1Lambézellec : une paroisse bretonne aux portes de Brest. Au début des années trente, elle échappe encore partiellement à l’attraction de la ville. Au sud, le quartier de Kérinou, dans un vallon situé à près de deux kilomètres du bourg, est déjà urbanisé. Mais au nord, la paroisse couvre toujours une zone rurale assez étendue. L’Étoile Saint-Laurent : un patronage né à la fin du xix^e siècle et qui, comme beaucoup d’autres, s’est constitué en société sportive au lendemain de la Première Guerre mondiale, ici en 1919. Observons l’évolution de ce patro entre 1932 et 1956, période pendant laquelle la paroisse de Lambézellec a été dirigée par le même curé, resté à son poste en vertu de ses privilèges de doyen, et connu pour son attachement sourcilleux à l’unité paroissiale et à ses expressions liturgiques1. Il se trouve que ces années correspondent à ce que l’on considère généralement comme la grande période de l’Action catholique spécialisée. Il s’agit donc de voir comment un patronage se situe dans cette conjoncture a priori moins porteuse.

2Pour apprécier l’insertion d’une œuvre dans les fluctuations de la pastorale, on pense évidemment à mesurer la surface qu’elle occupe dans le bulletin paroissial. L’idée est simple, mais sa réalisation malaisée. Elle se heurte en effet à des obstacles incontournables. Les lacunes des archives empêchent tout traitement sériel. La mutation des supports – d’abord colonnes insérées dans un fonds commun national, Je Sers, édition de Lambézellec, ensuite feuille purement locale, La Voix de Saint-Laurent, puis L’Écho de Saint-Laurent – complique les rapprochements. On en est finalement réduit à comparer quatre années tests – d’octobre à septembre, puisque, comme on le sait, « octobre est le mois de la reprise des œuvres2 »– retenues pour leur fortune documentaire et leur écart chronologique à peu près homogène, cinq à six ans. Le résultat doit être interprété avec prudence, mais il signale au moins des changements dont il faut rendre compte : en 1935-1936, le patronage occupe 28 % de la surface du bulletin paroissial. Cette proportion tombe à 11 % en 1941-1942 et 12 % en 1947-1948, puis remonte à 32 % en 1952-1953. Voilà qui suggère trois périodes : le patro a le vent en poupe dans les années trente, il connaît une certaine défaveur dans les années quarante, il reprend du poil de la bête – contre toute attente – dans les années cinquante. Pourquoi ?

Les vertus du patro

3Lorsque Monsieur Chapalain est nommé curé de Lambézellec, en juillet 1932, le patronage est une institution déjà bien établie, et menée de main de maître par un vicaire, l’abbé Croissant. Il repose essentiellement sur trois activités de loisir : le football, le cinéma et le « patro du jeudi », sorte de centre aéré pour les plus jeunes. Tout cela marche d’autant mieux que la paroisse est alors en situation de monopole. La fondation du Patronage laïque de Lambézellec, en mars 1933, entraîne quelques départs parmi les sportifs mais ne modifie pas sensiblement la fréquentation de l’Étoile Saint-Laurent. Il semble bien que le nouveau venu ait recruté surtout dans le quartier ouvrier de Kérinou, peu pénétré par les œuvres paroissiales. La concurrence laïque n’ébranle donc pas les certitudes catholiques. Elle incite quand même à développer et à améliorer encore le fonctionnement de « l’œuvre si vivante et si florissante qu’est notre patronage Saint-Laurent3 ».

