Chapitre 4. La donation-partage
p. 155-207
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
Sa figure formelle, ses réalités
Le schéma de la répartition
1Le schéma généalogique ci-contre (fig. 21) se propose d’éclairer les occurrences banales de la transmission familiale des biens fonciers en pays percheron. On attribuera à ego deux frères et deux sœurs codonataires, la moyenne de cinq héritiers vivants à la donation des parents étant, jusqu’au dernier tiers du xixe siècle, plausible. Les germains de chacun des individus du couple de référence sont ordinairement mariés, si bien que de cinq autres couples de parents de leurs conjoints des lots « extérieurs » adviennent à ces allié(e)s d’ego et de ses germains, ce qui accentue la singularité de chacun des lots de leurs ménages. Il n’est pas accessoire de figurer aussi les germains, en nombre aléatoire, de ces allié(e)s d’ego et de ses germains, qui reçoivent chacun partie égale à ces derniers de l’héritage de leurs parents respectifs. Le ménage d’ego tient pour des « parents » les ménages parallèles de ses germains, comme ceux des germains de son allié.
2Le nombre de cousins paternels, comme de cousins maternels d’ego, est beaucoup plus élevé si l’on suppose, dans les ménages des frères et sœurs de chacun des parents d’ego, un taux de reproduction familiale analogue au leur. Les lots attribués à ces cousins ont chance de se trouver géographiquement proches de ceux que reçoivent ego et ses germains puisque l’un des deux parents de ces cousins, germain de la mère ou du père d’ego, aura reçu du couple de grands-parents communs une part du même ensemble foncier. Les ménages de cousins peuvent donc intervenir dans les transactions après partage, au delà des premiers partenaires que sont les ménages des germains respectifs d’ego et de son allié.
3Même sans tenir compte de ces cousins figurés aux extrémités de la figure, on décèle l’entrecroisement multiplié des parts d’héritage attribuées sur la ligne d’ego aux ménages de sa proche et lointaine parenté.
Figure 21. Expansion généalogique de la dévolution à égalité

4Si les conjoints, dans chaque ménage, s’accordent pour un usage en commun des lots qu’ils ont reçus « de chaque côté », chacun d’eux, en même temps qu’il évalue sa part en regard de celle advenue à chacun de ses germains, et ce qu’il peut en requérir, effectue une évaluation analogue des lots fonciers attribués à chacun des germains de son (sa) partenaire, se trouvant ainsi « pris » dans cette autre chaîne de germanité. Tout projet propre à un ménage, dans cet ensemble de référence, doit tenir compte de l’imbrication des situations foncières propre à ce large parallélisme parentélaire.
5L’accélération particulière, durant les deux premiers tiers du xixe, du tempo des cycles de vie – naissances nombreuses mais décès de près de la moitié des enfants, mariages précoces, décès de jeunes adultes, remariages de veufs donnant naissance à des enfants de troisième lit, – rend complexe durant tout le siècle les agencements d’héritage.
6Ce schéma des virtualités de la succession à égalité, en soulignant le déploiement de la parenté horizontale quand les héritiers sont nombreux, suggère la complexité des opérations d’échange visant à réduire la dispersion des fonds allotis par les six ménages de parents qui s’inscrivent ici, et que seules atténuent les pratiques d’endogamie relevées dans le chapitre précédent, courantes dans toutes les catégories de la population. Les réaménagements de la distribution des lots sont loin d’être épuisés par des réciprocités binaires et/ou immédiates : des parcelles peuvent changer de mains au cours de transactions successives impliquant des cohéritiers de fratries différentes, et s’échelonnant tout au long d’un cycle domestique.
7D’une génération à l’autre se reproduit le même modèle structurel, chacune ayant à pallier, par une activité de reconstitution relevant du minime et du coup par coup, d’arbitrages plutôt que de stratégies, les effets de dispersion des terres en même temps que d’imbrication des lots des partages successoraux.
8Dès le dernier tiers du xixe, quand se font sentir les effets de la régression des naissances et d’une émigration qui touche surtout les moins nantis, le jeu serré, très parcellisé des mutations se distend, faisant place à des transactions moins nombreuses et plus consistantes, qui participent à la stabilisation des exploitations familiales de surface moyenne (I, p. 51 et sq.) Au terme du xixe enfin, la reconnaissance légale de l’indivisibilité de la cellule agricole, et l’instauration des soultes payées par le successeur à ses cohéritiers portent atteinte au système établi du partage effectif de la masse foncière entre tous les héritiers. L’application de la nouvelle loi est lente, et ne permet en premier lieu que de maintenir l’intégrité des unités d’un tenant au parcellaire immuable depuis des siècles – les anciennes métairies.
L’acte enregistré
9En signant cet acte dans l’étude du notaire les parents, en présence de leurs enfants, partagent leurs fonds de leur vivant à égalité entre tous. Les codonataires ont la jouissance de leur lot dès l’enregistrement de l’acte, moyennant le paiement d’une rente viagère, à moins que les parents ne s’en réservent l’usufruit, option fréquente chez les petits propriétaires au xixe. La propriété formelle du lot hérité n’advient qu’après le décès des parents1. L’acte de donation-partage est généralement le préalable à la retraite des parents qui, après avoir désigné leur successeur, font leur vente2 et quittent la ferme fondée sur les biens qu’ils viennent d’allotir.
10À chaque donation-partage, le morcellement du bien est proportionnel au nombre d’héritiers à pourvoir. Une fois les lots attribués, des réajustements fonciers et locatifs entre codonataires s’ordonnent en fonction de l’activité actuelle et des projets de chacun, indissociables de leurs choix conjugaux accomplis ou en vue. Car c’est à un ménage, et non à un seul individu, qu’il revient de conduire l’exploitation : l’association des activités au sein du couple est étroite à la ferme, à la différence des activités plurielles et dispersées des ménages relevant de l’artisanat et du commerce au bourg.
11En cours démographique normal, les bénéficiaires de la donation-partage sont des adultes, les uns mariés et établis tout près ou ailleurs, les célibataires placés domestiques ou résidant encore avec les parents. C’est de préférence à un fils, pas systématiquement l’aîné mais en tous cas muni d’une épouse, que les parents font bail avant le partage, le désignant ainsi comme successeur. Situation qui n’entraîne aucune préséance de sa lignée : s’il décède, il est remplacé par le ménage d’un frère germain – ainsi après le décès de son frère aîné LouisFrançois (1871), Marin Durouet succède à la Vêquerie, la jeune veuve remariée signant la cession de bail et s’installant avec ses enfants chez son second mari. Quand la gestion d’un successeur est contestée par les cohéritiers, ces dernier requièrent devant notaire et obtiennent la cessation du bail – c’est le sort de Jean Maurel en 1831 à l’Hauberdière. Si les parents restent actifs sur la ferme familiale après leur donation-partage, il est fréquent que le plus jeune fils « reste à les aider », ne constituant son propre ménage qu’après leur décès, et devenant alors « successeur », tout en ne tenant en propriété qu’une part du fonds égale à celle de ses germains. Ce temps où un enfant adulte célibataire cohabite avec le parent resté veuf est transitoire et ne peut se confondre avec un chevauchement générationnel de cycles domestiques sur la ferme familiale ; le modèle de Chayanov, qui postule pour les sociétés européennes la transmission radicale de l’activité sur l’exploitation d’une génération à la suivante, reste ici rigoureusement suivi dans la mesure où l’installation sur la ferme ne peut revenir qu’à un ménage et un seul.
12L’acte de donation-partage donne à saisir la fortune foncière des donateurs à son acmé et encore intacte. La masse de succession englobe, en les différenciant, les biens propres hérités de chacune de leur lignée par l’un et l’autre des parents, et les acquêts faits durant leur communauté. En sont déduits les débours consentis en faveur d’un ou plusieurs de leurs enfants – donations et dots, sommes payées pour un remplaçant au service militaire, toutes « avances d’hoirie » qui sont à « rapporter » obligatoirement à la masse de succession par les bénéficiaires.
13Les parents doivent établir autant de lots de valeur égale qu’il y a d’héritiers, avec leur consentement et les bons offices du notaire : l’accord entre donateurs et donataires est dûment notifié dans les actes du début du xixe, assorti de témoignages de « confiance » et de « reconnaissance » des enfants envers les parents. Ces derniers ne sont pas en reste de témoignages d’affection : en 1805 une mère partage ses biens entre ses enfants « qui lui sont également chers », en trois lots « les plus égaux possibles ». Dans nombre d’actes du xixe, et encore dans la première moitié du xxe, il est spécifié que, « selon la coutume », la répartition des lots est tirée au sort ; en laissant le hasard ainsi jouer dans la distribution, on renchérit sur l’équité. Dans les donations-partages du xixe cependant, on observe fréquemment que la répartition se trouve opportunément ajustée aux projets des donateurs pour leur succession : le lot comportant le « noyau » – logis avec annexes, et parcelles les touchant – « tombe » sur le successeur désigné. Si l’on s’en étonne, certains de nos interlocuteurs continuent d’affirmer que « le partage ça se fait toujours par tirage au sort », d’autres que « le tirage au sort c’est quand les gens ne s’entendent pas, ou que les parents n’ont pas fait leurs affaires de leur vivant ». Dans ce dernier cas surtout l’entente est menacée, comme elle peut l’être par la venue à l’héritage d’enfants mineurs d’un héritier décédé, protégés par un tuteur de la lignée de son parent encore vivant, ou bien de fratries issues de deux lits – plus souvent trois3.
