Chapitre II. Silhouettes catholiques de Basse-Bretagne*
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1Ils sont dix. Ils auraient pu être vingt, trente ou cinquante, mais à quoi bon ? L’accumulation ne servirait à rien. Cette galerie de portraits brièvement esquissés ne vise en effet qu’à suggérer la diversité du vécu religieux dans le catholicisme bas-breton du xxe siècle1. Huit hommes et deux femmes, comme il se doit si on veut refléter l’époque : l’Église qui, on le sait bien, doit beaucoup au dévouement des femmes, les a longtemps tenues en lisière. Tous ont eu partie liée avec le diocèse de Quimper. La moitié a acquis une notoriété nationale, la renommée des autres n’a pas dépassé l’horizon local. Parmi eux, un prêtre séculier et un religieux : le service de l’Église était leur métier. Les huit autres sont des laïcs, qui étaient occupés ailleurs – dans leur « devoir d’état », comme on disait – mais qui ont consacré beaucoup de leur temps à la cause catholique, chacun selon ses talents et ses convictions. Il en est qui ont fait figure de modèles, il en est aussi qui ont passé pour des originaux, voire pour des exaltés. Au total, à partir d’un petit échantillon aléatoire, un kaléidoscope du catholicisme actif. Pas d’évêques : ils sont assez connus. Pas plus, hélas, de représentant de ceux qui ne font pas profession, zèle ou étalage de leur religion : les paroissiens ordinaires laissent peu de traces dans les archives et dans les imprimés.
Un prêtre déconcertant, Madec-social
2Peu de prêtres de sa génération auront été aussi contestés et, au fond, incompris, que François-Marie Madec, né en 1879. Après des études solides, au petit séminaire de Pont-Croix, puis au grand séminaire de Quimper, il est ordonné à une époque où le diocèse connaît une pléthore d’effectifs. Il « monte » donc à Paris, comme plusieurs de ses confrères, pour y exercer, entre 1902 et 1905, les fonctions de surveillant puis de professeur au collège de l’Immaculée Conception, rue de Vaugirard. Il fréquente alors les réunions du Sillon, qui confortent l’esprit social qu’il avait déjà acquis grâce au cours d’œuvres de l’abbé Treussier à Quimper2. Rentré dans le Finistère, il passe quelques mois comme vicaire auxiliaire à Plonévez-Porzay, avant d’être nommé, en juin 1906, vicaire au Relecq-Kerhuon, près de Brest. Très vite, il s’y fait la réputation qui lui vaudra son surnom. Dans cette paroisse mi-rurale, mi-ouvrière (avec la poudrerie de la Marine), où les œuvres catholiques sont alors peu développées, il fonde un cercle d’études sillonniste, une coopérative ouvrière, une mutuelle incendie pour les agriculteurs, une école libre de garçons, mais surtout, en octobre 1907, un bulletin bimensuel, La Quinzaine Ouvrière, qui deviendra en 1912 l’hebdomadaire Le Militant, diffusé dans tout le département3. On le trouve encore à l’origine de l’Union des Apprentis catholiques de l’Arsenal de Brest, du Syndicat professionnel de l’Arsenal et de l’Union professionnelle des Ouvrières confectionneuses de la Marine.
3« Armé d’une plume trempée comme une épée et d’une langue tranchante comme un glaive4 », Madec-social se bat sur tous les fronts. Il organise notamment des réunions publiques, parfois houleuses, et va porter la contradiction dans les meetings des « rouges ». Mais, comme Marc Sangnier, il est hostile au principe du syndicat confessionnel et, lors du conflit de la poudrerie en 1908, il encourage les travailleurs catholiques à adhérer au syndicat local, affilié à la CGT. Après la condamnation du Sillon, en 1910, l’abbé Madec se rallie à l’idée d’un syndicalisme d’inspiration chrétienne, mais en souhaitant qu’il reste ouvert à des hommes « honnêtes » même si « peu pratiquants ». Tout cela ne va pas sans fatigue. « Sur un champ plus vaste, il faisait ce que font la plupart de nos directeurs d’œuvres paroissiales : il donnait à la fois son temps, sa peine, son talent et le contenu de son porte-monnaie5. » Cela ne va non plus sans heurts. À la méfiance de son recteur, qui l’espionne discrètement, et de son évêque, qui le soupçonne de rester sillonniste in petto, s’ajoute l’hostilité de ses adversaires, qui le poursuivent volontiers devant les tribunaux et obtiennent en deux circonstances sa condamnation au franc symbolique.
4En 1914, l’abbé Madec part comme aumônier volontaire du 2e Régiment d’Infanterie Coloniale. Sa bravoure lui vaut la Légion d’honneur. Cardiaque, il est réformé en 1918 et revient quelques mois au Relecq-Kerhuon, mais repart bientôt à Paris passer une licence de droit canonique. À son retour dans le diocèse, en 1920, il est nommé – écarté ? – recteur de Goulven. Dans cette paroisse rurale, son zèle social trouve encore à s’employer et n’y manque pas, même s’il rencontre maintenant les limites d’une santé déficiente. Nommé aumônier du Refuge à Brest en 1925, Madecsocial ne sait toujours pas se ménager. Tout en assurant des cours de littérature au collège Saint-Louis de Brest, il lance l’hebdomadaire régionaliste L’Armoricain, qui deviendra un supplément finistérien du Nouvelliste de Bretagne. De fait, c’est la question bretonne qui le mobilise désormais. Devenu secrétaire général du Bleun Brug en 1927, il veut donner au mouvement de l’abbé Perrot la dimension politique qui lui permettrait de contrer l’influence des autonomistes de Breiz Atao. C’est le but de La Patrie Bretonne, hebdomadaire bilingue qu’il crée en septembre 1927 et où il écrit sous le pseudonyme de P. Manac’h. Mais ce rêve d’un régionalisme catholique breton s’effondre dès novembre 1927 à cause du désaveu formel de l’évêque de Quimper.