4Mais pour le nouveau curé ce n’est certainement pas l’urgence. Certes, de par son âge – il est né en 1880 – et son itinéraire, il est sensible à la vertu des patronages. Il appartient à une génération sacerdotale formée au grand séminaire de Quimper dans l’esprit du catholicisme social. Sans en être une figure dominante, à la différence de Madec-social, il a fréquenté le « cours d’œuvres » créé en 1885 par le supérieur, François Ollivier, et animé ensuite par l’abbé Treussier. Jeune vicaire à Saint-Martin de Brest, Jean-Louis Chapalain a dirigé activement le patronage paroissial. Mais, à la différence de certains de ses confrères, il ne s’est jamais vraiment identifié à cette fonction. Le patro n’est pour lui qu’une œuvre parmi d’autres, et la presse, par exemple, l’intéresse autant. Et surtout ce n’est pas son charisme. Il est d’abord un homme de chant, et donc de cérémonies. C’est à l’église qu’il donne sa mesure et le culte est toujours au centre de ses préoccupations. Au dire de quelqu’un qui l’a bien connu, « pour lui le chant et la musique n’étaient pas une vaine satisfaction d’esthète, c’était une forme d’apostolat4 ». Un prêtre social, donc, mais sensible aux pompes liturgiques. À son arrivée à Lambézellec, il choisit ses priorités : la chorale à développer, les orgues à installer et – problème majeur – les processions à sortir, puisque la réglementation municipale les confine depuis 1903 à l’intérieur de l’église : il gagnera en Conseil d’État en 1936. Pour le reste, il fait confiance à ses vicaires.

5Dans ces conditions, les évocations du patronage dans la presse paroissiale tendent d’une part à célébrer sa vigueur et ses vertus, et d’autre part à rappeler son rôle apostolique et donc la subordination religieuse de ses activités profanes. Telle qu’elle est décrite dans un long article publié en octobre 1937, la vie de l’Étoile Saint-Laurent répond ainsi à une double logique : logique de persévérance, logique de préservation. Persévérance dans la pratique religieuse que l’adolescence tend à dissiper parce que l’emprise de l’école et de la famille devient plus aléatoire. Et si, vu de l’extérieur, le patro c’est surtout le foot et le ciné, les paroissiens doivent savoir que l’essentiel n’est pas là, mais bien dans « la fidélité à la messe du patronage et à la communion solennelle ». La fréquentation des sacrements est « un indice du degré selon lequel a été atteint l’idéal proposé5 ». La devise de l’Étoile, « uhelloc’h atao » (« toujours plus haut ») est aussi un rappel du mouvement concentrique et centripète qui doit animer l’œuvre tout entière.

6Mais comment rester sensible à l’appel du clocher si le climat ambiant en détourne l’esprit ? Le patro est aussi là pour préserver les paroissiens des sollicitations perverses. Ceux qui viennent au cinéma Saint-Laurent y trouveront « de beaux programmes, de bons films, et ils éviteront certaines bandes sonores créées pour souiller les esprits et exciter les passions du cœur, bandes dont tout chrétien devrait s’abstenir6 ». Il y a en quelque sorte un devoir de patronage, un impératif de choix catholique que le problème des vacances met particulièrement en évidence. Dans les patros et les colos confessionnels, les exercices religieux complètent la distraction :

Dans d’autres, les jeux et les amusements ne manquent pas non plus. Ils sont même honnêtes, nous en avons la conviction. Mais les directeurs et surveillants donnent-ils l’exemple de la prière et de l’assistance à la messe ? Font-ils prier les enfants et conduisent-ils à la messe ceux qui ont l’habitude d’y assister ? Le règlement de ces organisations est muet sur ce point. Alors ? Ces patronages ou colonies de vacances sont-ils indiqués pour des enfants catholiques ? Méritent-ils de retenir l’attention des parents catholiques quand ils se demandent à qui confier leurs enfants ? Évidemment non. Ils renouvelleraient la faute qu’ils commettent en les mettant dans une école neutre alors qu’ils pourraient les mettre dans une école chrétienne. Cette faute serait même plus grave parce que l’école est obligatoire, tandis que la colonie ou le patronage ne le sont pas. En outre, pendant la période scolaire, les enfants même des écoles laïques peuvent remplir leurs devoirs de chrétiens en famille ou à l’instigation de leurs parents, tandis que pendant les vacances ils ne le peuvent pas s’ils appartiennent à des patronages ou colonies laïques7. »

7Ce souci de préservation conduit à un principe d’accumulation. Il s’agit de n’exclure a priori aucune activité puisque « tout peut tourner à bien, dans une certaine mesure : il n’est que de saisir l’angle sous lequel il faut le considérer et le traiter8 ». Cette conception extensive a deux conséquences. La première est que la paroisse se donne les moyens de fournir une réponse de patro aux nouvelles demandes de loisirs. Concrètement, cela signifie des achats et des travaux. Dès 1934, c’est l’acquisition d’une propriété à Ploumoguer, au bord de la mer, pour la colonie de vacances des garçons. Viennent ensuite l’installation des fauteuils dans le cinéma et le passage du muet au parlant, puis diverses opérations d’agrandissement des locaux existants. La seconde conséquence est que les activités se multiplient : plusieurs sections sportives qui ne se constitueront officiellement que quelques années plus tard fonctionnent déjà en circuit fermé.

