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FranceTexte intégral
1La profusion des patronymes, prénoms, toponymes et chiffres qui émaillent cet ouvrage était inévitable. Le parti-pris d’une investigation de caractère hybride – mêlant culture géographique, historique et ethnograhique –, menée au niveau des unités primaires que sont l’individu et la parcelle, justifie cet excès. Bien que l’analyse n’ait porté que sur un échantillon des familles locales, les généalogies reconstituées s’étendent sur près de deux siècles. Il faut par exemple, à chaque génération, dans chaque lignée, distinguer les uns des autres les participants venant en nombre au partage tout au long du xixe, d’autant que les fils portent ordinairement un prénom double dont l’un des termes soit perpétue celui du père soit reproduit celui d’un frère du père ; par ailleurs, la définition des relations de parenté reste complexe tant que les alliances se croisent au sein des mêmes parentèles et se renouvellent régulièrement au décès prématuré d’un conjoint, instituant pour les jeunes veufs(ves) de nouveaux lits féconds.
2Au plan du territoire, l’essaimage autour du bourg, en 1836, de 191 lieux-dits habités dont bien des toponymes se dédoublent entre « Bas » et « Haut », ou tout simplement se redoublent, associe à la prolifération des références identifiant chaque individu une collection de toponymes. Il fallait donc, pour tourner les risques du confus et de l’indéterminé liés au grand nombre, dénommer avec précision les personnes, désigner les lieux, chiffrer les surfaces, la monnaie, les progénitures, les âges.
3D’autant que le grand nombre des référents est ici affecté, jusqu’au procès de stabilisation coïncidant avec la fin de la Première guerre, d’une mobilité marquée des groupes domestiques et d’une mutabilité longtemps émiettée des terres. Héritées, achetées, prises en location, les parcelles se conjuguent ordinairement, au long de l’itinéraire d’un ménage paysan, en des associations mouvantes allant de pair, jusqu’à la seconde moitié du xxe siècle, avec les changements d’installation. Aussi est-il nécessaire, pour observer, de génération en génération, les effets corrélés de la dévolution à égalité des fonds et de la succession unique sur la ferme familiale, de constamment mettre en regard pour chaque ménage cote de propriété (figurant à des dates écartées sur les matrices cadastrales mais dont il est possible de saisir une évolution plus fine dans les actes notariés) et surface de l’unité cultivée, cette information plus difficile à saisir, on l’a constaté, étant donnée la vacuité des sources documentaires. Aux mutations résultant du morcellement des fonds lors des partages, et du bouleversement conséquent par les « arrangements » entre cohéritiers, est liée pour une bonne part encore la variabilité des taux des conditions juridiques de tenure au long du cycle du ménage paysan. Ainsi fluidité, pluralité des activités, mobilité des installations des groupes domestiques, dûes tant à la précarité des conditions de vie du plus grand nombre qu’à l’effort constant d’accession – avec ses revers – des ménages d’agriculteurs, accroissent encore le foisonnement de l’énumération. Relevant des contraintes institutionnelles, écologiques, démographiques et économiques inhérentes à l’objet même de l’étude, elle en est constitutive, engendrant autant de grains à ameublir en les absorbant dans le texte sans que s’en trouve par trop grippée sa discursivité.
4Reprenons le sommaire de cet ouvrage. En 1836, date du premier recensement, sur un territoire de bocage dense, les trois/quarts d’une population qui se reproduit en nombre depuis le début du siècle se trouvent dispersés dans un grand nombre d’écarts – sites d’unités agricoles – autour d’un bourg regroupant commerçants, artisans, retraités, notables ; dans les hameaux et les fermes se concentrent la petite et moyenne propriété paysanne, tandis que « métairies » et « domaines » (de 20 à 60 ha), propriétés de familles nobles résidant dans les châteaux voisins et de citadins, sont affermés.
5Au cœur du xixe, l’effet du partage des fonds à égalité entre tous les héritiers sur une population en croissance rapide – entamée déjà dans la seconde moitié du xviiie – contrecarre l’établissement d’une propriété paysanne stable et consistante, la natalité excessive entraînant la « décrescence », en une mobilité toujours réductrice des installations, des lignées qui apparaissent aisées au début du siècle. Dès la décennie 1860-1870, la baisse de la natalité et une première émigration de travailleurs ruraux vers des emplois urbains commencent à résorber cette surpopulation.