14Au partage chaque enfant doit donc recevoir, autant que faire se peut, part équivalente des édifices et de toutes les natures de terre4. Or la dispersion de ces natures de terre dans le relief du territoire – pâtures sur les terres « mouillantes », prés en ruban le long des rivières, labours sur les flancs de coteau, bois sur les hauts sableux – accentue le morcellement du partage. L’« égalité stricte » ne se traduit pas par une mesure arithmétique égale des surfaces advenant à chacun ; toute parcelle est évaluée en fonction de sa « classe » de terre, de son site et de sa fonction dans l’ensemble agricole, et c’est l’équivalence, reconnue par les parties, qui fait égalité. On peut s’interroger néanmoins sur les représentations subjectives intervenant autour de l’attribution des champs et prés familiers parmi lesquels chacun des héritiers, dès l’enfance, peut avoir fait son choix.
15Si l’on admet, comme le suggère B. Derouet5, que « dans la réelle succession divergente où tous les enfants sont sur pied d’égalité, la liquidation d’une entité sociologique et d’une communauté de droits… [advenant après la mort des parents] permet la survenue d’entités nouvelles », cette « autonomisation » de chacun des héritiers n’a d’ordinaire, ici, que la portée formelle de l’acquisition du statut de propriétaire. Étant données l’exiguïté et l’imbrication ordinaires des lots répartis entre de nombreux enfants chez les petits propriétaires paysans, qui sont la majorité, quelques-uns seulement des donataires non-successeurs deviennent économiquement autonomes – ce qui exige de « s’installer sur soi », ne serait-ce qu’en locataire –, et le plus grand nombre des très petits héritiers ne sort pas d’une condition dépendante.
Tous héritent, un seul succède
16Dans ce pays de dévolution divergente, la surnatalité, des dernières décennies du xviiie jusqu’aux années 1840, impose la pression centrifuge du nombre dans l’allotissement, et donc une dispersion de la petite propriété paysanne qui fréquemment n’atteint plus la surface nourricière minimum d’un ménage. Les documents communaux témoignent de la prolétarisation des catégories du paysannat les moins pourvues au terme de la période, d’une paupérisation dont se soucient les autorités municipales (II, « Les journaliers »).
17Au cœur du xixe, pour qu’une exploitation familiale soit sur la voie d’un développement économique menant à l’indépendance, le ménage doit disposer de 8 à 12 ha dont il possède la moitié ou le tiers, aisance qui néanmoins reste fragile et sujette aux crises. Or dans le même temps, étant donné le nombre des héritiers, le lot advenant à chacun des conjoints d’un ménage est fréquemment inférieur à 2 ha ; par ailleurs ces lots « tombent » pour chacun aux dates rarement coïncidentes des donations de leurs parents respectifs. Les hasards de ces échéances participent à l’instabilité structurelle qui caractérise le destin des ménages de la petite paysannerie.
18La contradiction interne du système de dévolution à égalité, qui vise à donner chance d’établissement à tous les enfants, mais rend aléatoire, étant donné l’amenuisement en progression géométrique des lots distribués, la perpétuation d’unités agricoles viables, se trouve affectée encore par l’incompatibilité entre la proclamation de l’égalité au partage et le choix par les parents d’un seul successeur.
19Alors que depuis près d’un siècle les partages successoraux ont à respecter l’intégrité de l’unité agricole, et que la discordance entre le partage à égalité du bien et la succession unique sur l’unité agricole se résoud par des dédommagements monétaires, on commente encore en 1985 la situation « avantagée » de celui qui « reprenait la ferme », parce qu’on sous-estimait dans la constitution des lots la valeur des bâtiments et du matériel. Dans le même discours, c’est néanmoins toujours la norme de l’égalité inscrite dans la donation, le mythe du tirage au sort niant toute préséance qui soutiennent l’archétype des représentations autour de la transmission du bien. Et c’est en référence constante à ce modèle qu’on informe l’enquêteur, c’est à la coutume établie « de toute ancienneté », à « ce qui s’est toujours fait ici » qu’on rapporte les concordances et les écarts. Ainsi se trouve vérifiée l’appréciation d’un notaire de la région6 : « les gens sont très stricts au niveau de l’égalité dans le foncier, et s’adaptent aux nécessités économiques au niveau de l’exploitation » – c’est-à-dire qu’ils continuent de répartir à égalité les terres ne relevant pas d’un ensemble d’exploitation.
20Après le partage des terres et édifices, la seule part de la ferme familiale revenue au successeur, agrandie éventuellement de parcelles récupérées auprès de ses codonataires, reste le lieu réel du « bien de famille » ; cependant les droits fonciers afférents aux entours de l’unité agricole sont plus largement répartis, et nombre de nos interlocuteurs âgés mentionnent les « arrangements » qui avaient permis à leurs ascendants de préserver ces droits – aux chemins, haies, fossés, cour, puits et mare, bûcher, four, « douet » – : en 1940 encore conserver le passage, l’accès à la mare et au puits maintenaient pour « les exclus7 » de la succession un lien symbolique à la ferme des parents.
21La répartition des lots est suivie d’une combinaison de réaménagements visant le modelage d’unités viables pour une partie au moins des héritiers – « contexte social où jouent réciprocité, dépendance et résistance8 ». Le successeur désigné – fréquemment le fils aîné, sans que soit énoncée aucune règle – a vocation à reconstituer le bien démembré par le partage, et se pose comme destinataire préférentiel des « délaissements » de partie ou tout de leur lot par ses cohéritiers. À cette pression les réponses divergent. Les uns consentent à céder des parcelles, voire l’ensemble de leur lot, d’autres vendent à un autre des germains, ou bien à un voisin, d’autres enfin gardent leur part, arrivent à l’augmenter, se posant éventuellement en concurrents du successeur, et la transmettent à leurs enfants. Les décisions des filles, qui ne succèdent qu’en cas de carence masculine (célibat ou absence de descendance), sont orientées par l’activité, agricole ou non, de leur époux, le lieu de résidence du ménage. À terme, face à celui qui, en s’installant sur la ferme, accapare la notoriété familiale et symbolise l’« ensouchement », les activités et les statuts dans le cercle des germains restent longtemps instables. Les filles se trouvent ordinairement casées par le mariage. Bon nombre de fils non-successeurs, s’ils ne bénéficient pas d’une alliance pourvoyeuse d’installation, s’ils ne se qualifient pas dans une activité non-agricole, dans la commune ou au dehors, ne peuvent que devenir journaliers. Ces petits héritiers, qui louent leurs parcelles au frère successeur ou à d’autres, figurent comme propriétaires sur la matrice, mais végètent dans une quasi-marginalité économique et sociale, se mariant tard ou pas du tout.
22De telles conditions sont banales dans la petite et moyenne paysanneries. Au bas de l’échelle foncière, quand le fonds des parents se mesure à quelques dizaines d’ares, la division en nombre selon la norme d’égalité en exclut un usage pertinent pour chacun des bénéficiaires, qui consentent alors à une licitation en faveur d’un seul ; au décès de ce dernier peuvent intervenir une ou deux mutations vagabondes, avant que le lot ne réintègre, très fréquemment, la parenté. En 1837 Jean Chesne, propriétaire d’une maison et de 3 parcelles de 30 ares, se déclare cultivateur au hameau de Pont-Andreux ; il cultive aussi le champ de 59 ares hérité par son épouse – fille de meunier avec 6 frères et sœurs. Lors de l’inventaire qui suit son décès en 1841, l’actif de la communauté couvre à peu près les dettes, et l’époux est reconnu donataire de la moitié en usufruit du bien de la défunte. En 1863, remarié avec la jeune domestique déjà au service du ménage en 1841, Jean Chesne partage avec ses 5 fils le bien de leur mère : du champ de 59 ares le père aura 2 ares 60 en toute propriété, et l’usufruit de la moitié du reste (28 ares 40) dont les 5 enfants auront la nue-propriété ; ils auront en toute propriété l’autre moitié. Or l’aîné est concierge au Mans, le second domestique, le troisième journalier, le quatrième ouvrier fendeur dans la commune, et le dernier tisserand sur la commune d’Avezé. Par licitation l’aîné, qui ne réside pas, devient propriétaire de l’ensemble du fond – 1 ha 54 –, qui en 1884 passe au compte d’un cultivateur d’une commune proche. En 1909 le troisième fils, alors cultivateur à Pont-Andreux, rachète le petit bien familial dont hériteront ses deux fils ; en 1944 l’un d’eux, tuilier, en est le seul propriétaire ; en 1981 le témoignage de Germaine (III, p. 133) éclaire l’économie précaire, jusqu’en 1963, du petit bordage de 3 ha fondé sur ce bien de famille récupéré.