5L’abbé Madec quitte bientôt le Bleun Brug pour poursuivre sa propre route. La Patrie bretonne disparue en 1929, il fonde alors Adsao, sur une ligne aconfessionnelle et sans inféodation partisane. Ce mouvement regroupera jusqu’à 5 000 adhérents et publiera de 1930 à 1934 un mensuel – puis trimestriel – du même nom. Pourtant, dès 1931, des dissensions politiques minent l’organisation. En 1934, l’abbé Madec précipite l’éclatement en voulant entraîner Adsao dans le sillage des ligues d’extrême droite. Consacrant ses dernières forces à des tournées de conférences en faveur de l’enseignement du breton dans les écoles, Madec-social est finalement vaincu par la maladie, qui l’alite dès 1935 et l’emporte un an plus tard. La Semaine Religieuse ne lui accordera qu’une nécrologie squelettique et épurée. Étrange, ce prêtre social et sillonniste qui est près de rejoindre le fascisme à la fin de sa vie ? Non, du moins si l’on veut bien lui chercher une logique qui n’est pas celle des politologues, la logique de l’intransigeance catholique, résolument anticapitaliste et anticommuniste.
Un « grand seigneur », Hervé de Guébriant
6C’est Tanguy Prigent, son adversaire irréductible, qui l’a qualifié ainsi, d’un trait qui exprime à la fois le respect et la stigmatisation. Grand seigneur, Hervé de Guébriant, né en 1880, l’était au propre comme au figuré. Issu d’une famille de vieille noblesse du Léon possédant plus de cent fermes, il fait ses études à Paris chez les jésuites, puis à l’Institut agronomique d’où il sort avec le diplôme d’ingénieur. Il appartient à cette nouvelle génération de nobles passés, par la force des choses, de l’armée à la terre, et, dans l’esprit du catholicisme intégral, de la cause du roi à la cause du peuple. Nourri des écrits de Le Play et de La Tour du Pin, habitant une circonscription représentée à la Chambre par Albert de Mun, le jeune Hervé de Guébriant est donc d’abord un catholique social, social parce que catholique. C’est ainsi qu’il crée en 1906, à Saint-Pol-de-Léon, une œuvre de jardins ouvriers inspirée de celle de l’abbé Lemire, puis, en 1911, une caisse d’assurances accidents agricoles. Il contribue, la même année, à la fondation de l’Office Central de Landerneau, qui deviendra le bastion de la mutualité agricole dans le Finistère.
7Porté à la présidence de cet organisme en 1919, il y déploie entre les deux guerres une activité inlassable. Dans un style d’autant plus autoritaire que nul ne peut contester son désintéressement, le comte de Guébriant est la tête pensante d’une contre-société catholique et paysanne, qui oppose à l’envahissement de l’État laïque la résistance de son organisation sociale et professionnelle. Ce faisant, il combat aussi bien la Ligue des Paysans de l’Ouest, animée par l’abbé Mancel et soutenue par L’Ouest-Éclair et les démocrates populaires, que le courant socialiste représenté localement par le jeune paysan trégorrois Tanguy Prigent6. Confronté aux succès de Défense Paysanne et aux méthodes d’action directe des Chemises Vertes, il cherche à les contrôler et à les canaliser au profit de l’Office Central – « Dorgères est mon ministre de la Guerre », dira-t-il un jour7. En 1933, « Landerneau », affilié à l’Union centrale des Syndicats des Agriculteurs de France, regroupe 531 syndicats, représentant plus de 40 000 adhérents dans le Finistère et les Côtes-du-Nord. Comme Louis Salleron, qui en actualise la théorie, de Guébriant résume son idéal en un mot : la corporation. Ce sera le thème du grand congrès de 1937, celui du vingt-cinquième anniversaire de l’Office Central.
8Les mesures prises par le gouvernement de Vichy le trouvent donc enthousiaste. Membre du Conseil National et président de la Commission de l’Organisation corporative paysanne, il cumule les responsabilités et consacre l’essentiel de son temps à mettre en place les Unions régionales corporatives agricoles, à commencer par celle de Bretagne dont il devient naturellement le président. Il n’a jamais été aussi puissant. Délégué général de la Chambre Corporative en 1943, il restera jusqu’au bout un fidèle de la Révolution Nationale, aussi hostile au mouvement autonomiste breton et aux collaborateurs qu’aux Anglais et aux résistants. La Libération est amère : alors que son vieil adversaire Tanguy Prigent est nommé ministre de l’Agriculture, de Guébriant est emprisonné en novembre 1944. Relâché, faute de charges suffisantes, dès août 1945, il obtiendra du Conseil d’État, en 1952, le versement de dommages pour « internement abusif et illégal ». Il abandonne en 1956 la présidence de l’Office Central et meurt en 1972.
