1Parmi les nombreux mouvements de jeunesse dont l’éclosion et l’essor sont l’une des caractéristiques du xx^e siècle en Europe, le scoutisme est assurément celui dont l’histoire s’est le plus renouvelée depuis quelques années. Longtemps méconnu, notamment par l’historiographie religieuse1, il suscite désormais livres, articles et travaux universitaires qui attestent l’ampleur et la complexité d’un phénomène que l’opinion a trop souvent identifié à des images aussi pittoresques que réductrices. Il ne faut pas se dissimuler que ce regain d’intérêt tient en partie aux divergences qui opposent aujourd’hui les héritiers de Baden-Powell. Le scoutisme catholique, en particulier, est traversé par des conflits que les évêques les mieux intentionnés peinent à apaiser. Or le scoutisme a nourri une mémoire forte et polémique, qui embarrasse l’historien autant qu’elle le sert. Comblé par l’abondance des archives, et en particulier par la richesse des fonds privés qui ont été conservés, le chercheur est souvent attiré par ses informateurs dans des querelles d’héritage, alors qu’il n’est là que pour essayer de comprendre les choses, en les mettant à distance critique, avec cet éclairage proprement diachronique qui fait la singularité de sa démarche professionnelle. Ce n’est pas simple, surtout lorsque, comme c’est souvent le cas, il est lui-même issu de l’une ou l’autre de ces organisations. Malgré ces difficultés, qui ne sont en somme qu’une forme aiguë de la pathologie de l’histoire immédiate, la recherche progresse à grands pas. Il n’est sans doute pas inutile de rappeler les principaux acquis de cette avancée, en insistant notamment sur ce qui concerne le scoutisme catholique, dont le caractère majoritaire au sein du scoutisme français est encore plus accusé en Bretagne. Ce n’est en effet que sur cette toile de fond que l’on peut détacher les composantes de ce que j’appellerais volontiers la question bretonne du scoutisme.

L’identité scoute

2Le scoutisme apparaît au premier abord comme un mouvement de jeunesse parmi d’autres, ou plutôt comme un ensemble de mouvements présentant des traits communs qui définissent précisément l’identité scoute dans la variété des modèles de sociabilité juvénile. Mais cette configuration change avec le temps : dans les limites chronologiques retenues ici — de la fin des années vingt au début des années soixante — ce sont trois périodes très différentes qui rythment l’évolution du scoutisme français, et de sa branche catholique spécialement.

3Le mouvement scout est pluriel, parce que la religion, le sexe et l’âge y ont introduit de nombreuses variantes. Baden-Powell n’avait pas exclu Dieu de sa méthode éducative, bien au contraire, mais il ne lui avait donné ni figure particulière, ni place déterminée. Ses disciples entreprirent, les uns de le concentrer dans leur confession, les autres de le diluer dans un humanisme laïque, ou plutôt neutre, selon la formule qui a prévalu parce qu’elle permettait de le différencier d’un laïcisme antireligieux qui n’était pas son fait2. Le scoutisme français s’en trouva d’emblée diversifié. Naquirent ainsi tour à tour les Éclaireurs unionistes (protestants) et les Éclaireurs de France (neutres) en 1911, les Scouts de France (catholiques) en 1920, enfin les Éclaireurs Israélites en 1923. La mixité n’étant pas de mise, il y eut en parallèle un scoutisme féminin, mais selon un autre découpage. En effet, la Fédération française des Éclaireuses, constituée en 1921, regroupa des unités neutres, unionistes et, à partir de 1927, israélites. tandis que les milieux catholiques créaient leur propre organisation, les Guides de France, en 1923. Tel a été le paysage du scoutisme français jusqu’à la fin des années cinquante. On a assisté ensuite à une double évolution un peu contradictoire. Victime de ses dissensions, le scoutisme catholique s’est divisé : les Scouts de France ont été concurrencés à partir de 1958 par les Scouts d’Europe, importés d’Autriche et puissamment renforcés en 1962 par le ralliement des troupes bretonnes Bleimor. Neuf ans plus tard, en 1971, ils ont dû faire face à la scission des Scouts Unitaires de France. Les autres branches, unioniste, israélite et neutre, ont tendu au contraire à se concentrer en regroupant garçons et filles suivant la pente générale de la société, alors qu’en milieu catholique les Guides de France ont jalousement gardé leur indépendance, moins par rigorisme moral, comme on pourrait le croire, que par expérience des vertus féministes de la séparation des sexes.

