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Changer la prison

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Jeanne Chabbal

Seconde partie. Réformer la prison : la cause du Parlement

3. L’intrusion du Parlement en prison

Texte intégral

1En février 2000, une relative méconnaissance caractérise le rapport des commissaires-enquêteurs à la prison. Pourtant, en juin de la même année, les deux rapports issus des commissions dressent un état des lieux complet de la situation pénitentiaire, assorti de propositions concrètes. Comment les parlementaires ont-ils constitué leur expertise sur la prison ? Dès la mise en place des commissions d’enquête, les élus ont mis sur pied tout un dispositif d’enquête autonome leur permettant de sonder l’univers pénitentiaire : visites d’établissements, recueil d’informations par questionnaires et auditions. Grâce à ce dispositif, les parlementaires ont fait intrusion dans les prisons mais aussi dans leur réseau d’acteurs de prise en charge, jusqu’à entrer en concurrence, non seulement avec les autorités pénitentiaires mais aussi avec le ministère de la Justice, qui entreprend d’élaborer un projet de loi pénitentiaire.

Intrusions spatiales : visiter les établissements pénitentiaires

2L’originalité des commissions d’enquêtes parlementaires (CE) sur la prison de 2000 réside dans l’organisation systématique de visites d’établissements pénitentiaires. Si les auditions et les missions à l’étranger font partie des méthodes couramment utilisées par les CE, l’investigation sur pièces et sur place est nettement plus rare et ne concerne, lorsqu’elle décidée, souvent que présidents et rapporteurs. Dès le début des travaux, le président de la commission de l’Assemblée nationale, Laurent Fabius, fort de son autorité et de sa légitimité de président de la chambre parlementaire, a exigé que chaque député-enquêteur aille visiter des prisons.

  • 1 Trois fonctionnaires parlementaires ont été affectées à la commission d’enquête de l’Assemblée nat (...)

« Dès le départ, Laurent Fabius dira : “il nous faut visiter toutes les prisons”. Je ne crois pas qu’aucun autre président de la commission d’enquête aurait réussi à imposer cela. Il y avait 187 prisons, nous, nous étions trois fonctionnaires, connaissant le rythme du travail des parlementaires, le fait qu’ils ont l’obligation d’être présents en séance et dans leurs permanences, ça semblait… ! On avait fait le calcul, 187 divisé par trente membres de la commission d’enquête, ça faisait environ six prisons chacun. On se disait qu’on n’arriverait jamais à leur faire visiter six prisons chacun. On était un peu catastrophés car ça demandait une intendance importante pour le secrétariat. Mais c’était tellement une volonté du président Fabius, tellement, – il a dit cela dès le début et il l’a répété plusieurs fois ensuite – que c’est devenu une évidence, y compris pour les députés ! » (Entretien avec l’administratrice A1, juin 2006.)

  • 2 Sur l’enrôlement comme intéressement réussi, cf. Michel Callon, « Éléments pour une sociologie de (...)

3Ce faisant, Laurent Fabius a favorisé l’« enrôlement » et l’investissement des parlementaires dans les travaux de la commission d’enquête2.

L’enrôlement des parlementaires par l’expérience carcérale

  • 3 Joan Stavo-Debauge et Danny Trom, « Le pragmatisme et son public à l’épreuve du terrain. Penser av (...)

4D’abord perçues comme une obligation difficile à mettre en œuvre, les visites de prisons sont finalement devenues des facteurs de motivation pour les parlementaires. Comme l’expérience de la visite de la maison d’arrêt de la Santé a incité les journalistes à porter et à construire le scandale Vasseur, les visites de prison par députés et sénateurs ont favorisé leur sensibilisation au monde carcéral3. La découverte de ce dernier a ému les commissaires-enquêteurs au point de susciter leur engagement en faveur de l’amélioration des conditions de détention. Si les anciens commissaires-enquêteurs en parlent aujourd’hui avec davantage de distance, leurs entourages de l’époque, collaborateurs et fonctionnaires, se souviennent de leur indignation face aux situations rencontrées en prison.

« Je me souviens d’un compte-rendu de visite de Noël Mamère qui avait visité la prison d’E., qui était dans un état catastrophique. Son compte-rendu était prenant, parce qu’il y avait des matelas par terre, parce que… Je me souviens aussi de celui de Madame Aurillac, députée du septième arrondissement de Paris. On l’avait envoyée à Moulins Yzeure, une centrale pour les détenus vraiment très difficiles. C’est quelque chose de très lourd Moulins-Yzeure, elle y est allée toute seule ! Elle nous a fait un compte-rendu d’une justesse ! Elle avait vraiment été confrontée à ça, on voyait qu’elle avait vraiment pris à cœur cette visite et son compte-rendu était d’une humanité ! Je pense que, pour elle, ça a été quelque chose, cette visite à Moulins-Yzeure ! Voyez, ce sont des députés qui se sont retrouvés face à une situation vraiment difficile […] Je pense que pour les députés, il y a eu cette volonté de changer les choses, vraiment parce qu’il y a eu ces visites. S’il n’y avait pas eu ces visites, je ne pense pas qu’ils auraient autant été impliqués. » (Entretien avec l’administratrice A, juin 2006.)

« La prison en France, c’est vraiment la cour des miracles ! C’est épouvantable ! C’est vrai que nous, fonctionnaires et députés, n’étions pas du tout formés à cela. Nous avons été très choqués ! Les gens qui étaient dans la commission ont considéré que la manière dont les détenus étaient traités et les conditions de détention étaient catastrophiques ! » (Entretien avec l’administratrice B, juillet 2005.)

De l’effraction à la législation : un droit de visite parlementaire en prison

5Une autorisation avait été sollicitée auprès du ministère de la Justice pour que les chefs d’établissement ouvrent leurs portes aux commissaires-enquêteurs à leur demande. Dans un contexte où la prison se caractérise par la restriction de l’accès à ses bâtiments, la demande d’entrée des parlementaires constituait déjà une effraction dans l’univers pénitentiaire : députés et sénateurs se sont imposés aux acteurs traditionnels du réseau de politique pénitentiaire en manifestant la volonté de pénétrer dans leurs murs. Le ministère de tutelle de l’administration pénitentiaire s’était d’ailleurs montré quelque peu réticent à accorder une telle autorisation.

« Il a fallu obtenir du ministère de la Justice le droit pour les parlementaires de visiter les prisons. Je ne pense pas que Mme Guigou l’ait fait de gaîté de cœur mais, on l’a obtenu assez vite. Je pense que le fait que Laurent Fabius ait été président a aidé aussi. C’est-à-dire qu’on avait une lettre de la Chancellerie, signée de la ministre, qui disait qu’elle donnait toutes les consignes à tous les directeurs d’établissements pour permettre les visites des parlementaires qui se présenteraient. » (Entretien avec l’administratrice A, juin 2006.)

6Les parlementaires s’imposaient d’autant plus dans les établissements pénitentiaires que le premier vade mecum de la visite, collectivement élaboré par les membres et le secrétariat de la CE, prévoyait que les commissaires-enquêteurs se présentent aux portes des prisons sans en avoir préalablement prévenu les responsables pénitentiaires.

« L’idée était de ne pas prévenir les directeurs d’établissements. Les parlementaires tenaient vraiment à cela, après, il a pu y avoir des aménagements car on s’est aperçu que ce n’était pas forcément évident. Le credo, c’était quand même de ne pas prévenir, d’arriver à l’improviste. Ça ne s’est finalement pas passé ainsi mais, au début, les députés voulaient se présenter comme ça, le soir, la nuit, à n’importe quel moment pour des visites vraiment inopinées. » (Entretien avec l’administratrice A, juin 2006.)

7Le caractère impromptu de la visite était destiné à éviter de se voir dissimuler certaines informations par les chefs d’établissement, susceptibles d’apporter des améliorations superficielles à leurs locaux (nettoyage, peinture, suppression des matelas au sol) en prévision de la venue des parlementaires. Il peut aussi être interprété comme une volonté d’autonomie vis-à-vis de l’administration pénitentiaire. Les premières visites des commissaires-enquêteurs dans les prisons ne furent généralement pas bien accueillies par les personnels pénitentiaires, que ces derniers aient manifesté de l’étonnement, un certain scepticisme ou une franche hostilité à voir des parlementaires s’inviter ainsi sur leur lieu de travail quotidien. Les parlementaires de la CE, tout comme les fonctionnaires du secrétariat de celle-ci, s’accordent cependant pour dire que les relations avec syndicats, surveillants et directeurs d’établissement se sont améliorées au fil des travaux de la commission, les acteurs traditionnels de la prison ayant finalement pris le parti de tirer profit de l’intrusion parlementaire qui leur était ainsi imposée.

« Lors de mes visites dans les maisons d’arrêt, les personnels étaient complètement braqués […] Ils étaient braqués au début, puis après au fur et à mesure… Moi, je me souviens qu’aux Baumettes, ils nous avaient accueillis avec des serpentins et des cotillons et ils avaient refusé de nous rencontrer, pensant qu’on était venus là pour faire trois petits tours […] Puis, au fur et à mesure, parce que d’autres nous avaient accueillis dans d’autres conditions, ils ont eu des débats entre eux, on avait quand même d’autres relations […] Les choses s’étaient répandues assez rapidement après. Au bout d’un ou deux mois, quand on allait dans un établissement, les syndicalistes venaient naturellement à notre rencontre et nous cherchaient. Bien souvent, ils récupéraient le trombinoscope sur Internet, ils nous identifiaient et arrivaient vers nous tout de suite pour prendre contact. » (Entretien avec Robert Bret, sénateur des Bouches-du-Rhône, ancien membre de la CE, juin 2005.)

8Tout comme le directeur de la maison d’arrêt de la Santé avait eu intérêt à ouvrir son établissement aux journalistes afin de mettre ses difficultés en évidence, les chefs d’établissement et les surveillants des prisons visitées par les parlementaires ont saisi l’opportunité du dialogue avec des responsables politiques pour communiquer sur les problèmes liés à leurs professions ou à leur établissement d’affectation.

« Les directeurs de prison sont globalement plutôt coopératifs. Ils sont dans leurs murs mais, ils ne pouvaient pas ne pas jouer le jeu non plus, ils ne pouvaient pas dire “non”. À partir de là, j’ai eu sentiment qu’ils voulaient nous utiliser pour montrer les difficultés qu’ils pouvaient avoir. Ils mettaient surtout l’accent sur l’incompréhension de l’extérieur vis-à-vis des difficultés de leur métier auquel s’imposent des impératifs contradictoires : faire de la réinsertion et assurer la sécurité. » (Entretien avec l’administratrice C, octobre 2006.)

9Les acteurs pénitentiaires ont appris à accepter la présence des parlementaires et à dialoguer avec eux. Ils sont même parfois allés jusqu’à préparer leurs venues, comme l’indique le sénateur Robert Bret (cité ci-dessus) en évoquant la consultation du trombinoscope de l’Assemblée nationale par les représentants syndicaux. De leur côté, lors de leurs visites, les commissaires-enquêteurs ont appris à connaître l’univers carcéral et notamment son vocabulaire et ses codes, comme le raconte le rapporteur de la CE de l’Assemblée.

« Ils (les acteurs de la prisons) vous apprennent à chaque fois plein de choses sur leurs conditions de vie, leurs conditions de travail, sur la manière dont ça se passe dans la prison. Il y a une espèce de langage, une espèce de code aussi. Il y a des choses que l’on vous dit et que vous ne comprenez pas si vous n’êtes pas un peu dans le coup. Quand je vais dans une prison, aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on a un vocabulaire commun. » (Entretien avec Jacques Floch, député de Loire-Atlantique, ancien rapporteur de la CE, juin 2005.)

10Les visites de prisons ont permis aux parlementaires et aux acteurs pénitentiaires d’apprendre à se connaître mutuellement.

  • 4 Loi no 2000-516 du 15 juin 2000 relative à la présomption d’innocence.
  • 5 « Les députés et les sénateurs sont autorisés à visiter à tout moment les locaux de garde à vue, l (...)

11L’effraction des parlementaires dans l’univers des établissements pénitentiaires s’est inscrite bien au-delà de la temporalité des commissions d’enquêtes, puisqu’une disposition de la loi du 15 juin 2000 relative à la présomption d’innocence, modifiant le Code de procédure pénale (CPP), crée un droit de visite permanent des parlementaires en prison. Ce droit, souvent présenté comme une innovation, correspond en réalité au recyclage de solutions préexistantes, déjà disponibles dans l’éventail des méthodes du travail parlementaire. Les rapporteurs spéciaux des commissions des finances ont déjà un droit d’investigation « sur pièce et sur place » dans toutes les administrations et services publics de leur champ d’action. Par ailleurs, parmi les anciens rapporteurs au budget de l’administration pénitentiaire, certains des plus assidus, devenus par la suite membres des commissions d’enquêtes, avaient déjà obtenu du garde des Sceaux un droit de visite à titre individuel. C’était notamment le cas de Jacques Floch, rapporteur de la CE de l’Assemblée nationale. L’introduction du droit de visite parlementaire dans la loi permet la généralisation de prérogatives, jusqu’alors réservées à des catégories particulières de parlementaires (rapporteurs des finances) ou attribuées individuellement, à l’ensemble des parlementaires français. Il est intéressant de souligner que la création de ce droit résulte d’une initiative parlementaire et que, si elle a été entérinée par la loi du 15 juin 20004, promulguée pendant les travaux des CE, son idée trouve son origine avant ces dernières. Le premier amendement déposé dans ce sens l’a été par Jean-Luc Warsmann, député des Ardennes, sur le texte du projet de loi relatif à l’action publique en matière pénale, examiné le 23 juin 1999 à l’Assemblée nationale. À cette époque, l’OIP faisait déjà la promotion de la création d’un contrôle extérieur des lieux de privation de liberté, tandis que cette thématique était en cours de réflexion au ministère de la Justice. L’amendement Warsmann a été adopté par l’Assemblée malgré l’opposition de la garde des Sceaux Élisabeth Guigou. Mise en sommeil du fait du retrait du texte dans lequel elle avait été insérée, la disposition sur le droit de visite a été remise à l’ordre du jour par les commissaires-enquêteurs, dont Jean-Luc Warsmann faisait partie. Ces derniers l’ont réintégrée dans un projet de loi en discussion au moment de leurs travaux. Ce faisant, ils ont permis l’aboutissement d’une mesure, certes déjà envisagée, mais qui aurait pu être oubliée en l’absence de commissions d’enquête. La création du droit de visite des parlementaires en prison5 constitue l’un des premiers changements visibles de la politique publique pénitentiaire, directement imputables aux travaux des commissions d’enquêtes parlementaires. Elle ouvre une brèche dans la gestion technico-administrative des établissements pénitentiaires, en imposant un regard extérieur, comme l’illustre de manière caricaturale le dessin ci-après, qui laisse entendre que cette percée se fait à l’insu de l’imposante et massive administration pénitentiaire, dont l’habit déchiré représente à la fois la misère carcérale et le monopole de l’autorité qui commence à partir en lambeaux, malgré des efforts de rapiéçage.