6Dans le dernier quart de ce siècle déjà, les journaliers moins nombreux sont mieux rémunérés, et la classe paysanne moyenne bénéficie, grâce aux premières améliorations agronomiques et techniques promues d’abord par les gros fermiers, d’un rendement accru des produits de sa polyculture, donc d’une augmentation de son pouvoir d’achat. Des agriculteurs – déjà propriétaires partiels ou non –, mais aussi des commerçants et artisans, des retraités du bourg acquièrent une bonne part des biens délaissés par les migrants définitifs ; des fermiers se portent acquéreurs des grandes fermes mises en vente par les propriétaires forains.
- 1 Histoire des populations françaises, le Seuil, 1971.
7Dans la période entre les deux guerres le décroît démographique s’accentue. Tandis que jeunes paysans démunis, fils et filles de gens du bourg s’emploient dans les villes proches, une bonne partie des ménages paysans, qui n’ont que deux ou trois enfants, se stabilisent sur leur ferme. Même si perdurent la fluidité des savoir-faire et une certaine perméabilité professionnelle, commerces et « industries » concentrés au bourg se spécialisent et attirent la clientèle des communes environnantes. La réduction de la petite paysannerie microfundiaire dépendante va de pair avec la concentration parcellaire des exploitations de 15 à 30 ha en propriété partielle, réalité inaccessible au siècle précédent. Cette concentration s’opère essentiellement par la récupération de fonds familiaux, c’est-à-dire advenus après partage à une lignée qui s’éteint ou quitte la commune, et rachetés par les descendants bien installés d’une lignée parallèle. Du groupe paysan se détache un « gratin » associant, au gré d’alliances multipliées de génération en génération, cultivateurs/propriétaires entreprenants et fermiers des domaines. On peut rapporter à cette poignée d’agriculteurs compétents et ambitieux, promoteurs d’un naissant capitalisme agraire paysan, les observations de Ph. Ariès qui présume à leur sujet « des liens étroits entre modernité, propriété, esprit de calcul et malthusianisme1 ».
- 2 B. Hervieu, Les ouvriers-paysans dans le canton du Theil, ouvr. ronéo. 1977.
8Les lois agricoles de 1960-1962 bouleversent les structures institutionnelles et économiques de l’agriculture. En 1938 déjà le tournant juridique de « l’attribution préférentielle » entamait la rigueur de l’ancien partage à égalité, qu’assouplira encore, dans la loi d’orientation de 1980, la proposition au successeur d’un bail à long terme sur le fonds qui reste propriété familiale. L’indemnité viagère de départ incite les petits cultivateurs proches de la retraite à libérer des terres au bénéfice de successeurs familiaux. Dans les décennies 1960-1980 s’accélère l’industrialisation de la région, la plupart des entreprises installant sur place un lot de « cadres » parisiens, et y recrutant une main-d’œuvre de « paysans-ouvriers2 ».
- 3 Ils seraient 850 en 2005.
9En 1990 près de la moitié des lieux-dits habités a disparu ; au delà de la ceinture du bourg restée bocagère, le nivellement de vastes labours uniformise le paysage. On ne dénombre plus que 32 « vraies fermes », et une quinzaine de « petites cultures » de 5 à 10 ha gérées par des ménages retraités ou biactifs – l’un des époux étant salarié hors du secteur agricole. Après un étiage de 715 habitants en 1975, la remontée démographique – 811 habitants en 19893 est dûe moins à un accroissement naturel qu’à l’installation, dans les bâtiments réaménagés des petites fermes abandonnées, et dans des maisons neuves proliférant tant à partir du bourg que dans la campagne, de retraités ne relevant pas exclusivement du secteur agricole, et d’actifs des secteurs secondaire et tertiaire dont plus de la moitié rejoignent quotidiennement un emploi hors de la commune.