8Le patro des années trente est donc ici un élément essentiel d’un dispositif paroissial qui se croit assuré de sa solidité. Face aux menaces d’échappement, il réagit par un élargissement de ses compétences. Cette logique de chrétienté, encore offensive et sereine, porte cependant en elle des germes d’implosion, par effet de masse et effet d’éloignement. Mais le risque n’en apparaît guère à ce moment.

Les dangers du patro

9La baisse sensible de la surface consacrée aux informations sur le patronage dans les années 1940 ne peut pas s’expliquer par une seule raison. Il faut déjà distinguer entre la guerre et l’après-guerre. On serait tenté de penser que la guerre a interrompu ou réduit les activités. Ce n’est pas absolument exact. Si l’on note effectivement « peu d’ardeur » au cours de l’hiver 1939-1940, c’est que 120 patronnés sont mobilisés, et parmi eux plusieurs responsables ; 34 se retrouvent prisonniers après la défaite. La période de l’Occupation – ici de juin 1940 à septembre 1944 – se traduit par des fluctuations. Désorganisation et découragement dans un premier temps. Les cercles d’études ne se réunissent plus. Il n’y a plus de colonie de vacances. Le cinéma ferme. Le sport continue tant bien que mal, mais au printemps 1941 même les compétitions de football sont interrompues, au point que « certains croient que tout est terminé9 ». Cela redémarre pourtant dès l’été, avec le patro de vacances et la gymnastique en plein air, et la saison 1941-1942 voit à la fois le retour de certains prisonniers, la reprise normale du football, la relance du cercle d’études des jeunes et la diversification des activités sportives : athlétisme et basket, qui n’étaient jusque-là que des à-côtés du foot, se structurent pour eux-mêmes. Court répit : en février 1943, la fermeture des écoles et l’évacuation des enfants tarissent le recrutement, et le patro vit à un rythme réduit jusqu’à la Libération, servant, entre autres choses, de couverture sociale à certaines actions de résistance qui se développent alors.

10Il faut aller au-delà de ce descriptif. Car le patronage ne souffre pas seulement des aléas des circonstances extérieures. Paradoxalement, il pâtit également des regains cultuels induits par le conflit. À cause de sa valeur stratégique et de son utilisation par les Allemands, le port de Brest est régulièrement bombardé par l’aviation alliée10. Cette permanence du danger entretient dans la population un courant de piété populaire que le clergé s’emploie à canaliser et à solenniser. Le point d’orgue en est, entre 1941 et 1944, les processions interparoissiales du Vœu de Brest, d’abord mensuelles, puis semestrielles mais avec le maintien d’une manifestation tous les mois dans chaque paroisse. Les foules déplacées par cette intense activité liturgique réconfortent le chanoine Chapalain. Président de missions bretonnes et familier de leur discours sur la mort, il trouve naturellement dans les périls de la guerre matière à prédication.

11Les patronnés sont évidemment associés à ce déploiement de ferveur. Les jours de procession, ils sont priés de se regrouper nombreux derrière la bannière du patronage dans le cortège. Mais désormais, au fond, on va directement à l’église sans passer par le patro. Il se produit de fait une déconnexion entre le sport et le culte. L’un et l’autre se développent, mais les niveaux intermédiaires qui devaient les rattacher périclitent au même moment. Faute d’être articulés, ils deviennent concurrents ou sont perçus comme tels. Le conflit de la cloche et du sifflet suscite la colère du curé, qui en veut à certains « jeunes confrères qui semblent se trouver mal à l’aise à l’église », comme il l’explique, en octobre 1941, aux autorités diocésaines :

