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Changer la prison

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Jeanne Chabbal

Épilogue

La prison et ses acteurs, condamnés… à se réformer

Texte intégral

  • 1 Ezra Suleiman, Les Notaires : les pouvoirs d’une corporation, Paris, Le Seuil, 1987.

1À la fin des années 1990, le réseau pénitentiaire fonctionnait encore largement en vase clos, fortement structuré autour d’une administration pénitentiaire autonome vis-à-vis de son ministère de tutelle et ses syndicats de personnels, malgré des mouvements d’ouverture à de nouveaux acteurs amorcés depuis 1945 : partenaires associatifs, médecins et acteurs privés. La prison de la première décennie du XXIe siècle est régulièrement traversée par des vagues d’indignation politico-médiatiques, réclamant l’amélioration de la condition faite aux personnes détenues et un droit de regard sur ce que se passe derrière les barreaux. Agitée par des crises récurrentes, décriée pour son archaïsme et son immobilisme, accusée d’être un « État dans l’État », la prison partage de nombreuses caractéristiques avec l’institution notariale, décrite par Erza Suleiman1. Comme les notaires ont amorcé un grand processus de modernisation de leur profession afin de maintenir celle-ci, dans un contexte de menace et de remise en cause par des projets ministériels, les responsables pénitentiaires ont eux-aussi initié un certain nombre de changements afin de s’adapter à cette nouvelle configuration. Les acteurs pénitentiaires semblent formuler toujours les mêmes demandes mais, derrière l’immobilisme apparent, des évolutions se sont opérées. Celles-ci ne sont pas seulement imposées de l’extérieur, elles viennent aussi des acteurs pénitentiaires eux-mêmes, en réponse aux constructions produites sur leur univers. Loin de n’être que des ajustements de façade, destinés à légitimer l’institution, les changements portés par l’AP sont durables : ils s’inscrivent dans la formation des personnels et dans les murs des nouveaux établissements.

Traduction pénitentiaire des droits de l’Homme

  • 2 Règles pénitentiaires européennes, Recommandation no R (87) 3, 1987 (révisées par la Recommandatio (...)
  • 3 Trois rapports ont été publiés en 2006 : Cour des comptes, Garde et réinsertion. La gestion des pr (...)
  • 4 Sur ce type de réforme institutionnelle, cf. Philippe Bezès et Patrick Le Lidec, « Ce que les réfo (...)

2La Direction de l’administration pénitentiaire (DAP) a notamment entrepris d’intégrer le référentiel des droits de l’Homme, construit par les parlementaires, dans son propre mode de fonctionnement. Cette intégration s’est traduite par la mise en application, à partir de 2006, des Règles pénitentiaires européennes (RPE), récemment révisées par le Conseil de l’Europe2, dans les établissements pénitentiaires français à titre expérimental. Cette mise en application, décidée à un moment où les critiques formulées à l’encontre de l’institution pénitentiaire se multipliaient3, a mobilisé l’ensemble des personnels pénitentiaires, à tous les niveaux hiérarchiques, et a eu pour effet d’insuffler de nouveaux registres dans le milieu carcéral. La DAP s’est attelée à la rédaction collective d’un recueil de principes et de pratiques, répondant aux orientations posées par les RPE, dans tous les champs d’intervention de ses personnels : sécurité, conditions de vie des prisonniers, accompagnement et suivi des détenus, management, etc. En 2007, 67 sites pilotes ont expérimenté six dispositifs, avant leur généralisation à tous les établissements en 2008. Le « référentiel », ainsi désigné par ses promoteurs, présenté sous forme de tableaux et de fiches techniques, a fait l’objet d’une très large diffusion auprès des personnels. L’ensemble des moyens de communication de la DAP vers les agents pénitentiaires ont été mobilisés afin de véhiculer la démarche des RPE, des guides des pratiques opérationnelles de référence aux supports de cours de l’École nationale de l’administration pénitentiaire (ENAP), par laquelle transitent tous les agents pénitentiaires, en formation initiale et continue. L’application des RPE ne relève pas d’une simple action de communication, elle induit autant qu’elle reflète une inflexion dans les manières de penser les actions et les missions des personnels. Elle repose sur la réactivation et le rehaussement de la composante « réinsertion » jusqu’alors marginale dans l’organisation pénitentiaire4. Sur les six dispositifs expérimentaux retenus en 2006, seuls deux concernent directement les conditions de vie des prisonniers (régimes de détention en maison d’arrêt, travail et formation), les autres relevant plutôt de préoccupations managériales ou gestionnaires (cohérence pluridisciplinaire des interlocuteurs, continuité des prises en charge d’un établissement à l’autre). Passée au prisme de l’institution pénitentiaire, l’indignation humaniste face à la condition faite aux détenus devient un référentiel d’action managérial de type technico-administratif. Le changement réside dans le fait que le registre traditionnel de l’AP s’enrichit de nouvelles références à l’exigence éthique et d’un renforcement de l’objectif de réinsertion. Les références aux détenus en tant que « personnes humaines » et au nécessaire respect de leur « dignité », reprises par la direction de l’administration pénitentiaire, traduisent, quant à elles, un glissement du vocabulaire pénitentiaire traditionnel vers celui des acteurs non-pénitentiaires de la prison (associations, personnels médicaux, aumôniers) et des parlementaires.