4Il faut ajouter qu’à l’intérieur de chaque mouvement, l’âge a suggéré très vite des distinctions. Le projet initial visait les adolescents, mais on eut tôt fait de l’étendre en amont, en y préparant les enfants, et en aval, en y conservant les aînés : ainsi des louveteaux et des routiers chez les Scouts de France, ou des jeannettes et des guides aînées chez les Guides de France. On pourrait même prolonger en évoquant la propension de certains anciens à se retrouver ensemble dans des associations comme les Amitiés scoutes par exemple, qui ont donné naissance, en 1947, à La Vie Nouvelle. Bref, il s’est toujours agi, dans le scoutisme, d’un monde protéiforme et segmenté où les particularismes n’étaient pas négligeables, d’autant plus que toutes les branches ne pesaient pas le même poids. Sans entrer dans le détail de chiffres toujours sujets à caution, tant sont fluctuants, par nature, les effectifs des mouvements de jeunesse, il suffit d’observer qu’en 1930 les Scouts de France représentaient à eux seuls près des deux tiers du scoutisme masculin français, avec 25 000 jeunes, face aux 8 000 Éclaireurs unionistes, 5 000 Éclaireurs de France et 1 200 Éclaireurs israélites. Dix ans plus tard les quatre mouvements totalisaient près de 110 000 adhérents mais les proportions restaient globalement les mêmes. Ainsi, tard venu et avec des réticences, le scoutisme catholique n’en a pas moins été le plus puissant. Cette position dominante explique en partie l’assurance et l’intransigeance de ceux qui, à l’instar de son aumônier général, le Père Forestier, l’ont pensé comme le scoutisme authentique, rectifié, en quelque sorte, par la vérité catholique3, et qui ont transposé dans les relations entre mouvements scouts la logique qui prévalait plus largement dans les rapports interconfessionnels au sein du christianisme.

5Considéré en lui-même, le scoutisme est donc un phénomène complexe qui requiert une approche détaillée. Mais en même temps il participe d’une évolution générale des formes de socialisation dans les pays industrialisés. Au risque de surprendre, il faut souligner que le scoutisme n’est pas aussi original qu’on le croit volontiers. C’est dans la première moitié du xx^e siècle que l’adolescence apparaît comme classe d’âge et que se constituent les mouvements de jeunesse proprement dits. Qu’ils soient politiques, comme les Jeunesses communistes et les Jeunesses socialistes, religieux, comme la JOC et les autres mouvements d’Action catholique spécialisée, ou culturels, comme la Ligue française des Auberges de jeunesse, leur caractéristique commune est de valoriser la responsabilité des garçons et des filles, et donc de rejeter l’éducation traditionnelle, avec cette présence tatillonne des adultes qu’entretenaient aussi bien le système scolaire que les diverses œuvres — patronages, colonies de vacances et autres — qui avaient fleuri depuis la deuxième moitié du xix^e siècle4. Des œuvres aux mouvements, ce déplacement essentiel s’est opéré en France comme ailleurs, mais en général à l’imitation de ce qui s’est d’abord fait ailleurs. Le scoutisme est né britannique, la JOC est née belge, et si les Pionniers rouges (communistes) et les Faucons rouges (socialistes) ont beaucoup emprunté au scoutisme, d’autres influences ont joué, par exemple celle des Komsomols soviétiques.

6Il se trouve que dans un article pionnier publié en 1985, Aline Coutrot a élaboré un modèle du mouvement de jeunesse qui rend compte de l’unité profonde de ce phénomène quelles que soient les particularités de chacune de ses expressions concrètes. Ni la pédagogie de l’action — mettant l’accent sur la participation, le savoir-faire et la progression — ni le retour à la nature — avec les balades et les camps — ni les signes extérieurs d’appartenance — uniforme, chants ou slogans — ni même la dimension communautaire, associée à la volonté de prendre en compte tous les aspects de la vie de l’adolescent, ne sont propres au scoutisme5. Et si l’on s’en tient aux seuls mouvements catholiques, on ne peut pas dire que la spiritualité des Scouts de France soit particulière. La rénovation liturgique dont on les crédite à juste titre ne leur est pas exclusive : sans doute ont-ils fait plus, plus tôt, et peut-être plus facilement, mais les autres ont eu leur part. Même le rejet viscéral de la civilisation capitaliste, libérale et individualiste ne leur est pas spécifique : l’invocation de l’ordre social chrétien, l’idéal d’une nouvelle chrétienté, c’est le lot commun. Tout au plus peut-on dire que les Scouts de France se situent sur l’une des lignes les plus intransigeantes de cet intégralisme chrétien : je ne vois guère que la Cité des Jeunes du Père Fillère qui en appelle de manière encore plus forte à un totalitarisme chrétien pour faire face aux totalitarismes païens6.

7Regardons les choses de haut : tous les mouvements de jeunesse des années trente conjuguent d’une manière ou d’une autre le procès du « désordre établi », selon la formule de Mounier, et l’anticipation communautaire d’un monde meilleur. Au reste, il est symptomatique que les principaux mouvements de jeunesse qui se sont développés alors aient produit dix ans plus tard leurs associations d’anciens, comme si, en somme, les structures classiques du monde adulte ne pouvaient convenir quand on était passé par là. Le Mouvement Populaire des Familles, pour les anciens jocistes, et le Mouvement Familial Rural, pour les anciens jacistes, relèvent au fond d’une logique analogue à celle de La Vie Nouvelle : logique qui n’est pas seulement de rejet du monde ancien mais aussi d’affirmation d’un nouveau type familial fondé sur le partage dans le couple d’un même esprit et d’un même militantisme.

