1Le propre des trois régimes mémoriels de l’esclavage, tels que nous les avons analysés depuis le début de notre enquête, est qu’ils peuvent coexister au cours d’une même mandature, en dépit de leur caractère antagoniste. Cette propriété tient au fait que les matrices de sens portées par les régimes mémoriels, bien que pouvant être instrumentés de manière conflictuelle par les entrepreneurs de mémoire, n’ont rien de contradictoire en soi. Du point de vue du sens en lui-même, il n’y a nulle contradiction à vouloir commémorer en même temps la République abolitionniste, les luttes anti-esclavagistes et les souffrances des victimes de l’esclavage. En revanche, du point de vue des usages du sens et de leurs appropriations par les acteurs, on a effectivement constaté que l’institutionnalisation du régime mémoriel abolitionniste a contribué pendant longtemps à occulter les responsabilités de la France dans le commerce de la traite et les crimes commis contre les victimes de l’esclavage, et à masquer le rôle historique des héros de couleurs dans le processus d’émancipation. De même a-t-on observé que l’émergence du régime mémoriel que l’on a appelé nationaliste/anticolonialiste de l’esclavage s’est construit contre le régime mémoriel abolitionniste. C’est vrai également du régime victimo-mémoriel.

2Dire qu’il peut y avoir coexistence de régimes mémoriels antagonistes ne signifie pas en revanche que les trois registres de sens auraient d’emblée cohabité. Il nous a fallu au contraire analyser les conditions historiques qui ont rendu possibles la problématisation, la publicisation et l’officialisation de chaque régime mémoriel et la manière dont il a pu se constituer contre ceux déjà existants. Schématiquement, et ce, à l’échelle nationale (les résultats aux échelles locales, notamment dans les DOM, comme on l’a montré, donnent des résultats différents), le régime mémoriel abolitionniste de l’esclavage est resté prédominant jusqu’au début du premier septennat de F. Mitterrand. Il faut donc attendre l’adoption de la loi et du décret de 1983 pour assister à l’institutionnalisation, au moins partielle, du régime mémoriel initialement nationaliste de l’esclavage. Mais plutôt que d’observer une suppression du régime mémoriel abolitionniste, on remarque plutôt une coexistence des deux régimes mémoriels jusqu’à la fin des années 1990 et au début des années 2000 : l’adoption de la loi Taubira, l’adoption d’une journée nationale de commémoration de l’esclavage, l’instauration du CPME, l’adoption de la circulaire Fillon marquent quelques grandes étapes de l’institutionnalisation du régime victimo-mémoriel de l’esclavage. Pour les mêmes raisons, et ce, en dépit d’un nouveau coup porté à l’endroit du régime mémoriel abolitionniste, l’officialisation du régime victimo-mémoriel ne contribue en rien à éradiquer les deux autres régimes mémoriels. Depuis le début des années 2000, les trois régimes mémoriels cohabitent à des degrés variables selon les majorités politiques du moment. Nous allons précisément essayer de montrer, nonobstant des variations d’une majorité à l’autre, en quoi et pourquoi les trois régimes mémoriels survivent aux alternances politiques.

J. Chirac et l’inauguration de la première journée commémorative du 10 mai 2006

3Au cours des chapitres précédents, nous avons eu l’occasion d’évoquer la coexistence de régimes mémoriels antagonistes au cours du premier septennat de F. Mitterrand (régime mémoriel abolitionniste et régime mémoriel nationaliste), au cours du premier mandat de J. Chirac en période de cohabitation avec le Gouvernement Jospin (régime mémoriel abolitionniste, régime mémoriel nationaliste, régime victimo-mémoriel). On souhaiterait désormais nous attarder sur la fin de la mandature de J. Chirac et sur le quinquennat du N. Sarkozy.

4Si le choix de la date du 10 mai, si les orientations proposées par le Comité pour la mémoire de l’esclavage marquent assurément une officialisation de la grammaire victimo-mémorielle de l’esclavage, ces dispositifs n’ont pas éradiqué le régime mémoriel abolitionniste, même s’il a perdu de sa superbe. On l’observe notamment à l’occasion du quasi-rituel du 10 mai de chaque année où les plus hauts responsables de l’État ont l’occasion de commémorer l’esclavage et ses abolitions depuis l’adoption du décret du 31 mars 2006. Les cérémonies du 10 mai, bien que la journée soit non chômée, donnent une visibilité et une vitrine médiatique sans précédent à la mémoire de l’esclavage alors que cette cause en Métropole était jusqu’alors peu entendue dans l’opinion, à la différence des populations ultra-marines… Mêmes des opposants historiques à la journée du 10 mai manquent rarement à l’appel tant cette journée est aussi l’occasion pour ces entrepreneurs de mémoire de faire valoir leurs propres revendications. Si quelques manifestations ont lieu en province le 10 mai, notamment dans les anciens ports négriers, c’est à Paris que les cérémonies marquent leur point d’orgue. Le jardin du Luxembourg devient depuis 2006 une sorte de lieu de mémoire institutionnel où se concentrent les moments forts de l’événement. Si l’Assemblée nationale n’est pas en reste, la Présidence de la République et le Sénat représentent les pouvoirs institutionnels les plus généralement engagés dans les festivités commémoratives du 10 mai.