10Conduite autour du thème directeur des normes et des réalités de la transmission foncière, visant à élucider la configuration des causalités liant dévolution à égalité et mode de perpétuation des familles, cette monographie s’est fondée sur l’application d’un raisonnement probabiliste à un large échantillon de cycles domestiques traversant la période contemporaine (xixe-xxe). L’ensemble des documents archivés, identifiant les habitants de la commune dans des domaines de nature diverse, a été l’appareil d’une approche à la fois globale et minuscule des cours de vie individuels et familiaux. Appréhension globale, au long des recensements, de la réduction et du vieillissement de la population jusqu’en 1980, comme des changements signifiants de la nomenclature des activités ; dans la matrice cadastrale, de l’appropriation croissante des terres par les agriculteurs et du développement récent de la petite propriété résidentielle ; dans l’état-civil, des modulations des taux de natalité et de mortalité, de l’âge au mariage et du lieu d’origine des conjoints, rapportées aux changements d’ordre économique, social et culturel qu’induit l’intégration croissante de la population communale dans le monde extérieur. Saisie minuscule, dans les mêmes documents et dans les minutes du notariat local déposées aux Archives départementales, des traces, indices, événements, tous fragments de vie se référant à l’individu, et s’agençant en une trajectoire de ménage singulière formant faisceau avec d’autres, objet d’une analyse visant généralisation et représentativité. D’autant que tout fragment de vie étayant une hypothèse dans un domaine donné porte témoignage aussi, rapporté à l’ensemble du cycle, en regard d’hypothèses avancées dans d’autres domaines. De plus, l’analyse de trajectoires singulières permet de faire la part des aléas de l’histoire pour chacune et de la préexistence pour toutes des cadres sociaux et culturels dont les structures invisibles articulent ces correspondances.
11La restitution optimale d’une trajectoire de ménage n’est pas nourrie seulement des indices démographiques élémentaires – patronyme, prénom(s), dates identificatrices de l’état-civil –, mais aussi de l’échelonnement des naissances issues du couple (et des décès prématurés), de ses installations successives, des activités de chacun des membres du ménage, et pour les agriculteurs de la contenance et du site des terres maniées tant en propriété qu’en fermage. De ces inscriptions émerge un canevas de réalité historique qui a sa cohérence pour chaque groupe domestique, une « intrigue » s’insérant tant dans un réseau de parenté repéré que dans l’une des catégories sociales en place. Si chaque destin est singulier, la multiplicité des incidences recueillies dans un faisceau de cycles de même génération tend à en atténuer la relative hétérogénéité au bénéfice des effets de concordance du grand ensemble : le dégagement des traits de similarité conduit à une généralisation par analogie.
- 4 B. Lepetit, in « Jeux d’échelles », op. cit. p. 7.
- 5 C. Ginzburg, cité par R. Chartier, « Histoire au singulier », Critique, 1981.
12Ainsi « on étend à toute une classe ce qui a été observé sur un nombre limité de cas appartenant à cette classe4 ». La trajectoire d’un ménage de « journalier » recensé en 1851, par exemple, porte signification des conditions de vie précaires de la catégorie dans la période ; celle d’un fermier acquéreur du fonds qu’il exploite et de parcelles y attenant, entre 1890 et 1920, témoigne de la conjoncture faste de ces décennies pour des chefs d’exploitation entreprenants ; la reconversion professionnelle obligée, après 1970, du quincaillier dont le père pose sur une photo des années trente devant sa boutique débordante d’ustensiles ménagers, vaut pour tous autres commerçants du bourg délaissés alors au bénéfice des « grandes surfaces » de la ville. Au travers des cycles familiaux se révèlent des manières communes de vivre en famille et en voisinage, de produire et de se reproduire dans cette campagne percheronne. « C’est de l’entrecroisement des histoires de vie que [peut naître] la compréhension des pratiques du plus grand nombre5. »
13L’équilibre de toute société paysanne étroitement localisée repose sur une régulation complexe et minutieusement balancée des interrelations de parenté et de voisinage touchant essentiellement le contrôle du terroir, les manières d’habiter et de cultiver, les échanges de conjoints, biens et services – incluant ici de petites communes satellites. Le morcellement cyclique des fonds familiaux dans la moyenne et petite paysannerie, l’effervescence des mutations, foncières et locatives, et la mobilité des installations conséquentes jusqu’au dernier tiers du xixe exigeaient, pour accéder à un modèle éclairant de ces échanges et à l’évolution de leurs pratiques, d’en insérer les voies et le rythme temporel, au delà des cycles des ménages concernés, dans un plus large réseau familial.
14L’établissement d’une généalogie, c’est-à-dire la représentation graphique du réseau des rapports biologiques et sociaux élémentaires dans lequel l’individu se trouve pris, suscite l’activation des données touchant la circulation des fonds et les installations des ménages ; dans les dimensions croisées de la filiation et de la collatéralité se précisent les effets de réalité complexes des modes juridiques et des pratiques de la transmission. Au terme des 3 ou 4 générations qui se succèdent de 1820 à 1914, par exemple, on constate que la dispersion en progression géométrique des terres d’une lignée patronymique se trouve difficilement compensée par les apports d’héritage des conjoints et les acquêts éventuels des ménages.