12Le droit de visite des parlementaires élargit officiellement le réseau des acteurs concernés par la gestion des établissements pénitentiaires. L’instauration du droit de visite des parlementaires en prison consacre également la compétence de ces derniers sur les dossiers pénitentiaires.

Document 2 : Dessin publié par le Canard Enchaîné, le 12 juillet 2000

Document 2 : Dessin publié par le Canard Enchaîné, le 12 juillet 2000

Questionner les établissements, systématiser les méthodes de visite

13Le portrait de la France pénitentiaire présenté dans les rapports parlementaires issus des CE est très complet. Les connaissances et l’analyse systématique contenues dans ces rapports dépassent sans doute l’état des savoirs disponibles au ministère de la Justice et au sein de la direction de l’administration pénitentiaire. Des procédés de collecte d’informations et de traduction de celles-ci, mis en œuvre dans le cadre des CE, sont à l’origine de ce résultat.

14Dès l’affirmation par le président de la CE de l’Assemblée nationale de l’obligation pour les parlementaires d’aller visiter des prisons afin de couvrir l’ensemble des établissements pénitentiaires français, toute une série de questions se sont posées au rapporteur et aux fonctionnaires en charge du secrétariat de la commission : que devaient faire les commissaires-enquêteurs lors de leurs visites de prison ? Que devaient-ils observer ou vérifier ? Sur quoi devait porter leur attention ? La matière même sur laquelle devait porter l’enquête était au départ floue, d’autant plus que le stock de connaissances préalables de chacun des parlementaires était faible. Une première version de questionnaire à faire remplir par les députés lors de leurs visites a été rédigée à partir d’une source d’information officieuse de l’administration pénitentiaire.

« On avait eu beaucoup de mal car on ne connaissait pas les prisons quand on l’a fait. Il nous avait fallu monter un questionnaire sans rien connaître des prisons. Nous avions lu des choses mais… On avait donc, par une connaissance de X (une des administratrices), auditionné de manière “off” et sans les députés, une directrice de prison qui était à C. à l’époque. Elle nous avait dit ce qu’il fallait savoir de très pratique sur la prison qu’elle connaissait très, très bien. Elle nous avait dit, en toute liberté ce qui la choquait dans une prison. Grâce à cela, on avait pu faire un questionnaire assez calibré. » (Entretien avec l’administratrice A, juin 2006.)

15Les centres d’intérêt de la commission et les questions posées ont évolué au gré de la progression de l’enquête des députés et de l’élévation de leur niveau de maîtrise des problématiques pénitentiaires.

Vous souvenez-vous du contenu des questionnaires remis aux députés, pour avoir une idée du type d’informations à recueillir ?
« Ça commençait par l’état des cellules. Il s’agissait de savoir si c’étaient des cellules à quatre ou à neuf, s’il y avait des matelas. Ça, c’était bon uniquement dans les maisons d’arrêt. On s’en est aperçu plus tard mais dans les centrales, il y a la règle de l’encellulement individuel. Ensuite, on s’est aperçu aussi que l’encellulement individuel n’était pas la panacée. Notre questionnaire, puisque nous l’avions rédigé au début, était centré sur l’encellulement individuel. L’encellulement individuel est-il respecté ? Finalement, on a bien vu que ce n’était pas l’essentiel car il y avait beaucoup de détenus qui ne voulaient pas être seuls. Ce qui compte, c’est la surpopulation. Quand on est neuf dans une cellule, il est évident que ce n’est pas un choix ! Au départ, on s’était focalisés sur des choses qui nous sont apparues ensuite moins importantes, en tout cas moins symboliques d’un état de délabrement des prisons. Ce n’était pas forcément ça qu’il fallait voir. Il y avait donc des questions sur l’encellulement individuel, sur l’état des sanitaires, pour savoir si les sanitaires étaient séparés. On avait été très précis là-dessus pour savoir s’ils étaient séparés par une cloison, par un rideau, s’ils étaient isolés et s’ils comprenaient un point d’eau. Ensuite, il y avait des questions sur l’alimentation, sur les cantines, s’il y avait la possibilité de cantiner et quels étaient les prix. On leur avait demandé de nous ramener les prix des produits cantinés […] On s’est aperçu que ça pouvait encore évoluer, que six mois après le début de la commission d’enquête, on aurait posé des questions différentes […] Après, l’habitude et l’expérience venant, on savait bien qu’on n’abordait pas une centrale comme une maison d’arrêt. Il y avait des automatismes. » (Entretien avec l’administratrice A, juin 2006.)

16La connaissance des établissements et de l’administration pénitentiaires par les députés s’est donc construite par tâtonnements, en apprenant progressivement à poser des questions adaptées et pertinentes.

17Les organisateurs de l’enquête ont souhaité mettre au point une méthode uniforme pour obtenir des informations comparables d’un établissement à l’autre. Au fur et à mesure, un modus operandi de la visite parlementaire en prison a été élaboré.

« J’avais recommandé aux députés, lors de la réunion de préparation de l’enquête, premièrement d’aller saluer la direction de l’établissement quand ils arrivaient et, deuxièmement, de demander à rencontrer les surveillants de prison avant toute autre chose. Pour ne pas qu’ils se disent : “tiens, ils viennent voir les détenus et nous, ils nous oublient !” Bien souvent, ça se passait comme cela : on allait les saluer, on leur disait “on vient vous voir, à midi on est disponibles”. On n’était pas obligés d’aller les voir tout de suite, mais la démarche, c’était au moins d’aller les voir tout de suite pour manifester notre intention de les rencontrer, même si nous discutions avec eux plus tard. Ça c’était bien parce que ça facilitait le reste de la visite. Alors, après ils nous demandaient : “qu’est-ce que vous voulez visiter ?” On voulait voir des cellules, parler librement avec des détenus en dehors des personnels de l’administration, voir des détenus au hasard. Et, quand on allait dans une cellule, on demandait au gars ou à la fille qui était dedans : “est-ce que vous acceptez de nous rencontrer pour faire le point ?” On allait visiter les services généraux, les cuisines, les endroits où les détenus peuvent cantiner. En même temps, on demandait les prix. » (Entretien avec Jacques Floch, député de Loire-Atlantique, ancien rapporteur de la CE, juin 2005.)

18Le commentaire de l’ancien rapporteur de la CE de l’Assemblée nationale montre que la méthode de visite proposée aux parlementaires indiquait les points de passage obligés à visiter au sein de la prison mais était aussi porteuse de conseils pour la gestion des relations avec les personnels pénitentiaires. Les comptes rendus rédigés par les députés étaient centralisés au niveau du secrétariat de la commission, chargé de la rédaction du rapport final. Parallèlement aux données recueillies par les députés sur le terrain de leurs visites, le secrétariat de la CE a demandé au ministère de la Justice de faire établir une fiche technique pour chaque établissement, comportant sa date de construction, sa capacité d’accueil, etc. Un questionnaire sur le fonctionnement interne de la prison a également été adressé à tous les chefs d’établissements pénitentiaires. Les commissaires-enquêteurs ont ainsi rassemblé une masse considérable d’informations, alliant données quantitatives et qualitatives.

Sélection des interlocuteurs légitimes

  • 6 Michel Callon, « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Sai (...)
  • 7 Jacques Floch et Louis Mermaz, La France face à ses prisons, Rapport au nom de la commission d’enq (...)
  • 8 Guy-Pierre Cabanel et Jean-Jacques Hyest, Rapport de la commission d’enquête sur « Les conditions (...)

19La « mobilisation des alliés6 », dans le processus de traduction parlementaire de la prison, consiste en la sélection des porte-parole représentatifs. Dans le cadre des commissions d’enquêtes parlementaires, celle-ci s’opère essentiellement à travers les auditions conduites par les commissaires, mais aussi lors des visites d’établissements pénitentiaires, au cours desquelles les contacts furent cependant plus brefs et souvent moins approfondis. L’audition permet aux membres des commissions de s’informer en posant des questions à des personnalités choisies en raison de leur compétence, de leur représentativité ou de leur notoriété. L’interaction entre élus et représentants pendant les auditions permet la transmission de connaissances et le recueil d’expériences. Les parlementaires-enquêteurs ont convoqué, rencontré et entendu des représentants de l’ensemble des parties-prenantes impliquées dans la gestion des établissements pénitentiaires sans exclusion a priori : membres de l’administration pénitentiaire (DAP, chefs d’établissements, syndicats des personnels, École nationale d’administration pénitentiaire, Inspection), des responsables d’associations partenaires (ANVP, GENEPI, aumôniers, Secours Catholique) et non-partenaires de l’AP (OIP, Groupe Mialet), des porteurs de problématiques médicales (Véronique Vasseur, associations professionnelles de médecins et psychiatres exerçant en milieu pénitentiaire, auteur d’un rapport sur la toxicomanie, Act-Up), des représentants des fonctionnaires de justice non-pénitentiaires (magistrats, juges d’application des peines, protection judiciaire de la jeunesse) et des avocats (Conseil national du Barreau, Bâtonnier de Paris) ainsi que des acteurs de la gestion privée des prisons (architectes, ancien ministre Chalandon). Comme le veut la tradition, la ministre de la Justice a également été invitée à venir s’exprimer devant les parlementaires. D’anciens prisonniers faisaient partie des personnes auditionnées au titre de leurs engagements associatifs. Les listes des 38 auditions, conduites à l’Assemblée nationale7, et des 40 autres, organisées en parallèle au Sénat8, se recoupent pour ce qui est des types d’acteurs sollicités, parfois même jusque dans les noms de certains de ces derniers. La plupart des personnalités convoquées par les commissaires étaient intervenues dans le débat public, engagé autour du témoignage Vasseur. Parmi cette abondance d’acteurs aux statuts et aux positionnements divers, quels sont ceux que les parlementaires ont retenus comme les interlocuteurs les plus pertinents et mobilisés autour de leur travail ? A contrario, lesquels ont été écartés ou mis à distance au fil du processus d’enquête ?

Mise à l’écart des acteurs pénitentiaires traditionnels

20Les acteurs traditionnels de la prison que sont la direction de l’administration pénitentiaire, les responsables des directions régionales déconcentrées, les chefs d’établissements et les syndicats des personnels pénitentiaires (cadres et surveillants), pourtant entendus de manière prioritaire par les commissaires-enquêteurs, n’ont pas nécessairement trouvé le meilleur écho auprès de ces derniers.

21Première personnalité reçue à l’Assemblée nationale par la commission d’enquête, dans l’objectif d’apaiser les acteurs pénitentiaires mis en cause par le scandale Vasseur, la directrice de l’administration pénitentiaire s’est exprimée dans un registre technico-administratif lors de son audition.

« On voyait bien qu’elle n’avait pas pris la mesure de l’émotion ressentie par les parlementaires. Elle a tenu un discours très technocratique. On ne voulait pas commencer les auditions avec Véronique Vasseur car on ne voulait pas donner l’impression de donner du crédit au livre et les parlementaires ont très vite eu le sentiment qu’il fallait apaiser les personnels pénitentiaires. » (Entretien avec l’administratrice A, juin 2006.)

  • 9 Jacques Floch et Louis Mermaz, op. cit., tome II, p. 7-37.

22Ce registre dépassionné et dénué de toute indignation, prédominant dans le réseau traditionnel de gestion pénitentiaire, s’est inscrit en porte à faux par rapport aux préoccupations des parlementaires. La lecture du compte-rendu de son audition9 donne l’impression que la directrice ne maîtrise pas certains enjeux de la situation pénitentiaire : elle souligne à plusieurs reprises l’absence d’études récentes ou de données chiffrées sur certains sujets (violences sexuelles entre détenus, récidive des sortants de prison, pénétration de stupéfiants dans les établissements, détenus disposant d’une cellule individuelle) et s’en remet souvent à des projets de réformes envisagés. Ses propos mettent en évidence un décalage des priorités : le cap donné par l’Administration pénitentiaire (AP) n’est pas forcément celui que les députés jugent approprié dans le contexte du scandale Vasseur. La directrice se montre très affirmative sur la capacité de l’AP à remplir sa mission de sécurité et de limitation du nombre d’évasions, mais beaucoup moins sur la question de la réinsertion qu’elle qualifie de plus « délicate » alors que c’est probablement sur ce point que les élus attendaient des réponses fermes de sa part. Les projets de réformes qu’elle aborde en premier lieu devant les commissaires, avant la prise en charge des détenus et les programmes immobiliers, concernent la structuration et la gestion de l’AP (poursuite de la déconcentration, délégation au secteur privé de certaines prestations, politique des ressources humaines). Ces sujets traduisent des préoccupations internes d’ordre organisationnel. Les questions posées par les parlementaires tentent de la ramener sans succès vers des thématiques plus conformes à leurs préoccupations : surpopulation, récidive des sortants de prison, conditions d’incarcération des femmes et des mineurs, trafics de drogue et violences en prison, vie sexuelle, prise en charge sanitaire et instruction des détenus, encellulement individuel, etc. Lors de cette toute première audition, deux registres d’appréhension des problèmes pénitentiaires, servis par des grammaires différentes, se sont heurtés : d’un côté, la vision « droits de l’Homme » des élus, se déclinant en termes d’indignation, et de l’autre, la vison technico-administrative de la directrice de l’AP, caractérisée par une attitude de réserve et de retranchement derrière la protection de l’information sur les dossiers en cours d’instruction et la défense des fonctionnaires pénitentiaires. Malgré la possibilité offerte de voir ses arguments entendus avant ceux des autres catégories d’acteurs, la direction de l’administration pénitentiaire n’a pas su convaincre les commissaires du bien-fondé du fonctionnement actuel de cette dernière.