Évolution du profil des personnels pénitentiaires

  • 5 Nicolas Boutin et Laurent Gras, « Évolutions du profil sociodémographique des élèves surveillants. (...)
  • 6 Ibid., p. 91 et suiv.
  • 7 Ibid., p. 90.
  • 8 Pour 100 détenus, on compte, en 1998, 1 CIP et 35 surveillants, et en 2005, 4 CIP et 52 surveillan (...)
  • 9 Sophie Desbruyères, « À propos de la réforme des Services pénitentiaires d’insertion et de probati (...)

3Pour mener à bien la réforme des RPE, l’administration pénitentiaire a bénéficié de l’évolution du profil sociodémographique des surveillants, de plus en plus diplômés, âgés et expérimentés5 et dont le contenu de la formation s’est enrichi au cours des dernières années en s’ouvrant à des disciplines telles que le droit, la psychologie et le secourisme6. L’administration pénitentiaire a modernisé l’image du métier de surveillant auprès de l’opinion publique et des potentielles recrues7 en dynamisant ses campagnes de recrutement via de nouveaux slogans et des spots télévisuels valorisant la mission de réinsertion. La proportion des Conseillers d’insertion et de probation (CIP) reste très faible par rapport à celle des surveillants pénitentiaires dans l’effectif total des personnels de l’administration pénitentiaire. Cependant, leur catégorie est en augmentation et s’accroît plus vite que celle des surveillants8. Cette évolution numérique des CIP, qui introduisent dans l’univers pénitentiaire une culture professionnelle et des objectifs différents de ceux des gardiens, se double d’un renforcement des missions dévolues à leurs services de rattachement (SPIP) qui jouent désormais un rôle majeur dans l’aménagement des peines9.

Humanisation des murs

  • 10 Lois du 22 juin 1987 relative au service public pénitentiaire et du 9 septembre 2002 d’orientation (...)
  • 11 Madeleine Akrich et Michel Callon, « L’intrusion des entreprises privées dans le monde carcéral fr (...)
  • 12 APIJ, Construction d’un Quartier Nouveau Concept de 90 places, Programme général, 2 février 2010, (...)
  • 13 Ibid., p. 9.
  • 14 Intervention de Marie Gourlet, urbaniste, directrice de programmes à l’APIJ, lors des 6es Rencontr (...)