15La lecture d’une généalogie chemine entre la ligne verticale de la filiation, où chaque individu occupe les positions successives intangibles de descendant et d’ascendant, et la dimension horizontale de la germanité et de l’alliance, où tous relèvent de la même tranche générationnelle (hors les alliés qui se trouvent « décalés » par l’écart d’un remariage dans l’une des ascendances). S’agissant des familles paysannes propriétaires d’une partie des terres qu’elles exploitent, on part du patronyme du chef de ménage – ou de celui du père de l’épouse – pour remonter la ligne des héritiers successeurs sur le fonds, jusqu’au couple d’ancêtres qui a procédé à sa donation-partage dans les dernières décennies du xviiie siècle. À partir de cette « tête » de généalogie, la démarche descendante retient, parallèlement à la lignée des successeurs, l’expansion à chaque génération de toutes les lignées collatérales. Aux lignées essentiellement paysannes se rattachent celles de marchands et artisans quand des filles d’agriculteurs épousent menuisiers, charrons, ou aubergistes ; dès la période de l’entre-deux guerres, un nombre croissant de ménages d’employés et ouvriers hors de l’agriculture occupent les générations de base des généalogies.
- 6 P. A. Rosental, Les sentiers invisibles, p. 54.
16Ce « périmètre pertinent6 » circonscrit par la reconstitution généalogique est le lieu d’une articulation dynamique des relations entre les générations et au sein de chacune. La prosopographie, en ordonnant la confluence des informations disponibles, anime la généalogie, qui devient le théâtre d’une société d’individus morts et vivants construisant indéfiniment leur histoire lignagère. Chaque « emploi » tient sa place dans la distribution assignée par la mise en scène soudant la troupe – le contexte écologique et culturel –, et participe tant au déroulement de la saga familiale qu’à la périodicité de l’histoire communale ; chaque vague successive de contemporains à la fois se conforme à la partition reçue et la modifie, objets et sujets tout ensemble de l’évolution locale.
17En ligne transversale, l’agrégat d’événements identiques au long des cycles de vie d’une même génération permet une prudente généralisation de la situation du groupe communal à chaque période, tandis que la saisie d’indices qualitatifs divergents informe sur la différence de destin des ménages, les uns prospérant, apparaît-il, aux dépens des autres. En ligne verticale, chacun des faits sociaux dont la séquence identifie un cycle de vie se pose comme une variable ayant sa forme propre d’évolution et d’intervention au long des étapes de développement de la collectivité. Ainsi dans la diachronie on peut suivre, sur des généalogies couvrant près de deux siècles, la récession des familles nombreuses – en dépit de quelques pointes prolifiques jusqu’en 1930 –, l’accentuation, dès la fin de la Première guerre, de l’émigration entamée depuis le derniers tiers du xixe, la rétraction continue du nombre des ménages d’agriculteurs, désormais stables sur des fermes de plus de 50 ha, tandis que s’installe dans la commune, depuis le recensement de 1968, une nouvelle population d’actifs et retraités des secteurs secondaire et tertiaire.
- 7 J.-C. Passeron, « Biographies, flux, itinéraires, trajectoires », Revue française de sociologie, 1 (...)
18Classant les indices biographiques selon une rigoureuse scansion synchronique et diachronique, la généalogie apparaît aussi comme un outil de résistance aux structures subjectives qui favorisent, à travers la parole des habitants, « l’évidence existentielle excessive du vécu7 ».
19La donation-partage, pivot d’une activation permanente autour des biens fonciers, convoque les liens constitutifs de la parenté. La filiation – même mère et même père – est le premier principe du droit à l’héritage – en cas de remariage à nouveau fertile la succession distingue chacun des lits. L’alliance a rôle spécifique de rassembler dans la masse à partager biens propres de chacun des époux et acquêts de leur communauté. Enfin l’égalité de tous les enfants au partage accuse la pression de la relation adelphique, qui fait intervenir autour des prescriptions de l’acte et des aménagements qui suivent coopération et contestation, solidarité et concurrence. La série des germains apparaît comme le segment social fécond autour duquel se concrétise la difficultueuse compatibilité entre égalité formelle de la dévolution et inégalité de fait suscitée par la succession unique sur la ferme familiale.
- 8 P. A. Rosental, op. cit., p. 148.