23À l’autre extrémité de la société paysanne, chez les cultivateurs/propriétaires de 15 à 25 ha de terres, et de maisons au bourg, on suit la variabilité, en fonction de leur nombre, des itinéraires des codonataires de première génération puis de leurs descendants. C’est seulement entre 3 enfants que Jean Conte et Jeanne Lebreton, propriétaires à la Poignandière et parmi les plus imposés, partagent en 1819 18 ha : le fils cadet François, qui leur succède – et deviendra maire –, reçoit 5 ha 70, avec la ferme ; l’aîné Marin, qui cultive au Grand Pin, hérite de 6 ha 75, avec granges, écuries, jardin, clos en ce lieu, et une maison au bourg – les deux frères sont alliés à deux sœurs Rivot, héritières chacune pour 1/9e en 1825 de leurs parents, propriétaires de Launay (I, p. 36). Leur sœur, épouse de Mathurin Durouet, cultivateur au Gué en l’an XIII, reçoit le bordage de la Beauchardière (3 ha 45), 2 ha 52 de terres à la Poignandière, et une maison au bourg. Le ménage des donateurs, l’un et l’autre issus de familles de « laboureurs » attestées dans la commune depuis le xviie siècle, s’inscrit dans l’élite paysanne du temps. Cette position se maintient pour les ménages de leurs enfants, d’autant que l’alliance de Marie Conte avec le fils d’une sœur du petit-fils du frère de son arrière grand-père resserre la parentèle dans l’homogamie.
24C’est à la génération des petits-enfants, où l’on compte 20 héritiers, que l’excès du nombre diversifie les trajectoires – tous ne sont pas agriculteurs – et aboutit à des réassemblements fortuits des lots reçus. En 1846, Marin partage 11 ha – son héritage et celui de son épouse Rivot – entre 7 filles et 2 fils, qui reçoivent donc chacun un labour (de 70 a à 1 ha 20), un bâtiment et des bouts de pré. Un fils s’allie à l’héritière de la Segonière, l’autre se trouve installé, par mariage également, hors de la commune. Une fille épouse un maréchal9 au bourg – qui sera maire –, trois autres des propriétaires de fermes sur Bellou ; le ménage d’une fille succède au Grand Pin. Les deux ménages d’une fille épouse d’un boucher, d’une autre épouse d’un hongreur rassemblent à terme, par achats aux cohéritiers, la majorité des fonds allotis en 1846. Le ménage du hongreur d’a pas d’enfant et vend ses terres, en 1894, au fils du ménage qui a repris le Grand Pin : les descendants cultiveront le bordage jusqu’en 1950. Le ménage du boucher a 4 filles, épouses d’artisans et commerçants, qui vendront les terres dispersées. En dépit de la modestie du lot reçu par chacun des nombreux enfants de Marin, le statut d’origine joue encore pour certains en faveur d’alliances fournissant une installation agricole, tandis que d’autres s’enrichissent dans des professions de commerce et d’artisanat.
25La sœur de Marin, veuve de Mathurin Durouet, partage entre 5 fils et une fille, en 1851, un ensemble de 16 ha dont le principal se rassemble autour du Gué, avec 4 ha 36 à la Beauchardière – à 3 km vers le nord – et une maison au bourg, ces derniers lots hérités de ses parents Conte. La fille dont l’époux se déclare horloger, et le fils aînés (l’un et l’autre ayant épousé le frère et la sœur) auront leur part à la Beauchardière ; un autre fils aura terres et bâtiments au Nuisement, conquêt du ménage, à 2 km à l’ouest du Gué ; François, Jean et Julien se partageront bâtiments et terres de la ferme du Gué, mais seul Jean, qui habite avec sa mère et ne se marie qu’après son décès (1857), y cultivera, et sa veuve après lui jusqu’en 1906, sans qu’il y ait d’enfant pour succéder. François et Julien s’installent sur les petits biens de leurs épouses à la Lointinière, près du Gué, et achètent des terres proches en vendant celles qu’ils ont héritées au Gué. Ces héritiers Durouet végètent sur de petites fermes, et leurs enfants quitteront l’agriculture ou seront journaliers. Le nombre des enfants à la seconde génération entraîne incontestablement, en même temps que la dispersion de leurs activités, une mobilité sociale descendante des ménages.
26Le réseau généalogique des Maurel (fig. 22) est une illustration exemplaire des destins contrastés des lignées paysannes en fonction du chiffre des fratries au long des générations. Jean Maurel, qui eut un aïeul « sergent royal », se déclare « marchand filottier » à son mariage en 1732 avec Marie Leroux10 ; résidant à la Segonière, le couple a 7 enfants, dont restent seulement 3 fils lors de la donation-partage que fait la veuve en 1776. L’aîné Jean (1734) – qui reçoit la Guerrière –, marié trois fois, n’a qu’un fils dont on perd la trace. Les lignées de Louis (1742) – qui reçoit les Courbes – et de Pierre (1745) – qui reçoit la Segonière – sont toujours représentées dans la commune en 1985.
27On voit sur le schéma se multiplier la descendance de Louis, dont les 5 enfants sont les bénéficiaires des donations des Courbes et de l’Hauberdière que fait sa veuve Jeanne Guilemin en l’an IX puis en 1830 ; le réseau se déploie ici à partir de deux fils, car le troisième n’a pas d’enfant et les descendances des deux filles, qui ont épousé deux frères, ont été rapportées à leur famille d’alliance. La prolificité de la lignée de Louis se traduit au milieu du xixe par le chiffre de 49 arrière-petits-enfants nés de 1825 à 1840. En contraste, la lignée issue de Pierre son frère cadet, héritier de la Segonière, se stabilise dans la maigreur d’une série de un ou deux héritiers par génération, la rétention des héritages attirant, de plus, des alliances avantageuses.
28Si bien que, dans la lignée de Louis, la succession de fratries nombreuses aboutit à un émiettement des fonds, à une dégradation des installations et du statut des ménages. Parmi les cousins de 5e degré nés de 1920 à 1940, deux ménages seulement tiennent des fermes d’une trentaine d’ha en propriété dans la commune en 1980, les autres étant petits artisans, employés, ouvriers. Tandis que dans la ligne parallèle de Pierre un descendant cultive dans la commune une ferme de 25 ha en totale propriété, les autres ayant, tout en conservant et agrandissant leurs biens, quitté la commune et l’agriculture dès la fin du xixe pour accéder à l’industrie et au notariat.
L’application de la Coutume
Partages de l’an IX et de 1830 chez les Maurel
29Durant les deux premiers tiers du xixe, quand coïncident démographie pléthorique et dispersion de nombreuses petites et moyennes propriétés paysannes, la qualification différentielle de chaque parcelle conduit à une composition très élaborée des lots égaux. Pour en exposer la réalité, mettant en relation la figure au sol et l’usage qu’en font les ménages, je m’appuierai surtout, mais non exclusivement, sur les donations-partages de l’an IX et de 1830 ; le réseau des attributaires, et leurs différentes trajectoires, y dessinent une esquisse prosopographique de la famille Maurel, déjà évoquée. Ce réseau généalogique figure un archétype de la paysannerie locale au long des deux derniers siècles : ses branches, issus d’une alliance de 1732, se multiplient en restant, pour la majorité, stables dans la commune jusqu’au début du xxe siècle ; les descendants qui résident dans la commune m’ont éclairée sur les itinéraires des ménages contemporains résidant ailleurs.