8Pourtant la mémoire commune ne s’y trompe pas lorsqu’elle distingue nettement les scouts et les autres. Il est incontestable que, tout en empruntant à l’air du temps, le scoutisme s’est différencié des autres mouvements de jeunesse. Trois éléments, surtout, y ont contribué : une sociologie bourgeoise, un style militaire et un horizon utopique. On ne peut évidemment parler de sociologie bourgeoise qu’à la condition de prendre les mots au sens large : il s’agit moins de désigner une catégorie sociale déterminée que de souligner un recrutement qui s’est surtout opéré dans des milieux à la fois urbains et aisés. Sans doute y a-t-il eu au départ, chez les Scouts de France, une volonté missionnaire d’atteindre les enfants du monde ouvrier. Mais au cours des années trente le développement rapide du mouvement s’accompagne de son embourgeoisement, si bien qu’à la veille de la guerre il s’agit avant tout, selon Philippe Laneyrie, d’une « école de formation élitiste de futurs chefs ou cadres (civils ou militaires) issus des couches dominantes7 ». On le comprend mieux en songeant à la place prise alors par Cœurs Vaillants, qui réforme les patronages de l’intérieur en s’inspirant partiellement du scoutisme mais en collant étroitement aux milieux populaires. Dès lors, cette ligne de partage semble se confirmer globalement jusqu’aux années soixante, quels que soient les efforts faits ici ou là pour la dissiper.

9Le style militaire du scoutisme a, lui aussi, toujours frappé l’opinion. L’uniforme, signe le plus évident, s’est conservé ici après la Libération alors qu’il s’effaçait ailleurs. Plus qu’ailleurs, aussi, la discipline a été valorisée, parce qu’il s’est toujours agi, dans l’esprit des responsables, de former de chefs et donc de promouvoir, suivant les maximes du Maréchal Foch, une obéissance active, capable de cette initiative qui évite au subordonné de compromettre l’exécution des ordres par une attitude bornée. Foch, mais aussi Lyautey, Guynemer, Laperrine et autres héros de la Grande Guerre ou de l’aventure coloniale, mais encore, en remontant le temps, Turenne, Bayard, Jeanne d’Arc : les troupes — le mot n’est pas indifférent — se placent volontiers sous le patronage des grands soldats. Des preux chevaliers du Moyen Âge aux commandos britanniques de la Seconde Guerre mondiale, les modèles proposés à l’admiration des adolescents chez les Scouts de France peuvent changer, c’est toujours un univers de guerriers qui suggère que la foi, l’honneur et les armes ont partie liée.

10Cet univers, c’est aussi bien souvent celui de la littérature scoute, dont on ne saurait sous-estimer l’influence. Christian Guérin a montré l’importance de la collection « Signe de piste » dans l’élaboration d’un système de représentations qui rejette la société moderne, ou plus exactement les principes qui la régissent. Relisons Le Bracelet de vermeil, Le Prince Éric ou Le Foulard de sang : à travers les romans de Serge Dalens ou de Jean-Louis Foncine, avec les illustrations hiératiques de Pierre Joubert, c’est une « culture-bulle » qui se construit et qui renforce tout ce qui tend par ailleurs à constituer le scoutisme en communauté close8. En effet, même si le « peau-rougisme » des débuts, qui permettait de snober avec délectation les « visages pâles9 », s’est rapidement atténué, la sphère des activités ludiques n’a cessé de privilégier des ailleurs, spatiaux — la forêt, la nature en général — ou temporels — le jeu médiéval. Philippe Ariès a bien perçu l’ambiguïté de cet horizon utopique qui permettait de radicaliser la critique de la société, tout en la désamorçant par son caractère nécessairement provisoire : « L’adolescence, écrit-il, était considérée comme le temps de la nature, avant l’engagement sans retour de la maturité dans la civilisation industrielle et urbaine10. » À cet égard, le scoutisme s’est trouvé à l’opposé des mouvements d’Action catholique, dont le principe était de former les jeunes par l’enquête, la réflexion et l’action dans leur milieu. « Voir, juger, agir », c’est un mot d’ordre qui ferme la porte à l’utopie. Dès lors, si la JEC et le scoutisme recrutaient dans les mêmes catégories sociales, leurs logiques étaient contradictoires, ce qui n’a pas empêché, ici ou là, des doubles affiliations : la vie, on le sait bien, n’obéit jamais aux principes qui sont supposés la gouverner, et les distinctions les mieux assurées dans les états-majors parisiens se troublent à mesure qu’on s’enfonce dans les réalités provinciales.