4Deux lois ont autorisé la délégation de certains services (1987) puis la conception-construction-maintenance (2002) d’établissements pénitentiaires à des entreprises privées10. Le contexte de récession économique et de raréfaction de la commande privée a accentué l’intérêt des sociétés pour les marchés publics, fussent-ils pénitentiaires. Il en résulte que plusieurs équipes d’architectes, ingénieurs, dessinateurs industriels et responsables commerciaux sont quotidiennement mobilisées sur les problématiques immobilières du milieu carcéral et apprennent, par ricochet, à connaître les enjeux et difficultés de cet univers : surpopulation, troubles mentaux des personnes détenues, organisation du travail et des activités en détention. Dans un mouvement symétrique, les acteurs pénitentiaires traditionnels se sont progressivement familiarisés avec ces nouveaux interlocuteurs ainsi qu’avec leurs manières de concevoir la détention et les prisonniers. Les entrepreneurs privés véhiculent une conception du détenu en tant qu’usager de services, autonome et responsable11, qui n’a pas été sans effet sur l’aménagement des nouveaux locaux pénitentiaires et les dispositifs de surveillance mis en place en leur sein dans les années 1990 : systèmes automatisés d’ouverture de portes, superficie occupée par les salles d’activités, etc. Les idées des concepteurs privés d’établissements se sont conjuguées aux cahiers des charges de l’Agence publique pour l’immobilier de la justice (APIJ), de plus en plus portés sur l’humanisation des conditions de détention. En septembre 2002, peu de temps après la promulgation de la loi d’orientation et de programmation pour la justice (LOPJ), le garde des Sceaux Dominique Perben avait annoncé la mise en place d’Unités de visite familiales (UVF) dans trois établissements pénitentiaires. Ces unités, aménagées sous forme d’appartements meublés dans l’enceinte de la prison, permettent aux détenus de recevoir leurs proches sur des durées pouvant aller jusqu’à trois jours consécutifs, dans l’objectif de favoriser le maintien des liens familiaux. D’abord lancées à titre expérimental, les UVF se sont progressivement étendues à quatre nouveaux établissements en 2006, avant d’intégrer systématiquement le minimum requis pour les nouvelles constructions destinées aux détenus longues peines, qui prévoient également des dispositions pour les personnes à mobilité réduite. Les espaces réservés aux familles en attente de parloirs se sont améliorés quand ils n’ont tout simplement pas été créés, près des plus anciens établissements pénitentiaires qui en étaient dépourvus. Les nouveaux cahiers des charges intègrent également des directives concernant les abribus, situés à proximité des prisons, sous lesquels doivent être disposés sièges et bancs, susceptibles d’accueillir jusqu’à quinze personnes12. L’appropriation par l’administration pénitentiaire des Règles pénitentiaires européennes (RPE) a également eu des conséquences sur ces mêmes cahiers des charges qui mentionnent que « les conditions de vie matérielles offertes aux personnes détenues doivent correspondre aux exigences de confort physique et moral, d’hygiène et de sécurité, considérées comme le minimum auquel un individu peut normalement prétendre dans la société à notre époque13 ». Créant une obligation d’activité, la loi pénitentiaire de 2009 a, quant à elle, influé sur la distribution de l’espace au sein des nouveaux établissements, qui font la part belle aux zones destinées aux ateliers et programmes d’études. Elle a aussi conduit à la création de nouvelles structures pénitentiaires dédiées aux détenus condamnés à de courtes peines ou en fin d’exécution de peine : les quartiers « nouveau concept », au niveau de sécurité plus allégé, dont l’architecture offre des espaces plus ouverts, propices à l’autonomie des personnes détenues. Certaines consignes édictées par l’APIJ, traduisent des préoccupations relatives au bien-être des prisonniers. Aux tentatives destinées à rendre les suicides matériellement difficiles (patères flexibles, etc.) du début des années 2000, ont succédé des réflexions relatives à la prévention du mal-être psychique des personnes détenues et des mesures « anti-anxiogènes » : lumière, qualité des vues à porter sur l’extérieur, acoustique, réverbération sonore, végétation et aménagement des espaces extérieurs, en enceinte et hors enceinte14. Au fil des ans et des programmes de construction-rénovation successifs, la prison en tant qu’infrastructure s’humanise et, par petites touches, les conditions de détention s’améliorent. Il ne s’agit pas ici de dire que celles-ci sont devenues confortables, les avancées les plus poussées ne concernant que les établissements les plus récents, c’est-à-dire une minorité de détenus, mais d’affirmer qu’une évolution est en marche.