30En l’an IX Jeanne Guilemin, veuve de Louis Maurel auquel elle s’est alliée en 1769, procède au partage entre leurs 5 enfants des biens propres reçus par son époux de ses parents en 1776, aux Courbes et à Gué Bas (7 ha 30). LouisThomas l’aîné, auquel les parents ont fait bail en 1794, pour 9 ans, de la ferme de l’Hauberdière, bénéficie « par préciput et hors partage [...] suivant les dispositions de l’article 158 de la Coutume […] ladite succession s’étant ouverte sous son Empire », de la moitié d’un champ de 60 ares. C’est un avatar ultime d’une recommandation de la Coutume du Grand Perche : « entre roturiers il n’y a aucun avantage à l’aîné, fors que la principale maison manable […] lui appartient avec l’issue […] aussi lui appartient demi-arpent de terre découverte à son choix et option, au plus près de la maison hors “l’estraye”11 ». Cette « principale maison manable », avec la terre « au plus près de la maison » pourrait être devenue en s’étoffant ce « noyau » auquel se réfèrent toujours les ménages d’agriculteurs pour désigner les parcelles qui touchent le corps de ferme, ensemble le plus anciennement approprié à l’une ou l’autre de leurs lignées, et qui se transmet de préférence au fils aîné – mais dans une totale équivalence, dès l’application du Code de 1804, avec les lots des codonataires. Ainsi se maintiendrait dans ce système roturier de stricte égalité successorale un écho de la très ancienne primogéniture masculine noble. Cette hypothèse sera reprise quand il s’agira, plus loin, d’examiner les représentations convergentes des habitants autour des prétendues prérogatives du « sexe fort ».
31Avant la constitution des lots la donatrice fait réserve de son douaire. Cette institution de l’ancien droit coutumier des pays du nord de la France12 devait assurer la survie de la veuve : « femme mariée est douée par ladite Coutume de la tierce partie de tous et chacun des héritages qui appartenaient à son mari le jour des épousailles ». Il s’agit ici de l’usufruit d’une maison avec jardin, de quelques labours et portions de prés, le tout représentant le quart de la masse des biens propres de l’époux – c’est un douaire préfix, c’est-à-dire que sa quotité est déterminée par le contrat de mariage. Le Code civil abandonnera le douaire ; il le supplée par la rente viagère annuelle calculée sur le montant des biens transmis, et payée en commun par les donataires jusqu’au décès du dernier parent.
32La Coutume précise que « si père, mère […] ont donné aucune chose à l’un de leurs enfants […] la chose donnée se doit rapporter au partage ». En 1860, la veuve de Marin, second fils de la donataire de l’an IX, stipule dans son acte de donation-partage à ses 5 enfants que l’un de ses fils doit rapporter à la succession 1500 F versés par sa mère pour un remplaçant au service militaire – ce dont il s’acquitte. Ce principe du « rapport forcé » de tout bénéfice reçu antérieurement à la donation par l’un ou l’autre des enfants – et non « optionnel », comme dans la Coutume orléano-parisienne – relie la Coutume du Grand Perche à celle des provinces de l’Ouest, notamment du Maine13.
33Dans le premier tiers du xixe, il est encore fréquemment stipulé dans l’acte de donation que la constitution des lots s’est faite « de concert entre les parties, à l’aide de leurs amis communs, le plus également possible pour être tirés par la voye du sort ». Lors de la donation de la veuve Varreau à ses 4 filles en 180714, les lots sont tirés au sort dans l’étude du notaire « avec des billets numérotés et ployés dans un chapeau après avoir désigné la priorité par la même voye » ; tirage au sort, donc, à double tour, qu’attestera pour 1935 encore un héritier qui, lors de la succession de son grand-père paternel, précise qu’il « faisait souche » avec sa sœur face aux deux sœurs de leur père décédé, et qu’avant le tirage au sort des 3 lots c’est lui, l’orphelin et le plus jeune parmi les parties, qui avait été désigné pour tirer au sort la priorité du tour des mains dans le chapeau. Un aménagement de cet ordre du tirage au sort a dû prévaloir lentement, car le texte de la Coutume favorisait l’aînesse et le sexe masculin : « le plus jeune fait les lots [leur attribue un numéro] et l’aîné choisit, et après l’aîné les puînés selon leur âge et antiquité […] et précèdent les femelles les mâles à choisir ».
34Le retrait lignager, droit de préemption d’un descendant, si éloignée que soit sa lignée de celle qui s’éteint, aux biens vacants d’un décédé avec lequel il a un ancêtre commun, instaure la représentation à l’infini des parents de sang à la succession. Cette clause de filiation oblique, dans un système de dévolution divergente où l’organisation sociale repose sur la prééminence de la parentèle, et non de la filiation, s’articule avec la prééminence de la parenté cognatique qu’impose ici la règle « paterna paternis, materna maternis », instituant le partage à égalité entre les lignées paternelle et maternelle – descendants et/ou ascendants – des biens d’un défunt sans héritier direct. Ainsi en 1845 se distribuent les fonds de Marin Conte (fig. 23), décédé célibataire, dont le père, décédé, n’a qu’une sœur, tandis que la mère, décédée, est l’une des 4 sœurs Varreau donataires de leur mère veuve en 1807. À la sœur unique du père revient la moitié des terres – 15 ha partagés ultérieurement entre 6 enfants – ; l’autre moitié échoie à l’ensemble des collatéraux maternels – la sœur Varreau survivante reçoit 5 ha, à égalité avec l’une et l’autre des fratries issues des autres sœurs, l’épouse décédée de Louis Guillon et l’épouse décédée de Louis Thomas Maurel. Les héritiers de chaque ligne sont les parents de sang les plus immédiats du défunt ; les échanges auxquels ils procèdent – tel celui qui a lieu en 1863 entre une fille de la sœur du père du décédé et un fils du frère de l’époux de l’une des sœurs de sa mère – relèvent des transactions passées entre lignées alliées, moins fréquentes que celles qui interviennent au sein de la parenté consanguine, mais contribuant à un volume des mutations dans la parenté représentant près des trois/quarts de l’ensemble.
Figure 23. « Patrena paternis, materna maternis », succession Martin Conte

35Ce cadre parentélaire de la transmission des biens est remarquable aussi dans les cas de décès cumulés de jeunes adultes et de leurs parents : quand meurt à 19 ans, en 1858, le fils de LouisJean Guillon, orphelin de père et de mère, « les propres remontent » vers la mère de la mère pour une lignée, vers le frère unique du père pour l’autre ; la grand-mère maternelle fait aussitôt donation entre vifs de sa succession (y compris les créances) au fils unique de son autre fille, aussi décédée (fig. 24).
Figure 24. « Les propres remontent »

36On a observé déjà15 qu’en raison du morcellement des biens par la dévolution à égalité, l’établissement sur une unité susceptible de faire vivre une partie des ménages cohéritiers – et notamment le successeur sur l’exploitation démembrée – est assujetti à une redistribution des lots réduisant le morcellement. C’est donc fréquemment un lot modifié en regard de celui qui leur fut alloti que chacun des époux apportera pour constituer, aménagée encore par des achats et/ou ventes sur le marché local, la masse à distribuer à la génération suivante. Néanmoins, même s’il y a décrochement vers une lignée parallèle, l’essentiel des fonds précédemment partagés – surtout s’il s’agit d’unités agricoles, petites ou moyennes – se transmettra ordinairement en ligne verticale. En bref, durant tout le xixe siècle et jusqu’à l’issue de la Seconde guerre, et dans une proportion remarquable encore depuis, c’est essentiellement par le réseau de parenté – qui s’élargit des lignes alliées en même temps qu’il s’étrécit par la perte des référents de générations antérieures – que passent les mutations foncières redistribuant les « biens de famille ». Autrement dit, la figure sociale qu’il s’agit d’interroger se dessine à partir de l’utilisation que fait chaque codonataire de son lot en regard de sa position et de celle de ses partenaires dans le réseau parentélaire, – en considérant qu’à l’échelle du ménage l’opération concerne deux lots distincts, advenant de lignées en principe non parentes.
La minutie du partage
37C’est toujours à la famille Maurel que je me réfère. En recueillant et ordonnant nombre d’indices concernant chacun des individus inclus dans la généalogie construite, j’ai pu esquisser des parcours, éclairer des relations intergénérationnelles et/ou entre ménages collatéraux, cerner, au niveau de la parcelle, les trajets de lots dispersés par le partage, traversant plusieurs successions et ventes, et revenant incidemment se rattacher au noyau initial. La distribution des lots fonciers en l’an IX, projetée sur le plan parcellaire, met en évidence la minutie (de « minutia » = parcelle) du partage ; non seulement labours, pâtures, prés, taillis, clos et jardins sont morcelés, mais aussi habitations, écuries et granges16.
38Les prés humides qui produisent deux coupes de foins avant d’être laissés en pâturage, mais dont la surface se réduit aux abords étroits des cours d’eau, sont les parcelles les plus précieuses, les plus inamovibles des fonds familiaux, les plus convoitées lors des successions : chaque héritier tient à en obtenir au moins une part, toujours cultivée directement. Fécondées par les débordements de la rivière, les « prairies » nommées regroupant ces parcelles étaient autrefois propriétés des « fabriques de St Germain et Gâtineau » (aujourd’hui Préval), de l’Hôtel-Dieu de Bellême et de l’Hospice de Nogent-le-Rotrou. En 1792 le directoire du district en ordonne la saisie et la vente. Les acheteurs se pressent pour en avoir une part, d’où le morcellement extrême qui apparaît sur la matrice de 1837. Plus de 130 parcelles de 5 à 20 ares se disposent en « arêtes de poisson » perpendiculaires au cours nord/sud de la Coudre puis de la Même. L’émiettement et l’enchevêtrement foncier de ces parcelles en herbe a conduit à leur ouverture pour un pâturage des bêtes en commun, une fois récoltée la première coupe de foin – aucun document ne précise la date de cette initiative, mais sur le cadastre de 1837 déjà les petits prés se trouvent regroupés en 4 prairies – du Pin, de la Coudre, de la Gimbeltière, des Angers.