23Les responsables syndicaux des personnels pénitentiaires n’ont pas fait meilleure impression. Les contacts directs entre surveillants pénitentiaires et commissaires-enquêteurs dans les établissements ont été rares. Les premiers ont plutôt été entendus par les seconds par l’intermédiaire de leurs porte-parole syndicaux, aussi bien lors des visites que des auditions. Les représentants des principaux syndicats de personnels pénitentiaires ont été auditionnés par les CE de l’Assemblée nationale et du Sénat. Tout comme le discours technocratique de la directrice, leurs revendications sont apparues très éloignées de la problématisation parlementaire de la prison et des préoccupations des commissaires. À l’impression de décalage, s’est ajoutée celle de la complexité, puisque les parlementaires n’étaient familiers ni des jargons professionnels utilisés par les surveillants, ni des indicateurs relatifs à leur situation.

« Ils avaient des revendications professionnelles. Je ne me souviens plus très bien car c’était des histoires assez compliquées de récupération du temps de travail. C’était compliqué et assez idiomatique, il y avait plein d’expressions liées à leur métier. Ils avaient des revendications salariales, des revendications en termes de temps de travail, en termes d’effectifs. » (Entretien avec l’administratrice A, juin 2006.)

24La communication entre élus et syndicats s’est avérée difficile. Ces derniers ont donné l’impression d’être repliés non seulement sur leurs professions et leurs doléances statutaires et matérielles, dans une logique corporatiste, mais aussi sur leur mission de sécurité, au détriment de leur rôle de réinsertion vis-à-vis des détenus. Même s’ils ont, pour la plupart, déploré la priorité donnée à la sécurisation des établissements dans l’exercice de leurs métiers, certains de leurs propos ont choqué les commissaires-enquêteurs, comme en témoigne cette réaction du président de la CE de l’Assemblée nationale.

M. Désiré Derensy : « La difficulté vient du décalage formidable entre la théorie et la réalité du terrain. Quand les jeunes arrivent dans l’établissement, on leur dit d’oublier ce qu’ils ont appris en sciences humaines ou en psychologie. Le principal est que le détenu ne s’évade pas. De toute façon, le nouveau apprend très vite qu’il vaut mieux dix pendus qu’un évadé. La preuve en est qu’en cas d’évasion, le surveillant passe au conseil de discipline, alors que ce n’est pas le cas lorsqu’un suicide a lieu. »
M. le président : « Ce que vous dites est terrible ! »
M. Désiré Derensy : « C’est terrible, mais c’est la vérité. Il vaut mieux pour un surveillant un détenu qui se suicide ou qui tente de se suicider plutôt qu’un détenu qui s’évade, quelle que soit la dangerosité de l’un ou de l’autre. On comprend très vite ces choses. La règle est que le calme règne à l’étage, quitte à fermer les yeux. » (Jacques Floch et Louis Mermaz, op. cit., tome II, audition de la CGT pénitentiaire, p. 239.)

  • 10 Jacques Floch et Louis Mermaz, op. cit., tome II, p. 213-219 et p. 221-233.

25Les représentants de Force ouvrière pénitentiaire ont réaffirmé, à plusieurs reprises, leur attachement aux sanctions disciplinaires et aux fouilles comme moyens de pression sur les détenus, tout en regrettant de ne pas être armés pour pouvoir faire face à certaines violences de ces derniers dans les coursives10. Ce type d’argumentation accrédite à la fois les témoignages déployés dans l’espace public, faisant état de mauvais traitements subis par les détenus, et la mauvaise réputation qui s’attache traditionnellement aux personnels de surveillance.

26La perception des chefs d’établissements par les parlementaires est plus difficile à cerner dans la mesure où ces derniers ne forment pas, à la différence des surveillants pénitentiaires, une catégorie professionnelle homogène : des personnes à la formation et aux statuts divers peuvent accéder à des fonctions de direction des établissements. Des prisons de taille réduite peuvent être dirigées par des « gradés », c’est-à-dire des surveillants pénitentiaires ayant gravi les échelons hiérarchiques. La plupart des autres, et notamment ceux qui ont une grande capacité d’accueil, le sont par des fonctionnaires sortis de l’École nationale d’administration pénitentiaire avec le statut de cadre, « directeur des services pénitentiaires ». Cette diversité explique sans doute les différences de qualité perçues par les parlementaires en fonction des chefs d’établissements rencontrés.

Quel a été votre rapport avec les directeurs de prison ?
« Là, il y a vraiment de tout. Il y a des gens exceptionnels et il y a aussi… Il y en avait qui étaient très administratifs, qui ne nous disaient pas grand-chose et qui étaient visiblement embêtés qu’on vienne se mêler de leurs affaires. Il y en avait d’autres qui étaient, au contraire, très coopératifs et qui nous exposaient leurs problèmes. On avait organisé une table ronde avec des chefs d’établissements de différentes sortes. C’était très intéressant. » (Entretien avec l’administratrice B, juillet 2005.)

  • 11 Ibid., p. 318-320.
  • 12 Ibid., p. 321.

27Dans le cadre des travaux des commissions d’enquêtes, les élus sont entrés en contact avec des chefs d’établissements lors d’auditions collectives, organisées sous forme de tables rondes réunissant plusieurs dirigeants pénitentiaires, mais aussi lors des visites d’établissements, ces dernières étant le plus souvent accompagnées par eux. Contrairement à la directrice de l’administration pénitentiaire et aux représentants syndicaux, lors de leurs auditions, les chefs d’établissements conviés ont tenu des propos parfaitement audibles pour les commissaires et soulevé des problématiques proches de leurs préoccupations. Par exemple, à l’Assemblée nationale, le directeur du centre de détention de Caen s’est prononcé en faveur d’une loi pénitentiaire, susceptible d’harmoniser le droit pénitentiaire et de redéfinir les missions de l’AP dans une optique plus favorable à la réinsertion. Il s’est également exprimé sur la formation des personnels pénitentiaires et l’application du droit du travail aux détenus au regard des recommandations du Conseil de l’Europe11. La directrice de la maison centrale d’Ensisheim a, quant à elle, soulevé la question du sens de la peine dans la société, estimant important de s’interroger collectivement sur ce qui doit procéder de la punition et ce qui relève de l’accompagnement, en vue de la réadaptation du délinquant ou du criminel12. À l’occasion des visites d’établissements, les parlementaires ont rencontré des directeurs d’établissements dans un cadre moins formel. Ils ont parfois été déçus par leur attitude et leur manque de coopération vis-à-vis des travaux des commissions. Certains échanges ont, au contraire, débouché sur des dialogues de qualité. Les liens noués entre commissaires-enquêteurs et cadres pénitentiaires, qui ont perduré au-delà du rendu des rapports parlementaires, se sont surtout appuyés sur des implications locales et des relations interpersonnelles contingentes. Les différences d’appréciations portées par les parlementaires sur les personnalités en charge de la direction de prisons qu’ils ont été amenés à rencontrer, et le caractère interpersonnel et localisé des relations que certains ont pu établir avec elles, rappellent certains traits du travail parlementaire sur la prison d’avant 2000, et notamment ceux des questions orales, destinées à interpeler les ministres sur des situations locales.

Ralliement à la coalition des acteurs non-pénitentiaires de la prison

28Si les acteurs pénitentiaires traditionnels de la prison ont tenu devant les parlementaires des propos éloignés de leurs préoccupations, ceux issus du réseau élargi de politique pénitentiaire ont été rapidement perçus comme des interlocuteurs pertinents et crédibles.

29Présidents et rapporteurs des commissions d’enquêtes ont choisi de ne pas auditionner la médecin Vasseur en première position dans le calendrier des travaux afin de ne pas donner l’impression d’accorder trop de crédit à son témoignage. L’éloignement provisoire de la personnalité de la médecin du champ d’action des parlementaires n’a pas signifié celui de son registre de discours puisque les commissaires-enquêteurs se le sont réapproprié dès le début de leurs travaux, en dénonçant à leur tour la condition pénitentiaire. Deux semaines après la mise en place de la commission d’enquête qu’il dirige, le président de l’Assemblée nationale, Laurent Fabius, déclare dans un entretien au journal La Croix, qui le reprend en titre, « ce qui se passe en prison est souvent scandaleux » et dénonce les atteintes aux droits des personnes détenues.

Qu’est-ce qui, en prison, est pour vous le plus scandaleux ?
« Le fait que des hommes et des femmes incarcérés au nom du droit puissent se retrouver précisément dans une zone de non droit ; le fait qu’on oublie parfois que la condamnation doit porter seulement sur l’emprisonnement et non sur la privation de droits humains élémentaires : la sécurité, la dignité, l’intégrité du corps. » (Extrait : Mathieu Castagnet et Marie-Françoise Masson, « Ce qui se passe en prison est souvent scandaleux ». Entretien avec Laurent Fabius, La Croix, 23 février 2000, p. 4.)

  • 13 Cécile Prieur, « Polémique sur le nombre de tentatives de suicide à la prison de la Santé », Le Mo (...)
  • 14 Extrait de la lettre de Véronique Vasseur au président de la CE de l’Assemblée, 18 mai 2000.

30Les propos de Laurent Fabius rejoignent l’argumentation de Véronique Vasseur à laquelle ils donnent une portée plus générale et un crédit supplémentaire. Pour les parlementaires, reprendre le registre de la dénonciation revient implicitement à s’engager dans la coalition de cause constituée autour de la médecin. Le ralliement des élus à cette coalition s’est confirmé dès lors que ces derniers sont intervenus dans des conflits opposant la médecin à l’administration pénitentiaire. Celle qui avait été dirigée vers le couloir est vite réapparue à la fenêtre des parlementaires, lors de ses auditions devant les CE mais aussi en mai 2000, lorsqu’elle a entrepris de contester le nombre de suicides de détenus communiqué par la direction de la maison d’arrêt de la Santé. Estimant que les chiffres officiels avaient été sous-évalués13, elle avait saisi la commission d’enquête par un courrier qu’elle achevait par la formule suivante : « Nous poursuivons le même but, c’est-à-dire la recherche de la transparence et de la réalité de ce qui se passe en prison »14. Un mois plus tard, empêchée d’accéder à la commission locale de surveillance de la maison d’arrêt, elle avait sollicité le soutien de la CE de l’Assemblée dont plusieurs membres s’étaient rendus sur place. Dans les deux situations, les demandes de la médecin ont trouvé un écho favorable auprès des parlementaires qui les ont prises au sérieux et se sont mobilisés autour d’elles. En reprenant à leur compte son registre de mobilisation et en accordant un certain crédit à sa principale figure de proue, les commissaires-enquêteurs entrent dans la coalition de cause des acteurs non-pénitentiaires de la prison.

31Au-delà des médecins pénitentiaires entendus à l’Assemblée nationale et au Sénat, les parlementaires et les secrétariats des commissions ont apprécié leurs auditions et leurs rencontres avec les bénévoles intervenant dans les établissements pénitentiaires, parmi lesquels les membres d’associations partenaires de l’AP telles que le GENEPI ou l’ANVP.

« Lors de l’enquête, on a rencontré des gens qui étaient très militants, que ce soient des visiteurs de prisons, des gens de la Croix Rouge, des jeunes du GENEPI… Des gens exceptionnels, avec des qualités de réflexion et des qualités humaines extraordinaires ! » (Entretien avec l’administratrice B, juillet 2005.)

De ce voyage, M. Goasguen a aussi retenu « le dévouement des bénévoles, qui enseignent la musique aux détenus, leur cherchent un emploi. » (Extrait : Jean-Michel Bezat, « Les députés découvrent l’inhumanité du système carcéral français », Le Monde, 25-26 juin 2000.)

32Dès les débuts de leurs travaux, les commissaires-enquêteurs ont opéré une sélection au sein du réseau de prise en charge des établissements pénitentiaires. Leurs préférences ont très vite porté sur les acteurs non-pénitentiaires de la prison, issus des mouvements d’élargissement du réseau originel (personnels médicaux rattachés aux hôpitaux publics) ou partenaires associatifs de l’AP, œuvrant en faveur de la réinsertion des détenus. Ils se sont progressivement détournés des acteurs traditionnels de l’AP assumant essentiellement la fonction de gardiennage des prisonniers.

  • 15 Sandrine Briclot, « Le rapport qui accuse l’univers carcéral », France Soir, 7 mars 2000, p. 18.