Paul Simon, démocrate et chrétien
9Né à Brest en 1886, avocat, militant du Sillon, il se soumet lors de la condamnation du mouvement de Marc Sangnier en 1910, mais participe, dès l’année suivante, à la création de la Fédération des Républicains Démocrates du Finistère, qui en est objectivement un prolongement, même si, conformément aux injonctions de Pie X, elle n’affiche pas de référence religieuse explicite. Conseiller municipal de sa ville natale en 1912, animateur de l’hebdomadaire Le Démocrate, il entre véritablement sur la scène politique l’année suivante, en se portant candidat aux législatives partielles dans la 2e circonscription de Brest, contre le représentant de la droite conservatrice. Soutenu par les jeunes vicaires et les anciens militants du Sillon, il mène une campagne acharnée, qui met en évidence les divisions du camp catholique dans une circonscription où la gauche ne peut faire que de la figuration. Malgré les pressions de Mgr Duparc et l’hostilité d’une bonne partie du clergé local, il l’emporte au second tour, devenant ainsi, à vingt-six ans, le benjamin de l’Assemblée nationale. La pugnacité et l’indépendance d’esprit dont il a fait preuve en la circonstance lui valent un portrait peu amène, brossé par le chanoine Cornou, directeur du Progrès du Finistère : « Le candidat de la désunion entre catholiques en est arrivé à ne plus se rendre compte des propos qu’il tient et de la responsabilité qu’il encourt. Grisé par les applaudissements de sa Jeune Garde qui le suit partout, plongé dans une atmosphère de fanatisme qui rappelle à s’y méprendre les traditions de la fièvre du Sillon, ce petit jeune homme prend des allures de prophète et des attitudes de Bonaparte à son retour d’Égypte. Il doit se croire l’étoffe d’un futur président de la République ! L’humilité n’est pas dans tous les cas sa qualité dominante et ce farouche démocrate vous a des airs de tranche montagne qui le rendent plutôt ridicule8. »
10Constamment réélu jusqu’à la fin de la IIIe République, membre fondateur du Parti Démocrate Populaire en 1924, Paul Simon s’impose par son talent de débateur et ses qualités de négociateur, qui font de lui l’indispensable et inamovible président de son petit groupe parlementaire et le mainteneur de son unité, parfois problématique9. Proche de l’abbé Trochu et d’Emmanuel Desgrées du Lou, il assure, à partir de 1933, la direction politique de L’Ouest-Éclair. Le 10 juillet 1940, il fait partie des quatre-vingts parlementaires qui refusent les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Délégué à l’Assemblée consultative en 1945, il est ensuite conseiller de la République, puis conseiller de l’Union Française.
11Ce juriste est resté un organisateur plus qu’un théoricien. Cependant, rebelle au cléricalisme, il a toujours milité pour une vraie laïcité, qu’il distinguait soigneusement du laïcisme belliqueux. C’est ainsi qu’il a été l’un des principaux artisans du rétablissement des relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège. Mais c’est la même logique qui le rendra méfiant devant le ton « confessionnel » des jeunes dirigeants du Mouvement Républicain Populaire, issus pour beaucoup des rangs de l’Action catholique spécialisée. Ce qui le caractérise sans doute le plus, c’est une fidélité sans faille à une certaine idée de la démocratie chrétienne, sans compromission ni faiblesse. Accueillant à Brest le XIe congrès du PDP en 1935, il résumera cet état d’esprit en citant Foch : « Je suis pressé sur mon flanc droit, pressé sur mon flanc gauche, je fonce en avant 10… » Certains lui reprocheront, au bout du compte, de s’être plus gardé sur les flancs que d’avoir regardé vers l’avant.
Catholique en politique, André Colin
12Second fils de Pierre Colin, de Ploudalmézeau, avoué à Brest et commissaire aux comptes de la Presse Libérale, société éditrice du Courrier du Finistère, le jeune André Colin, né en 1910, a donc grandi dans une famille catholique engagée. Après ses études secondaires au collège Notre-Damede-Bon-Secours, à Brest, il fait du droit, d’abord à l’université catholique d’Angers puis à l’université de Paris où il passe son doctorat avec une thèse sur « la famille dans la législation italienne ». Déjà très actif au sein de diverses œuvres catholiques, telles que patronages, conférences de SaintVincent-de-Paul ou secrétariats sociaux, lecteur de La Vie Spirituelle et de La Vie Intellectuelle, il se forme sous la « direction doctrinale et pratique » des dominicains de Juvisy. Secrétaire général de l’Association Catholique de la Jeunesse Française, il en est élu président en janvier 1936, et c’est donc lui qui accueille les cardinaux et les évêques venus assister au triomphal congrès du cinquantenaire de l’ACJF, rassemblant quelque 50 000 jeunes au Parc des Princes du 30 mai au 1er juin 1936.
13À la fin de son mandat, en 1938, il obtient un poste de professeur de droit aux facultés catholiques de Lille. Mobilisé en 1939, il est affecté comme lieutenant de vaisseau à la division du Levant. Le 22 juin 1940, ignorant alors l’appel du général de Gaulle, il lance sur les ondes de Radio-Beyrouth un appel analogue qui sera reproduit trois jours plus tard dans le quotidien local Al Bachir. Il y explique notamment que « la bataille de France peut se terminer, il nous reste maintenant à gagner, avec nos alliés, la bataille de l’Empire français ». Surveillé, puis rapatrié à Paris, il est affecté au comité d’organisation du textile, ce qui lui permet de se déplacer facilement. Il assume alors la responsabilité de l’ACJF de la zone occupée tout en entrant en résistance. Membre du Conseil National de la Résistance, il est de ceux qui, en janvier 1944, poussent à la préparation d’une nouvelle formation politique plus large que le Parti Démocrate Populaire d’avantguerre. Trois mois plus tard, à Vernoux-en-Vivarais, il rédige avec MauriceRené Simonnet les « lignes d’action pour la libération », premier manifeste de ce qui deviendra le Mouvement Républicain Populaire11.
14Il commence alors une importante carrière politique. Secrétaire général du MRP de 1945 à 1955, il est député du Finistère pendant toute la IVe République, plusieurs fois ministre ou secrétaire d’État. Sa défaite aux législatives de 1958, face à Gabriel de Poulpiquet, indépendant rallié au gaullisme, fait l’effet d’une bombe. Elle marque en tout cas l’interruption d’une longue domination de la démocratie chrétienne dans le Bas-Léon et apparaît comme la tardive revanche de la droite sur l’élection controversée de l’abbé Gayraud en 1897. Retrouvant un siège parlementaire au Sénat, président du MRP de 1959 à 1963, puis membre du comité directeur du Centre Démocrate, André Colin, qui est aussi président du Conseil général du Finistère, se consacre de plus en plus à la vie départementale, ainsi qu’à l’idée européenne dont il est un fervent partisan. Servi par des qualités d’animateur et un sens aigu de la synthèse, il aura poursuivi toute sa vie la même idée : « Adapter les modes d’action catholiques aux structures nouvelles et aux courants d’idées nouveaux », comme il l’écrivait en 1942 à Eugène Duthoit. Il meurt en 1978.
