aussi à l’Irlande, l’Espagne, la Méditerranée ou même le Pérou, des milieux de la haute finance parisienne avec lesquels ils sont en étroite relation ou des officiers des cours souveraines bretonnes (parlement ou chambre des comptes) où ils aspirent à placer leurs enfants. Les officiers moyens étudiés par M. Cassan sont au contact des réalités du pouvoir royal qui leur confèrent leur respectabilité sociale comme des municipalités et des autres notables des petites villes où ils résident ou des ruraux auxquels ils louent les domaines fonciers qui font une des bases de leur richesse et traduisent la réalité de leur enracinement local13. Observant simultanément tous les types de liens d’un individu ou d’un groupe, les réseaux permettent de montrer l’infinie complexité du social qui ne peut se réduire à des définitions de classe ou d’ordre ; ils permettent aussi de faire intervenir les choix propres des individus et leurs marges de liberté, la part de l’affectif, voire même du hasard dans les évolutions sociales.

10Sans doute est-ce dans les villes et dans les groupes en mobilité sociale que l’importance de ces réseaux informels est la plus grande car ce sont eux qui, précisément permettent cette mobilité. Les Italiens de France étudiés par Jean-François Dubost témoignent dans leur mobilité géographique et sociale et dans leurs parcours individuels de la réalité de ces réseaux s’appuyant sur des pratiques clientélaires, économiques, des solidarités familiales ou religieuses mais aussi des parcours professionnels (formation de marchands ou de banquiers) et de véritables filières migratoires par exemple par l’intermédiaire de Lyon et Marseille au moins jusqu’en 1640. Les exemples anciens des Gondi, ceux plus récents des florentins arrivés avec Marie de Médicis témoignent parfois de l’efficacité des réseaux protéiformes des élites14.

Des lueurs dans le monde rural

11Si les analyses de réseaux sont fructueuses, intéressantes et novatrices dans le monde urbain ou dans le milieu des élites, le raisonnement demande plus de finesse et de nuance pour les sociétés rurales. On est ici en effet dans un monde où domine l’interconnaissance généralisée, où l’essentiel du champ social dans lequel se meuvent les individus est très local et où, de ce fait, le poids de relations individuelles privilégiées peut sembler bien moins fort.

12En conséquence, les réseaux ruraux sont peut-être plus souvent bâtis sur des bases familiales et s’expriment d’abord et tout particulièrement dans les stratégies matrimoniales et les jeux du foncier et du contrôle de la terre. Le souvenir de la circulation des dots dans des cercles qui dépassent ceux de la parenté habituelle explique ainsi bien des fonctionnements sociaux dans le Gévaudan ou la Haute-Provence15. Mais on peut néanmoins distinguer des réseaux en matière de crédit, souvent organisé ou encadré par des notaires, des marchands ou des paysans aisés. Il en va de même en terme de rapport à la ville, de commercialisation des produits de la terre et d’accès aux circuits d’échanges (par exemple pour le commerce du bétail) ou encore en matière de transhumances dans la France méridionale et surtout l’Espagne. Sans doute peut-on aussi parler de réseaux dans les campagnes en observant la proximité du seigneur et des charges et fonctions qu’il assure ou fait assurer et en terme de pouvoir local. Si la majeure partie de l’existence des ruraux se déroule dans un cadre très local et d’interconnaissance généralisée qui ne rend pas nécessaire la constitution de véritables réseaux, ceux-ci apparaissent dès que l’on sort du véritable quotidien et de l’habituel. La capacité pour un individu à se relier à un réseau préexistant lui permet de sortir de sa communauté propre, de s’assurer des garanties dans les périodes difficiles, d’espérer s’élever ou de marquer sa singularité par rapport au reste de la communauté. En dehors des cadres familiaux, en dehors de la force coercitive de l’État, c’est bien souvent par de tels réseaux que les ruraux peuvent ponctuellement activer que se fait l’ouverture au monde extérieur du peuple des campagnes. Ce sont ces réseaux qui permettent par exemple aux plus brillants des fils de paysans aisés de commencer des études qui feront d’eux des savants respectés comme Marin Mersenne, Gilles de Roberval ou Dom Mabillon. Ceci dit, la médiocrité des sources ne permet pas souvent en la matière des approches très fines de ces fonctionnements sociaux.

13La question de la dynamique et de l’évolution des réseaux reste un domaine difficile à envisager et mal connu. D’une part, les sources conduisent à mettre en évidence le fonctionnement et l’efficience de tel ou tel type de réseau à un moment précis ; d’autre part, elles regroupent souvent des informations concernant toute la durée de la vie d’un individu. De fait, il n’est pas toujours simple de comprendre quand et comment se construit ou se dissout un réseau, quand et comment il se transforme. Il est presque toujours difficile de mesurer la part propre qu’y prend tel ou tel individu à la personnalité plus marquée, à la carrière particulière ou simplement à la vie plus longue ou à la descendance plus prolifique. En matière de réseaux à base familiale, il semble que les liens se distendent singulièrement au-delà de trois ou quatre générations. Les réseaux commerciaux peuvent être beaucoup plus fugaces quand les circonstances politico-militaires les rendent impossibles mais ils peuvent aussi perdurer sous la forme d’orientations commerciales traditionnelles pendant plusieurs siècles. Dans les réseaux bâtis autour de la participation à une même institution, à un même corps, on assiste souvent à une longue permanence des cadres généraux mais à un renouvellement régulier des individus.

14Ces réseaux sociaux ne sont pas spécifiques du xvii^e siècle. On peut les repérer et les étudier plus tôt (parfois dès la fin du Moyen Âge) même si les sources s’y prêtent plus difficilement. Au total, leur existence et la mise en lumière de leur fonctionnement conduit à repenser en termes plus nuancés les formes du lien social. Si la société est bien structurée en fonction des ordres et des niveaux de richesse, si les chaînes de fidélités ou de clientèles peuvent expliquer des comportements récurrents dans les élites nobiliaires, cela n’empêche pas que des liens plus quotidiens et souvent peu formalisés ne se créent entre des individus et ne donnent naissance à des réseaux qui permettent à chacun d’affirmer une position sociale spécifique et d’utiliser des champs relationnels plus ou moins larges et diversifiés. L’intérêt final de ces observations est que le réseau permet de mettre en évidence la perméabilité du social, de nuancer ou d’atténuer l’image de rigidité et de stabilité des sociétés de l’époque moderne et d’y mesurer (ou au moins d’y estimer) la part des choix individuels et des contraintes de groupe.