20On peut, au terme de cet ouvrage, souligner les aspects problématiques d’une méthode de travail relevant de la micro-histoire. La reconstitution de parcours de vie à partir de la coïncidence d’un récit fondé sur la mémoire vive et de témoignages documentaires qui en ponctuent la véridicité ne peut être que partielle ; elle réserve, outre une grande part d’inconnu, des éléments échappant à toute interprétation rationnelle. Les cours de vie des ménages n’ont pas la linéarité que leur conféreraient des interstices de durée « neutres » faisant liaison entre les événements attestés. Il n’y a pas de temps neutre, mais seulement carence d’indices, et les historiens qui focalisent leur observation sur des histoires de vie mettent en garde contre une interprétation trop rigide, à partir des traces disponibles, des régularités fondatrices du contexte social. Dans la réalité, les cours de vie sont troublées par l’irruption de l’« imprévisible », c’est-à-dire toutes occurrences – coups du sort, fractures biologiques, indécisions – contraignant, pour les plus démunis surtout, « la marge de manœuvre dont dispose [l’individu] dans une situation donnée, son “univers des possibles”8 ». L’« imprévisible » perturbe l’effort d’équilibre entre adaptation et initiative des ménages, oblitère l’articulation fonctionnaliste ; et les « arbitrages » qu’il requiert, au coup par coup, quand faillissent les stratégies sur le long temps, contribuent à l’établissement de nouvelles conditions modifiant l’ordre établi.
- 9 « Comment on écrit l’histoire », Points/Seuil, p. 36 et sq.
21Les recommandations de P. Veyne9 vont dans le même sens d’un déni de scientificité exacte de la micro-histoire. La pluralité plus ou moins ordonnée de fragments d’itinéraires de vie doit être rapportée à « une intrigue [...] mélange très humain, très peu “scientifique” de causes matérielles, de fins et de hasards ». Selon cet historien, la mise en ordre des recoupements, déplacements et démultiplications d’un nombre suffisant d’ » intrigues » familiales peut conduire à l’identification des caractères spécifiques de la reproduction des ménages au long du lignage, mais ne permet toutefois, en raison des fissures logiques, que l’élaboration de « modèles limités » du réel.
22Ces réserves, qui mettent en question une rationalité stricte de la démarche entreprise, donnent caution à la méthode probabiliste avancée au départ de cet ouvrage, et à l’option d’une concordance du grand ensemble, qui en soutient la pertinence analogique.
- 10 B. Lepetit, Le présent de l’histoire, « Les formes de l’expérience » (B. Lepetit dir.) A. Michel, (...)
23Les informations vives, actuelles, recueillies auprès des habitants, et relayant celles que délivrent les documents archivés, ont participé à l’appréhension des différents niveaux de causalité intervenant dans la succession des « états stables provisoires10 » que reflètent les trajectoires de vie. Elles se rapportent à l’accélération des transformations de la société rurale – touchant surtout les conditions de la vie matérielle –, à l’élargissement des réseaux familiaux et sociaux dans lesquels s’inscrit désormais la commune – la majorité des enfants adultes de nos interlocuteurs sont installés dans les villes proches. Les mêmes discours néanmoins retiennent les options mentales gravées depuis l’enfance et rappellent avec insistance la cohésion d’une vie en commun plus étroite, plus indépendante en regard du monde extérieur – « on vivait sur soi ». Pour conserver ce « capital d’autochtonie » locale, Robert Julien, journalier puis employé communal, a tenté de « garder les enterrements sur la commune ; la mise en bière et maître de cérémonies c’était moi qui avais mis ça sur pied pour que ça reste dans la commune (mais les gens qui voulaient pouvaient prendre “les Pompes funèbres”) ; pour ceux qui avaient pas de quoi il y avait ce qu’il fallait, les 4 porteurs et un brancard à roues ; maintenant (en 1982) c’est un plus jeune qui creuse, mais je préviens encore le bourg, avant je faisais aussi la campagne en vélo puis en mobylette ».
24La notion d’ancrage, valeur primordiale dans ce groupe où jusqu’aux premières décennies du xxe siècle les contraintes du partage des terres à chaque succession entraînaient la mobilité des activités et des statuts, déménagement de ferme en ferme pour les petits paysans jusqu’aux premières décennies du xxe siècle, a désormais pour figure, dans une population où dominent les ménages non agriculteurs, l’appropriation d’une maison avec son entour nourricier – les constructions nouvelles sont les plus « regardées ».
- 11 G. Delille, Préface à « Le maître et le prieur. Pouvoir central et pouvoir local en Méditerranée o (...)