Ils n’ont dans la tête, en sortant du séminaire, que l’idée du sport et du cinéma. Par ailleurs, les Directeurs d’œuvres font abstraction des Vêpres dans leur programme du dimanche. N’a-t-on pas convoqué récemment des confrères de Brest et des environs à une réunion à l’heure habituelle des Vêpres ? La matinée elle-même commence à être attaquée : l’année dernière, des jeunes gens du patronage faisaient des marches d’entraînement à l’heure de la Grand’Messe. On a même vu des prêtres assister à ces entraînements. Donc, pour eux, le temps de la Grand’Messe, c’est du temps perdu. Je prétends qu’en suivant cette voie, nous faisons fausse route11.

12Curieusement, le contentieux s’approfondit dans les bouleversements de l’immédiat après-guerre. L’incroyance, naguère contenue au fond du vallon de Kérinou, remonte sur les pentes qui mènent au bourg de Lambézellec, sous la forme de quartiers de baraques où est hâtivement et provisoirement relogée la population brestoise, dont la ville n’est plus qu’un champ de ruines. Mais la situation est extrêmement mouvante et donc difficile à analyser. Le curé voit surtout sa baraque-église pleine, et ses processions bien suivies. Il est sensible à la force des chiffres absolus et ne calcule guère les pourcentages, d’ailleurs complexes en raison de la grande mobilité de la population de référence.

13Son premier vicaire, au contraire, est attentif au détachement religieux des nouveaux venus. Il s’inquiète de ce qu’il perçoit comme une déchristianisation populaire qui campe maintenant aux portes du bourg. Il lui semble important d’adapter le patronage à cette situation nouvelle et de ne pas hésiter à innover pour accrocher un public indifférent ou rebelle. Les locaux détruits, le cinéma impossible à brève échéance, le patro doit miser sur la force attractive du sport. L’abbé Rolland décide donc, à la rentrée 1946, de développer le basket. Mal lui en prend. Son curé s’étonne de voir des matches programmés le dimanche matin, contrairement aux dispositions diocésaines, et en réfère au vicaire général : « Je serais content de savoir si l’administration maintient sa défense. Je perds mon temps s’il en est autrement. » On lui adresse une réponse embarrassée, indiquant que le règlement existe toujours mais qu’il est difficile à appliquer12. Le curé s’incline quand il apprend que même à Saint-Corentin de Quimper – la paroisse de la cathédrale – on ne le respecte guère.

14L’incident avait été très vif localement. La plupart des témoins l’évoquent spontanément. Il révèle en tout cas l’ampleur d’un malentendu que d’autres constats nourrissent alors. On discute, chez les jeunes de l’Étoile Saint-Laurent, de l’obligation de la messe du patro. La retraite habituelle de rentrée attire peu de monde en 1947. L’année suivante, ce sont les joueurs de football qui snobent la « coupe des patros » parce que cette compétition purement catholique leur semble sans intérêt. Le chanoine Chapalain ne serait pas loin de penser que son patronage se transforme, selon le mot cruel de M^gr d’Hulst, en « estaminet bien pensant ». En 1949, il aura un dernier accès d’humeur devant la disette de voix masculines à la chorale : « On reproche à la chorale son esprit bigot ? Allons ! Qu’on assiste à nos réunions et l’on y trouvera un esprit jeune et plein d’allant […]. Est-ce parce que l’on chante à l’église que certains hésitent à venir ? Mais le centre de la vie paroissiale n’est-ce pas l’église ? À quoi serviraient tous nos mouvements de jeunesse si ce n’est avant tout pour chanter la gloire de notre divin Chef, de Jésus ouvrier13 ? » Mais ce n’est déjà plus qu’un rappel général. Depuis l’été 1948 le curé a changé d’avis et de directeur de patro.