5La première cérémonie officielle a lieu le 10 mai 2006 au jardin du Luxembourg (le Sénat accueille à cette occasion la « Forêt des Mânes », une installation de l’artiste guadeloupéenne Léa de Saint Julie). Jacques Chirac prononce une allocution en présence du Premier ministre Dominique de Villepin, du président du Sénat, du président de l’Assemblée nationale, de plusieurs ministres, des parlementaires d’outre-mer, des représentants d’associations et des élèves de trois lycées et collèges. Dans la lignée de l’allocution qu’il a prononcée quelques mois plus tôt (le 30 janvier 2006) « lors de la réception du comité pour la mémoire de l’esclavage », son discours du 10 mai intègre les trois grammaires de la mémoire de l’esclavage. Le contraste est saisissant avec l’allocution qu’il a prononcée pour les cérémonies du 150^e anniversaire de l’abolition tout entière centrée sur l’hommage rendu à la République abolitionniste et aux valeurs républicaines. L’allocution du 10 mai intègre les changements majeurs de registre de sens et les transformations institutionnelles (loi Taubira, création du CPME…) qui se sont produits au cours de ces huit années.

6Le contenu du discours conjugue un savant dosage des trois régimes mémoriels désormais institués. Bien que de fait relativisée, la grammaire abolitionniste reste encore présente dans son intervention à travers l’hommage rendu aux pères de l’abolitionnisme : « Nous sommes les héritiers de ces républicains. Nous pouvons être fiers de leur combat pour les droits de l’homme. Aujourd’hui encore, leur engagement nous oblige. Cette première commémoration n’est pas un aboutissement : c’est un début. C’est l’affirmation nécessaire d’une mémoire de l’esclavage partagée par tous les Français1. » Un hommage, bien que moins appuyé, est rendu également en l’honneur des luttes anti-esclavagistes et des héros de couleur : « Aujourd’hui auront lieu de très nombreuses manifestations publiques. Un hommage sera rendu aux grands hommes, inhumés au Panthéon, qui ont combattu l’esclavage : Toussaint LOUVERTURE, le commandant DELGRÈS, Victor SCHOELCHER2. » Enfin, la part la plus importante et la plus novatrice du discours consiste à introduire une grammaire victimo-mémorielle qui a la triple particularité de rappeler la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité, de singulariser l’esclavage et la traite négrière parmi les autres formes de l’esclavage, et de reconnaître la responsabilité de la France dans ce crime :

« Ici même, au Sénat, le 10 mai 2001, à l’unanimité, la représentation nationale a solennellement qualifié la traite et l’esclavage de crime contre l’humanité. La France a ouvert la voie aux autres nations : mémoire et justice devaient être rendues à ces millions et ces millions de victimes anonymes de l’esclavage […]. Regarder tout notre passé en face, c’est une des clés de notre cohésion nationale. C’est une force supplémentaire pour notre avenir car c’est la marque de notre capacité à avancer, ensemble. Nous devons regarder ce passé sans concession, mais aussi sans rougir3. »

7Les cérémonies commémoratives se renouvellent le 10 mai 2007 dans le contexte de l’élection de N. Sarkozy à la magistrature suprême. Il n’est pas possible de rendre compte de manière exhaustive de l’ensemble des manifestations qui ont lieu en province4 et bien entendu à Paris où le Jardin du Luxembourg constitue désormais le lieu officiel des cérémonies. L’événement marquant de cette commémoration tient dans l’inauguration le matin du 10 mai 2007, par le président de la République, Jacques Chirac, et par le président nouvellement élu quatre jours auparavant, Nicolas Sarkozy, du monument créé par Fabrice Hyber Le cri, l’écrit (sculpture en bronze polychrome de 3,70 m de hauteur, réalisée à l’atelier Coubertin). La cérémonie s’est déroulée en présence des deux présidents de l’Assemblée et du Sénat, des ministres de l’Intérieur, de l’Outre-mer, de la Coopération et de la Francophonie, de la Culture, du Tourisme, de députés et sénateurs de l’Outre-mer, du Comité pour la mémoire de l’esclavage, dont la présidente, Maryse Condé, du recteur de la Mosquée de Paris, de nombreux présidents et membres d’associations et institutions, d’artistes et sportifs de l’Outre-mer.