  • 15 Véronique Vasseur, Médecin-chef à la prison de la Santé, Paris, Le Cherche Midi, 2000.

5La prison d’aujourd’hui n’a plus grand-chose de commun avec les vieilles geôles insalubres décrites par Véronique Vasseur dans son livre-témoignage15. Le monde pénitentiaire est désormais scruté par une multitude d’acteurs qui l’ont sorti de son vase clos : instances européennes, contrôleur général, parlementaires, délégués du Médiateur de la République, etc. Les dirigeants de l’administration pénitentiaire ont appris à compter avec ces nouveaux entrants. Ils se sont adaptés aux préoccupations des autres acteurs du réseau de politique pénitentiaire en initiant d’importants changements internes et en communiquant sur ces derniers.

Notes

1 Ezra Suleiman, Les Notaires : les pouvoirs d’une corporation, Paris, Le Seuil, 1987.

2 Règles pénitentiaires européennes, Recommandation no R (87) 3, 1987 (révisées par la Recommandation Rec (2006) 2 du Comité des ministres aux États-membres du Conseil de l’Europe, 11 janvier 2006).

3 Trois rapports ont été publiés en 2006 : Cour des comptes, Garde et réinsertion. La gestion des prisons, Rapport public thématique, Paris, La Documentation française, janvier 2006 ; Commissaire aux droits de l’Homme, Rapport au Comité des ministres et à l’Assemblée parlementaire sur le respect effectif des droits de l’Homme en France suite à sa visite du 5 au 21 septembre 2005, Strasbourg, Conseil de l’Europe, février 2006, 175 pages ; Comité consultatif national d’éthique, La Santé et la médecine en prison, Avis no 94, 8 décembre 2006.

4 Sur ce type de réforme institutionnelle, cf. Philippe Bezès et Patrick Le Lidec, « Ce que les réformes font aux institutions », in Jacques Lagroye et Michel Offerlé (dir.), Sociologie de l’institution, Paris, Belin, 2011, p. 67 et 68.

5 Nicolas Boutin et Laurent Gras, « Évolutions du profil sociodémographique des élèves surveillants. Un effet d’aubaine pour leur administration ? », in Pierre V. Tournier (dir.), Dialectique carcérale. Quand la prison s’ouvre et résiste au changement, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 81-95.

6 Ibid., p. 91 et suiv.

7 Ibid., p. 90.

8 Pour 100 détenus, on compte, en 1998, 1 CIP et 35 surveillants, et en 2005, 4 CIP et 52 surveillants. Le nombre de CIP a doublé sur la période 1998-2011, tandis que celui des personnels de surveillance n’a été multiplié que par 1,3.

9 Sophie Desbruyères, « À propos de la réforme des Services pénitentiaires d’insertion et de probation », in Pierre V. Tournier (dir.), Dialectique carcérale. Quand la prison s’ouvre et résiste au changement, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 289-302.

10 Lois du 22 juin 1987 relative au service public pénitentiaire et du 9 septembre 2002 d’orientation et de programmation pour la justice.

11 Madeleine Akrich et Michel Callon, « L’intrusion des entreprises privées dans le monde carcéral français : le programme 13 000 », in Philippe Artières et Pierre Lascoumes (dir.), Gouverner, enfermer. La prison, un modèle indépassable ?, Paris, Presses de Science Po, 2004, p. 302.

12 APIJ, Construction d’un Quartier Nouveau Concept de 90 places, Programme général, 2 février 2010, p. 53.

13 Ibid., p. 9.

14 Intervention de Marie Gourlet, urbaniste, directrice de programmes à l’APIJ, lors des 6es Rencontres parlementaires sur la prison, 6 mai 2011, p. 36 des actes.

15 Véronique Vasseur, Médecin-chef à la prison de la Santé, Paris, Le Cherche Midi, 2000.

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