33Les parlementaires des CE ont également trouvé un allié du côté de l’Observatoire international des prisons (OIP), premier contestataire de l’administration pénitentiaire, qui se situe en dehors du réseau de prise en charge des établissements mais qui participe activement à la définition publique des problèmes carcéraux. La présidente et le délégué national de l’OIP, tous deux auditionnés à l’Assemblée nationale, avaient apporté aux commissaires-enquêteurs un rapport de 140 pages, qui devait, une fois publié, constituer le premier rapport de l’association sur les conditions de détention en France. Ce rapport, évoqué par la presse15, était à la fois porteur de descriptions très précises des situations humiliantes vécues par les personnes détenues dans les établissements pénitentiaires et d’une réflexion générale sur les conditions de détention, assortie de propositions concrètes telles que la création d’un contrôle extérieur indépendant ou le développement du recours à des peines non privatives de liberté. Même si les parlementaires ont considéré avec prudence les positions abolitionnistes de l’OIP sur la prison et ses relations conflictuelles avec l’AP, ils ont été sensibles à la qualité de son rapport et à la contribution immédiate que l’association apportait à leurs propres travaux. Là où la directrice de l’AP s’était montrée évasive, l’OIP fournissait des éléments et une expertise solides, constituant une alternative crédible à celle de l’administration pénitentiaire. Le compte-rendu de l’audition des représentants de l’OIP devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale est parsemé d’appréciations positives des députés concernant le document remis et son contenu.

M. Jacky Darne : « Je veux tout d’abord saluer le travail de l’OIP. Il existe de sa part une volonté tenace de faire respecter les droits de l’Homme en prison. » […]
M. le président : « Nous apprécions beaucoup votre travail qui est de plus en plus connu et efficace. » […]
Mme Catherine Tasca : « Le travail de l’observatoire porte, notamment, sur le dévoilement de ce que l’on appelle « les dysfonctionnements » des établissements pénitentiaires, mais qui apparaissent clairement comme des violences, des atteintes aux droits de l’Homme. Ce travail est fondamental et ne s’arrêtera plus. Grâce à lui et à celui de tous les intervenants en prison, il n’y a plus de secret sur ce dossier. » […]
Mme Christine Boutin : « J’ai été très intéressée par votre façon d’aborder la question. » […]
Mme Nicole Catala : « Il ressort de vos propos – je suis à l’unisson de vos observations sur ce point – que la prison devrait aussi servir à la réinsertion des détenus et à préparer leur retour à une vie normale. » […] (Jacques Floch et Louis Mermaz, op. cit., tome II, audition de l’OIP, p. 53-72.)

  • 16 Jacques Floch et Louis Mermaz, op. cit., tome II, audition d’Ivan Zakine, p. 157-165.

34Le Comité de prévention contre la torture (CPT) du Conseil de l’Europe, chargé de s’assurer du respect de la Convention européenne des droits de l’Homme, notamment par des visites des lieux de privation de liberté des États signataires, a également été entendu par les commissaires-enquêteurs, aussi bien à l’Assemblée nationale qu’au Sénat, en la personne de l’un de ses anciens présidents. Cet interlocuteur a rappelé aux parlementaires les précédents rapports du CPT concernant les mauvaises conditions de détention dans certains blocs de la maison d’arrêt de la Santé16. Les constats des experts européens du CPT ont ensuite servi de sources d’information aux élus pendant leurs travaux, ces derniers étant formulés en termes d’atteintes ou de respect des droits de l’Homme, tels qu’énoncés dans la Convention européenne, formulation très proche de la problématisation parlementaire de la situation carcérale.

Abstraction des personnes détenues

35Les personnes détenues, prises en charge par l’administration pénitentiaire dans ses différentes structures du milieu fermé, constituent le public-cible des travaux des commissions d’enquêtes dans la mesure où le scandale déployé dans l’espace public au début de l’année 2000 portait sur leurs conditions de détention. Les détenus ont pourtant été les acteurs de l’univers carcéral les plus absents du processus d’enquête. Les contraintes induites par la privation de liberté ne permettant pas leur audition au sein des chambres parlementaires, les élus n’ont rencontré des détenus que lors de visites d’établissements pénitentiaires. De toutes les relations établies entre parlementaires et acteurs de l’univers pénitentiaire, celle concernant les détenus a systématiquement été décrite comme la plus problématique par les élus et fonctionnaires des CE interrogés.

36Quand il s’est agi d’aller converser avec des prisonniers lors de leurs venues en détention, toute une série de questionnements d’ordre éthique a émergé chez les parlementaires. Le lieu d’entretien suscitait déjà des interrogations : le statut semi-privé des cellules, investies par les détenus comme des domiciles bien que situées dans le bâtiment « public » de la prison, a dissuadé nombre d’élus d’y entrer par gêne de s’introduire dans l’intimité d’autrui.

« On est toujours mal à l’aise dans ces cas-là, on se sent un peu voyeurs. Il y a des objets personnels, c’est pire que de rentrer dans la chambre d’hôpital d’un malade. Là, c’est un vrai lieu de vie et pour longtemps pour certains. » (Entretien avec Nicole Borvo, sénatrice de Paris, juin 2005.)

37Cet écueil a parfois été contourné par le choix des cours de promenade ou des ateliers de travail comme lieux d’échange avec les détenus. Restaient cependant les difficultés posées par l’établissement d’une communication entre des personnes issues de milieux socio-culturels extrêmement différents. La population carcérale s’apparentant à un concentré de misère économique et sociale, un député ou sénateur n’a quasiment rien de commun avec un prisonnier ordinaire. Mais surtout, les parlementaires de la CE se sont dits choqués par la violence des crimes commis par certains détenus rencontrés. En témoignent ces deux anecdotes, rapportées par le député Michel Suchod.

« Le détenu avec lequel j’étais, avait tout à fait l’air d’un jeune qui vient de faire un match de foot avec son équipe. Vraiment très sympa ! Je me suis assis, il s’est assis. Je lui ai demandé : “tu es là pourquoi ? Je ne suis pas là pour juger mais pour faire connaissance. Je suis là pour parler de la prison”. Il m’a dit : “voilà, avec un copain, on voulait faire un casse sur une banque au moment de la livraison des fonds par les convoyeurs. Bon, c’est vrai que ça a mal tourné et les deux convoyeurs sont morts”. Je lui ai dit : “bon… d’accord… ! Ils avaient quel âge, les convoyeurs ?” Je ne sais pas pourquoi je leur ai posé cette question. Lui, avait 19 ans au moment des faits. Il m’a répondu : “oh, tu sais, franchement, on les a pas bien vus, parce que ça a été rapide. Mais, je dirais que c’étaient des vieux, ils avaient pas loin de 40 ans !” (rires) Je crois qu’il était encore en détention provisoire. Je vous assure que tout le monde aurait pensé que ce type était mieux-là que dehors ! »
« On a vu aussi une autre dame très chic, qui nous prend un peu de haut et qui dit à M. Mermaz (le président de la CE), “c’est insupportable, on m’a retiré la garde de mes enfants, c’est inconvenant ! Comme ma sœur ne pouvait pas s’en occuper, on les a confiés à la DDASS ! Mais où va-t-on ?”. Ensuite, on a demandé au directeur de la prison quel était le cas de cette dame. En fait, cette dame menait une vie très dissolue dans la principale ville de villégiature de la Guadeloupe, dans un grand hôtel. Elle était venue là-bas avec son mari qui travaillait. Elle avait un amant et, avec son amant, ils ont tué le mari et ils ont découpé son corps à la scie mécanique ! Ils ont mis les morceaux dans des sacs plastiques qu’ils ont déposés à un endroit où elle pensait qu’on ne les trouverait pas. » (Entretien avec Michel Suchod, ancien député de Dordogne, ancien membre de la CE, juillet 2006.)

38Les mêmes élus qui avaient fait abstraction de la qualité de délinquants des prisonniers pour faire valoir leur droit à la dignité en tant qu’êtres humains, ont vu leur violence leur revenir en pleine figure lors des contacts établis avec eux.

39En plus d’être parfois choquant, le discours des personnes détenues ne recoupait la plupart du temps pas les objectifs des commissions d’enquêtes dont la mission consistait à établir un diagnostic global sur les conditions de détention en France. Les lettres de personnes incarcérées envoyées au rapporteur de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale pendant les travaux de celle-ci, reflètent le caractère à la fois très individuel et très prosaïque des préoccupations de leurs expéditeurs. Les détenus auteurs, bien qu’appartenant à la fraction la plus lettrée et la plus informée de la catégorie des détenus, à la fois capable de rédiger un courrier et de s’informer tant sur l’existence de la CE que sur les coordonnées de son rapporteur, s’adressent essentiellement au député pour faire état de difficultés personnelles. Sur le corpus des 44 courriers reçus, issus d’expéditeurs différents, près de la moitié traite exclusivement des dossiers judiciaires des intéressés, qu’il s’agisse de la lenteur des procédures, des difficultés d’accès aux juges, de la négation des actes commis ou de la mise en accusation du système judiciaire. 17 lettres de détenus font état de leurs démarches administratives auprès des autorités pénitentiaires pour obtenir un transfert d’établissement en vue d’un rapprochement familial, un rendez-vous au service médical, une inscription à une formation ou à une activité. La plupart de ces expéditeurs attendent une intervention du rapporteur en leur faveur auprès du chef d’établissement. Deux autres courriers sollicitent l’envoi du rapport final de la commission. Quelques missives épistolaires font état de la vie quotidienne en détention, dans un établissement donné, sous forme de témoignages individuels, ou sont porteuses de critiques du système pénitentiaire. Seules trois d’entre elles, émanant de détenus dont le style d’écriture, le motif d’incarcération (grand banditisme) ou la profession d’origine (ancien Général) dénotent une situation sociale plus favorisée, émettent des propositions susceptibles de nourrir la réflexion des parlementaires. Les cas individuels signalés, dans un vocabulaire souvent très approximatif, ne sont pas directement exploitables par les parlementaires dans le cadre des commissions d’enquêtes. L’audition, devant la commission de l’Assemblée nationale, de l’Association des familles en lutte contre l’insécurité et les décès en détention (FLIDD), de création récente, a procédé de la même logique : des proches de détenus retrouvés sans vie dans leurs cellules, décédés dans des conditions floues, sont venus dire leur douleur devant les commissaires, sans avoir de propositions concrètes à leur soumettre.

Mme la présidente : « Vous avez parlé de propositions. Pouvez-vous nous les présenter ? »
M. Akim Bouafia : « Notre association n’existe pas depuis très longtemps. Nous nous structurons, nous ne sommes pas encore au stade de la rédaction. » […]
M. le rapporteur : « Comme vous l’aurez constaté, nous avons écouté avec grande attention vos histoires personnelles. Nous allons être obligés de rédiger un rapport de qualité générale. » (Jacques Floch et Louis Mermaz, op. cit., tome II, audition de la FLIDD, p. 377-389.)

40Les membres de la commission ont avantage trouvé satisfaction en interrogeant d’anciens détenus, porteurs d’une réflexion et d’un recul plus à même de s’insérer dans leurs travaux. Jacques Lerouge, ancien condamné à mort, investi sur la problématique des longues peines et dans l’accueil des sortants de prison âgés, a rencontré un écho très favorable auprès des commissaires-enquêteurs.

« Il nous avait impressionnés parce qu’il était en quelque sorte l’exemple même, certains diront, de la réinsertion, d’autres diront du rachat et d’autres de la rédemption. Il était quand même d’une autre époque. C’était un braqueur, c’est-à-dire qu’il appartenait à une certaine aristocratie de la délinquance. » (Entretien avec Emile Blessig, député du Bas Rhin, ancien membre de la CE, novembre 2006)

41Incarcéré suite à une série de braquages, les actes qui l’avaient conduit derrière les barreaux pouvaient sembler moins choquants que ceux commis par d’autres catégories de délinquants. Gracié au moment de l’abolition de la peine de mort, Jacques Lerouge, revenu dans le droit chemin d’une vie sans délits et sans crimes, incarnait un modèle de réinsertion réussie. L’audition de Jacques Lerouge devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale fut l’un des temps fort du travail des députés. Aux yeux des élus, Jacques Lerouge faisait figure de porte-parole crédible de la population détenue. Des échanges constructifs ont également été possibles avec les responsables du Groupe Mialet, regroupant d’anciens détenus en col blanc. Non seulement la proximité sociale entre parlementaires et anciens dirigeants facilitait le dialogue mais le Groupe Mialet était déjà porteur de revendications générales, clairement formulées, prêtes à être reprises par une commission d’enquête dès les débuts du scandale Vasseur.

42Le désajustement des attentes et des objectifs entre élus et détenus a fait qu’au fil de l’enquête parlementaire, les détenus ordinaires des prisons françaises, invisibles et inaudibles, se sont effacés derrière les porte-parole sélectionnés par les commissaires-enquêteurs. La référence aux détenus se fait souvent sous forme de chiffres, notamment lorsqu’il est question de représenter la surpopulation dans les maisons d’arrêt par des pourcentages. La misère de leur condition est symbolisée par des images fortes, mobilisées par les parlementaires, signifiant l’exiguïté (matelas par terre, absence de séparation des sanitaires), la saleté et la vétusté (moisissures, présences de rongeurs, salpêtre sur les murs), et le plus souvent connectées à l’état des locaux. L’abstraction des détenus permet de dépasser leur statut de délinquants, et la violence qui s’y attache, ainsi que de contourner une partie des difficultés posées par l’appréhension de la population détenue. Véronique Vasseur, Observatoire international des prisons, Comité de prévention contre la torture, Groupe Mialet, association de Jacques Lerouge : c’est au sein de ce réseau d’alliés que les parlementaires acquièrent de manière privilégiée connaissances et expériences sur la prison.

Intrusions dans le réseau d’acteurs des politiques pénitentiaires

43En sondant l’univers carcéral, en entrant dans ses établissements et en auditionnant ses acteurs, les parlementaires s’introduisent dans le réseau de prise en charge des questions pénitentiaires. Grâce aux logiques de diffusion internes de l’information, la poignée de députés et sénateurs mobilisés dans les auditions et les visites de prison participent à la sensibilisation de leurs collègues aux thématiques carcérales, de sorte que c’est finalement l’ensemble du Parlement qui fait son entrée dans le réseau de politique pénitentiaire.