39L’usage de la prairie de la Gimbeltière est précisé par l’un des agriculteurs riverains, pour les années qui suivent la fin de la Seconde guerre. Pour une surface de 6 ha 63 on y dénombre 41 parcelles pour 21 propriétaires, les plus étendues étant de 1 ha 43 et 77 ares, la contenance des autres s’échelonnant de 8 à 35 ares. « On menait nos bêtes le 7 septembre à 8 heures ; on les marquait avant d’un G avec un fer qu’on fabriquait ; on inscrivait le nom des bêtes sur un registre, le nombre pour chacun était en proportion de la surface appropriée – ou louée – mais aussi de l’âge des animaux. En 1947 on mettait une bête de plus de 2 ans pour 18 ares, une de 1 à 3 ans pour 12 ares, un veau de moins d’un an pour 10 ares, et on payait 15 F par bête, du 7 septembre au 7 novembre. » Sur le cahier conservé sont inscrits les noms de 35 bovins entrés dans la prairie cette année-là, venant de 13 fermes – on n’y met plus les laitières, qu’à la génération précédente les fermières venaient traire sur place. En 1968 on paie 100 F par bête, mais n’entrent dans la prairie que 28 génisses venant de 4 fermes – réduction dûe à la concentration des exploitations mais aussi à la moindre fréquentation de la prairie, puisqu’en 20 ans le troupeau a doublé. C’est que le système ne correspond plus au mode d’élevage actuel, au souci de prophylaxie, à l’orientation vers « les bêtes à viande » engraissées sous auvent, au repli dans l’enceinte de l’exploitation des troupeaux de laitières sélectionnées. C’est aussi que le convoi du troupeau au matin du jour d’ouverture est devenu périlleux : « dans les années cinquante, on les menait à pied, guidées par les haies le long des routes ; maintenant les charger puis les descendre de la bétaillère il faut faire ça à plusieurs, on prend nos gamins, on met des barricades avec des liures, mais faut cavaler pour pas qu’elles rentrent dans une voiture sur la route ».
40Néanmoins à la prairie du Pin, mosaïque de petits prés dépendant des fermes moyennes du coteau de la rive gauche de la Même, dont les terres deviennent « sableuses » à la limite des bois, chaque exploitant tient d’autant plus à ses prés humides, et ils restent 17 « à passer les uns sur les autres ; on ouvre le lendemain de la St Jean, celui qui doit traverser la part d’un voisin ouvre une “passée” et fait sécher son herbe aussi bien que la sienne ». Un agriculteur retraité qui a 5 « parts », exploitées par le ménage de sa fille, s’est institué gardien bénévole de la prairie. Alors que les jeunes ne professent que négligence pour les vieilles bornes soit « tombées dans la rivière », soit « enterrées on ne les voit même plus », il a en mémoire le plan foncier et locatif de la prairie commune, connaît l’emplacement de chaque borne et sa nature – soit une « pierre » (calcaire), soit un « caillou » (grès). « Quand l’herbe pousse, fin avril, il faut passer partout planter des piquets blancs en plastique, que ça se voit, que les jeunes qui connaissent pas bien voient où sont leurs parcelles. »
41Jusqu’aux dernières décennies du xixe, on cultive peu de fourrages artificiels dans la commune, le bétail vague sur de maigres pâtures, et dans les premières décennies du xxe siècle encore les enfants des bordagers mènent une ou deux vaches sur l’herbe des talus, ou à l’orée des bois. Lors de chaque succession, au xixe siècle, la division de ces petits prés est telle qu’à la limite on n’inscrit plus la surface d’un lot : les maintenant indivis entre des cohéritiers, on en répartit des « portions » mesurées en « chartées » ou « veilles » de foin. Ainsi Louis Maurel en 1776 a reçu 4 de ces portions, dont l’une d’« un demi-quart de chartée », une autre « petite chartée à prendre dans la prairie de la Gimbertière à partager à la fourche et au râteau avec les héritiers de feu Maurel [frère de son père] qui ont l’autre moitié ». Au partage de 1830 les enfants de Marin Maurel reçoivent ensemble 1/24e d’un pré de 20 ares, portion qui figurait déjà dans le partage de l’an IX et résultait de partages antérieurs ; c’est seulement en 1860, quand la veuve de Marin, qui a recueilli l’héritage de son père Louis Guillon, peut attribuer ce pré à un seul de ses enfants, que cessera cette indivision à cinq. Cet extrême fractionnement foncier oblige, dans l’usage, à de minutieux échanges locatifs, à un « tour de récolte » entre codonataires signifié dans l’acte de donation.
42Essai de mise en site des inscriptions de l’acte, une reproduction en « vue perspective » esquisse, à partir du plan cadastral de 1837 (édifié donc après la donation de l’an IX), l’ensemble bâti des Courbes – la cour se trouve artificiellement agrandie pour que soit plus précise la disposition des bâtiments (fig. 25). On peut, en 1985, se représenter la mesure des édifices de ce temps à partir d’un bâtiment érigé probablement au tournant du xxe, abandonné depuis les années 1950 dans le hameau du Grand Pin, non loin des Courbes. La disposition de petites constructions mitoyennes ou séparées par d’étroits passages, autour d’une cour où reste marqué le creux de la mare commune, perpétue la figure grossièrement circulaire de ce hameau, telle qu’elle apparaît encore sur le plan cadastral de 1957. Poussée la porte de l’habitation, la « chambre à cheminée » – celle-ci occupant un mur latéral – ouvre à l’arrière sur un étroit couloir longitudinal au mur du fond qui abritait laiterie et laverie ; face à la cheminée une autre porte ouvre sur « la chambre froide » ; les deux petites pièces sont surmontées d’un grenier. C’est la disposition ordinaire, inscrite dans les « visites » ou « états des lieux », jusqu’à la période entre les deux guerres, de la maison paysanne rudimentaire, à laquelle s’accolent l’écurie surmontée du grenier à foin, et au delà la grange.
43Sur le plan esquissé de la ferme des Courbes, la désignation de l’usage des édifices met en évidence l’irrationalité économique de leur allotissement au partage de l’an IX. À Marin revient « l’écurie aux bœufs […] un plaçage au pignon », à Jeanne épouse de Pierre Conte « moitié de la grange », à Jean le dernier fils « autre moitié […] un toit à porcs […] un petit plaçage », à Louise épouse de René Conte frère du mari de Jeanne « une petite maison avec écurie et un bâtiment faisant bergerie », et à Louis Thomas « une petite grange […] un toit à porcs ».
Figure 25. Partage des Courbes en l’an IX

44Ordonnée par la nécessité de l’égalité, la composition des lots correspond rarement pour l’attributaire à un usage pratique immédiat, et requiert un aménagement avec l’un ou l’autre des codonataires : l’articulation des échanges entre germains, l’entrelacs des positions de vendeur/acheteur dessine la constellation préalable aux trajectoires des ménages après le partage. Jean, qui vit avec sa mère à l’Hauberdière17, vend sa moitié de grange à Marin en 1813. Comme Jeanne et Pierre Conte gardent leur moitié, « il sera fait là [à frais communs] une cloison entre les deux […] et par l’acquéreur une entrée ». Ce ménage Conte réside aux Courbes où la veuve donatrice, la même année, leur « donne à ferme pour 9 ans » les biens de son douaire ; de là ils exploitent en location, à partir de 1824, « le lieu de Gué Bas » (1 ha 54) tout proche, que Jean vient d’acheter. Louise avec René Conte sont installés à la Lointinière, lieu des « héritages » des Conte. Louis Thomas, à la Durandière (8 ha), est locataire de la sœur de son épouse qui a hérité de cette ferme au partage Varreau de 1807. En 1821, il vend sa part des Courbes au ménage d’une de ses filles qui s’y installe et cède en échange sa part de la ferme de la Vêquerie, venant de la succession de sa mère. C’est que LouisThomas vise à installer là son fils cadet Louis, héritier de l’autre part de la Vêquerie. Ces transactions sont l’ordinaire des « arrangements de famille », évoqués pour le début du xxe siècle encore par les habitants issus de la paysannerie.