Michel Floch, militant ouvrier
15Aîné d’une famille très pratiquante de la banlieue brestoise, Michel Floch, né en 1890, quitte l’école à l’âge de douze ans, après la mort de son père, pour travailler d’abord comme garçon de courses, puis, à partir de 1905, comme apprenti forgeron à l’Arsenal de Brest. À ses heures de loisir, il fréquente le patronage paroissial de Saint-Pierre-Quilbignon, qui, sans y être officiellement affilié, partage largement l’esprit du Sillon. Remarqué par les prêtres « sociaux » de la région brestoise – Guéguen, Miossec et Madec notamment – il devient le premier président de l’Union des Apprentis catholiques de l’Arsenal, qui s’organise à partir de 1909. Éloigné par les deux années de service militaire qu’il effectue à Lorient, il reste cependant en contact, participant notamment au congrès national de l’ACJF qui se tient à Brest en avril 1912. Conquis par les idées qui s’y agitent, mais déçu par le faible enracinement ouvrier du mouvement, il s’inquiète aussi du manque de réalisations concrètes. Aussi, dès son retour, à l’automne 1913, devient-il l’un des principaux animateurs du Syndicat catholique des Ouvriers de l’Arsenal, dont l’étiquette dit bien le recentrage opéré par Madec-social après la condamnation du Sillon.
16Après la Première Guerre mondiale, passée pour l’essentiel sur place, au motif de sa spécialité, c’est à l’action syndicale que Michel Floch consacre l’essentiel de son temps. Son tempérament le pousse à innover et à prendre des responsabilités qui s’accumulent : président de la fédération Air-Guerre-Marine à partir de 1931, de l’Union départementale CFTC à partir de 1936. Mais il est aussi membre du PDP, conseiller municipal de SaintPierre-Quilbignon, et il trouve encore le temps de chanter à la chorale paroissiale et de donner un coup de main pour l’encadrement du patro de son enfance. Étonnante fécondité militante – c’est l’époque – mais dont on imagine les contraintes qu’elle impose à sa vie familiale. Elle lui vaut en tout cas la médaille du mérite diocésain en 1936 et la croix de chevalier de l’Ordre de saint Grégoire le Grand en 1938. Combien peuvent en dire autant ? Il nous manque une enquête sur les récipiendaires des ces décorations catholiques : elle serait certainement instructive.
17Résolument hostile à Vichy, Michel Floch entre en résistance active en 1943, organisant le réseau de diffusion du Témoignage Chrétien clandestin dans le Finistère, ce qui l’amène à faire partie, en 1944, du Comité Départemental de Libération. Adhérent du MRP, conseiller municipal de Brest, il donne cependant toujours la priorité à l’action syndicale et entre au bureau confédéral de la CFTC, où il siège de 1945 à 1949, date de sa retraite. On ne l’imagine pas inactif : le voilà président du conseil d’administration de la Caisse primaire de Sécurité sociale, ce qui lui laisse assez de loisirs malgré tout pour s’adonner à des travaux d’érudition et rédiger de nombreux articles d’histoire locale, une passion qui l’occupe jusqu’à sa mort en 1967.
18Trois images se concentrent dans cet homme infatigable. Celle du militant ouvrier, fidèle à son milieu et à son métier : il finit sa carrière comme chef d’équipe forgeron. Celle du militant cultivé, autodidacte – « j’ai fait mes Humanités au pied d’une enclume » – et curieux de tout, travailleur acharné passant ses soirées aux réunions et aux « écritures ». Celle du militant catholique enfin, sans équivoque et sans complexe, « social parce que catholique » selon la devise de l’ACJF, et dont la référence théorique resta toujours Rerum novarum.
Le guidisme à contre-courant, Cécile Pouliquen
19Cette fille de médecin, née en 1912, a fait ses études à la Retraite, institution religieuse « comme il faut », fréquentée par les filles d’officiers de Marine et de la bourgeoisie brestoise et pourvue d’aumôniers de qualité tels que, successivement, René Cardaliaguet et Louis Saluden. C’est dans ce milieu que s’élabore, en 1930, le projet de fondation d’un groupe de Guides de France. Dirigée par Délie de Réals, fille du colonel de Réals – lui-même commissaire de district des Scouts de France – la compagnie Notre-Dame du Folgoët est officiellement constituée à Brest le 15 février 1931. Cinq mois plus tard, au camp de cheftaines de Talouet, Cécile Pouliquen fait sa promesse. Elle s’occupe d’abord des jeannettes de Brest, mais le mariage et le départ de Délie de Réals l’amènent à accepter la responsabilité de commissaire de district. Dès lors, grâce à l’aide de son père qui, en échange de travaux de secrétariat, lui assure son existence matérielle, elle consacre sa vie au guidisme.
20Peu sensible à certains de ses aspects, par exemple à un style paramilitaire qu’elle trouve un peu ridicule, elle voit l’essentiel dans le fait que le guidisme comble un vide, qu’il pallie le double déficit de la famille et de la paroisse dans l’éducation de la jeune fille. Mais ses efforts pour développer le mouvement se heurtent à des incompréhensions, voire à des oppositions : celle d’un clergé tantôt replié sur le culte, tantôt accroché au patronage, tantôt acquis à l’Action catholique spécialisée ; celle de familles bourgeoises qui s’inquiètent de sa volonté de populariser le recrutement ; celle de certaines écoles tenues par des religieuses qui craignent que « leurs » filles ne soient conduites par là à une émancipation exagérée. En revanche, elle peut compter sur le soutien des aumôniers du mouvement, de l’abbé Ricou notamment.