Le repli sur le patro

15C’est la conjoncture diocésaine qui explique la nouvelle attitude du curé. M^gr Duparc, ancien prêtre social figé sur les positions de Léon XIII, avait régné à Quimper de 1908 à 1946 : un bail qui n’avait guère favorisé les mutations pastorales. Les mouvements d’Action catholique spécialisée – la JAC notamment – s’étaient bien constitués, souvent d’ailleurs sous l’impulsion de la postérité sillonniste, mais sans vraiment pénétrer, surtout en esprit, l’ensemble d’un diocèse perçu toujours comme globalement fidèle. Le chanoine Chapalain disait volontiers sa vénération pour son évêque, qui représentait au fond les enthousiasmes de sa jeunesse. Il fallut près d’un an pour trouver un homme à la taille de cette lourde succession. Nommé en avril 1947, le chanoine André Fauvel, directeur des œuvres du diocèse de Coutances, arriva à Quimper en juillet. Après six mois, à l’occasion du traditionnel échange des vœux, il dit sa satisfaction mais aussi ses inquiétudes :

Nous assistons à une fermentation profonde dans un monde bouleversé. Toute une société s’organise en dehors des cadres traditionnels. Elle semble disposée à se passer de la religion. Les gens les plus dociles s’émancipent. Les techniques nouvelles pénètrent partout, changeant la mentalité de nos paroissiens. La vie de nos campagnes s’est modifiée davantage depuis cinquante ans que pendant des siècles et son évolution va continuer. Le raz de marée de la déchristianisation qui a dévasté tant de diocèses fait sentir jusqu’ici ses remous. Un jour peut venir où les fervents seuls nous resteront fidèles. Croire que nous sommes à l’abri de la crise serait la plus dangereuse des illusions. […] La paroisse ne peut plus vivre repliée sur elle-même en « autarcie ». Notre ministère n’est plus indépendant de celui du confrère du voisinage14.

16Ce langage comblait d’aise une fraction du clergé local, qui se sentait jusque-là incomprise. Mais il heurtait des positions établies. Il portait atteinte à la solide tradition du rector potens, du curé seul maître à bord dans sa paroisse, tradition que le chanoine Chapalain symbolisait parfaitement, avec deux ou trois confrères dans le diocèse.

17Plus encore, l’évêque arrivait riche d’un passé actif d’aumônier de JACF, et déterminé à privilégier la pastorale d’Action catholique spécialisée. Avec lui, « le diocèse semble avoir fait le pas décisif, dans son ensemble (et non plus au niveau de quelques avant-gardes) », rappelait, dans un éloge funèbre, l’un des prêtres qui l’ont le plus suivi dans cette direction15. C’est une évolution qui se produit alors un peu partout en France. La période de l’immédiat après-guerre peut être décrite sommairement comme celle du triomphe institutionnel de l’Action catholique, mais non sans un repositionnement douloureux des tendances plus anciennes ou plus récentes. L’hégémonie de l’Action catholique se trouve alors doublement contestée. En aval, par une frange missionnaire qui a pris acte – avec les abbés Godin et Daniel, auteurs du célèbre France, pays de mission ? en 1943 – des limites de la JOC, et qui expérimente des formules nouvelles : prêtres-ouvriers, Mission de France, paroisses missionnaires, mutations du Mouvement Populaire des Familles, etc. En amont, par un secteur de chrétienté qui, selon les cas, traîne les pieds, négocie ou contre-attaque.

18Cette dernière attitude est par exemple celle inaugurée brutalement et en franc-tireur par le Père Fillère dès 1934. Elle trouve, après la guerre, un réel écho chez un certain nombre de directeurs de patro, qui n’adhèrent pas pour autant à l’idéologie du mouvement pour l’Unité16. On observe la précédente chez l’abbé Courtois et les responsables de Cœurs Vaillants, soucieux de se faire reconnaître une place dans la nouvelle donne : tentative devant laquelle on se demande toujours si le démarquage ou l’articulation l’emporte dans les esprits, et qui s’apparente aux problèmes du scoutisme et du guidisme, agrégés un peu malgré eux à la mouvance d’Action catholique. Quant à la première réaction, moins théorique, plus statique, mais tout aussi obstinée et peut-être la plus répandue, elle se rencontre, semble-t-il, au niveau des paroisses, sous la forme d’une force d’inertie d’autant plus redoutable qu’elle supporte les maquillages de circonstance. C’est ce côté terre-à-terre de l’opposition à l’Action catholique que le patronage paroissial de Lambézellec représente parfaitement.