25Le champ de l’entretien dépasse toujours l’étroitesse du cycle de vie individuel, révèle des réseaux de connexions ; « il informe sur une stratification sociale cohérente, sur une organisation collective à la fois formelle et pratique, insérant les éléments singuliers d’une biographie dans les transformations historiques11 ». Les récits des habitants, qui traduisent notamment la diversité des temps sociaux, ont contribué à donner sens aux agencements emboîtés de solidarité – le groupe domestique, la famille élargie, le voisinage – qui coopèrent à l’activation concertée du groupe communal et qu’en retour infléchissent le poids de son évolution interne et la pénétration du monde extérieur.
26Dans cette petite société de proximité, de « confrontation permanente », selon l’observation de C. Ginzburg, les réminiscences familiales débordent vers celles de la vie collective : au long des discours croisés, diffus, développés essentiellement autour des décennies qui encadrent la Seconde guerre, ont été brossés des portraits de « personnalités » communales : des maires et des curés, de « bons » propriétaires, le dernier notaire éleveur d’oiseaux dont les cages encombraient la maison, le comte de M. « mauvais pour l’ouvrier », des « maîtresses de ferme » souveraines ; mais aussi des compagnons artisans qui « pleuraient » en quittant leur foyer d’accueil et « revenaient rendre visite ».
27Avec un entrain retrouvé ont été relatés, par bribes, des manifestations festives – comices, concours de pêche, défilés de Carnaval ou processions votives, rappelés les semis de plumes marquant à leur seuil l’échec des candidats réputés « pour l’Église » au soir d’élections municipales, ou les rixes de café du samedi soir. Le bourg apparaît dans ces entretiens comme le siège de l’animation, de la communication intercommunale et des loisirs publics, comme un pôle aussi de relative sédentarité et de sécurité – on tient encore pour personnages protecteurs des plus démunis tel notaire désintéressé, un instituteur, une institutrice veillant à l’avenir d’élèves pauvres et méritants. Durant plus de vingt ans le rôle social du jeune prêtre qui s’installe en 1964, organise des camps de vacances pour les adolescents, recueille les archives photographiques concernant la commune, est élu président du Comité des Fêtes et « raccommode » les ménages en difficulté est unanimement apprécié.
- 12 « Histoire du quotidien », MSH, 1994.
28Autour de menus faits du train quotidien aux foyers du riche et du pauvre, aux champs, aux bois, à l’atelier, à la boutique, dans les six cafés (au début du xxe siècle) où se retrouvaient les hommes autour des cartes et du billard, ont été tracées des figures de la vie ordinaire ; s’y manifeste la prise en compte des règles sociales, mais avant tout, aujourd’hui, l’indépendance de l’individu et du ménage. L’ensemble des récits de ceux (celles) qui étaient « né(e)s à St Germain, « arrivé(e)s tout petits », ou encore « revenu(e)s », mêlant « les mots d’ici » à un vocabulaire plus commun, sont la référence d’histoire racontée de cette étude. En séquences morcelées de parcours individuels s’imbriquant dans la simultanéité des foyers et dans la succession des générations, la parole recueillie reflète, selon l’interprétation de A. Lüdke12, « la densité des situations existentielles et des contextes de l’action », et fonde « la présence d’un collectif partagé dans une certaine durée ».
Notes
1 Histoire des populations françaises, le Seuil, 1971.
2 B. Hervieu, Les ouvriers-paysans dans le canton du Theil, ouvr. ronéo. 1977.
3 Ils seraient 850 en 2005.
4 B. Lepetit, in « Jeux d’échelles », op. cit. p. 7.
5 C. Ginzburg, cité par R. Chartier, « Histoire au singulier », Critique, 1981.
6 P. A. Rosental, Les sentiers invisibles, p. 54.
7 J.-C. Passeron, « Biographies, flux, itinéraires, trajectoires », Revue française de sociologie, 1989.
8 P. A. Rosental, op. cit., p. 148.
9 « Comment on écrit l’histoire », Points/Seuil, p. 36 et sq.
10 B. Lepetit, Le présent de l’histoire, « Les formes de l’expérience » (B. Lepetit dir.) A. Michel, 1995, p. 274. L’auteur se réfère à une série de « séquences », d’actions, d’événements où chaque individu doit « mobiliser des compétences diverses pour réaliser, au fur et à mesure des circonstances, une adéquation à la situation présente ».
11 G. Delille, Préface à « Le maître et le prieur. Pouvoir central et pouvoir local en Méditerranée occidental (xve-xviiie), École française de Rome/Éditions de l’EHESS, 2003.
12 « Histoire du quotidien », MSH, 1994.
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