21Responsable de la province de Basse-Bretagne à partir de 1940, elle organise des camps de formation clandestins pendant la guerre. L’exode de la population civile provoqué par le siège de Brest, en août et septembre 1944, se prolonge bien après en raison des ruines accumulées. C’est l’occasion d’un essor inattendu et important en milieu rural, plusieurs guides isolées créant des compagnies dans les bourgs où elles sont réfugiées. Le mouvement se trouve implanté dans de nombreuses localités, surtout en Léon, lorsque Cécile Pouliquen devient, au lendemain de la guerre, commissaire régionale. Membre de l’équipe nationale des Guides de France, elle s’oppose à la ligne majoritaire, qu’elle trouve trop marquée par la mentalité bourgeoise. Comme la responsable de Montmartre, elle représente un guidisme plus populaire, et aussi mieux implanté dans le tissu paroissial. Guidisme « de masse », dont témoigne, par exemple, le camp de province rassemblant à Ploujean, près de Morlaix, en 1947, plus de 1200 filles.
22Animant le guidisme breton jusqu’à la fin des années cinquante, et exerçant un ascendant très fort sur ses cheftaines, Cécile Pouliquen insiste sur leur formation religieuse, organisant pour elles des retraites fermées où règne une atmosphère quasi bénédictine. Mais elle les incite aussi à faire, avec leurs compagnies, des camps de semaine sainte pour animer les offices dans les paroisses : c’est tout le contraire du mouvement élitiste et fermé sur lui-même dont le guidisme donne souvent l’image. Sous sa direction, le mouvement n’aura pas été seulement une école de cadres du catholicisme féminin, grand pourvoyeur de militantes de l’Anneau d’Or ou de Vie Nouvelle, mais aussi une pépinière de vocations religieuses, notamment contemplatives.
Le Père Médard, missionnaire breton
23À l’état-civil, il était Jacques Dourmap, né à Lanarvily en 1908. Ses études au collège Saint-François de Lesneven et au grand séminaire de Quimper auraient dû le conduire, comme tant d’autres, dans le clergé séculier. Mais il choisit en 1930 d’entrer au noviciat des frères mineurs capucins. Prêtre en 1934, Le Père Médard – c’est son nom de religion, en breton Tad Medar – est d’abord nommé à Lorient pour prêcher des missions bretonnes avec ses confrères Barnabé et Fulgence. Professeur à l’école Saint-Fidèle d’Angers en 1939-1940, il revient ensuite en Bretagne, au couvent de Roscoff. Désormais il se consacre surtout à la rédaction de la revue Ar Vuhez Kristen, qui sert de fonds commun à plusieurs bulletins paroissiaux et tirera jusqu’à 8 000 exemplaires. Il s’y fait une spécialité des billets humoristiques dirigés contre les comportements qui mettent en danger la foi et les mœurs. Un certain nombre de ces articles seront réunis en recueil et publiés en 1945, avec des dessins de Xavier de Langlais, sous le titre Diwar c’hoarzin… (que l’on pourrait traduire par « Histoire de rire… »).
24Il continue, parallèlement, ses activités de « missionnaire breton bretonnant » et fonde, en 1946, le couvent capucin de Guingamp. Héritier des méthodes éprouvées des missions bretonnes traditionnelles, il s’emploie à en moderniser aussi bien la forme que le contenu. Comme son confrère montfortain Jean-Louis Rozec, il opte pour des taolennou – tableaux didactiques – de grande taille, et y introduit par exemple l’évocation des mouvements d’Action catholique spécialisée. Ce souci d’adaptation le conduit naturellement à s’intéresser aux efforts du Centre Pastoral des Missions à l’Intérieur. En 1954, il participe activement à la cinquième session nationale qui se tient à Saint-Brieuc, et joue un rôle moteur dans la création, la même année, du CPMI breton, destiné à coordonner l’action des maristes, oblats de Marie, jésuites, franciscains, capucins et montfortains, exerçant les uns et les autres dans les zones bretonnantes. Il livre le fruit de ses réflexions et de ses expériences en 1957, dans un ouvrage écrit avec le Père Motte, fondateur du CPMI, qui plaide pour une pastorale d’ensemble dans les missions générales, en milieu urbain, ou régionales, en milieu rural12.
25Homme du terroir, prédicateur habitué des messes radiodiffusées dans sa langue maternelle, dont il est un fin connaisseur, le Père Médard, mort en 1988, restera avant tout un bretonnant. An tri Aotrou (« Les trois Messieurs »), publié en 1981, c’est bien plus que les mémoires d’un enfant de Lanarvily : c’est l’évocation saisissante de la sociabilité léonarde, avec ses hiérarchies perçues comme naturelles et longtemps considérées comme intangibles. Dieu, Monsieur le Recteur, le châtelain : le presbytère passe avant le château, comme André Siegfried l’avait bien vu. Une image fidèle du Léon noir, du Léon clérical.
Yves Michel, l’accommodation bretonne de l’art sacré moderne
26Les productions religieuses de cet architecte, né en 1910, ont suscité dans le diocèse le même étonnement et les mêmes controverses que ceux qu’a rencontrés ailleurs l’art sacré moderne13. Elles y ont d’autant moins échappé qu’y ont été associés quelques-uns des meilleurs peintres, sculpteurs et verriers français, trop audacieux cependant aux yeux d’une opinion catholique habituée aux formes traditionnelles. C’est ainsi qu’à l’occasion de la bénédiction de la nouvelle église de Guipavas, en 1955, le chroniqueur de la Semaine Religieuse avoue sa perplexité devant le Christ de Thézé (grand prix de Rome), qui « parle certainement à des âmes moins frustes que la mienne et plus ouvertes au symbolisme14 ».