19L’Action catholique spécialisée existait bien à Lambézellec avant 1948. Du moins sur le papier. Car lorsqu’on y regarde de plus près, on devient plus circonspect. Trois groupes seulement : la JAC, première venue en 1935, la JOCF, lancée en 1938, et enfin la JOC, dont les premières affiliations remontent à 1941. Les effectifs, très instables comme dans tous les mouvements de jeunesse, restent toujours modestes : souvent quelques unités, au mieux une trentaine d’éléments. Les locaux qui abritent leurs réunions sont ceux du patronage. Leurs aumôniers, tel ou tel vicaire… au hasard des services à compléter ! Leurs occupations sont parfois surprenantes : à la JOCF, on fait surtout du théâtre. Quand le bulletin paroissial fait écho à leurs activités, c’est la plupart du temps dans la rubrique « Étoile Saint-Laurent ». Autant d’indices qui suggèrent une position marginale et même subordonnée. Au fond, l’Action catholique ne recrute qu’au-delà de la zone d’attraction du patronage, chez les filles d’une part, et à la périphérie, campagnarde ou suburbaine, d’autre part. Et curieusement, la JAC, par exemple, fonctionne en quelque sorte à l’envers, comme un pré-patro, ses meilleurs éléments l’abandonnant volontiers pour prendre des responsabilités au sein de l’Étoile Saint-Laurent. Dans ces conditions, il est clair que l’Action catholique spécialisée n’a pas ici d’existence réelle. Elle n’est qu’un mot de passe, un pavillon de complaisance.

20La volonté de M^gr Fauvel n’y change pas grand-chose. Coupes de la joie et congrès du XX^e anniversaire donnent à la JAC un certain élan et la JACF en naît en 1953. Mais il faut attendre 1954 pour voir démarrer l’Action Catholique Ouvrière, à l’occasion de la construction d’un lotissement de type « Castors ». Au contraire, c’est le patronage qui fait preuve, à partir de 1948, d’un dynamisme impressionnant. Entre le vieux curé et son nouveau directeur de patro, l’abbé Francis Guéguen, il y a désormais une complicité très efficace. On reconstruit, on agrandit, on achète, on diversifie les activités. L’Amicale des supporters déborde d’ingéniosité pour trouver des ressources. On préfère renoncer à un projet d’école pour faire une salle de cinéma, et on passe outre aux réserves de l’évêché sur l’opportunité de l’opération17.

21La question des filles est symptomatique. Traditionnellement, elles étaient encadrées par l’école des sœurs ou par l’Action catholique spécialisée à la mode locale. La création du patronage féminin en 1950 répond « au désir de la grande majorité » ; elles « sauront, nous en sommes certains, mériter d’être de cette bonne et grande famille de l’Étoile. À elles aussi de prouver que ce n’était pas simple jalousie que d’envier les jeunes gens pour leur patro », explique le bulletin paroissial. « Mais dans tout cela que deviennent nos mouvements spécialisés d’Action catholique ? Que Guides et JOCF se tranquillisent. Il n’est pas question de fusion, il est question d’union et d’apostolat commun18. » En réalité, seules les Guides maintiennent effectivement une certaine autonomie qu’elles avaient déjà assurée en rassemblant des effectifs suffisants.

22Cela va tellement à contre-courant de la pastorale diocésaine que le clergé de Lambézellec éprouve de temps à autre le besoin de se justifier : « On a dit trop souvent que Lambé ne voit que par le sport. En dehors des Cercles des Patros qui préparent des cadres pour nos jeunes, nous n’oublions pas la classe ouvrière qui constitue les trois quarts de nos paroissiens. La JOCF renaît avec un groupe de 10 à 15 filles19. » Mais le précédent groupe avait cessé d’exister en étant aspiré par l’Étoile féminine ! Phénomène qui peut paraître insolite si l’on ne se place pas dans la perspective de priorité paroissiale qui est celle du chanoine Chapalain. Pour lui, le problème ouvrier ne relève pas seulement – et même pas d’abord – de la JOC ou de la JOCF. Par convenance pastorale, le curé entretient la fiction d’une Action catholique spécialisée dont il sait bien qu’elle n’a chez lui d’autre destin qu’une alternative étrange : disparaître par intégration dans le patro ou mourir d’épuisement interne.