11Voilà qui invite à la circonspection. Tout tableau d’ensemble tend à accuser les traits pour faire percevoir l’essentiel, alors que la réalité est fondamentalement floue, parce que diverse et mouvante. Au moins peut-on ajouter, par réflexe d’historien, les nuances qu’impose la chronologie. Dans ce temps des chemises beiges qui nous occupe ici, il est nécessaire de distinguer trois moments. Le premier, des origines à 1939, est celui des années héroïques. Le scoutisme s’implante peu à peu dans une société qui le considère tantôt avec étonnement, tantôt avec hostilité. Les Scouts de France, en particulier, peinent à se faire admettre dans une Église qui a d’autres traditions ou d’autres priorités11, et l’accommodation du mouvement à la perspective générale de l’Action catholique ne va pas sans difficultés. Mais ce sont aussi, comme l’écrit à juste titre Jean-Michel Fabre, « les années de gloire12 ». L’adversité aiguise le sentiment d’appartenance et l’époque suscite les grandes aventures comme le raid automobile Paris-Saïgon en 19371938, le plus célèbre des voyages de Guy de Larigaudie, dont la mort au champ d’honneur, le 11 mai 1940, fixera la figure du routier de légende.

12Les années de guerre sont plus contrastées. L’image qui vient d’abord à l’esprit est celle des scouts à Vichy. On sait que plusieurs chefs issus des Scouts de France travaillent avec Georges Lamirand au Secrétariat général à la Jeunesse. Ils y contribuent à l’organisation des Chantiers de la Jeunesse, dont l’encadrement est confié en priorité à d’anciens scouts. Ils sont aussi à l’origine du mouvement des Compagnons de France, pour les adolescents. Leur influence est également très sensible dans l’École des cadres d’Uriage. Bref, les scouts, et en particulier les scouts catholiques, participent activement à la Révolution Nationale. Mais il en est aussi qui se lancent, et parfois très tôt, dans la Résistance, surtout en zone occupée. Et surtout il importe de ne pas oublier que les attitudes ont pu évoluer tout au long du conflit et que, pour diverses raisons, un certain nombre de ceux qui avaient d’abord adhéré à la politique du Maréchal Pétain ont rejoint les maquis. En définitive, c’est un scoutisme éclaté qui sort de la guerre, mais il se partage au fond en deux grandes catégories. Il y a d’une part ceux pour qui les événements n’ont rien changé à leur idéal : maréchalistes ou résistants parce que scouts, ils demeurent globalement fidèles à leurs principes, mais le sort des armes fait que les premiers sont désormais hors jeu, tandis que les seconds accèdent au premier plan. Il y a d’autre part ceux que leur expérience, en Allemagne ou dans les maquis, a profondément transformés : prisonniers, déportés ou résistants et scouts, ils ont rencontré d’autres militants, souvent communistes, souffert ou combattu avec eux, et ce compagnonnage a remis en question leurs certitudes antérieures.

13On mesure alors le paradoxe du scoutisme de l’immédiat après-guerre. Critiqué par ceux qui lui reprochent ses sympathies vichystes et ceux qui, comme Emmanuel Mounier, lui font grief de son activisme et de son antiintellectualisme13, traversé par des contradictions internes qu’il peine à maîtriser, il connaît pourtant un succès sans précédent. Le Père Rimaud, aumônier national de la branche Éclaireurs des Scouts de France, a expliqué dans une page alerte combien cette fortune était inattendue :

Le scoutisme a réussi, écrit-il en 1947 pour les lecteurs des Études. On ne le conteste pas, même quand on fait sur lui des réserves. Discuté, et sans doute discutable, il s’est imposé. Où sont l’indulgence amusée et l’ironique irritation qui ont accueilli chez nous les premiers scouts ? Les mamans avaient peur du camp, des bronchites et des pneumonies qu’on ne pouvait manquer d’y attraper, des accidents inévitables auxquels on s’exposait follement. Les médecins d’ailleurs étaient réticents : il fallait parfois insister pour obtenir le certificat d’aptitude à camper. Les papas se méfiaient de l’esprit d’indépendance qu’allait prendre leur garçon. Ils prévoyaient aussi qu’une fois scout il ne travaillerait plus. Les professeurs, en effet, posaient en principe qu’un scout était un mauvais élève, jouant au sauvage au lieu de lire, se désintéressant de la culture. Les prêtres auguraient mal du camp pour le développement de la vie intérieure ; et plus d’un hochait la tête, soupirant que le Pape Pie XI, un alpiniste, avait bien vite approuvé ce mouvement naturaliste d’origine protestante. Laissons ceux et celles qu’effarouchaient les manches relevées et les culottes courtes, les bras et les genoux brunis par le soleil. Taisons-nous sur les résistances des dirigeants d’œuvres établies pour qui les scouts étaient des insurgés14.

14Cependant, malgré la disparition de ces craintes ou de cette hostilité, les années d’après-guerre sont, pour le scoutisme catholique, des années de tension, où se croisent, sur fond de mutations sociales lourdes, les débats politiques, missionnaires et pédagogiques. Les polémiques suscitées par l’évolution fortement divergente de la Route, d’une part, et des Éclaireurs-Raiders, d’autre part, puis la crise de la Route pendant la guerre d’Algérie, en 1956-1957, attestent la profonde division d’un mouvement qui n’a pourtant jamais autant recruté15.