27Mais c’est à Saint-Louis de Brest, dont la reconstruction s’achève en 1958, qu’Yves Michel peut exprimer sans trop de contraintes sa conception d’un art monumental15. Il bâtit une église très longue et très haute, éclairée pour l’essentiel par onze baies de 15 mètres de haut sur 1 mètre 75 de large, toutes situées sur un seul mur latéral de la nef. Pour la décoration, il donne carte blanche aux artistes16. Maurice Rocher, chargé des grandes verrières de la nef, y fait le choix d’une figuration stylisée aux couleurs vives
28– jaune citron, rouge, violet – mais réduite à la partie inférieure des baies, de manière à laisser largement pénétrer la lumière du ciel changeant de Brest. Au fond du chœur, Philippe Kaeppelin sculpte un grand calvaire rouge et or qui fera choc et, pour certains, scandale. « On s’apprivoise à le regarder », concèdera le prédicateur de la dédicace17. « Voici la joie de la pâque retrouvée », écrira, beaucoup plus enthousiaste, la romancière Yvonne Chauffin : « Tout ici est liturgie, tout préfigure et exalte la Rédemption. Le triomphe de la croix est le triomphe de cette église. Il ne faut point chercher là des attitudes dévotes, mais un pur élan qui nous porte vers le Seigneur. […] Brest a retrouvé son âme parce qu’elle n’a pas voulu reconstruire son ancienne église avec des copies de tombeaux historiques et tout un arsenal de souvenirs dérisoires18. »
29Dom Colliot avait chargé Yves Michel d’établir les plans de la nouvelle abbaye de Landévennec. Là aussi, il conçut un projet grandiose, mariant, comme à Saint-Louis de Brest, le béton et la pierre de Logonna-Daoulas, quitte à faire hurler les puristes du béton comme Auguste Perret. Il voulait avant tout intégrer l’architecture au paysage, « respecter et faire valoir le caractère du lieu, l’adaptation au terrain, se laisser imprégner par la beauté du site » : jusque-là on croirait entendre Le Corbusier réfléchissant au studium dominicain de la Tourette. Et puis, ajoutait Yves Michel, « se dire que tout cela a été modelé par le pouce de Dieu, et courir le risque de l’imperfection humaine en ayant pour but ambitieux d’accorder la bâtisse à ce donné du réel, à cette empreinte du divin19 ». Les ressources financières et les perspectives du recrutement, les unes et les autres revues à la baisse, obligèrent à réduire les dimensions de l’ensemble et même, au bout du compte, à laisser le cloître inachevé. Quand Yves Michel mourut, en 1970, l’air du temps était désormais aux réalisations modestes, voire au pur et simple effacement de la présence architecturale du catholicisme.
La voyante de Kérizinen, Jeanne-Louise Ramonet
30Issue d’une famille de cultivateurs pauvres de Plounévez-Lochrist, où elle naît en 1910, Jeanne-Louise Ramonet est atteinte dès son plus jeune âge par la maladie – paralysie de la jambe droite, décalcification, asthénie chronique – ce qui l’empêche de fréquenter l’école normalement. Pieuse Enfant de Marie, elle se sent, adolescente, attirée par la vie religieuse. Elle cherche à entrer chez les sœurs hospitalières de Saint-Thomas de Villeneuve, établies à Brest, mais son état de santé ne le lui permet pas. La JACF ne lui apporte pas plus de satisfaction, puisqu’on ne lui confie guère les responsabilités auxquelles elle aspire. En revanche, elle revient d’un pèlerinage à Lourdes en 1936 avec le sentiment d’une guérison partielle. La mort de ses parents, puis le départ de ses frères et sœurs, la laissent finalement seule sur l’exploitation familiale, au hameau de Kérizinen.
31Le 15 septembre 1938, « Jeanne-Louise gardait ses vaches dans un champ, non loin de sa maison. Elle était assise sur le talus et tricotait. Tout à coup elle fut surprise par une très vive lumière et dans cet embrasement elle vit une très belle Dame, paraissant 17 à 18 ans. Elle était vêtue d’une robe bleue bordée de blanc et serrée par une double cordelière. Elle portait un voile et un manteau blancs et un chapelet aux grains blancs et à la chaîne dorée pendait à son poignet droit20 ». Après une deuxième vision, le 7 octobre, elle s’en ouvre à son confesseur qui lui ordonne le silence. En octobre 1947, elle en est à sa quatorzième apparition quand une oreille indiscrète surprend les confidences du confessionnal et en répand le bruit. L’affaire Kérizinen commence. Jeanne-Louise révèle les « messages » qu’elle a reçus et continue de recevoir : elle revendiquera au total 71 apparitions de la Vierge, parfois accompagnée du Sacré-Cœur, entre 1938 et 1965. On y trouve surtout une apocalyptique mariale à forte charge anticommuniste, mais aussi – ce qui explique la rigueur de l’Église – une théologie hasardeuse de la co-rédemption par Jésus et Marie21. Le site s’enrichit des intrants habituels : source, guérisons, phénomènes solaires que la voyante et ses fidèles jugent « miraculeux ». Mais l’enquête épiscopale conclut à l’inauthenticité et Mgr Fauvel condamne en 1956 les « prétendues apparitions » de Kérizinen et le culte qu’on prétend y instaurer. Son successeur, Mgr Barbu, confirmera cette condamnation en 1975.