8Dès 2006, J. Chirac avait souhaité l’érection d’un tel monument, le ministère de la Culture étant chargé d’organiser un concours sur le thème de l’esclavage et de ses abolitions : l’artiste Fabrice Hyber en remporta le prix. Si la sculpture représente le premier monument national chargé de témoigner de la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité, le discours du plasticien sur la symbolique de son œuvre est en même imprégné d’une matrice de sens abolitionniste :

« Le cri c’est la marque de l’abolition de l’esclavage mais aussi la mise en garde contre l’esclavage moderne. Le cri est de peur, de larmes mais aussi de joie. Le cri est une métaphore de cet asservissement qui a été aboli par les textes. Le cri c’est un dessin dans l’espace ; pour le jardin devant le Sénat, il fallait un écrit ! L’abolition de l’esclavage, c’est l’anneau de chaîne ouvert, l’anneau fermé c’est que tout peut recommencer, et le piétement c’est le retour aux racines, mais c’est aussi la Terre qui est un boulet5… »

9La fin du mandat de J. Chirac marque assurément un changement important dans l’officialisation d’une grammaire victimo-mémorielle de l’esclavage, sans jamais sacrifié pour autant le régime mémoriel abolitionniste (le régime mémoriel centré sur les luttes anti-esclavagistes étant plus ténu dans les politiques mémorielles dont il est l’initiateur). S’il revient au Gouvernement Jospin d’avoir soutenu une proposition de loi inédite reconnaissant l’esclavage comme crime contre l’humanité, il revient à J. Chirac et au Gouvernement de Villepin d’avoir poursuivi dans la même logique victimo-mémorielle, en instaurant le CPME, en adoptant et en inaugurant la première journée de commémoration nationale consacrée à la traite, à l’esclavage et à ses abolitions. C’est donc très largement la continuité des politiques mémorielles qui prédomine par-delà l’alternance des majorités politiques au cours de cette période.

N. Sarkozy et l’art de l’équivoque du mémoriel

10Autant J. Chirac, plus que F. Mitterrand, a joué un rôle de premier plan dans l’institutionnalisation des régimes victimo-mémoriels de la Shoah et de l’esclavage, sans vouloir détruire pour autant le roman national républicain6, autant l’élection de N. Sarkozy à la Présidence de la République en 2007 devait signifier le retrait du victimo-mémoriel et le rétablissement du roman républicain dans sa version la plus nationaliste. Si c’est bien une tendance lourde que nous allons corroborer, il faudra en même temps en montrer la complexité qui tient à la difficulté de sortir du « sentier emprunté » par les politiques mémorielles une fois celles-ci suffisamment sédimentées.

11Cette tendance lourde, elle commence dès la compagne électorale de 2007 au cours de laquelle N. Sarkozy se présente comme le « candidat de la rupture », alors même qu’il appartient à la même majorité politique que son prédécesseur. Au-delà de la figure rhétorique récurrente du « changement » ou de la « rupture » en période électorale, N. Sarkozy entend en effet rompre avec « le geste de repentance » qui lui semble caractérisé les politiques mémorielles tant de Chirac que de Jospin. Corrélativement, cela signifie la restauration pure et simple de la « fierté nationale » et du roman historique qui va avec (Max Gallo en sera l’un des historiographes).

12L’effacement du Premier ministre, corrélatif de l’hyper-présidentialisation du quinquennat de Sarkozy, explique pour une large part que les nouvelles initiatives mémorielles émanent essentiellement du Chef de l’État et de sa garde rapprochée à l’Élysée (notamment son conseiller particulier, Henri Guaino). Une première initiative, à peine le Chef de l’État entré en fonction, a lieu lors du fameux discours prononcé à l’université de Dakar le 26 juillet 20077. Cette allocution ne se présente pas explicitement par son objet comme une commémoration, mais vise plus généralement à fixer les grands principes de la nouvelle politique française en Afrique en matière notamment de coopération et d’échange (au prétexte de vouloir sortir de la « Françafrique »). Mais à travers cette annonce de politique générale, il y a bien (surtout dans la première partie de l’allocution) une dimension mémorielle dans le discours de Dakar (écrit sous la plume de H. Guaino). En fait d’originalité (nonobstant la volonté affichée de distinction), la rhétorique employée demeure dans le droit fil du régime mémoriel colonialiste de la colonisation, dans l’esprit finalement de la loi du 23 février 2005. Certes, toute la colonisation n’est pas assumée : la stratégie consiste toujours à dissocier la mauvaise colonisation (notamment esclavagiste) et la bonne, dans l’esprit de la mission civilisatrice de la France :