45En 1830 la veuve Maurel, retirée chez sa fille Louise à la Lointinière, où elle décédera l’année suivante, reprend le partage de l’an IX en ajoutant aux articles des Courbes ceux du douaire qu’elle s’était alors réservé au même lieu, et encore les biens de sa communauté avec son époux sis à l’Hauberdière (proche des Courbes) et à l’Épine (au sud du territoire). À partir de cet ensemble d’environ 14 ha, évalué 10000 F, la distribution des terres et des édifices s’élargit ; cependant persiste aux Courbes une distribution apparemment incohérente des édifices. Par exemple le « bâtiment couvert en paille nommé l’écurie aux bœufs » attribué à Marin avec le « plaçage » voisin en l’an IX sont situés sur le côté sud de la cour, tandis que la maison et la moitié du jardin qui lui reviennent en 1830 donnent sur « la rue d’exploitation » au couchant ; la « petite grange » attribuée à Louis Thomas est insérée entre l’« écurie aux bœufs » de Marin et l’« ancienne maison servant d’écurie avec bergerie au bout » qui revient à Louise épouse René Conte. C’est seulement en 1860, quand elle fait son partage entre ses 5 enfants, que la veuve de Marin parvient à regrouper la plupart des bâtiments des Courbes, siège de l’unité agricole de 2 ha 20 revenue aux enfants de Marin au partage de 1830.
46Mis à part le petit bordage de l’Épine (2 ha en parcelles semi-groupées) attribué à Jean, les terres et édifices de l’Hauberdière (9 ha) sont divisés entre 4 lots, morcellement qu’atténueront des transactions ultérieures entre héritiers. D’autant qu’à ce partage de 1830 Louis Thomas et Marin, décédés, sont représentés par les 5 enfants du premier et les 4 enfants du second. Ces derniers, qui reçoivent logis et bâtiments aux Courbes avec 2 ha 20 de terres18, rachètent la plus grande partie du lot revenu aux enfants de Louis Thomas à l’Hauberdière, où ils disposent finalement de 3 ha 40.
47Ainsi s’applique, tant que les héritiers sont en nombre, la pratique constatée déjà sous l’Ancien régime pour pallier l’équité aveugle de la dispersion des « héritages » : les bénéficiaires aménagent entre eux, en « une opération de remembrement [qui] s’effectue au niveau de l’ensemble disloqué et se réalise au fil de multiples mutations familiales19 », une répartition dont l’équilibre tente d’accorder besoins et projets de chacun au long du cours inégal des cycles de vie.
La rente viagère
48C’est le contre-don de la donation-partage ; sa prestation, fixée au terme de l’acte, est due en commun par l’ensemble des donataires. Au montant en monnaie fait suite la liste des denrées à livrer et des services à fournir annuellement ; obligations qui gagent une solidarité obligée des héritiers et un maintien de l’autorité parentale. Les donateurs sont précautionneux : au partage d’une veuve entre sept donataires, par exemple, à la mère « chaque année jusqu’à son décès la rente […] sera payée par septième et égale portion entre les partageants en sorte et si à venir que l’un ne souffre de la négligence de l’autre, à peine contre les défaillants et retardataires de toutes les pertes, dépends, dommages et intérêts ». On peut supposer que la coordination pratique de ce versement annuel n’était pas facile : – « pour la rente aux parents y avait des enfants des fois ça tirait ». En 1870 pourtant la veuve de Nicolas Debray donne quittance du versement d’une pension viagère de 605 F à 10 enfants – 2 filles sont décédés mais leurs conjoints paient la rente –, dont 5 ménages seulement résident dans la commune. C’est là un aperçu de la relation que crée le partage à égalité, qui maintient une proximité formelle continue des germains entre eux et avec leurs parents.
49Les stipulations de services viagers peuvent aller jusqu’à une totale prise en charge. Marin Coudreux, le donateur de la ferme de Courmartin (12 ha) en 183720, recevra tous les ans 75F en argent, 6 hl de blé, 38 hl de pommes (« 6 pipes »), 150 bourrées de hayes, 7 kg 1/2 de beurre, 18 fromages affinés au lait aigre, 15 kg de porc – dans d’autres listes figurent poulets, stères de bois de chauffage, kilos de filasse de chanvre ; l’éventail de ces denrées correspond à celui des principales productions locales et au mode d’alimentation courant. Plus exigeant pour les héritiers est le recours « dudit Coudreux d’aller demeurer avec celui de ses enfants qu’il désignera ; celui-là alors devra le prendre chez lui et lui donner les soins que l’on donne à un père – nourri, blanchi, raccommodé, éclairé et chauffé ». Si un veuf souhaite ne pas encombrer ses enfants, et quand il en a les moyens, il passe avec le ménage qui le recueille un « bail à nourriture » : René Granet, veuf en 1838 d’une épouse avec laquelle il tenait le domaine de Blandé, s’installe en 1850 à la ferme des Loges, et paie 800 F de pension au ménage des fermiers qui devront lui assurer les soins mentionnés ci-dessus, mais aussi « le conduire dans une carriole avec leurs deux chevaux deux fois au plus [dans l’année] à Bonétable, Bellême, Mamers, la Ferté-Bernard, Nocé, Nogent-le-Rotrou » – tous lieux des foires régionales.
50La veuve Varreau, en donnant ses biens – évalués 35 000F en 1807 – à ses quatre filles, retient « la jouissance gratuite et usufruitière […] d’une maison de la Moutonnière [près du bourg] avec cellier, petite écurie, fournil, hangar, de la grande chambre sur la salle de la maison, d’une partie du jardin, le droit de mettre pâturer chaque année une vache avec celles des fermiers […] et les fruits de 4 arbres, à choisir par elle tous les ans sur ledit lieu » ; elle recevra en outre annuellement 1 200 F, 20 demi-hectolitres de froment, le même poids d’orge, 38 kg de chanvre broyé, 2 cents de fagots, 8 stères de bois.
51Ces « faisances » dénombrées dans les obligations de la rente viagère sont peu à peu abandonnées ; en 1893 la rente due par les fermiers de Villiers pour l’acquisition, au second ménage de la mère de l’épouse, de 7 ha 28 à Courmartin, se règle en argent.
52Les usages sont tenaces pourtant dans la petite paysannerie. L’ancien bordager des Marquetières, dont le ménage s’est retiré dans la maison qu’il a héritée de ses parents à Pont-Andreux, est propriétaire d’un pré acheté en 1955. Il ne mentionne pas la rente mais insiste sur les arrangements complémentaires : « la vache c’est mon fils qui l’a achetée, on vend le lait aux voisins mais on la nourrit avec l’herbe de notre pré et on prend quelqu’un pour faucher ; le gars a aussi racheté des pommiers – on en a encore 20 qui donnent 2 pipes de 840 l, pour consommer en famille ; il en a planté 15 mais moi j’en ai piqué aussi 12 », précise l’épouse, « des trous de 50/50 à la bêche, lui avec son arthrose il peut pas creuser il tenait l’arbre ».
53Dans les cas de longévité remarquable des parents, on peut considérer que chacun des héritiers a racheté les terres qui lui revenaient par héritage : un héritier dont les parents, en 1920, partagent leur bien entre ses deux sœurs et lui, verse 600 F de rente jusqu’au décès de la mère en 1945, et décède en 1947.
Retour des terres à la parenté
54Dès les dernières décennies du xixe, l’émigration de micro-propriétaires libère des petits lots parcellaires que les ménages de la moyenne paysannerie achètent ou prennent en location ; dans le même temps, la décroissance de la natalité depuis 1860 a réduit le nombre de co-partageants à chaque succession, et le morcellement foncier se trouve freiné. Ces incidences favorisent la réduction du nombre des unités agricoles en même temps que leur agrandissement moyen. On assiste à une première concentration de la propriété paysanne, sans toutefois que se réduise massivement sa dispersion géographique, l’imbrication parcellaire des fonds limitant les possibilités de dilater la surface de l’exploitation en propriété partielle vers le seul tenant ; bien des ménages agrandissent leur fond d’une petite unité qui sera, selon sa distance au siège principal, soit cultivée directement, soit donnée en location, dans la perspective de la « retirance » ou de l’installation d’un enfant.
55Les propositions du marché interviennent certes dans les transferts fonciers, cependant c’est entre parents que s’opèrent la plus grande part des mutations, dans la mesure où l’objectif essentiel est toujours de rassembler les biens de famille dispersés par les allotissements antérieurs.