23Il y avait déjà la persévérance et la préservation. Il y a désormais également une logique de préemption qui gouverne le patronage, lieu privilégié où doit s’inscrire toute innovation. Il faut insister sur cet aspect des choses, qu’exprime très souvent la présentation de l’Étoile Saint-Laurent comme une « grande famille » ou un « second foyer ». Aux yeux du chanoine Chapalain, le patronage est la continuation profane de la communauté liturgique réalisée à la messe dominicale. La même fraternité fondamentale s’y réalise, indépendamment de toutes considérations d’âges ou de milieux sociaux. La même unité s’y fait autour de la foi et de la morale chrétiennes. Lorsque l’école a achevé son œuvre, le patro est, entre l’église et la famille, le lieu nécessaire et suffisant de la socialisation catholique.

24Sur ce thème récurrent, un article du bulletin paroissial paru en juin 1949 est particulièrement explicite. Évoquant l’esprit du patro qui « reste bien vivant dans la paroisse », il poursuit :

Vous le trouverez partout, dans notre baraque du Calvaire [l’église provisoire] évidemment (il y a son domicile), mais aussi dans la rue et à la campagne, chez l’ouvrier et chez le patron comme chez le commerçant, et plus fort même chez les aînés que chez les jeunes. Pour tous ces vétérans aux cheveux grisonnants, le Patronage reste le vieux mouvement catholique paroissial qui a abrité leur enfance turbulente et sauvegardé leur jeunesse tapageuse, et aucun effort, aucun sacrifice ne compte lorsqu’il s’agit d’aider le Patronage à être, pour les enfants et jeunes gens d’aujourd’hui, ce qu’il a été pour eux20.

25Deux autres aspects de l’attitude du curé apparaissent là. D’une part, il ne conçoit pas un apostolat qui échapperait à l’orbite paroissiale. Il refuse une pastorale qui le dessaisit d’une partie de ses prérogatives. Lorsqu’il sent que la tendance est à cette dérive, il « emparoissialise » – si l’on peut dire – à travers le patro. D’autre part, il voit dans la durée l’un des points forts du patronage, alors que l’Action catholique lui semble fugace : « Ceux qui sont sortis des mouvements spécialisés, que deviennent-ils une fois mariés ? […] Leur ardeur d’autrefois n’aurait-elle été qu’un feu de paille21 ? »

26Rien ne manifeste mieux sa conception des choses que la kermesse annuelle, « la fête populaire par excellence de Lambézellec, où les braves gens de chez nous aiment à se retrouver dans un esprit de famille, une ambiance de joie et d’entraide paroissiale22 ». Tout est là, en effet : un catholicisme populaire, de clocher, familial, festif et paroissial. Beaucoup plus, finalement, qu’une option pastorale : l’expression d’une civilisation. Que cette sociabilité du bourg fût condamnée à court terme par l’extension de la banlieue brestoise, c’est ce qui semblait évident aux responsables diocésains. Mais ils ne pouvaient guère en convaincre un curé sûr de lui, conscient de ses privilèges de doyen et déterminé à résister au courant.

27Il ne restait qu’à tourner ses défenses. Justifié au demeurant par les bouleversements démographiques liés à la reconstruction de Brest, le démembrement de la paroisse fut l’arme de l’évêché contre ce curé obstiné. Le détachement du quartier de Kérinou en 1951, fut le plus orageux, parce que plusieurs dirigeants de l’Étoile Saint-Laurent y habitaient. Pendant que certains décidaient de rester fidèles à leur ancienne paroisse, d’autres s’employaient à créer un nouveau patronage, l’Étendard, et ce ne sera pas la moindre surprise de l’abbé Thivollier et de ses missionnaires en roulotte, appelés là en 1953 pour, entre autres choses, « charpenter solidement une action catholique sous toutes ses formes », que de constater la force de l’esprit de patro dans une paroisse qu’on leur avait décrite comme largement déchristianisée23.