44L’augmentation du nombre de questions écrites (QE), consacrées aux questions pénitentiaires en 2000 (36 en 2000, contre 18 en 1999 et 8 en 1997), témoigne de l’accroissement de l’intérêt pour la prison au Parlement depuis le début de la 11e législature. Moins d’un tiers des QE posées à la garde des Sceaux au cours de l’année des commissions d’enquête l’ont été par l’un des membres de celles-ci. 17 d’entre elles ont été rédigées a l’initiative de parlementaires qui ne faisaient pas partie des CE et qui n’avaient pas non plus posé de questions sur la prison avant 2000. Certaines des thématiques qu’elles abordent ne l’ont pas été jusqu’à présent dans le cadre de questions parlementaires et rejoignent des problématiques soulevées par les commissions d’enquêtes (sanctions alternatives à la prison, parloirs, situation des femmes, etc.) auxquelles quelques-unes d’entre elles font explicitement référence. Les visites d’établissements par des parlementaires non membres des commissions sont un autre indicateur de sensibilisation des élus dans leur ensemble à la prison. Par exemple, le député de Paris Serge Blisko, s’est rendu à la maison d’arrêt de la Santé, située sur son territoire d’élection, accompagné d’un avocat élu local, une quinzaine de jours après la mise en place des commissions d’enquêtes, alors que tous deux ne s’y étaient jamais rendus. Le nouveau président de l’Assemblée nationale, Raymond Forni, qui a succédé à Laurent Fabius au perchoir a, quant à lui, visité la maison d’arrêt de Mulhouse, proche de sa circonscription d’élection (le Territoire de Belfort), la veille du rendu des rapports parlementaires. L’investissement des présidents successifs de l’Assemblée nationale sur le dossier prison (rappelons que Laurent Fabius présidait la CE des députés jusqu’à sa nomination au gouvernement), tout en en élevant la cause, engage à lui seul l’ensemble de l’institution.

  • 17 « Démocratie Libérale veut une commission d’enquête sur les prisons », Reuters, 17 janvier 2000. « (...)
  • 18 Cécile Prieur, « Les députés votent à l’unanimité la création d’une commission d’enquête sur les p (...)
  • 19 Marc Pivois, « Prisons : les députés mènent l’interrogatoire. Première audition hier de leur commi (...)
  • 20 « La commission d’enquête entend visiter les 187 prisons françaises », AFP, 9 février 2000 ; Jean- (...)
  • 21 Bruno Dive, « Indigne de la République » et Neijma Hamdaoui, « L’émotion des députés », Sud-Ouest,(...)

45Par ailleurs, la publicisation des travaux des CE et des propositions issues de leurs rapports confirme la présence des parlementaires dans le milieu carcéral et favorise leur imposition dans le réseau de politique pénitentiaire. Comme le scandale Vasseur a été fortement porté par l’ensemble des médias, les différentes étapes des commissions d’enquêtes parlementaires ont fait l’objet d’une couverture journalistique locale et nationale importante : dépôt des propositions de création de CE17 et leur concrétisation18, auditions19, méthodes de travail mises en œuvre et visites de prison20. Le rendu des préconisations des commissaires-enquêteurs, le 28 juin 2000, a été particulièrement suivi par l’ensemble des titres de la presse nationale et régionale, avec des focus particuliers sur les prisons locales. Par exemple, le quotidien Sud Ouest, fait le lien entre les conclusions des parlementaires et l’état de la maison d’arrêt de Gradignan, dans une iconographie de deux pages mêlant témoignages d’émotions, rhétorique de l’indignation, propositions des rapports et photographie d’un jeune détenu, dans sa cellule au lit défait, regardant par la fenêtre vers l’avenir d’une réinsertion, actuellement peu accessible, comme le souligne la légende : « les rapports mettent l’accent sur l’effet souvent contre-productif de la prison et sur le risque de récidive qu’elle engendre, notamment chez les jeunes21 ». L’audience des conclusions des CE a été nettement supérieure à celle des précédents rapports élaborés par des instances de contrôle extérieur sur la prison (CPT). L’écho donné aux rapports parlementaires dans l’espace public impose ces derniers comme des travaux de référence auprès des acteurs en charge de la prison. Les responsables associatifs, qui attendaient impatiemment les conclusions des commissaires-enquêteurs, s’en sont servi comme appui, certaines d’entre elles allant dans le sens des leurs.

« Ce sont des ouvrages de référence (les rapports des CE) qui pourraient être sur ma table de chevet, en tant que président de l’OIP. On se sert en permanence de ces constats faits par des gens éminemment sérieux. » (Entretien avec Gabriel Mouesca, ancien président de l’OIP, janvier 2006.)

  • 22 Laïd Sammari, « Prisons : le rapport accablant », L’Est Républicain, 4 juillet 2000.
  • 23 Marie-Amélie Lombard, « L’état des prisons affole les parlementaires », Le Figaro, 6 juillet 2000.
  • 24 « L’univers indigne des prisons. Un rapport parlementaire accuse », L’Humanité, 5 juillet 2000, p. (...)
  • 25 Didier Lauras, « Les députés choisissent la voie législative pour réformer la prison », AFP, 28 ju (...)

46Du côté du réseau traditionnel de politique pénitentiaire, les rapports parlementaires ont été pris au sérieux, même si la médiatisation qui les a entourés, en amplifiant la rhétorique de la dénonciation du système carcéral, ne leur a pas été très favorable. Certains titres d’articles ou de dossiers, publiés à cette occasion, résonnent comme autant de mises en accusation de l’administration pénitentiaire et de sa gestion des établissements : « Prisons : le rapport accablant22 », « L’état des prisons affole les parlementaires23 », « L’univers indigne des prisons. Un rapport parlementaire accuse24 ». Au-delà de la mise en cause implicite de l’administration pénitentiaire, le titre de présentation du rapport du Sénat, « Prisons, une humiliation pour la République », invoque la responsabilité de l’ensemble des institutions dans la situation carcérale contemporaine. La principale revendication des parlementaires, exprimée dans leurs rapports et relayée par la presse25, concerne l’adoption d’une loi pénitentiaire, destinée à mettre fin à la prédominance des normes secondaires et des règlements intérieurs en matière de droit des personnes détenues. Cette préconisation positionne le Parlement en tant qu’acteur incontournable d’une potentielle réforme pénitentiaire, en sa qualité de législateur. La cause de la loi pénitentiaire devient en quelque sorte la cause du Parlement. Mais les parlementaires ne sont pas les seuls à pouvoir et à vouloir légiférer sur la prison.

Tentatives d’appropriation face au ministère de la Justice

  • 26 Joseph R. Gusfield, Drinking-driving and the symbolic order, Chicago and London, The University of (...)

47Leurs expertises, unanimement reconnues, conjuguées à leur forte couverture médiatique, posent les parlementaires comme « propriétaires26 » des problèmes pénitentiaires dans l’espace public au milieu de l’année 2000. Le ministère de la Justice, qui avait commencé à travailler sur le contrôle extérieur des prisons et la libération conditionnelle avant la publication du témoignage Vasseur, apparaît cependant comme un sérieux concurrent lorsqu’il annonce la préparation d’une loi pénitentiaire. La lutte qui s’engage entre ministère et Parlement pour l’appropriation des questions pénitentiaires mobilise une grande partie des prérogatives dévolues aux parlementaires, telles que le contrôle du pouvoir exécutif et la fonction de législateur, mais également des ressources plus informelles.

Surveillances parlementaires de la réforme pénitentiaire

  • 27 Philippe Garraud, « Politique nationale : élaboration de l’agenda », L’année sociologique, no 40, (...)

48Arrivée place Vendôme en juin 1997, à la faveur de la constitution d’un gouvernement socialiste, Élisabeth Guigou est garde des Sceaux au moment de la publication des rapports parlementaires des commissions d’enquêtes. Avant le scandale Vasseur, elle avait lancé un certain nombre d’initiatives sur les questions pénitentiaires et notamment mis en place, en juillet 1999, la mission dite « Canivet » sur le contrôle extérieur des établissements pénitentiaires, du nom du Premier président de la Cour de cassation auquel elle avait été confiée. En septembre de la même année, la ministre commandait à un autre membre de la Cour de cassation, le conseiller Daniel Farge, un rapport sur la libération conditionnelle. Parallèlement, Élisabeth Guigou avait annoncé la rénovation de six établissements pénitentiaires. Cette mise sur agenda de la prison au ministère s’était faite, sur le modèle du « corporatisme silencieux27 », après consultation des responsables pénitentiaires, réunis via le Conseil supérieur de l’administration pénitentiaire, le 8 juillet 1999. À ce moment-là, une demande sociale, constituée sous forme de revendication d’un contrôle extérieur indépendant par un collectif d’acteurs non-pénitentiaires de la prison (OIP, Syndicat de la magistrature, ANVP, LDH), était exprimée, suite à une série de sévices subis par un détenu à la prison de Beauvais. Le scandale Vasseur est en quelque sorte venu conforter les projets en préparation au ministère et donner de la publicité à des initiatives, jusqu’alors relativement confidentielles. Pendant les travaux des commissions d’enquêtes parlementaires (CE), la garde des Sceaux a annoncé des rallonges budgétaires à destination du secteur pénitentiaire.

49Dès la remise de leurs rapports, les membres des CE de l’Assemblée nationale et du Sénat, s’étaient sentis « méprisés » par la garde des Sceaux Élisabeth Guigou, engagée dans un projet de réforme constitutionnelle sur l’indépendance de la magistrature et la préparation d’une loi sur la présomption d’innocence, dont la prison n’était pas la préoccupation première. Ce dessin, publié alors que les recommandations des commissions d’enquêtes sont commentées dans la presse, caricature l’indifférence de la ministre qui contraste avec l’indignation des parlementaires.

Document 3 : Illustration par Cabu de l’article de David Fontaine, « Les prisons débordent de détenus qui n’ont rien à y faire », Le Canard Enchaîné, le 5 juillet 2000

Document 3 : Illustration par Cabu de l’article de David Fontaine, « Les prisons débordent de détenus qui n’ont rien à y faire », Le Canard Enchaîné, le 5 juillet 2000

Comment vous avait-elle accueillis à l’époque ?
« Elle avait, évidemment, de manière très courtoise, complimenté la mission, félicité tout le monde, dit que c’était très intéressant. Mais, elle nous avait fait comprendre aussi que prendre des mesures immédiates, mettre ce dossier en toute priorité dans son action de ministre de la Justice lui posait problème, que probablement le gouvernement ne serait pas tout à fait d’accord pour considérer que c’était urgent et prioritaire, etc. Donc, c’était un accueil courtois, poli, avec des compliments d’usage mais nous avons bien compris que nous avions peu de chances d’être entendus. Nous étions écoutés, nous étions complimentés, mais nous n’étions pas entendus, en tout cas en ce qui concernait l’urgence que représentait ce dossier à nos yeux et tous les éléments de notre conclusion. Cela nous a beaucoup déçus ! Il a fallu qu’arrive Marylise Lebranchu pour que les choses changent et que l’approche soit différente. Marylise Lebranchu a incontestablement considéré que cette question était cruciale, vitale. » (Entretien avec François Loncle, député socialiste de l’Eure, ancien membre de la CE, janvier 2006.)

50Le 18 octobre 2000, un remaniement ministériel fait accéder Marylise Lebranchu aux fonctions de ministre de la Justice, dans un contexte d’examen budgétaire, sur fond de mouvement social des surveillants pénitentiaires. La nouvelle garde des Sceaux a reçu pour mission du Premier ministre Lionel Jospin de préparer une loi pénitentiaire. Pour ce faire, elle a mis en place un Conseil d’orientation stratégique (COS) le 27 février 2001, soit un an après la création des CE, regroupant des personnalités chargées de réfléchir à un projet de loi pénitentiaire. Parmi ces personnalités figurent des représentants de l’administration pénitentiaire (syndicats, directeurs d’établissements, représentants syndicaux), des magistrats, des personnels médicaux et des associations partenaires de l’AP (ANVP, FARAPEJ, FNARS). Parallèlement, la ministre lance une consultation des personnels dans tous les établissements pénitentiaires. La composition du COS recoupe largement le corpus des acteurs auditionnés au Sénat et à l’Assemblée nationale par les commissaires-enquêteurs, certaines personnalités se retrouvant dans les trois listes. Les parlementaires en sont pourtant absents et les associations avec lesquelles ils ont noué des liens privilégiés ne sont pas représentées, à l’exception de la Ligue des droits de l’Homme dont le président participe aux travaux. Non seulement le ministère de la Justice reprend la main sur le traitement des dossiers pénitentiaires, mais il met les commissaires-enquêteurs à distance et capte une partie de leurs alliés. Les parlementaires ne tardent d’ailleurs pas à exprimer publiquement leur mécontentement.

« La vraie raison, c’est que le ministère préfère travailler en circuit fermé, explique Jacques Floch (PS, Loire Atlantique). Les parlementaires sont plus perçus comme des gênants que comme des aidants. Mais nous avons notre rôle à jouer. Le temps des godillots est terminé ! »
« Pour moi, la création de ce conseil d’orientation est un enterrement de première classe, renchérit Christine Boutin (UDF, Yvelines). En excluant les parlementaires, Mme Lebranchu a raté l’occasion d’ouvrir un vrai débat de société sur la prison. Mais nous ne laisserons pas la loi se résumer à une réflexion interne à l’administration pénitentiaire qui a absolument besoin de sortir de sa citadelle ! » (Propos cités par Cécile Prieur, « Le conseil d’orientation stratégique sur les prisons officiellement installé », Le Monde, 28 février 2001, p. 11.)

51La captation est d’autant plus visible que le ministère de la Justice reprend à son actif la traduction parlementaire de la prison en termes de droits de l’Homme et de respect de la dignité de la personne.