15Il n’y a pas lieu d’aller plus loin dans cette présentation générale, bien qu’elle soit incomplète — j’en conviens volontiers — et qu’elle fasse sans doute la part trop belle aux catholiques adolescents de sexe masculin, ce qui est assurément contrarier beaucoup de monde. Mais mon objectif n’était que de baliser sommairement le terrain avant d’esquisser les perspectives d’une approche régionale.

La Bretagne enchantée du scoutisme

16Poser la question bretonne du scoutisme, c’est d’abord examiner l’implantation scoute en Bretagne. C’est aussi étudier la place de la Bretagne dans la pratique et l’imaginaire du scoutisme en général. C’est enfin réfléchir aux rapports entre appartenance scoute et identité bretonne.

17Bretagne, terre de scoutisme ? Tout incite à répondre non. Au début des années trente le mouvement est encore « quasi absent dans l’Ouest », affirme Gérard Cholvy16. Le propos est brutal, mais les chiffres et les dates établis par Christophe Carichon le confirment largement17. Les premières troupes des Scouts de France en Bretagne apparaissent en 1924 à Rennes et à Quimper. Lorient et Vannes suivent en 1925, Brest, Saint-Brieuc, Saint-Malo et Dinan en 1927. Avec quelque 150 adhérents, la province de Bretagne ne représente alors qu’à peine plus de 1 % de l’effectif national. La progression est sensible dans la décennie suivante : 1 650 adhérents en 1933, 2800 en 1938. Mais comme le phénomène est général, le rattrapage est très relatif : les troupes bretonnes ne regroupent encore que 3 % du total français en 1933, contre 25 % pour la seule Île-de-France. En 1939 on en est à 4,5 % mais c’est en partie grâce à l’intégration du district de Nantes depuis 1938. Il faut se rendre à l’évidence : le scoutisme français est urbain et la Bretagne est rurale ; il a ses bastions à l’est d’une ligne Rouen-Montpellier et Paris y tient une place prééminente ; enfin, il s’agit là de tendances qui se maintiennent, à peine atténuées, dans les années cinquante.

18À regarder les choses de plus près, on remarque que dans plusieurs cas ce sont des Bretons de passage ou d’adoption qui ont joué le rôle moteur. Un certain nombre de militaires, en particulier d’officiers de Marine affectés à Brest ou à Lorient, contribuent activement à l’implantation du mouvement en Bretagne, tel le polytechnicien Pierre Bousquet, ingénieur du Génie maritime à l’Arsenal de Brest de 1927 à 1935, considéré à juste titre comme « le véritable fondateur du scoutisme brestois18 ». Mais le mouvement n’en tire pas de véritable originalité. Les troupes de scouts marins, par exemple, ne se développent vraiment qu’après la guerre, alors que la région aurait pu s’y prêter plus tôt. On ne peut même pas dire que l’encadrement de la province de Bretagne soit plus militaire qu’ailleurs : partout les officiers ou anciens officiers sont fortement présents dans le scoutisme, où ils apprécient un sens de la hiérarchie qu’ils ne trouvent guère chez les militants d’Action catholique.

19C’est peut-être, alors, du côté du clergé qu’il faut chercher une certaine spécificité du scoutisme en Bretagne. Christophe Carichon a mis en évidence la relative dissémination du mouvement dans les villes moyennes et les gros bourgs ruraux du Finistère à la fin des années trente. Des troupes plus ou moins éphémères apparaissent ainsi à Concarneau, Douarnenez, Tréboul, Pont-l’Abbé, Locronan, Châteaulin, Pleyben, Landerneau, Plouarzel, Lesneven, Roscoff, Saint-Pol-de-Léon et Morlaix. Au lendemain de la guerre, on observe une évolution analogue pour les Guides de France, et la commissaire provinciale, Cécile Pouliquen, en tire argument, on l’a vu, pour défendre au sein de l’équipe nationale l’idée d’un guidisme populaire. Les prêtres ne sont pas forcément à l’origine de cette deuxième vague de fondations, mais leur présence semble en conditionner la pérennité, selon une logique analogue à celle que l‘on connaît déjà pour les cercles d’études du Sillon au début du siècle. Comme l’Action catholique, le scoutisme doit sans doute une grande partie de sa réussite en Bretagne à la disponibilté d’un jeune clergé assez nombreux pour s’y consacrer activement et se démarquer ainsi de ses aînés attachés aux œuvres traditionnelles19. Mais au-delà de ce phénomène de génération sacerdotale, il reste à savoir ce qui fait l’aumônier scout, ce qui le distingue de l’aumônier d’Action catholique. Question ouverte, qui appelle une prosopographie des aumôniers du scoutisme. On peut supposer ici une prédominance des éléments intellectuels du clergé, religieux ou diocésains, et en particulier des professeurs des grands collèges catholiques.

20Si, comparée à d’autres régions, la Bretagne ne s’impose pas vraiment comme un haut lieu du scoutisme, il semble, en revanche, qu’elle occupe dans l’imaginaire scout une place bien particulière. Bretagne, mirage du scoutisme ? Cette fois, tout suggère de répondre oui. Parce qu’ils sont en masse ailleurs, les scouts viennent nombreux ici à l’occasion de ces moments privilégiés que sont le camp ou la route de l’été. Mais pour y trouver quoi ? D’abord la nature, et quelle nature ! La variété de ses paysages, l’instabilité et la vigueur de son climat, la rudesse de ses habitants et l’hermétisme de leur langage, font de la Bretagne une contrée fascinante, à la fois attirante et étrange, avec cette part de mystère qui sied au jeu scout.