« Le colonisateur a construit des ponts, des routes, des hôpitaux, des dispensaires, des écoles. Il a rendu fécondes des terres vierges, il a donné sa peine, son travail, son savoir. Je veux le dire ici, tous les colons n’étaient pas des voleurs, tous les colons n’étaient pas des exploiteurs. Il y avait parmi eux des hommes mauvais mais il y avait aussi des hommes de bonne volonté, des hommes qui croyaient remplir une mission civilisatrice, des hommes qui croyaient faire le bien8. »

13Ce champ lexical républicain est largement contrebalancé par une condamnation ferme de la « mauvaise Colonisation ». De ce point de vue, le discours de Dakar n’est pas univoque et unilatéral (le Chef de l’État s’adresse à un public lettré africain, sensible à la question coloniale). On retrouve le même art de la confusion des régimes mémoriels9. Toute la première partie de l’allocution est ponctuée de longs et sévères réquisitoires, pas seulement contre l’esclavagisme qualifié, dans les termes de la loi Taubira, de « crime contre l’humanité », mais contre les méthodes employées par les colons, y compris après l’Abolition de l’esclavage :

« Le colonisateur est venu, il a pris, il s’est servi, il a exploité, il a pillé des ressources, des richesses qui ne lui appartenaient pas. Il a dépouillé le colonisé de sa personnalité, de sa liberté, de sa terre, du fruit de son travail10. »

14Cette reconnaissance implique-t-elle cependant un geste de repentance de la part de la France à travers ses représentants ? Officiellement, le Chef de l’État, qui souhaite visiblement être en cohérence avec sa rhétorique de campagne, s’en défend : « Mais nul ne peut demander aux générations d’aujourd’hui d’expier ce crime perpétré par les générations passées. Nul ne peut demander aux fils de se repentir des fautes de leurs pères11. » Si ce mode de repentance (les excuses de la génération actuelle pour les crimes commis par ses ancêtres) est bien gommé dans l’allocution présidentielle, il y a bien une sévère dénonciation du système colonial. Pourtant, à aucun moment du discours, les termes de « France », « patrie », « nation », « État français », « ports négriers de Bordeaux ou de Nantes » ne sont prononcés lorsqu’il lance de telles critiques. A lire le texte littéralement tout se passe comme si la France n’était pas directement impliquée dans ces pillages. La seule entité géopolitique qui est nommée explicitement est l’entité européenne (alors que la référence à l’entité française est omniprésente dans la seconde partie du discours, lorsqu’il est question de définir de nouvelles relations avec le continent africain). Pour contourner les mises en accusation et les repentances explicites de la France, sous peine pour Nicolas Sarkozy de se dédire, le discours présidentiel, de manière métonymique, se concentre sur la Colonisation européenne :

« L’Afrique a sa part de responsabilité dans son propre malheur. On s’est entretué en Afrique au moins autant qu’en Europe. Mais il est vrai que jadis, les Européens sont venus en Afrique en conquérants. Ils ont pris la terre de vos ancêtres. Ils ont banni les dieux, les langues, les croyances, les coutumes de vos pères. Ils ont dit à vos pères ce qu’ils devaient penser, ce qu’ils devaient croire, ce qu’ils devaient faire. Ils ont coupé vos pères de leur passé, ils leur ont arraché leur âme et leurs racines. Ils ont désenchanté l’Afrique12. »

15C’est peut-être en raison de cette rhétorique subtile (reconnaître sans concession les méfaits du colonialisme sans nommer explicitement l’un de ses principaux responsables : le système colonial français), que cette première partie de l’allocution a suscité relativement moins de commentaires que la partie consacrée à des considérations que l’on peut qualifier moins de strictement mémorielles que de politico-anthropologiques. Un paragraphe en particulier a provoqué de vifs émois et de fermes réprobations, autant du côté d’intellectuels africains, de chefs d’État africains comme le président du Sénégal Abdoulaye Wade (jugeant inacceptables les propos de N. Sarkozy), que du côté des mouvements associatifs et intellectuels anti-colonialistes (le CRAN, les Indigènes de la République, le collectif. dom.) en France :

« Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès13. »

16Cette « anthropologie » politique hérite clairement d’un paradigme ethno-philosophique européo-centré qui a précisément permis de justifier la colonisation des « primitifs ». Si l’on en croit les analyses d’Achille Mbembe et d’Olivier Pironet14, cette vision primitiviste de l’Afrique serait empruntée explicitement à la philosophie historico-culturelle d’Hegel, présente notamment dans La Raison dans l’Histoire15.