56Au tournant des xixe-xxe, on mesure l’accaparement progressif, par l’un des 5 héritiers d’un ménage de cultivateurs/propriétaires à la Trotterie en 1836, de terres attribuées par des partages familiaux antécédents. Ses deux sœurs se marient hors de la commune, un frère cultive à la Beaucerie et le ménage d’Isidore, avec son frère Hilaire célibataire, cultive à la Trotterie. En 1898, ses deux frères décédés, Isidore achète un petit bordage de 2 ha 32 au même lieu de la Trotterie au fils, boulanger au bourg, d’un cousin germain maternel, qui en a hérité de ses parents en 1878. Au même lieu, le frère du boulanger est locataire depuis 1876 d’un bordage de 4 ha que lui baille une sœur d’Isidore. En 1912 le fonds d’Isidore atteint 7 ha 32 ; son fils Louis, successeur sur la ferme de la Trotterie, achète à la fille de cette sœur de son père un bordage de 5 ha 32. Le noyau foncier accumulé par père et fils, à partir de biens hérités de partages précédents et revendus par « la famille », est à l’origine de la fortune foncière de la fille unique de Louis, dont le petit-fils cultive en propriété 68 ha autour de la Trotterie en 1988 (I, p. 72).
57Reprenons la généalogie des Maurel au niveau des cinq enfants de LouisThomas et Anne Françoise Varreau, décédée en 1813. Celle-ci a reçu au partage de sa mère en 1807, à égalité avec ses 3 sœurs, environ 9 ha de terres, dont la ferme de la Vêquerie (5 ha 60). Après avoir baillé la Vêquerie au nom de ses enfants, LouisThomas, à l’occasion du mariage de sa fille aînée en 1818, leur donne règlement de la succession de leur mère. Au nom de son fils mineur LouisPierre il est alors co-propriétaire de la Vêquerie avec une de ses filles, épouse d’un journalier. Pour récupérer la totalité de la ferme, il a recours à l’échange : contre le lot qu’il a reçu aux Courbes en l’an IX (environ 2 ha), augmenté de 2 champs, il obtient le complément de la Vêquerie – à l’exception de 3 champs vendus déjà par sa fille à un cousin paternel.
58LouisPierre, le benjamin des enfants de LouisThomas, se trouve ainsi inscrit sur la matrice de 1837 pour 5 ha 36 à la Vêquerie, où son ménage reste installé durant toute sa vie active. C’est une occurrence rare en ce temps, et ce benjamin des enfants de LouisThomas Maurel, qui a épousé une cousine au 4e degré dont la mère eut pour parrain un notaire royal, apparaît comme un dernier représentant de cette lignée notoire – son grand-père paternel fut enterré dans la nef de l’église. Il achète à des parents des terres proches, dont 2 ha 30 sis entre la Vêquerie et la Puiseraye, et d’autres hors de la parenté. En 1878 sa veuve procède au partage du fond de la Vêquerie – 7 ha 75 d’un tenant, avec aussi des prés aux Courbes venant de la part reçu par Louis Thomas en l’an IX, et une maison avec jardin au bourg, achetée par le ménage. L’ensemble est évalué 23 000 F – mais il y a 3000 F de dettes. La stabilité du ménage de LouisPierre à la Vêquerie souligne l’intervention prédominante des mutations dans la parenté en vue de reconstituer un patrimoine morcelé : les transactions que mène le père LouisThomas avec ses autres enfants assurent à LouisPierre l’attribution du noyau de la ferme, agrandie par la suite en continuité au sol en acquérant des parcelles qui furent alloties à des cousins.
59La succession de LouisPierre en 1878 doit satisfaire 7 héritiers21, pour lesquels sont constitués autant de lots. À deux filles, comme aux enfants du fils aîné et d’une fille décédés, vont les terres excentriques. Le sort, sans doute, attribue à deux des fils, PierreHyppolite et Auguste, les lots incluant les bâtiments et leurs entours, tandis que le troisième fils PierreMarin, qui a succédé à la Vêquerie après le décès de son frère aîné LouisFrançois en 1871, n’a dans sa part aucun des édifices mais 2 champs mitoyens, avec 3 ares 40 de prés sur la Coudre. Des « retours de lots » de quelques centaines de francs assurent l’égalité stricte entre les copartageants. Faut-il faire confiance à un « sort » garantissant l’indifférenciation de sexe au partage, dans ce cas précis où les filles et les orphelins se voient attribuer les parcelles excentriques, et les fils les terres entourant la ferme ?
60PierreMarin, installé sur la ferme, entreprend de rassembler le bien qui vient d’être partagé. Il achète d’abord un champ à une fille de sa sœur décédée ; puis le lot de PierreHyppolite, devenu carrier à Bellou, tandis qu’Auguste ne lui vendra sa part qu’en 1884. Celle de la sœur qui a épousé un cafetier au bourg lui échappe : elle est vendue à un cultivateur voisin – dévoiement de la solidarité fraternelle, désintérêt pour le maintien de « la terre de famille » d’une fille qui par son mariage a rejoint la catégorie des commerçants.
61L’autre sœur Joséphine, épouse du cultivateur/propriétaire de 4 ha à la Puiseraye, proche de la Vêquerie, se montre moins encore coopérante. Elle a reçu au partage de 1878 un champ qui touche les terres de son époux, et le ménage poursuit un rassemblement concurrent en acquérant les parcelles échues aux enfants de la sœur décédée qui touchent leur bien. Les 7 parts de la Vêquerie alloties par le partage de 1878 se trouvent en 1890 rassemblées en deux blocs se touchant.
62À PierreMarin succède d’abord à la Vêquerie le ménage de sa fille aînée Louise, qui a épousé le domestique de la ferme ; mais elle n’a pas d’enfant, non plus que le fils, journalier. Le ménage de la fille cadette Marie, qui a deux enfants, reprend la ferme en 1905. En 1920 il peut acquérir, du fils de Joséphine22, l’ensemble de la Puiseraye (7 ha). Alors seulement se trouve rétabli – et augmenté de la petite ferme de la Puiseraye – le fond accumulé par LouisPierre Maurel à partir du noyau de la Vêquerie dont sa mère avait hérité en 1807. En 1963 cette fille cadette de PierreMarin partage entre 2 enfants, dont une fille qui succède sur la ferme, 12 ha à la Vêquerie et un bordage de 2 ha 58 à Pont-Andreux, acquis durant la communauté de son ménage.
63Voici un autre exemple illustrant le retour à la parenté d’une unité agricole dont le fonds a été morcelé à la troisième génération antécédente. Marin Coudreux, propriétaire de Courmartin (12 ha dont une partie sur Bellou) partage la ferme, en accord avec ses 3 enfants, en 2 lots, dont l’un recouvre exactement, dans l’équilibre des natures de terre, une contenance double de l’autre. La fille, épouse d’un cultivateur/propriétaire à Bellou, a renoncé à sa part au bénéfice du frère cadet Robert ; désigné successeur, ce dernier reçoit donc près de 8 ha (dont l’ensemble bâti quasi intégral) mais devra payer les 2/3 de la dette grevant le bien – d’un montant de 12 286 F –, et les 2/3 de la rente viagère. Le frère aîné Marin reçoit le tiers des terres, un cellier et la moitié de l’écurie aux vaches. Il participe au règlement de la dette en versant à des héritiers Taillfumyr, en 1838, 5 000 F, solde de l’achat d’une terre pour laquelle son père n’a versé que 2 000 F. Locataire à la Suardière (pour « s’installer » il a hypothéqué son héritage) puis au Haut-Buat, Marin y élève 6 enfants qui se placent domestiques, puis pour la plupart quittent la commune. La seule fille de cette fratrie rachète les parts de ses frères et cultive le bien de son père ainsi reconstitué ; elle n’a pas d’enfant et son seul légataire, fils d’un frère – arrière-petit-fils donc du donateur de 1837 – et ne résidant pas dans la commune, vend cet héritage, en 1904, au ménage de la fille d’un premier mariage de l’épouse de Robert, fils du fils successeur à Courmartin en 1837. Au même ménage ce fils unique du successeur de 1837 avait vendu déjà en 1893, contre 600 F de rente viagère, son propre héritage de Courmartin (fig. 26).
Figure 26. Rachat des terres dans la parenté

64À la différence des terres de la Vêquerie, qui restent cultivées aujourd’hui par les descendants du ménage réunificateur, ce n’est pas pour le cultiver que les fermiers de Villiers rachètent ce bien de famille, mais pour l’adjoindre à un capital foncier de plusieurs unités de surface moyenne données en location. Les exemples sont multiples, à chaque période où s’accentue la concentration des exploitations familiales, de ces transactions qui restituent à une lignée restée à cultiver, quand les autres se sont égaillées, un fond dispersé à une troisième ou quatrième génération antécédente. Maurice Rollin, héritier en 1935 de la Maillardière où il s’installe en 1936, achète en 1952 le bordage de la Grange Rouge (2 ha 52), qui touche ses terres, au petit-fils, mécanicien en ville, de la sœur unique, qui en avait été héritière, de son arrière-grand-père ; déjà le grand-père du vendeur en faisait bail, en 1878, au grand-père de Maurice alors locataire de la Maillardière. La récupération d’un bien approprié à la quatrième génération antécédente, puis attribué à une lignée parallèle, est attestée ici par la mémoire transmise autant que par les papiers de famille.