21Ouvrons un « Signe de Piste », Les Fantômes de la chapelle Pol, de Raymond Baux, publié en 1946. L’intrigue en est romanesque à souhait : un groupe de scouts de la région lyonnaise qui campe sur les dunes de Kerlouan se retrouve mêlé à une histoire d’espionnage et de sous-marins. Première page :

Les fanions claquaient au souffle du noroît qui balayait, sans répit, la côte du Finistère, depuis cinq jours. Le sable fin, arraché des grèves, courait à ras de sol et cinglait les mollets nus. Chassés des récifs submergés, leur habituel refuge, pétrels et goélands affamés ramaient dans la bourrasque et s’épandaient sur les champs labourés en nappes blanches et criardes. Jamais les scouts lyonnais n’avaient autant apprécié l’agrément des chemins creux et, lorsque, au début de l’année, il avait baptisé la patrouille nouvellement formée qu’on lui confiait et l’avait dotée de son cri de guerre « Mouette, toujours au vent ! », jamais Étienne Ringeard, qui ne connaissait que le vol gracieux des mouettes le long du Rhône, n’aurait imaginé être aussi bon prophète…

22Quelques pages plus loin, retour au camp :

Protégées des rafales par la masse de granit et le talus que couronnait une épaisse frondaison d’ajoncs piquants, les tentes, ornées de bruyères, égayaient les prés sombres. […] L’étang de Kerlouan clapotait presque à leurs pieds. Sa nappe ridée s’encombrait de joncs rigides aux pointes desquels le vent se déchirait avec des miaulements rageurs, puis se résolvant peu à peu, en un simple ruisseau, elle s’étirait sans fin. […] Çà et là, le dos résolument tourné à la mer, quelques fermes s’accrochaient désespérément au sol. Elles se tapissaient par groupes de quatre ou cinq, contre d’immenses meules de paille, sous quelques ormes échevelés, et leurs toits de chaume dépassaient à peine les buissons d’épines noires environnants. Au loin, les flèches ajourées des clochers de Kerlouan, Guissény, Plounéour-Trez dominaient la campagne dénudée. Ensemble un peu triste, mais spécifiquement breton, sur lequel les ajoncs jetaient leurs traînées d’or et les bruyères leurs flaques de sang.

23Quelques pages encore et voici le maître des lieux, Monsieur de Kergro’hen, officier de Marine en retraite, qui converse avec l’aumônier :

Je vous ai conseillé de vous installer ici et non ailleurs : j’avais mes raisons. — Oh ! je ne regrette plus rien maintenant ! Ce pays mérite vraiment d’être connu… Ses habitants aussi… J’aime leur simplicité antique, qui leur fait tutoyer tout le monde, leur parler plein d’un charme savoureux, malgré leurs incroyables inversions de langage et ce méli-mélo de masculin et de féminin qui me déroute toujours… — Que voulez-vous, mon Père… Ils ne parlent que breton entre eux, et ce qu’ils vous servent en français n’est qu’une traduction mot à mot de la phrase bretonne20.

24Inutile d’insister : voilà en quelques lignes les principaux ingrédients de cette Bretagne stéréotypée où peut se déployer l’aventure exaltante qu’attendent les adolescents. Au début des années trente, la commissaire assistante responsable des louveteaux de la province de Bretagne n’invitait-elle pas ses cheftaines à « situer la jungle sur la terre bretonne, dans la lande, les forêts, la côte de cette presqu’île de granit bourrée de légendes, de danses, de chants, d’une histoire qui fourmille d’innombrables thèmes de jeux21 » ?

25Allons plus loin. La Bretagne ne fournit pas seulement un support idéal pour le jeu ou un espace rêvé pour l’aventure, elle alimente aussi la méditation religieuse. Sûr de lui dans la ville, l’homme découvre dans la nature le sens de l’infini. Le Père Forestier invitait les scouts à ouvrir les yeux sur « la beauté du monde, reflet de la beauté de Dieu », et à vivre « un catholicisme à large respiration22 ». La mer, comme la montagne mène à Dieu : ce thème nourrit la littérature spirituelle des années trente à soixante et il contribue d’ailleurs à renouveler l’image pieuse. Le scoutisme n’en a certes pas le monopole, mais il s’y alimente largement. Il faut ajouter que la force particulière de la Bretagne dans cette propédeutique du sacré tient à la piété que l’on attribue à ses habitants. Voici, en 1937, un étudiant, routier scout, sortant d’une messe banale et d’un sermon désincarné dans l’église paroissiale d’un village provençal :

De ce dimanche en Provence, pourquoi conserves-tu, obsédant, le souvenir de ces dix minutes d’éloquence sacrée plutôt que celui d’un soleil couchant sur les Baux, où la terre, le ciel, et l’eau lointaine du Vaccarès, se fondaient dans un or unique ? C’est que tout le reste de ce dimanche, je n’ai rien croisé sur ma route, que médiocrité des âmes, ou péché qui ne se cachait même pas. […] Tout au long de ce dimanche, j’ai cherché vainement une chrétienté vivante23.