17On peut conjecturer que c’est en vue d’apaiser les réactions vives provoquées en Afrique et en France par son discours de Dakar que N. Sarkozy change quelque peu de registre rhétorique lors des cérémonies commémorant l’abolition de l’esclavage le 10 mai 200816 au Jardin du Luxembourg. Persister dans le registre mémoriel, politique et anthropologique de l’allocution prononcée à Dakar, outre le risque de compromettre les nouvelles ambitions présidentielles en matière de coopération avec le continent africain, aurait sans doute provoqué une nouvelle levée de boucliers sur la scène nationale. L’allocution du 10 mai 2008, en faisant référence à la traite négrière et à l’esclavage, évoque cette fois la responsabilité explicite de la France, sans que cela ne débouche cependant sur des demandes de pardon à l’adresse des descendants d’esclaves. Le Chef de l’État exhorte à regarder « cette histoire telle qu’elle a été », car « c’est l’histoire de France ».

18Il est ainsi remarquable que, dans son allocution du 10 mai 2008, le nouveau chef de l’État joue habilement sur les trois grammaires de la mémoire de l’esclavage. Dans un premier temps, il entame son discours par un hommage à la République abolitionniste, exalte les valeurs de 1789 dont « nous devons être fiers », célèbre les philosophes des Lumières abolitionnistes (Rousseau, l’abbé Grégoire…). Dans un second temps, le jeu de langage s’infléchit pour reconnaître les actions entreprises par certains esclaves eux-mêmes pour se libérer de leurs chaînes : les esclaves redeviennent, dans le discours présidentiel, les auteurs de leur propre émancipation. Le troisième temps du discours confirme le nouveau jeu de langage commémoratif lorsque le chef de l’État mobilise un registre victimaire pour qualifier « la tragédie esclavagiste » comme « blessure profonde qui pèse encore sur nos consciences17 ».

19Cet infléchissement relatif de la politique sarkozienne (au regard du discours de Dakar) tient dans le fait que le Chef de l’État, comme ses prédécesseurs, est tenu de composer avec des forces sociales mémorielles antagonistes qui sont autant de réservoirs électoraux. Deux facteurs permettent d’expliquer ce phénomène qui n’est d’ailleurs pas propre aux actions menées sous la présidence de N. Sarkozy. Un premier facteur s’explique par la rationalité de la compétition politique qui exige de séduire les électorats les plus larges possibles : jouer, pour un acteur politique, sur un seul régime mémoriel risque de le couper d’une partie de l’électorat (par exemple, les électeurs issus des DOM, la diaspora antillaise en France…). D’où l’importance d’analyser, dans le cas par exemple des discours commémoratifs, le lieu et le public auxquels s’adressent les acteurs politiques. Un second facteur vient tempérer l’hypothèse d’une surdétermination de la rationalité des acteurs dans le choix des orientations mémorielles. Car les régimes mémoriels relèvent précisément « d’institutions du sens » : une fois instituées, les grammaires officielles de la mémoire agissent comme des contraintes qui rendent très difficile pour les acteurs politiques de sortir « du chemin emprunté ». Ces contraintes sont d’autant plus importantes lorsqu’elles sont matérialisées sous la forme d’institutions formelles (loi Taubira, CPME, circulaire de 2008…).

20On confirme cette tendance lorsqu’on analyse le discours fleuve du 10 mai 201118 (de près de 40 minutes) de Nicolas Sarkozy au Jardin du Luxembourg pour célébrer « les mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions ». Depuis 2008, le président de la République n’avait pas directement participé à cette commémoration qui renvoie explicitement au jour de l’adoption en dernière lecture par le Sénat de la loi du 10 mai 2001. On peut invoquer plusieurs raisons qui peuvent expliquer ce retour du Chef de l’État en 2011 sur la scène de la mémoire de l’esclavage : le 10 mai 2011 célèbre les 10 ans de la loi Taubira. Décider de ne rien commémorer reviendrait à dénier l’impact de la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité et à mépriser celles et ceux qui se revendiquent comme les descendants des esclaves, les populations ultramarines étant à l’évidence le public privilégié par le Chef de l’État à travers son discours. 2011 est aussi « l’année de l’Outre-mer » qui a vu surtout dans les territoires ultramarins mais aussi en Métropole (panthéonisation d’Aimé Césaire, défilé du 14 juillet aux couleurs de l’Outre-mer, expositions dans les grands musées nationaux…) une série de manifestations qui visent à mettre en lumière la richesse des ressources économiques, écologiques, culturelles de ces territoires (un commissariat en charge de la célébration de l’année de l’Outre-mer est nommé ; Daniel Maximin est nommé commissaire). Par ailleurs, l’année 2011 est aussi l’année qui prépare les échéances électorales de 2012, même si N. Sarkozy ne s’est pas encore déclaré officiellement candidat à sa propre succession. Il est ainsi difficile de ne pas avancer une raison stratégique –les populations ultra-marines ou d’origine africaine se comptant en autant d’électeurs– pour éclairer le retour de N. Sarkozy sur le devant de cette scène mémorielle, alors qu’il l’avait largement boudée depuis 2008.