« La dignité, c’est le soin, c’est l’hygiène, c’est l’accès à la culture, à l’école si on est plus jeune, à la formation si on en fait la demande, c’est aussi l’accès au travail avec un contrat et une rémunération correcte. Il faut que celui qui est à l’intérieur de la prison soit pleinement citoyen […] À mon avis, si on veut que la personne sorte il faut qu’elle ait retrouvé sa dignité. C’est pourquoi la reconquête de la dignité de la personne est un enjeu. À chaque fois que vous utilisez l’humiliation, vous générez de la violence et de la haine, de la rancœur. Il faut rendre aux détenus leur dignité, abolir l’humiliation, les fouilles à corps ou la manière dont elles sont faites. Il faut maintenir les liens avec la famille, garantir l’hygiène, etc. La dignité, c’est aussi ne pas être exploité lorsqu’on travaille. » (Entretien avec Marylise Lebranchu, ancienne ministre de la Justice, mai 2006.)

52Les parlementaires, investis dans les commissions d’enquêtes, réagissent pour s’efforcer de contrer leur dépossession des problèmes pénitentiaires. Le 10 octobre 2000, alors qu’Élisabeth Guigou est encore garde des Sceaux, l’ancien rapporteur socialiste de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale fait jouer l’instrument le plus visible du contrôle parlementaire sur le gouvernement en posant une question d’actualité à la ministre sur ses intentions en matière carcérale. Axée sur la situation des personnels de l’administration pénitentiaire, dans un contexte de grèves, la question de Jacques Floch, rappelle les rapports des commissions parlementaires.

« En juillet, la commission d’enquête sur la situation dans les prisons a remis son rapport. Vous vous êtes félicitée de son contenu, Madame la garde des Sceaux, et je vous en remercie. Aujourd’hui les personnels de l’administration pénitentiaire manifestent leur impatience de voir leur rôle reconnu comme un élément de la sécurité de nos concitoyens. Pour répondre à leur légitime inquiétude, vous avez repris notre idée d’élaborer une loi pénitentiaire. Pourriez-vous en préciser les orientations et le calendrier ? D’autre part, nous avons salué la qualité des personnels de l’administration pénitentiaire. Mais sont-ils assez nombreux ? Leur niveau statutaire est-il à la hauteur de leur mission ? Madame la ministre, aujourd’hui nous devons ensemble, exécutif et législatif, poser cette simple question : à quoi sert la prison aujourd’hui ? » (QA de Jacques Floch, 2e séance du mardi 10 octobre 2000, Assemblée nationale.)

53Le 21 novembre 2000, l’ancien président RPR de la CE sénatoriale, Jean-Jacques Hyest, interroge à son tour la nouvelle garde des Sceaux, Marylise Lebranchu, sur les suites qu’elle entend donner aux conclusions des sénateurs-enquêteurs, avec le soutien des élus socialistes Robert Badinter et Guy-Pierre Cabanel, anciens rapporteur et membre de la commission. À travers la voix de Jean-Jacques Hyest, c’est une coalition d’élus de droite et de gauche qui s’adresse à la ministre de la Justice.

M. Jean-Jacques Hyest : « Monsieur le président, madame le garde des Sceaux, mes chers collègues, le 5 juillet dernier, la commission d’enquête du Sénat sur les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires rendait publiques ses conclusions […] Vous l’avez compris, la commission d’enquête du Sénat a estimé qu’il fallait agir vite. Elle a donc proposé une trentaine de mesures d’urgence pouvant, pour la plupart, être mises en œuvre dans des délais très brefs. Afin de lancer le processus, nous avons demandé l’organisation d’un débat d’orientation devant le Parlement. […] Le débat d’orientation que nous avions demandé n’a pas été organisé mais, après tout, c’est le gouvernement qui dispose ! Cela m’a conduit, pour avancer sur le sujet, à déposer cette question orale avec débat, en accord notamment avec M. le rapporteur de la commission d’enquête. Je regrette que l’initiative ne soit pas venue du gouvernement dont nous attendions qu’il apporte aux parlementaires des réponses après les travaux des commissions d’enquêtes. […] Vous nous annoncez, madame le garde des Sceaux, la discussion d’un texte à l’automne 2001 ; vous savez bien que l’automne est la période d’examen du budget et qu’il sera difficile de faire examiner un texte aussi lourd par les deux assemblées. Vous savez également que les échéances électorales au début de l’année 2002 interrompront les travaux du Parlement. Dans ces conditions, je suis convaincu qu’une grande loi pénitentiaire ne pourra pas être adoptée définitivement avant la fin de l’année 2002. […] Nous attendons donc aujourd’hui du gouvernement qu’il nous dise les suites qu’il entend donner aux diverses propositions de la commission d’enquête du Sénat que je viens d’évoquer. Madame la ministre, nous apprécions les mesures que vous avez annoncées et nous pouvons les approuver. Mais nous vous demandons instamment d’agir sans attendre, en prenant tout de suite les mesures d’urgence que nous vous proposons. » (Extraits de la QA de Jean-Jacques Hyest, no 27, séance du 21 novembre 2000, Sénat.)

  • 28 Compte-rendu no 32, réunion de la commission des lois du mardi 27 mars 2001.

54La procédure des questions d’actualité est ici utilisée pour manifester publiquement la pression du Parlement sur le gouvernement pour l’adoption rapide d’une réforme pénitentiaire. Les publics-cibles de ces interventions dans les hémicycles sont, outre le ministère directement interrogé, les groupes sociaux mobilisés autour des problèmes pénitentiaires (personnels pénitentiaires, alliés associatifs) auprès desquels les anciens commissaires-enquêteurs souhaitent rester des acteurs de référence. Le 6 février 2001, soit une quinzaine de jours avant la mise en place du Conseil d’orientation stratégique (COS), les anciens commissaires-enquêteurs, soutenus par l’OIP réclament la création d’une commission indépendante, chargée de travailler à la rédaction de la loi pénitentiaire. Le 27 mars 2001, les députés mettent en place une « Mission d’information sur le suivi des conclusions de la commission d’enquête sur les prisons ». La création de cette mission est décidée lors d’une réunion de la commission des lois de l’Assemblée à laquelle participaient les anciens membres les plus actifs de la commission d’enquête (CE), parmi lesquels, Jacques Floch, son ancien rapporteur, qui a de nouveau fait part de son regret de ne pas voir le Parlement associé aux travaux du gouvernement. Le président de la commission des lois, qui ne comptait pas parmi les anciens membres de la CE, avait, quant à lui, estimé préférable que le Parlement ait sa propre instance de réflexion, distincte du COS, afin d’associer la représentation nationale à l’élaboration du projet de loi28. Parallèlement, au Sénat, les anciens commissaires-enquêteurs ont créé un groupe de travail informel qui rencontrait régulièrement la ministre.

« On avait créé un petit groupe de travail informel, d’échanges, où elle nous informait de comment ceux qui étaient chargés officiellement de réfléchir et de travailler avançaient […] On a essayé de fonctionner un peu comme un lobby, pour essayer de se faire entendre et de voir comment on pouvait, par nos visites dans les prisons, avec des associations, continuer. » (Entretien avec Robert Bret, sénateur communiste des Bouches-du-Rhône, ancien membre de la CE, juin 2005.)

  • 29 QE no 31067, 31070, 31068, du 8 février 2001 ; no 31291 et 31288 du 15 février 2001 ; no 31562, 31 (...)
  • 30 QE no 31356 du 22 février 2001.
  • 31 36 QE posées sur la prison à la garde des Sceaux en 2000 et 37 en 2001.

55Au-delà des anciens commissaires, d’autres parlementaires se sont inquiétés du devenir des conclusions des commissions, par le biais de questions écrites (QE), adressées au ministère de la Justice. Le sénateur RPR du Rhône, Emmanuel Hamel, membre de la commission des affaires étrangères, qui n’a pas de lien privilégié avec les thématiques pénitentiaires, pose à lui seul onze questions mettant chacune en évidence une des propositions de la commission du Sénat29. Jacques Donnay, élu du Nord et membre non-inscrit de la commission des affaires culturelles du Sénat, intervient dans le même sens auprès de la ministre30. En règle générale, l’augmentation du nombre de QE consacrées à la prison se poursuit après les CE31. Questions d’actualité, questions écrites, mission de suivi, travail collectif informel : l’ensemble des techniques de contrôle du gouvernement par le Parlement ont été mobilisées au moment de l’élaboration du projet de loi pénitentiaire au ministère de la Justice.

Soutien à l’application de la loi en prison : les avocats au prétoire

  • 32 Cécile Prieur, « Les avocats devraient bientôt assister les détenus devant les tribunaux internes (...)

56Les parlementaires se sont aussi mobilisés, en dehors du chantier de la loi pénitentiaire et de leurs moyens de contrôle sur le gouvernement, pour faire progresser l’application du droit en prison, contre l’avis du ministère de la Justice. Ils ont, notamment, apporté leur soutien à une mobilisation en faveur de l’application de la loi du 12 avril 2000, relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations, à l’Administration pénitentiaire (AP). Dans son article 24, cette loi prévoit que, lorsqu’un citoyen fait l’objet d’une décision défavorable de la part d’une administration, il peut se faire assister d’un conseil, et notamment d’un avocat. Définitivement votée en mars 2000, après plusieurs navettes entre les deux assemblées, l’application de cette loi d’origine interministérielle à l’AP n’avait pas été envisagée par le ministère de la Justice. Après sa promulgation, un maître de conférence de l’université de Rennes, Éric Péchillon, s’est saisi de cette question en demandant que la personne détenue puisse bénéficier de la présence d’un avocat lors de son passage devant la commission de discipline de l’établissement pénitentiaire. Sorte de tribunal interne à la prison, nommé le « prétoire » dans le jargon pénitentiaire, c’est cette commission, présidée par le chef d’établissement, qui décide des sanctions disciplinaires et notamment du placement des prisonniers au quartier disciplinaire, le « mitard ». La mobilisation de ce juriste, relayée par une journaliste de Libération, Dominique Simonnot, pendant les travaux des CE, a été très favorablement reçue par les commissaires-enquêteurs. Le sénateur Robert Badinter et les députés Jacques Floch et André Vallini, eux-mêmes avocats, ont « plaidé » en faveur de l’inclusion de l’AP dans le champ d’application de la loi auprès du ministère de la Justice32. La ministre de la Justice, prise de court par cette sollicitation inattendue, s’est plutôt montrée défavorable à sa prise en compte.

« Ce projet de loi ne venait pas du ministère de la Justice, mais il lui a été présenté afin de formuler des observations. La direction des affaires civiles, qui a dû voir ça, n’a rien vu passer. Je ne pense pas que le projet ait été présenté à la direction de l’administration pénitentiaire et nous, nous avons quasiment découvert le projet de loi dans le Journal officiel. Ce n’est que quelques jours plus tard qu’un enseignant qui s’intéressait aux questions pénitentiaires a fait l’observation que la loi s’appliquait à la relation entre les détenus et l’administration pénitentiaire. Et, tout de suite, le cabinet du garde des Sceaux se met en branle pour voir comment elle ne s’applique pas. Cette loi n’avait pas été faite pour l’administration pénitentiaire qui est une sorte de no man’s land juridique. Poussé en cela par le directeur-adjoint de cabinet de l’époque qui était complètement dans l’idée que le règlement a valeur de loi pour les questions pénitentiaires. […] Finalement, nous avons proposé la consultation du Conseil d’État pour qu’il nous donne une interprétation de la loi. Le Conseil d’État a dit, comme on pouvait s’y attendre, que la loi s’appliquait à l’administration pénitentiaire […] On a été pris quasiment par surprise ! Ça a été du travail : il a fallu adapter des locaux pour permettre à l’avocat d’avoir sa table. On nous a donné 36 000 raisons de rendre la chose difficile mais, en fait, ça a été résolu. »
Dans l’administration pénitentiaire, comment l’application de la loi a été perçue ?
« Vent debout contre, ça ne passait pas ! Mais ils y avaient fortement été encouragés par le cabinet et surtout par le directeur-adjoint dont la position était : “on va résister !” Et comme le garde des Sceaux suit, en général son directeur de cabinet… Et Mme Guigou était quand même choquée qu’on puisse ainsi imposer à l’administration pénitentiaire quelque chose qui n’avait pas été prévu. En même temps, elle raisonnait aussi en juriste en disant : “si la loi s’applique, elle s’applique à tout le monde”. Alors que le directeur-adjoint était plutôt sur la ligne : “la pénitentiaire, c’est spécifique !” Si vous vouliez en faire état dans vos travaux, vous pourriez dire qu’on peut trouver dans la consultation du Conseil d’État la marque de la résistance de l’administration à l’application de la loi. Car, s’il n’y avait pas eu de résistance, on aurait fait appliquer la loi sans demander l’avis du Conseil d’État. » (Entretien avec un ancien conseiller de cabinet ministériel, mai 2006.)

  • 33 Articles R57-6-8 et R57-6-9, insérés par la loi no 2000-321 du 12 avril 2000.

57Finalement, le Conseil d’État a rendu un avis favorable à l’application de la loi en prison et le Code de procédure pénale a été modifié dans ce sens33. Cet exemple montre que le contexte du scandale Vasseur et la mobilisation des commissaires-enquêteurs ont permis la réorientation de l’application de la loi. Il souligne le rôle que les parlementaires peuvent jouer tant dans le suivi des textes votés que dans leur mise en œuvre, au-delà de leur seul processus d’élaboration, et dans le relais d’intérêts exprimés dans l’espace public. La disposition introduisant la présence des avocats au prétoire, a renforcé la position de ces professionnels du droit dans le réseau de gestion pénitentiaire, désormais directement impliqués dans le fonctionnement de l’établissement pénitentiaire, au-delà de la préparation des procédures judiciaires et des visites au parloir auxquelles leurs missions les cantonnaient jusqu’alors. L’entrée de l’avocat au prétoire, lieu considéré comme symptomatique de l’arbitraire administratif pénitentiaire, est très symbolique. Elle signifie l’introduction du droit dans une zone réputée de non-droit. Elle signifie aussi l’intervention d’une catégorie d’acteurs, au métier noble et valorisé, dans l’univers carcéral, comparable à celle des médecins dans les années 1990. Le réseau des acteurs de la prison continue ainsi de s’élargir à des acteurs non-pénitentiaires.