32Au-delà de la pathologie de la voyante – classique dans ce genre de phénomènes – deux points retiennent l’attention. D’abord l’aspect polémique de l’affaire. Le succès de Kérizinen doit beaucoup à la coloration politicoreligieuse de son message, qui lui assure une assise sociale et financière et nourrit une contestation récurrente qui en a appelé – en vain – jusqu’à Rome. Avec Garabandal et San Damiano, Kérizinen s’inscrit dans un réseau marial parallèle qui se cherche une légitimité. Peut-être, et c’est le deuxième point, espère-t-on l’obtenir à la longue, par l’entretien d’un flux de pèlerins. L’association des Amis de Kérizinen a fait construire en 1978 un oratoire imposant, de style moderne, avec de larges verrières ornées de vitraux figurant les mystères du Rosaire, et en 1992 un bâtiment d’accueil pour les visiteurs. L’étude sociologique de ces passants serait à faire. Elle montrerait sans doute un double courant : l’un, organisé, militant et assidu, tenant un discours très idéologique ; l’autre, plus occasionnel et usager, indifférent au contenu du message comme aux interdits hiérarchiques, inscrivant sur les cahiers d’intention le même type de demandes personnelles et « matérialistes » que l’on constate dans les sanctuaires traditionnels et reconnus22.
33Jeanne-Louise Ramonet est morte en 1995, à quatre-vingt-quatre ans, « munie des sacrements de l’Église », comme l’a précisé l’avis de décès inséré dans la presse locale. Ses obsèques ont été célébrées dans l’église paroissiale. Kérizinen lui survit : 1 500 personnes étaient encore rassemblées en septembre 1998 pour la réouverture de la maison de la voyante, restaurée à l’identique et désormais offerte au recueillement des pèlerins.
Xavier Grall, « il n’y a que Dieu »
34Né à Landivisiau en 1930, son caractère rebelle lui vaut un parcours scolaire agité, au Kreisker de Saint-Pol-de-Léon, puis à Saint-Malo, et de nouveau au Kreisker, avant qu’il ne « monte » à Paris, au Centre de formation des journalistes. Remarqué par Georges Hourdin, sur le vu d’un pastiche de Joseph Folliet, il entre au printemps 1952 dans l’équipe de rédaction de La Vie Catholique Illustrée. Après son service militaire, il épouse Françoise Jousse, qui lui donnera cinq filles. Reporter, puis rédacteur en chef, il collabore aux diverses publications du groupe du boulevard Malesherbes, notamment Le Cri des étudiants en 1962 et Signes du Temps – la revue mensuelle des dominicains – en 1964. Mais il excelle surtout comme billettiste. Habitant en appartement à Sarcelles, il écrit pour La Vie Catholique « la chronique du Logeco », qui deviendra « le billet d’Olivier, puis « les vents m’ont dit ». À Témoignage Chrétien, qui lui a fourni une tribune de protestation pendant la guerre d’Algérie, il se fait critique de télévision dans la « chronique de mon œil ». À partir de 1974, il écrit aussi pour Le Monde.
35Léonard de souche, fils d’un militant sillonniste, Xavier Grall a reçu une éducation catholique et française. Il découvre l’Évangile et la Bretagne en Algérie, quand son image de la France s’effondre devant la torture et les exactions. « L’intégrité spirituelle de mon pays recouvre à mes yeux une importance plus grande que son intégrité territoriale », écrit-il en 1962, au terme d’une enquête sur « la génération du djebel23 ». Un lent mais profond virage s’amorce alors, dans les années soixante. Peu à peu, le journaliste parisien cède le pas à l’écrivain breton, essayiste, romancier et poète. « Allez dire à la ville / que je ne reviendrai pas / dans mes racines je demeure24 » : Xavier Grall quitte Paris en 1973, pour se fixer définitivement dans sa Bretagne natale, à Botzulan, en Pont-Aven.
36Grall, c’est une plume, tranchante, parfois injuste – il cherchera une mauvaise querelle au Cheval d’orgueil de Pierre-Jakez Hélias – mais superbe. C’est une gueule : un visage enfumé, taillé à la hache et de plus en plus creusé par la maladie qui l’emportera prématurément en 1981. Victime de ses « poumons pourris », mais contribuant à les pourrir par ses excès de tabagisme, Xavier Grall n’aura cessé d’accumuler les contradictions. Timide et violent, catholique et barbare, nationaliste et chantre de l’humanité, on pourrait continuer longtemps… « Je suis un anarchiste que tracasse l’ordre », confessa-t-il un jour25.
37« Le temps est venu de transmettre à mes filles un héritage secret », écrivait-il en 1969, à un moment où son retournement intérieur – sa conversion ? – se précisait. « J’aimerais ouvrir mes portes. Raviver les lampes. Indiquer les points fixes sur l’obscurité de la mer. Il n’y a que Dieu. J’ai pris chez moi un vieux paroissien. J’y ai trouvé les prières que nous récitions naguère chaque soir, agenouillés autour de la table. Il en est d’admirables. Il m’a suffi de lire les premiers mots. Tout le reste est revenu sur mes lèvres. Toute cette tendresse dormait dans mon souvenir26. » L’ouvrage projeté resta à l’état de manuscrit jusqu’à sa publication posthume en 198427.
38Le xxe siècle touchait à sa fin quand Jeanne-Louise Ramonet, la dernière décédée de ces dix témoins arbitrairement réunis ici, a été portée en terre. C’était il y a à peine plus de dix ans. Et cependant entre elle et nous, plus précisément entre eux tous et une partie d’entre nous, il y a un monde, déjà. Qui sait encore, sans avoir besoin d’ouvrir un dictionnaire, que le « paroissien » évoqué par Xavier Grall désigne le missel utilisé autrefois par les fidèles pendant les offices ? Qui sait encore que mourir « muni des sacrements de l’Église » ou des « derniers sacrements » signifiait avoir reçu l’extrême-onction, l’absolution de ses péchés et l’ultime eucharistie – le « viatique » – pour la dernière étape vers l’au-delà ? Qui encore a vécu une mission paroissiale, même rénovée à la manière du Père Médard ? Et ainsi de suite… Mais alors, dira-t-on, quelle est la ligne de démarcation qui les sépare de la plupart de nos contemporains ? En apparence, la réponse est simple : Vatican II. De Madec-social, le plus ancien, né en 1879, à Xavier Grall, le plus récent, né en 1930, tous ont été formés avant le concile. C’est ce qui fait leur air de famille, malgré leurs positions parfois très éloignées sur l’échiquier religieux. Pourtant, la réforme de l’Église n’est pas seule en cause. Les mutations technologiques, l’évolution des modes de vie et le changement des mentalités ont contribué au moins autant à modifier la donne, à nous faire passer dans un nouveau monde, et ipso facto – qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en désole – dans un nouveau régime de catholicisme.