21Au moment où la partie la plus droitière de la majorité souhaite voir abolir cette loi (au motif qu’elle serait, pour reprendre les mots du député UMP Christian Vanneste, une « loi anti-française »), la simple présence du Chef de l’État à la manifestation du 10 mai 2011 semble sonner comme un désaveu d’une telle initiative et comme un quasi-reniement de la thématique de campagne de 2007. Au moment où une partie du Gouvernement, par l’entremise du ministre de l’Intérieur, ne cesse de durcir sa rhétorique et sa politique à l’encontre des immigrés et des Français musulmans, le Chef de l’État rappelle, à de nombreuses reprises, dans son allocution, les valeurs républicaines, les principes des droits de l’homme et dénonce l’ignominie du racisme et de l’antisémitisme. L’allocution du Jardin de Luxembourg19, sans rompre entièrement avec la grammaire mémorielle abolitionniste, accorde une place sans précédent, à l’initiative d’un Chef d’État, à la figure de l’esclave à la fois comme victime et comme héros. L’inscription sur la stèle, inaugurée solennellement le même jour, à la suite de l’allocution, fait, dans le même sens, des esclaves affranchis les auteurs de leur propre émancipation et les artisans d’un progrès de l’humanité : « Par leurs luttes et leur profond désir de dignité et de liberté, les esclaves des colonies françaises ont contribué à l’universalité des droits humains et à l’idéal de Liberté, d’Égalité, et de Fraternité qui fonde notre République. La France leur rend ici hommage. »

22Une telle politique de la mémoire, qui n’hésite pas à comparer de manière inédite la tragédie de l’esclavage avec l’horreur de la Shoah, n’a pu qu’exaucer, au moins partiellement, les demandes de reconnaissance des associations et des acteurs mémoriels20 de l’esclavage qui font de la reconnaissance de ce crime une condition de construction quasi-thérapeutique des identités symboliques et narratives des « descendants d’esclaves ». Tout se passe comme si le Chef de l’État, en parlant de « faute inexpiable, irréparable » à propos de la responsabilité de l’Occident dans la traite et l’esclavage voulait faire de l’allocution du Jardin du Luxembourg l’équivalent symbolique du discours du Vel d’hiv de J. Chirac du 16 juillet 1995 à propos de la reconnaissance de la responsabilité de l’État dans la déportation des Juifs de France. Toutefois, là où J. Chirac pointait une « faute collective » et mettait directement en cause l’État français, N. Sarkozy préfère dans son discours se référer à l’entité plus englobante (et moins directement « culpabilisante ») de « l’Occident ».

23Malgré cette réserve, comment expliquer que l’allocution de N. Sarkozy soit en décalage par rapport à une partie de sa majorité, au moment où celle-ci entend capter les voix du Front National ? Outre la volonté toute présidentielle de laisser une « marque » dans l’histoire des politiques mémorielles (dans un autre registre que son prédécesseur), on peut faire deux autres hypothèses. D’une part, dans la continuité de l’hommage rendu à Césaire après sa panthéonisation, le discours du Jardin du Luxembourg résonne comme une « séance de rattrapage », après le discours prononcé à Dakar en juillet 2007. Désormais, N. Sarkozy dénonce directement l’ethnocentrisme de l’Occident à l’origine de la traite et de l’esclavage et admet « qu’il pouvait y avoir d’autres formes de civilisations aussi belles, aussi grandes ». D’autre part, la communication politique du Chef de l’État, comme on l’a vu, varie profondément selon les contextes et selon les publics auxquels elle s’adresse. « L’art de la confusion », comme l’appelle Éric Fassin, de la politique sarkozyste consiste à pouvoir dire quelque chose et son contraire selon les opportunités qui se présentent. L’art de la confusion est aussi un art de la séduction dans la logique de la compétition politique.