26Voilà, au contraire, les Cadets du Père Doncœur sur les routes de Bretagne en 1928. De Sainte-Anne-d’Auray au Mont Saint-Michel, ils sont venus « interroger un pays de foi tenace, que le passé chrétien marque encore et ennoblit d’une sauvage et douce beauté ! ». Prenons ce dimanche à Goulien, « un vrai dimanche de paroisse » : « Le ciel est lumineux, la terre reposée, les maisons nettes ; l’église, trop petite, est blanche de coiffes immobiles au milieu desquelles les hommes font des taches noires au transept et aux bas-côtés. Une voix, les hommes, attaque les chants liturgiques ; une voix, qui hésite et puis s’assure, les femmes, répond. Toute la paroisse s’unit dans ce dialogue séculaire, sûre et fidèle. Ah ! comme ce pauvre Péguy eût bu le bonheur ! » Partout un sentiment analogue, à peine écorné par les « anarchies qui fermentent dans le creuset de Douarnenez », la ville rouge24. Il se trouve que dans leur périple finistérien, de Quimperlé à Trofenteniou, la résidence estivale du Maréchal Foch en Ploujean, près de Morlaix, les Cadets du Père Doncœur n’ont sillonné que la Cornouaille et le petit Trégor : quelles impressions redoublées n’eussent-il pas tirées d’un parcours dans le Léon ?

27Le bocage et les chemins creux, la grève et l’océan, les clochers et les pardons, autant de traits qui dessinent une Bretagne idéale où se complait l’utopie scoute. Mais il ne semble pas que l’identité bretonne s’y inscrive autrement que sous la forme d’une touche supplémentaire, ajoutant au pittoresque des lieux. Revenons un instant sur les dunes de Kerlouan. Avec l’aide de l’officier de Marine accouru tout exprès, les scouts lyonnais ont déjoué les menées des ennemis de la France et du sinistre mareyeur qui s’était fait leur complice. Tout finit naturellement par une belle veillée :

La voix profonde de M. de Kergro’hen, accompagnée ensuite par celles de toute la population assemblée alentour, entonna le chant national de la Bretagne, chant aux intonations d’une mélancolie prenante : « O Breiz-Izel… » Puis les chants scouts reprirent de plus belle, entrecoupés de quelques sketchs très courts et, enfin, dans la nuit sombre, ce fut la montée de la prière toujours émouvante à Notre-Dame des Éclaireurs… Les scouts avaient disparu ; la foule s’était écoulée ; le feu jetait ses dernières lueurs sur la chapelle et sur le camp endormi… Indifférent à tous ces événements, le calvaire centenaire continuait à étendre ses bras miséricordieux, cependant qu’à ses pieds le scoutmestre s’imprégnait la mémoire de l’ultime vision de son camp25…

28On le voit bien, l’idée nationale bretonne s’inscrit ici dans un ordre des choses où l’on est à la fois catholique, français et breton, dans l’ordre, selon une complémentarité organique et hiérarchisée.

29Cette intégration harmonieuse que postule volontiers la littérature scoute, comme d’ailleurs la littérature catholique en général, ne va pourtant pas de soi. C’est même précisément dans le scoutisme qu’elle fait difficulté : personne ne songerait à poser la question d’une Action catholique bretonne, quels qu’aient pu être les efforts d’un abbé Favé pour maintenir dans la JAC du Finistère le sens de ses racines provinciales. En revanche, le scoutisme, qui est né militaire, a particulièrement développé le patriotisme de ses adhérents. Le chanoine Saluden, aumônier des scouts brestois, le soulignait volontiers pour rassurer ceux qui s’inquiétaient d’un modèle éducatif trop britannique à leurs yeux. « L’un des premiers effets du Scoutisme, expliquait-il en 1929, est de développer chez l’enfant le sentiment national et de rendre ce sentiment plus efficace par une formation sociale et civique nécessairement diverse d’un pays à l’autre. Plus un Scout sera Scout, plus il sera, avant tout, passionnément épris de la Patrie26. » Pour ce prêtre averti, écrivant deux ans seulement après que M^gr Duparc a rappelé à l’ordre les ecclésiastiques engagés dans le Bleun Brug, il n’y a pas d’ambiguïté : la patrie dont il parle est évidemment la « grande patrie » française au sein de laquelle la « petite patrie » bretonne ne peut se concevoir que dans les limites d’un prudent régionalisme. Le pacifisme de Baden-Powell et l’organisation internationale du mouvement scout plaident aussi contre la tentation nationaliste. Les grands Jamborees réunis périodiquement à partir de 1920 manifestent le souci permanent de dépasser l’horizon des frontières27. « Quiconque y a assisté, note André Fayol en 1937, a pu sentir l’esprit qui les animait, et comment le patriotisme ne s’y assortissait pas de la haine du voisin, mais, au contraire, l’amour de la patrie se conciliait avec l’amour des patries28. »