28Réconcilié avec son patronage sur le dos de l’Action catholique, le chanoine Chapalain a dû malgré tout continuer à batailler pour le respect de la hiérarchie des valeurs. Il ne manquait d’ailleurs pas de confrères pour lui faire observer qu’à terme le sport et le cinéma étaient plus dangereux pour le culte que les mouvements spécialisés qui, eux au moins, n’empiétaient pas sur les horaires des messes et des vêpres dominicales. Et si la presse paroissiale des années cinquante célèbre volontiers la prospérité de l’Étoile Saint-Laurent, l’enthousiasme des jeunes et l’exemple qu’ils donnent aux fidèles en participant aux processions derrière leur clique, elle s’interroge aussi parfois sur la solidité de ces pratiques : « Il faut bien avouer que trop souvent la piété est plus juxtaposée, plus accrochée à notre vie quotidienne qu’insérée profondément en elle. Notre messe du dimanche, nos prières, notre communion du troisième dimanche du mois, tout cela n’est-il pas devenu pour nous du formalisme obligatoire et gênant, de l’à-côté et de l’accessoire ? […] Il ne faut rien exagérer, mais tout de même, tout de même 24… »

29En fait, le patronage est alors victime de son succès. Son développement tentaculaire le rend plus difficile à contrôler. Et dans ses extensions lointaines on perd de vue, ici ou là, le centre inspirateur et les motivations initiales. Plus radicalement, il ne peut éviter la pénétration de la modernité, comme le montre l’évolution des sujets abordés par le cercle d’études des anciens. Avant la guerre, il s’inscrivent sur fond de certitudes et donnent les réponses de l’Église aux problèmes humains. Par la suite apparaît souvent une apologétique fondamentale qui n’avait pas semblé nécessaire jusque-là.

30Trois remarques pour finir. La première est que se confirme encore une fois le décalage chronologique souvent observé entre Paris et la province, entre le catholicisme pensé au sommet et le catholicisme vécu à la base. Si, vue de la capitale et mesurée aux foules des grands congrès nationaux, l’Action catholique spécialisée connaît un essor spectaculaire dès les années trente, son insertion dans le tissu catholique reste modeste ou douteuse. On ne prendra jamais assez garde aux illusions des chiffres et des cartes, qu’ils soient gonflés ou qu’ils recouvrent des réalités tout à fait différentes de ce qu’ils sont censés représenter. Ce n’est qu’après la guerre que l’Action catholique devient dominante et, peut-on dire, contraignante.

31La deuxième est une interrogation sur les raisons qui font que des patronages bien implantés constituent alors des môles de résistance à la vague des mouvements spécialisés. On peut l’expliquer par la volonté du clergé local et par son habileté à jouer de l’inertie, et aussi de l’équivoque, en prenant les mots sans les choses. Mais sans doute ce refus tire-t-il sa force du vide objectif qu’il traduit. On opposait volontiers, dans le monde rural du diocèse, patro des villes et Action catholique des champs25. Vu de Lambézellec, de ce clocher interposé entre Brest et la campagne, c’est plutôt patro du bourg et Action catholique des villes ou des champs. Le patronage répond alors à l’attente de classes moyennes – petits commerçants, marins d’État, employés et autres – mal gérées par l’Action catholique. Une structure moins bourgeoise que la Jeunesse Indépendante Chrétienne et moins typée que le scoutisme et le guidisme.

32Enfin, il est clair que l’identification accentuée de la paroisse à son patro, et, dans le patro, du sport au patro26, était porteuse d’une contradiction fatale. À terme, les intérêts du sport et du culte divergeaient forcément. À l’inverse de ce qui s’est souvent produit dans l’Action catholique, le clergé de patronage a dû faire face, non à une contestation centripète de la part de son public, mais plutôt à des forces centrifuges sans perspectives critiques. Son problème a été alors de déterminer les formes et les limites concrètes de la contrainte religieuse qu’il pouvait et devait exercer dans le patronage. Quand celle-ci est devenue trop problématique, il a fini par s’en séparer.