24Si le contenu du discours du jardin du Luxembourg apparaît inédit de la part d’un chef d’État, a fortiori d’un chef d’État qui souhaite par ailleurs rétablir un régime mémoriel nationaliste, on ne peut que s’étonner du très faible retentissement public et médiatique de ce qui aurait pu constituer un événement mémoriel. Frédéric Lazorthes (entretien le 22/01/2013 à Paris) –lequel a suivi de près l’organisation des festivités du 10 mai 2011 en tant que secrétaire général du CPMHE– fait l’interprétation suivante : la ligne défendue dans le discours, qui doit beaucoup au conseiller Camille Pascal, s’est heurtée à une ligne plus droitière et plus nationaliste de l’Élysée que représente notamment le conseiller Henri Guaino. Or, si ce-dernier n’a pu visiblement empêcher la proclamation du discours, il aurait tout fait pour en minimiser l’impact médiatique, au point de donner l’effet d’une quasi-contradiction performative de la part de la communication élyséenne :

« L’Élysée s’est contentée d’une conférence de presse, a seulement distillé quelques informations dans la presse. Alors qu’en 1995 avant l’allocution de J. Chirac pour la commémoration de la rafle du Vel d’hiv, les services de l’Élysée avaient procédé à une intense campagne d’informations avant le discours. Par exemple, un verbatim avait été envoyé au Monde. » (Entretien avec F. Lazorthes, le 22/01/2013)

25Le fait de diffuser à l’avance aux médias audio-visuels crée des conditions favorables à ce que l’on pourrait assimiler à une prophétie auto-réalisatrice. On peut conjecturer également que la faible popularité de N. Sarkozy en fin de mandat, que la politique très droitière menée tout au long de son quinquennat, sans parler des dérapages racistes de certains de ses ministres, que les « ratés » précédents de ces initiatives mémorielles (discours de Dakar, affaire de la lettre de G. Môcquet, affaire de la prise en charge par des élèves de Cm2 d’enfants juifs déportés…) n’ont point crée les conditions favorables à une bonne réception de son allocution.

Paradigmes, institutions du sens, régimes mémoriels

26On peut tirer un certain nombre d’enseignements de l’analyse de la coexistence des régimes mémoriels qui permet d’enrichir l’analyse de l’action publique de la mémoire. Analyser les grammaires commémoratives comme des « institutions du sens » corrobore l’un des acquis de l’approche cognitive des politiques publiques : les régimes mémoriels s’inscrivent dans le temps relativement long des changements. Ainsi aura-t-il fallu plus de 50 ans (depuis 1948), voire 150 ans (depuis l’abolition de l’esclavage en 1848) pour assister à un basculement significatif des régimes mémoriels, c’est-à-dire à la reconnaissance officielle du régime victimo-mémoriel de l’esclavage à travers notamment l’adoption de la loi du 10 mai 2001. Faire des grammaires des « institutions du sens », au sens où nous les avons définies avec Vincent Descombes dans notre premier chapitre, revient du même coup à rendre plus perméable la frontière entre « idées » et « institutions », sauf à réduire les institutions à des règles formelles.

27Parmi les approches récentes dites néo-institutionnalistes en politiques publiques, notre attention se porte ainsi sur les manières de réarticuler les « intérêts » (analyse des logiques d’action collective, des stratégies, des calculs déployés par les acteurs en interaction en fonction des coûts et des bénéfices qu’ils peuvent en attendre), « les institutions » (analyse de la détermination et de la sédimentation des règles formelles et informelles sur les modalités d’agir des acteurs publics), et les « idées » (analyse des déterminants cognitifs et normatifs (croyances, valeurs, normes, représentations collective) sur les processus de stabilisation et de changement des politiques publiques). Plutôt que de privilégier un facteur au détriment des autres, des auteurs comme Hugh Heclo21, Peter Hall22, Bruno Palier et Yves Surel23 cherchent à montrer leurs influences réciproques au titre d’une modélisation dite des « trois I », sans exclure donc un facteur a priori. Sans pouvoir entrer ici dans le détail des débats théoriques que cette modélisation suscite, nous intéresse la prise en compte, inspirée de la triple catégorisation braudelienne, de temporalités différenciées pour rendre compte de la dynamique de chaque déterminant de l’action publique. Ainsi les « intérêts » sont rythmés par le temps court de l’événement des interactions en fonction des opportunités du moment ; les institutions sont gouvernées par des temporalités moyennes « dans la mesure où les logiques d’institutionnalisation des dispositifs d’action demandent du temps (procédures administratives, déblocage de crédits, formation de personnels24…) » ; enfin, les « idées » sont régies par le temps le plus long, le plus réfractaire au changement bref et nerveux, pour autant qu’ils supposent de transformer les structures cognitives des acteurs publics.