30Pourtant la simple valorisation du cadre provincial dans l’organisation scoute est grosse de virtualités difficilement contrôlables. Lorsqu’en 1926 le docteur Picquenard, commissaire de la province, invite ses troupes à tirer parti des ressources régionales, il s’en tient à la richesse de la nature bretonne, « si variée dans son ensemble29 ». Qu’on en vienne à s’intéresser au passé, comme au camp provincial de Saint-Gildas, en Cast, en 1934, et les choses se compliquent. L’histoire n’enseigne pas seulement que les Bretons ont su, autant ou plus que d’autres, servir la France, comme en 14-18. À remonter dans le temps, on s’expose à rêver un jour de l’indépendance perdue. On commence par invoquer Du Guesclin et on finit par se réclamer de Noménoé. Par ailleurs, dans la mesure où le scoutisme refuse la spécialisation par milieux sociaux mise en œuvre par les mouvements d’Action catholique, il se trouve d’emblée plus réceptif aux thèmes de l’idéologie nationaliste. Il faut ajouter que sa dimension utopique joue dans le même sens : comme la nation, telle que l’analyse Benedict Anderson, le scoutisme est à bien des égards une « communauté imaginée30 ».

31Il reste à savoir quand, comment et jusqu’à quel point l’idée d’un scoutisme breton a pu se développer. À survoler le problème, on serait tenté de suggérer une évolution en quatre étapes. La première serait celle de la Bretagne dans la France. Des cadres souvent étrangers à la région en découvrent les traditions et les utilisent sans arrière-pensée. « Tâchons, même si nous sommes d’ailleurs, de nous faire une âme bretonne, tâchons d’avoir l’esprit de province », recommande encore le commissaire assistant du district de Brest en 1936. La deuxième étape serait celle de la Bretagne sans la France. Des responsables issus du terroir, comme Jos Le Doaré, privilégient les références régionales, par exemple dans le patronage des unités : pourquoi s’en remettre aux saints ou aux soldats de France quand la Bretagne a les siens et plus qu’il n’en faut ? Voici les troupes Saint-Ronan ou Roi Gradlon. La troisième étape serait celle de la Bretagne contre la France. Sous l’Occupation allemande, alors que le scoutisme est interdit, les frères Caouissin, animateurs du journal O Lo Lê, trouvent le concours d’anciens scouts pour lancer en 1943 Urz Goanag Breiz (l’Ordre de l’Espérance de Bretagne), qui rassemble des jeunes autour d’un nationalisme chrétien et breton (Doue ha Breiz, selon leur devise). Les circonstances sont évidemment pour beaucoup dans cette aventure éphémère, mais aussi, sans doute, le souvenir de la Comtesse Markievicz et des Chevaliers de la Branche rouge, ces scouts nationalistes irlandais qu’elle avait fondés en 1909 afin de les préparer à la lutte pour l’indépendance31. La dernière étape, enfin, serait celle de la Bretagne malgré la France. Sur fond de repli culturel imposé par l’épuration et le discrédit du nationalisme breton, naissent les scouts Bleimor, à l’initiative des milieux de l’émigration bretonne à Paris : comme il arrive souvent, c’est hors de la Bretagne que s’affirme le plus vigoureusement une identité qui ne fait pas problème pour ceux qui sont restés au pays. Prenons garde, cependant, à ne pas durcir l’enchaînement chronologique suggéré par ce schéma. Autant que des modèles successifs dont l’un chasserait l’autre, on a sans doute là des configurations différentes qui ont pu cohabiter ou se concurrencer au même moment.

32Voilà donc quelques repères. Dynamique et diversifié, le scoutisme français des années 1930 à 1960 s’inscrit sans doute dans l’esprit de son temps et bien des traits le rapprochent des autres mouvements de jeunesse que l’époque a vu naître et se développer. Il s’en distingue pourtant et son originalité tient à la fois à sa sociologie, à sa pratique et à son idéologie : triple détermination qui s’impose quelles que soient par ailleurs les évolutions suscitées par les circonstances extérieures ou par ses conflits internes. Moyennement implanté en Bretagne, mais fortement enclin à se ressourcer dans le mythe d’une chrétienté bretonne idéale, il rencontre finalement, plus que bien d’autres organisations analogues, les divers problèmes de la question nationale bretonne. Toutes ces considérations seraient, bien entendu, à nuancer, d’autant plus que certaines ne valent que sous bénéfice d’inventaire. En toute hypothèse, elles laissent de côté une interrogation majeure : comment s’articulent, dans la redistribution du paysage scout, les identités bretonne, française et européenne ? Ou, pour le dire autrement, quelle est la part de l’affirmation bretonne des Bleimor dans le développement des Scouts d’Europe ? Les premières recherches de Lionel Christien montrent à tout le moins l’ampleur des malentendus32.