Le Sénat, législateur concurrent

58Les parlementaires n’ont pas seulement contrôlé et surveillé le travail réalisé au ministère de la Justice sur la loi pénitentiaire, ils ont aussi tenté d’imposer leurs propres projets. Le travail relativement sous-terrain, réalisé au Sénat pour le suivi du rapport des commissaires-enquêteurs, a débouché sur l’élaboration d’une proposition de loi (PPL).

  • 34 Cette présentation est valable pour la période précédant la réforme constitutionnelle de 2008, les (...)

59La proposition de loi est un texte à vocation législative déposé par des parlementaires à la différence du projet de loi (PL), d’initiative gouvernementale. Sous la Ve République, les lois votées sont à plus de 90 % d’origine gouvernementale et l’écrasante majorité des PPL, enregistrées à la présidence des chambres, n’est ni examinée ni adoptée. Cela s’explique par la maîtrise de l’ordre du jour des assemblées parlementaires par le gouvernement qui décide quels seront les textes discutés et privilégie les siens. Seule une séance mensuelle est dédiée à un ordre du jour fixé par les assemblées34. Dans le jargon parlementaire, la dite séance est significativement nommée « fenêtre » ou « niche » parlementaire. Elle est le plus souvent consacrée à l’examen de propositions de lois émanant de la majorité parlementaire, qui consistent parfois en des projets de lois déguisés, commandés par le gouvernement à sa majorité pour récupérer du temps sur le calendrier parlementaire. Les propositions de l’opposition sont encore plus rarement examinées et n’ont quasiment aucune chance d’être adoptées parce que, par définition, soutenues par une minorité de parlementaires. Les propositions de loi, même quand elles sont adoptées dans l’une des deux chambres, ne débouchent pas nécessairement sur une loi car elles peuvent ne jamais être soumises à la seconde si ses membres ne les inscrivent pas dans leurs propres fenêtres et si le gouvernement ne les met pas à l’ordre du jour prioritaire. La place réservée aux propositions de loi, réduite à peau de chagrin, symbolise en quelque sorte la domination du Parlement par le gouvernement et laisse à penser que si députés et sénateurs votent la loi, ils sont loin d’en endosser réellement l’élaboration.

60Déposée par Jean-Jacques Hyest et Guy-Pierre Cabanel, respectivement ancien président et ancien rapporteur de la commission d’enquête sénatoriale, la proposition de loi relative « aux conditions de détention dans les établissements pénitentiaires et au contrôle général des prisons », enregistrée à la présidence de la chambre haute le 30 novembre 2000 et adoptée en avril 2001, reprend des propositions émises dans le rapport de cette dernière. La PPL Hyest-Cabanel a été déposée six mois après la remise du rapport de la commission d’enquête sénatoriale. La garde des Sceaux Marylise Lebranchu venait d’être nommée place Vendôme, six semaines auparavant, et avait déjà annoncé la mise en chantier d’une loi pénitentiaire. Le projet sénatorial arrive en même temps que l’annonce des projets gouvernementaux. Il reprend une partie des propositions de la commission d’enquête sénatoriale, à savoir la création d’un contrôle extérieur indépendant des établissements pénitentiaires, la possibilité de suspension de peine pour les détenus dont le pronostic vital est engagé et l’affectation des personnes définitivement condamnées à des peines de plus d’un an dans des centres de détention afin de désengorger les maisons d’arrêt. Les deux premières propositions avaient reçu l’assentiment de la ministre de la Justice, et faisaient l’objet de discussions dans le cadre du COS, lorsque la PPL a été mise à l’ordre du jour du Sénat. Le désaccord entre le Sénat et la garde des Sceaux portait officiellement sur le calendrier : le Sénat voulait voir adopter de toute urgence des mesures en faveur de l’amélioration des conditions de détention alors que le chantier de la loi pénitentiaire semblait prendre du retard place Vendôme.

« À la suite de la commission d’enquête, on nous avait promis une loi pénitentiaire. Mme Lebranchu nous l’avait promise mais on attendait depuis longtemps et on n’y croyait pas tellement. Alors, on a décidé de suivre les propositions que l’on avait faites et de déposer une proposition. » (Entretien avec Jean-Jacques Hyest, sénateur de Seine-et-Marne, ancien président de la CE, avril 2006.)

61En réalité, les sénateurs voulaient reprendre la main sur les questions pénitentiaires et s’assurer que leurs préconisations seraient au moins partiellement suivies d’effets avant la fin de la législature. La mise à l’ordre du jour de la PPL Hyest-Cabanel, le 26 avril 2001 au Sénat, lors de l’une des rares séances d’initiative parlementaire, témoigne d’un fort engagement des sénateurs en faveur de ce texte. Son adoption exceptionnelle à l’unanimité des groupes politiques, contre l’avis de la ministre de la Justice désireuse de privilégier ses propres projets, montre que cet engagement est porté par l’institution sénatoriale dans son ensemble face au gouvernement. La conclusion de la séance publique par le président de la commission des lois, Jacques Larché, montre que l’adoption de la PPL est porteuse d’une justification de l’existence même du Sénat, de son rôle institutionnel et de son efficacité, à l’encontre des critiques traditionnellement adressées à cette chambre parlementaire.

« Je veux noter un enchaînement : commission d’enquête, proposition de loi, inscription à l’ordre du jour et examen de ce texte dans un climat dont, madame le ministre, nous pouvons nous réjouir. Voilà un modèle de travail parlementaire et, une fois de plus, l’“anomalie” que nous sommes aura montré l’exemple. » (Extrait du compte-rendu intégral, séance du 26 avril 2001, Sénat, JO, p. 1576.)

62Le projet des sénateurs s’inscrit dans une logique de valorisation de leur travail et de défense de la chambre parlementaire à laquelle ils appartiennent, dont l’utilité est parfois contestée dans un contexte constitutionnel de bicamérisme imparfait.

Faire entrer la prison dans le champ de la commission nationale de déontologie de la sécurité

63L’instauration d’un droit de visite parlementaire dans les établissements pénitentiaires a consacré un droit de regard des députés et sénateurs sur l’institution carcérale. Ce droit va encore être élargi par les parlementaires eux-mêmes par le biais d’amendements déposés à l’occasion de l’examen du projet de loi du ministère de l’Intérieur, portant création de la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS).

64Tout projet (PL) ou proposition de loi (PPL), mis à l’ordre du jour de l’une des chambres parlementaires, fait l’objet d’un examen préalable par la Commission permanente (CP) compétente, au sein de laquelle est désigné un rapporteur issu de la majorité parlementaire. Le passage du texte en séance publique consiste en l’examen et en l’adoption de chacun de ses articles ainsi que des amendements, déposés par les parlementaires sur ces derniers. Une fois le texte voté dans son ensemble, il est transmis à l’autre chambre parlementaire et inscrit à l’ordre du jour de celle-ci qui procède à son tour aux examens en CP puis en séance publique. Le débat a ainsi successivement lieu dans les deux chambres du Parlement, selon le principe de la « navette parlementaire », jusqu’à ce que ces dernières adoptent un texte identique qui deviendra loi. En cas de désaccord entre les deux assemblées après deux lectures d’un texte par chacune d’elle, une Commission mixte paritaire (CMP) réunissant des députés et des sénateurs, propose une version de compromis sur les dispositions du texte restant en discussion qui sera de nouveau soumise aux deux assemblées. Si le désaccord persiste, c’est l’Assemblée nationale qui a « le dernier mot ». Au cours de la procédure législative ainsi décrite, membres du gouvernement et parlementaires (individuellement ou collectivement dans le cadre des groupes politiques le plus souvent) peuvent déposer des amendements, c’est-à-dire des modifications (suppressions, ajouts, réécritures, précisions) visant à améliorer le texte en discussion, au moment de l’examen en CP ou en séance publique. Dans un contexte où le Parlement n’a que très marginalement l’initiative des lois, le droit d’amendement est un instrument crucial permettant à ses membres de peser sur l’élaboration de celles-ci.

  • 35 Loi no 2000-494 portant création d’une commission nationale de déontologie de la sécurité, cf. art (...)

65Dans le projet de loi initial élaboré au ministère de l’Intérieur, la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS), autorité administrative indépendante dont l’objet est de « veiller au respect de la déontologie par les personnes exerçant des activités de sécurité sur le territoire de la République », ne devait pas être compétente en matière pénitentiaire alors qu’elle l’était pour des forces publiques telles que la police et la gendarmerie. Avant la mise en place des CE en 1998, les rapporteurs parlementaires du PL s’étaient ralliés à la volonté du gouvernement, en vertu de la traditionnelle discipline majoritaire. Bruno Le Roux, député socialiste de Seine-Saint-Denis, dauphin de l’ancien rapporteur budgétaire de l’administration pénitentiaire Gilbert Bonnemaison, rapporteur du projet de loi CNDS, avait rédigé un amendement en faveur de l’intégration de l’AP qu’il avait renoncé à déposer à cause de l’opposition du ministère de la Justice. Ce dernier invoquait non seulement la spécificité de l’AP, qui ne participait pas selon lui à la sécurité publique, et surtout les projets à l’étude place Vendôme sur un éventuel contrôle extérieur de l’administration pénitentiaire. Un amendement du groupe communiste de l’Assemblée nationale, réellement déposé et porté par André Gerin, ancien rapporteur budgétaire de l’administration pénitentiaire, visant à ajouter l’AP aux catégories de personnels visées par la CNDS, avait cependant été écarté en première lecture par la commission des lois, le 25 février 1998. Rappelons qu’au début de la 11e législature, la prison ne faisait pas l’objet d’un investissement parlementaire important, les rapporteurs budgétaires étant quasiment les seuls à se sentir concernés par les problématiques pénitentiaires. Entre la première lecture du PL du Sénat et celle de l’Assemblée nationale, l’OIP s’est allié à d’autres associations (GENEPI, ANVP, ACAT, LDH) pour revendiquer l’intégration de l’AP. La « petite loi », votée par l’Assemblée nationale en première lecture, a été mise à l’ordre du jour du Sénat le 3 février 2000, au moment de la création des commissions d’enquêtes parlementaires sur les prisons, en plein scandale Vasseur. Le rapporteur du projet de loi CNDS au Sénat, Henri de Richemont, a alors fermement soutenu l’intégration de l’AP dans le champ de compétence de la future autorité administrative, contre l’avis du ministère de la Justice. Le projet de loi arrivant en deuxième et troisième lectures au Parlement, au moment des commissions d’enquêtes, les rapporteurs du Sénat et de l’Assemblée nationale ont finalement choisi de faire entrer par voie d’amendements l’AP dans le champ de compétence de la CNDS, officiellement créée par la loi du 6 juin 200035. L’histoire des discussions relatives au projet de loi portant création de la CNDS contredit l’hypothèse de l’impuissance des parlementaires face au gouvernement en montrant que la règle tacite de la discipline majoritaire peut être contournée en cas de forte volonté parlementaire.

« Nous avons passé trois heures, avec un collègue, à expliquer pourquoi, de façon évidente, ce texte ne devait pas s’appliquer à l’administration pénitentiaire […] Ce que j’en retiens, c’est que pendant trois heures, on a expliqué au rapporteur du Sénat pourquoi ce n’était pas possible. Le souvenir que j’en ai, c’est que le rapporteur nous a écoutés très gentiment et nous a raccompagnés en nous disant : “vous me dites que ce n’est pas possible et moi, je vais vous expliquer pourquoi vous allez le faire quand même !” C’était flou, parce que nous, on demandait qu’il y ait une disposition particulière dans la loi qui exclut l’administration pénitentiaire. Et, ils n’ont pas voulu. Je pense que Bruno Leroux était aussi de ceux qui pensaient qu’elle devait être dedans. On avait un peu reproché aux députés de la majorité de l’époque d’avoir été trop loin sur cette question-là. Mais on ne maîtrisait pas les députés ! […] Techniquement, on a essayé de leur dire et ça les a fait rire ! Mais, ils avaient raison ! »
Vous avanciez sur le sujet de votre côté…
« Oui, voilà. On avait aussi un peu le sentiment de se faire piquer le bébé, ça, c’est vrai ! On leur disait : “attendez, on va vous faire quelque chose de beaucoup mieux !” » (Entretien avec un ancien conseiller de cabinet ministériel, mai 2006.)

  • 36 “Ownership”. Cf. Joseph R. Gusfield, op. cit., p. 10 et suiv.

66La saisine de la CNDS se faisant par l’intermédiaire de parlementaires, l’introduction de l’AP dans le champ de compétence de celle-ci revient à créer un outil de contrôle du Parlement sur la prison (comme sur les autres forces de sécurité). Ce d’autant plus qu’un député (l’ancien rapporteur Bruno Le Roux) et un sénateur siègent à la CNDS et peuvent être amenés, à ce titre, à se rendre dans les établissements pénitentiaires signalés pour des auditions et vérifications sur place. Après le vote du droit de visite parlementaire en prison, cette nouvelle disposition vient confirmer l’intrusion du Parlement dans l’univers pénitentiaire et la pérennisation de celle-ci. Cinq des six premières saisines de la CNDS, suivies de recommandations, effectuées en 2001-2002 ont émané d’anciens membres des CE du Sénat (Robert Bret, Michel Dreyfus-Schmidt) et de l’Assemblée nationale (Noël Mamère). La capacité de saisine de la CNDS constitue une compétence supplémentaire des parlementaires en matière pénitentiaire, qui incite les acteurs associatifs à s’adresser à eux pour porter des dossiers. La CNDS joue comme un argument en faveur du renforcement de la « propriété » parlementaire des questions carcérales. À l’issue du scandale Vasseur et du rendu des rapports des commissions d’enquêtes parlementaires, la définition des problèmes pénitentiaires en termes de droits de l’Homme et de respect de la dignité des prisonniers s’impose dans les espaces politico-médiatiques. La solution de la loi pénitentiaire fait l’objet d’un consensus dans le réseau d’acteurs des politiques carcérales, même si chacune de ses parties-prenantes en attend des améliorations spécifiques à sa catégorie d’appartenance. Le conflit qui s’engage entre le ministère de la Justice et le Parlement ne porte ni sur la définition du problème, ni sur sa solution mais sur son leadership36. La prison est ici un vecteur de réactivation de concurrences institutionnelles préexistantes entre pouvoirs législatif et exécutif.