Notes de bas de page
1 Diversité soulignée à plusieurs reprises par Jacques Prévotat dans son Être chrétien en France au xxe siècle de 1914 à nos jours, Paris, Seuil, 1998.
2 Voir Marie-Thérèse Cloitre, « “Séminaristes sociaux”, “séminaristes démocrates” : le Cours ou la Conférence des Œuvres au grand séminaire de Quimper, 1885-1908 », Revue d’Histoire de l’Église de France, n° 201, juillet-décembre 1992, p. 287-310.
3 Voir François Cariou, « La Quinzaine Ouvrière » et « Le Militant » (1907-1914) : deux journaux catholiques et sociaux de l’abbé Madec, Maîtrise d’Histoire, Université de Bretagne Occidentale, 1989.
4 « M. l’abbé Madec », L’Écho paroissial de Brest, 3 janvier 1937.
5 J. Penel, « M. L’abbé Madec », L’Écho paroissial de Brest, 27 décembre 1936.
6 Voir Christian Bougeard, Tanguy Prigent, paysan ministre, Rennes, PUR, 2002.
7 Cité par Suzanne Berger, Les Paysans contre la politique. L’organisation rurale en Bretagne, 1911-1974, Paris, Seuil, 1975, p. 146.
8 Le Progrès du Finistère, 22 avril 1913, cité par Jean-Charles Floch, Les Républicains démocrates du Finistère, 1914-1940, Maîtrise d’Histoire, Université de Bretagne Occidentale, 1990, p. 21.
9 Voir Jean-Claude Delbreil, Centrisme et Démocratie-Chrétienne en France. Le Parti Démocrate Populaire des origines au MRP (1919-1944), Paris, Publications de la Sorbonne, 1990.
10 Cité par Jean-Charles Floch, op. cit., p. 176.
11 Voir Jacques Duquesne, Les Catholiques français sous l’Occupation, Paris, Grasset, 1986.
12 Jean-François Motte, Médard Dourmap, Mission générale, œuvre d’Église. Techniques d’élaboration d’un plan urbain et régional de pastorale missionnaire, Paris, Fleurus, 1957.
13 Voir Anne Michel, Yves Michel, architecte d’art sacré, 1910-1970, Maîtrise d’Histoire, Université de Bretagne Occidentale, 1995.
14 G.B., « Consécration de l’église de Guipavas », La Semaine Religieuse du diocèse de Quimper et de Léon, 18 février 1955.
15 Voir Yann Celton, « Au cœur de Brest reconstruite, l’église Saint-Louis », ArMen, n° 62, p. 62-73.
16 Voir les réflexions sur leur travail à Saint-Louis de Brest dans « Le septième salon d’art sacré », Art chrétien, n° 8, 1957, p. 32-37.
17 Chanoine Tanguy, « L’église Saint-Louis, de Brest », La Semaine Religieuse du diocèse de Quimper et de Léon, 30 mai 1958.
18 Yvonne Chauffin, « Rencontre avec une église », La Croix, 19-20 juillet 1959.
19 Yves Michel, « Le nouveau Landévennec », Pax, n° 18, avril 1954.
20 Kérizinen. Messages du Sacré-Cœur et de la Sainte-Vierge (1938-1965), Brest, Les Amis de Kérizinen, s.d., p. 4.
21 Voir Yvonne Chauffin, Marc Oraison, Le Tribunal du merveilleux, Paris, Plon, 1976 ; Yves Chiron, Enquête sur les apparitions de la Vierge, Paris, Perrin-Mame, 1995 ; Jean-Pierre Chantin, Des « sectes » dans la France contemporaine, Toulouse, Privat, 2004.
22 Voir Serge Bonnet, Prières secrètes des Français d’aujourd’hui, Paris, Cerf, 1976. Pour un regard acide porté par un enfant du pays, voir la bande dessinée conçue par René Pétillon et illustrée par Florence Cestac, Super catho, Paris, Dargaud, 2004, p. 17 et suiv. Plus largement, cette bande dessinée traduit le détachement de la génération léonarde née au milieu du xxe siècle vis-à-vis de la religion de son enfance.
23 Xavier Grall, La Génération du djebel, Paris, Cerf, 1962.
24 Xavier Grall, La Sône des pluies et des tombes, Guipavas, Éditions Kelenn, 1976, p. 7.
25 C’est assurément la biographie d’Yves Loisel, Xavier Grall (1930-1981), Paris, Éditions Jean Picollec, 1989, qui a le mieux saisi la dimension catholique du personnage.
26 Xavier Grall, « L’aveu. Bilan spirituel », La Vie Catholique, n° 1258, 17 septembre 1969, repris dans le recueil posthume des « chroniques du Logeco » : Xavier Grall, Au nom du père, Plougastel-Daoulas, Éditions An Here, 2003, p. 272.
27 Xavier Grall, L’Inconnu me dévore, ou « lettre à mes filles sur l’amour de Dieu », Quimper, Calligrammes, 1984.
Notes de fin
* Notices revues et augmentées du Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, volume 3, La Bretagne, sous la direction de Michel Lagrée, Paris, Beauchesne, 1990.
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