28Parler d’institutions du sens à propos des régimes mémoriels revient à les apparenter, sans les assimiler, au temps long des « idées » ; la vertu heuristique de la notion d’institutions du sens permet justement d’étendre la portée des institutions au-delà de leurs restrictions aux règles formelles. Inclure les règles informelles au titre des institutions permet de reconsidérer justement la démarcation entre « idées » et « institutions » : dans un sens large, les valeurs, les représentations, les croyances relèvent bien d’institutions – d’institutions du sens. Bruno Palier et Yves Surel nous mettent clairement sur cette voie lorsqu’ils parlent « de cartes mentales enracinées25 » qui pèsent sur le comportement des acteurs pour désigner l’une des dimensions du « poids des institutions ». Du même coup, pour gagner en cohérence et clarifier les niveaux de temporalité, il faudrait réserver la temporalité dite moyenne aux institutions dites formelles (lois, règlements, procédures…) et la temporalité longue aux institutions du sens. La difficulté de cette approche consiste à distinguer la dynamique temporelle propre à chaque facteur, et à montrer en même temps le sens de leur enchevêtrement : les interactions stratégiques sont toujours en même temps insérées dans des institutions et se donnent toujours dans des rapports de sens ; les structures cognitives ne planent pas dans le ciel des idées mais sont toujours incarnées dans des institutions et sont portées par des acteurs en interaction. Parler de temps long pour qualifier ces institutions du sens revient à en faire autre chose que des règles intemporelles. C’est montrer que les institutions du sens, bien que fortement résistantes au changement parce qu’elles configurent aussi bien les institutions formelles que les structures mentales des acteurs, restent soumises au temps et à l’histoire.

29Ces remarques générales permettent de mieux comprendre le phénomène de la coexistence de régimes mémoriels : l’institutionnalisation d’un nouveau régime mémoriel ne signifie pas nécessairement la suppression des précédents. Parce qu’un régime mémoriel est suffisamment enraciné dans les structures symboliques (par exemple le régime mémoriel abolitionniste, du fait de son affinité avec l’ethos républicain, configure encore une majorité d’acteurs politico-administratifs), ou dans les institutions formelles (par exemple le régime mémoriel d’origine nationaliste inscrit dans la loi de 1983 dont la remise en cause dans les DOM provoquerait un vent de contestation considérable), il est très difficile ou périlleux politiquement de vouloir l’éradiquer. C’est parce que les trois régimes mémoriels de l’esclavage, tout en ayant été historiquement antagonistes, ne sont pas contradictoires en soi qu’une marge de « travail de sens » est possible pour les rendre « cohabitables ». On l’a vu à propos de la formation du « consensus équivoque » de la loi de juin 1983 ; on l’a vu encore à propos de la production de la loi du 10 mai qui permet l’officialisation d’un régime victimo-mémoriel, sans détruire le roman national abolitionniste.

30L’analyse des régimes mémoriels antagonistes permet également de considérer sous un nouveau jour certaines approches dites cognitives de l’analyse des politiques publiques. On pense en particulier à la modélisation des paradigmes inspirée de l’épistémologie de T. Kuhn26. Transposée, sous certaines réserves, à l’analyse de l’action publique, la notion de paradigme permet de comprendre comment l’on passe de la genèse de problèmes publics, à leur résolution dans une matrice sens et d’instruments stabilisés, puis à une phase de crise où les « recettes » tirées du paradigme précédent ne permettent plus de résoudre de nouveaux problèmes publics et charrient donc des désaccords parmi les acteurs et les spécialistes27. L’un des intérêts de cette approche, que l’on retrouve partiellement dans la notion de « référentiel » théorisée en France par Pierre Müller, est de proposer une analyse discontinuiste des matrices de cognition qui conviennent très bien, malgré les critiques adressées à ce modèle, à l’objectivation de certaines politiques économiques et sociales : l’avènement d’un nouveau paradigme (par exemple néo-libéral) entraîne, après une phase de crise, la suppression du paradigme précédent (par exemple un paradigme d’inspiration keynésienne qui implique un tout autre rapport à l’État et au marché).

31Il n’est pas question bien entendu d’assimiler la notion de régime mémoriel à celle de paradigme, la seconde étant plus complexe et englobante que la première. En revanche, il peut être intéressant de montrer le contraste entre une approche cognitive qui insiste sur la discontinuité des paradigmes et une approche qui objective la cohabitation de régimes mémoriels, c’est-à-dire de configurations de matrices de sens antagonistes. Le jeu de la compétition politique autant que l’impact des institutions formelles que le poids des institutions du sens, une fois celles-ci produites en mémoire officielle, permettent de comprendre pourquoi les mêmes gouvernants sont amenés, selon les circonstances et les publics visés, à puiser dans des régimes mémoriels historiquement conflictuels (sans être pour autant incompatibles). On l’a vu par exemple sous les mandatures de Chirac et de Sarkozy. À la différence de l’approche en termes de paradigmes, le modèle des régimes mémoriels permet de comprendre que des grammaires ne sont pas nécessairement substituables les unes aux autres.