67L’année 2000 a été marquée par l’accélération de l’entrée de la prison comme sujet de travail à part entière au Parlement et par l’intrusion des parlementaires tant dans les établissements pénitentiaires que dans leur réseau de prise en charge par le biais de la mise en œuvre de multiples méthodes de travail dont certaines ont été spécialement élaborées pour l’occasion. Députés et sénateurs membres des commissions d’enquêtes ont constitué des savoirs parlementaires autonomes sur les questions carcérales et revendiqué la propriété des problèmes pénitentiaires en s’appuyant sur leurs compétences acquises. En 2001, une « fenêtre d’opportunité » s’ouvre sur la possibilité d’une grande réforme pénitentiaire.

« Les sensibilités s’émeuvent, et à ce moment-là l’intérêt du parlement renaît. On met en place des commissions d’enquête qui disent que ça ne peut plus durer. Et là je dis : “il y a une fenêtre politique qui s’est ouverte et c’est le moment de se précipiter. S’il faut faire une réforme, c’est maintenant !” » (Entretien avec Robert Badinter, sénateur des Hauts-de-Seine, mars 2007.)

  • 37 Pascale Égré, « Jospin lâche 10 milliards pour les prisons », Le Parisien, 9 novembre 2000. Cécile (...)

68La prison est devenue un sujet politiquement traitable à l’issue d’un long processus de décloisonnement parachevé par un travail de traduction politique en termes de droits de l’Homme. Parlement et ministère de la Justice sont mobilisés autour de la condition pénitentiaire et l’« opinion publique » semble avoir été préparée à l’amélioration des conditions de vie des détenus par le scandale Vasseur. Le projet de loi pénitentiaire en cours de rédaction au ministère de la Justice prétend couvrir l’ensemble des aspects du secteur de politique publique pénitentiaire, des droits des détenus à ceux des personnels pénitentiaires, en passant par le traitement des problèmes immobiliers, l’organisation du travail en prison, la répartition des détenus entre les différents établissements et le contrôle extérieur des lieux de détention. Il semble acquis qu’en cas de présentation au Parlement il sera, certes amendé mais en tout cas, adopté par les parlementaires sensibilisés aux questions pénitentiaires. Laurent Fabius, ancien président de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale ayant été nommé ministre des Finances, la contrainte budgétaire n’est pas envisagée comme un obstacle. Le Premier ministre, Lionel Jospin, a même annoncé le déblocage de 10 milliards de francs (1,5 milliards d’euro) pour les prisons37. C’est un véritable espoir de voir la situation pénitentiaire changer qui s’exprime dans les discours des commissaires-enquêteurs et des acteurs du monde carcéral. Pourtant, le grand soir pénitentiaire n’est pas venu. Progressivement dépouillé de ses mesures les plus favorables aux détenus du fait des arbitrages politiques opérés entre les différentes demandes des groupes sociaux mobilisés à la veille des élections présidentielles et législatives de 2002 (syndicats pénitentiaires, « opinion publique » indignée du sort des victimes et associations de défense des droits des prisonniers), le projet de loi de la garde des Sceaux ne sera finalement jamais présenté devant le conseil des ministres.

Le sauvetage législatif de la suspension de peine pour raisons médicales

69Parmi les propositions du ministère demeurées consensuelles jusqu’à la fin des travaux du COS, seule la suspension de peine pour raisons médicales, consistant à autoriser la sortie de prison des détenus gravement malades dont le pronostic vital est engagé, a trouvé une traduction législative quasi-immédiate. Préconisée par la commission d’enquête sénatoriale, reprise dans la proposition de loi votée à l’unanimité par les sénateurs et acceptée par les personnels pénitentiaires, cette disposition a été introduite dans le projet de loi du ministère de la Santé relatif aux droits des malades et à la qualité du système de Santé, qui arrivait en première lecture au Sénat en janvier 2002, après son examen par les députés.

  • 38 Avec l’accord de son rapporteur ou du groupe parlementaire majoritaire, un ministre peut faire pas (...)
  • 39 Loi no 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé

70L’insertion de la suspension de peine a pris la forme d’un amendement déposé par le rapporteur UDF de la commissions des lois du Sénat saisi pour avis, Pierre Fauchon, qui l’a défendu en séance publique, avec le soutien du gouvernement38. L’amendement a été voté à l’unanimité et accepté sans réserve dans le cadre de la commission mixte paritaire. L’inscription du droit à la suspension de peine pour les détenus malades dans le Code de procédure pénale par la loi Kouchner39 constitue une autre évolution directement imputable aux travaux des commissions d’enquêtes parlementaires de 2000. La technique utilisée pour faire adopter cette disposition témoigne cependant du retour à un traitement silencieux des problèmes pénitentiaires abordés sous l’angle du respect des droits de l’Homme.

  • 40 Observatoire international des prisons, « Loi pénitentiaire : le renoncement », Dedans-Dehors, no (...)
  • 41 Grégory Salle, dans son analyse consacrée à cette période, utilise les termes d’« abdication polit (...)

71À l’approche des élections législatives et présidentielle de 2002, la montée de l’insécurité comme thème de campagne électorale prédominant fait ré-émerger la figure du détenu-délinquant dangereux qui avait disparu derrière le discours sur la défense des droits de l’homme. Le consensus sur la nécessité d’améliorer les conditions de détention se délite progressivement et le projet de loi pénitentiaire du ministère de la Justice ne sera jamais discuté au Parlement. Un profond sentiment d’échec s’exprime alors dans le champ des acteurs mobilisés40, entretenu par des observateurs extérieurs41.

Notes

1 Trois fonctionnaires parlementaires ont été affectées à la commission d’enquête de l’Assemblée nationale. À leur demande, leurs noms ne sont pas cités.

2 Sur l’enrôlement comme intéressement réussi, cf. Michel Callon, « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’Année Sociologique, no 36, 1986, p. 189 à 193.

3 Joan Stavo-Debauge et Danny Trom, « Le pragmatisme et son public à l’épreuve du terrain. Penser avec Dewey contre Dewey » in Bruno Karsenti et Louis Quéré, (dir.), La Croyance et l’enquête. Aux sources du pragmatisme, Raisons Pratiques, no 15, Paris, Éditions de l’EHESS, 2004, p. 195-226.

4 Loi no 2000-516 du 15 juin 2000 relative à la présomption d’innocence.

5 « Les députés et les sénateurs sont autorisés à visiter à tout moment les locaux de garde à vue, les centres de rétention, les zones d’attente et les établissements pénitentiaires. », cf. article 720-1-A du Code de procédure pénale, inséré par la loi no 2000-516 du 15 juin 2000.

6 Michel Callon, « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », op. cit., p. 169-208.

7 Jacques Floch et Louis Mermaz, La France face à ses prisons, Rapport au nom de la commission d’enquête sur « La situation dans les prisons françaises », Assemblée nationale, no 2521, 28 juin 2000, tome II, p. 3-5.

8 Guy-Pierre Cabanel et Jean-Jacques Hyest, Rapport de la commission d’enquête sur « Les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires en France », Sénat, no 449, 28 juin 2000, tome II, p. 1-3.

9 Jacques Floch et Louis Mermaz, op. cit., tome II, p. 7-37.

10 Jacques Floch et Louis Mermaz, op. cit., tome II, p. 213-219 et p. 221-233.

11 Ibid., p. 318-320.

12 Ibid., p. 321.

13 Cécile Prieur, « Polémique sur le nombre de tentatives de suicide à la prison de la Santé », Le Monde, 22 mai 2000, p. 10.

14 Extrait de la lettre de Véronique Vasseur au président de la CE de l’Assemblée, 18 mai 2000.

15 Sandrine Briclot, « Le rapport qui accuse l’univers carcéral », France Soir, 7 mars 2000, p. 18.

16 Jacques Floch et Louis Mermaz, op. cit., tome II, audition d’Ivan Zakine, p. 157-165.

17 « Démocratie Libérale veut une commission d’enquête sur les prisons », Reuters, 17 janvier 2000. « Démocratie Libérale pour une commission d’enquête sur les conditions dans les prisons », AFP, 17 janvier 2000. « M. Badinter propose une commission d’enquête sur les maisons d’arrêt », AFP, 18 janvier 2000.

18 Cécile Prieur, « Les députés votent à l’unanimité la création d’une commission d’enquête sur les prisons », Le Monde, 5 février 2000.

19 Marc Pivois, « Prisons : les députés mènent l’interrogatoire. Première audition hier de leur commission d’enquête », Libération, 25 février 2000. Clarisse Fabre, « Le Dr Véronique Vasseur dépeint aux députés l’univers carcéral », Le Monde, 11 mars 2000. Sandrine Briclot, « Le rapport qui accuse l’univers carcéral », France Soir, 7 mars 2000, p. 18.

20 « La commission d’enquête entend visiter les 187 prisons françaises », AFP, 9 février 2000 ; Jean-Michel Bezat, « Les députés effectueront des visites-surprises dans les prisons », Le Monde, 11 février 2000.

21 Bruno Dive, « Indigne de la République » et Neijma Hamdaoui, « L’émotion des députés », Sud-Ouest, 6 juillet 2000.

22 Laïd Sammari, « Prisons : le rapport accablant », L’Est Républicain, 4 juillet 2000.

23 Marie-Amélie Lombard, « L’état des prisons affole les parlementaires », Le Figaro, 6 juillet 2000.

24 « L’univers indigne des prisons. Un rapport parlementaire accuse », L’Humanité, 5 juillet 2000, p. 4-6 ; « Le “j’accuse” des élus. Les rapports des commissions de l’Assemblée et du Sénat dénoncent un système carcéral effrayant », Libération, 6 juillet 2000.

25 Didier Lauras, « Les députés choisissent la voie législative pour réformer la prison », AFP, 28 juin 2000 ; Dominique Simonnot, « L’Assemblée exige une loi pour les prisons », Libération, 29 juin 2000.

26 Joseph R. Gusfield, Drinking-driving and the symbolic order, Chicago and London, The University of Chicago Press, p. 10 et 11.

27 Philippe Garraud, « Politique nationale : élaboration de l’agenda », L’année sociologique, no 40, 1990, p. 17-41.

28 Compte-rendu no 32, réunion de la commission des lois du mardi 27 mars 2001.

29 QE no 31067, 31070, 31068, du 8 février 2001 ; no 31291 et 31288 du 15 février 2001 ; no 31562, 31564, 31557, 31565, 31558 et 31563 du 1er mars 2001.

30 QE no 31356 du 22 février 2001.

31 36 QE posées sur la prison à la garde des Sceaux en 2000 et 37 en 2001.

32 Cécile Prieur, « Les avocats devraient bientôt assister les détenus devant les tribunaux internes des prisons », Le Monde, 3 juin 2000.

33 Articles R57-6-8 et R57-6-9, insérés par la loi no 2000-321 du 12 avril 2000.

34 Cette présentation est valable pour la période précédant la réforme constitutionnelle de 2008, les événements analysés étant intervenus avant celle-ci.

35 Loi no 2000-494 portant création d’une commission nationale de déontologie de la sécurité, cf. articles 1, 2 et 4.

36 “Ownership”. Cf. Joseph R. Gusfield, op. cit., p. 10 et suiv.

37 Pascale Égré, « Jospin lâche 10 milliards pour les prisons », Le Parisien, 9 novembre 2000. Cécile Prieur, « M. Jospin annonce une grande loi pénitentiaire et débloque 10 milliards de francs pour les prisons », Le Monde, 10 novembre 2000.

38 Avec l’accord de son rapporteur ou du groupe parlementaire majoritaire, un ministre peut faire passer une disposition dans n’importe quel texte en cours de discussion au Sénat ou à l’Assemblée nationale. Celle-ci est alors introduite par amendement parlementaire. Cette technique permet aux ministres de faire aboutir certains projets plus rapidement en s’affranchissant partiellement des contraintes du calendrier parlementaire lorsque ce dernier ne leur permet pas de mettre le texte souhaité à l’ordre du jour.

39 Loi no 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé.

40 Observatoire international des prisons, « Loi pénitentiaire : le renoncement », Dedans-Dehors, no 29, janvier 2002, p. 12 à 26.

41 Grégory Salle, dans son analyse consacrée à cette période, utilise les termes d’« abdication politique » et de « défaillances », évoquant « l’abandon » de la loi pénitentiaire. Cf. Grégory Salle, Emprisonnement et État de droit. Une relation à l’épreuve en Allemagne et en France depuis les « années 68 », Thèse pour le doctorat de science politique, IEP de Paris, 2006, p. 357-440.

Table des illustrations

Titre Document 2 : Dessin publié par le Canard Enchaîné, le 12 juillet 2000
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/73731/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 77k
Titre Document 3 : Illustration par Cabu de l’article de David Fontaine, « Les prisons débordent de détenus qui n’ont rien à y faire », Le Canard Enchaîné, le 5 juillet 2000
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/73731/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 33k

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