65En 1951 Alfred Levard, fermier à la Chartrie depuis 1931 après avoir été journalier puis maréchal-ferrant, rachète le petit bien de la Rachée, sis sur le coteau au dessus de la ferme, – une maison à four et cheminée, cellier, grange, un jardin, 2 champs de 24 et 14 ares – à un non-parent qui l’avait acquis en 1922 du ménage d’Alfred, tuilier, frère de son père : c’est à l’épouse d’Alfred qu’était revenue ce petit bien par licitation après partage fait par sa mère entre ses 5 enfants en 1894. L’objectif de l’acquéreur n’est pas l’usage agricole, puisqu’il donne aussitôt la Rachée en location, mais la récupération d’un « bien de famille ». Le bordage sera vendu en 1957 à un résident non-cultivateur par la fille d’Alfred Levard, mariée hors de la commune.
66Une transaction foncière récente entre cousins de 5e et 6e degrés est un cas encore de ces « récupérations de terres de famille » : la ferme de la Segonière, allotie en 1776 à Pierre, troisième fils de Jean Maurel époux Leroux (supra, p. 164) est vendue en 1978, après un bail locatif passé déjà à la génération antérieure, par une de ses descendantes en ligne directe qui n’a jamais résidé dans la commune, au ménage d’une descendante en ligne directe de Louis, second fils de Jean Maurel, qui cultive en propriété la Vêquerie, limitrophe de la Segonière (cette vente apparaît sur la généalogie des Maurel, fig. 23).
67La solidarité de parenté joue aussi pour des mutations de faible portée, hors de l’agriculture, et quand l’un des partenaires ne réside plus dans la commune. Louise Maurel, arrière petite-fille de Marin, femme de chambre à Paris, héritière en 1895, avec 7 frères et sœurs, de parents petits agriculteurs, vend en 1904 22 ares de pré et 39 ares de bois à Stéphanie Maurel, épouse d’un charron au bourg, arrière-petite-fille de LouisThomas frère de Marin.
Avoir sa part
La valeur relative du « bien »
68Agriculteurs en place et retraités qui « gardent quelque chose à faire23 », anciens artisans qui ont vu disparaître leur corps reconnu de « gens de métier », comme la majeure partie des ouvriers et employés qui se relaient en 3/8 à l’imprimerie locale ou bien rejoignent chaque jour l’entreprise d’une ville proche, presque tous ont une proche ascendance paysanne. Parents et/ou grands-parents cultivaient, et dans la plupart des ménages résidant en 1985 dans la commune, l’un au moins des conjoints a hérité d’un petit fonds. On a relevé déjà (I, p. 33) qu’au xixe commerçants et artisans du bourg – notamment menuisiers, aubergistes, maréchaux-ferrants s’alliant par des mariages homogames – achètent de la terre et partagent des lots fonciers entre leurs enfants. Au terme du siècle leurs acquisitions, comme celles des agriculteurs, deviennent plus consistantes – la Roncinière (7 ha) passe à un cordonnier en 1886, la Brûlerie (13 ha) au boucher en 188924, le bordage de la Beauchardière (8 ha) à un aubergiste en 1920, une ferme de 23 ha sur Gemages à un sabotier en 1934. Les notaires, qui résident, sont propriétaires aussi d’une ferme ou deux, qu’ils revendent25. Aujourd’hui encore, qu’il s’agisse du verger qu’entretient aux abords du bourg un charpentier, du clos où l’ancien ouvrier de fonderie a fait creuser par ses fils un petit étang, ou du carré de peupliers dont un menuisier proche de la retraite exhibe le produit de la vente, la terre, achetée ou héritée, n’est pas manipulée par la seule catégorie des agriculteurs, mais figure dans presque tous les cycles familiaux.
69Dans les ménages d’agriculteurs retraités, l’évocation biographique a pour cadre les paysages familiers de terres productives dont ils ont vu abattre les haies, et plus récemment « retourner les prés » pour étendre les labours. Les plus âgés, depuis les fermes écartées, ont parcouru en sabots de longs trajets pour aller à l’école ; selon une ancienne institutrice, dans les années 1940 encore les enfants des fermes d’écart qui ne déjeunaient pas chez des grands-parents au bourg « apportaient leur musette avec leur déjeuner » – en 1952 seulement une première cantine sert une soupe chaude aux écoliers.
70La plupart, « maîtres » et « maîtresses » d’hier, « patrons » et « patronnes » d’aujourd’hui, ont été « mis au travail » dès la fin de l’école, chez les parents ou « en place » ; avec le premier pécule, si l’on ne devait pas tout rapporter à la mère, on achetait sa bicyclette, puis on amassait en vue du mariage. Dans les plus riches fermes, filles et garçons allaient en pension quelques années dans une institution religieuse, à La Ferté-Bernard ou Mamers26. Au xixe les descendants auxquels était réservée la succession sur une ferme familiale passaient, après le mariage, par « l’installation en jeunes » – une petite ferme en propriété familiale ou allouée « par connaissance ». Ainsi Jules Rollin, fils aîné du fermier de la Maillardière (23 ha), s’installe dès son mariage (1854) à la Gimbertière (7 ha), au même propriétaire châtelain, tandis que son frère cadet Louis Michel cultive encore à la Maillardière en 1861, les parents étant retirés tout près à la Grange Rouge. Au décès de ce cadet (1867), Jules reprend la Maillardière. Cette étape obligée des nouveaux ménages perdure dans les années qui suivent la Seconde guerre (cf. les situations recensées pour les années 1960, I, p. 65).
71C’est vers les cours de ferme que j’ai conduit mes premiers entretiens, m’initiant auprès des agriculteurs aux notions du « tenir », de l’« avoir », du « donner à faire » qui se rapportent aux modes d’occupation de la terre et aux relations contractuelles conséquentes.
72Fréquemment le ménage en place a succédé aux parents d’un des conjoints sur l’exploitation familiale, cultivée en faire-valoir mixte. Le successeur rétablit l’image du groupe domestique antécédent sur la ferme et esquisse les itinéraires de ses germains : ils cultivent tout près ou ailleurs, ou bien travaillent et vivent en ville. La désignation des terres héritées des parents est rapportée à la répartition de leur donation-partage et donc à la destination des autre lots. La relation de filiation ne se conçoit qu’englobant l’ensemble de la fratrie. Ainsi se trouve immédiatement reconstituée, dans la représentation qu’en donnent couramment mes interlocuteurs, « la famille » restreinte, cellule nucléaire décalée et multipliée à chaque génération.
73Quand la ferme qu’il cultive ne se fonde pas sur un héritage familial, le ménage fait état des appuis – de la parenté ou des « connaissances » – qui l’ont aidé à « avoir le bail ».
« On a été d’abord salariés tous les deux », dit le fermier qui a repris Blandé (70 ha) en 1974, « puis à notre compte [locataires] sur une petite ferme de 20 ha près de Bellême, qu’on avait agrandi jusqu’à 40 ha ; et là on nous a mis à la porte, soi-disant pour le petit-fils du propriétaire ; on a cherché longtemps, et quand on avait décidé de faire notre vente [matériel et cheptel] il y a quelqu’un qui est venu nous dire “il y a une ferme à louer à Saint-Germain, il faut essayer” ; on y a transporté nos bêtes, le bail de 18 ans était fait dans l’année. »
74Selon une agricultrice retraitée, « mon fils, qui a eu [à bail, en 1960] la ferme de Ceton, ils étaient une vingtaine à la demander, mais le propriétaire connaissait notre famille ». Ceux qui « s’installent en jeunes » bénéficient aujourd’hui d’emprunts à faible taux pour acheter une partie des terres qu’ils cultivent. Quand on affirme, s’agissant d’un exploitant voisin : « il l’a maintenant à lui », il s’agit soit de la dernière échéance de remboursement de l’emprunt au Crédit agricole, soit du règlement définitif des soultes aux cohéritiers, assurant l’appropriation exclusive du ménage en place. L’accélération des acquisitions de fermes par leurs locataires, qui a accompagné l’essor économique de l’agriculture – avec un fléchissement du prix de la terre à partir de 1978 – dans les années 1965-1980, transporte sur ces appropriations récentes la considération des contemporains.
75Depuis 1970, la stabilité de l’installation de maturité sur une ferme de 40 à 60 ha est rarement mise en question par l’advenue d’un petit héritage éloigné de l’aire qu’on cultive, à la mesure de la petite ferme paysanne de l’entre-deux guerres : quand on en devient propriétaire on vend les bâtiments – manne des résidents secondaires dans un premier temps, puis de ménages d’actifs non-agricoles qui se fixent dans la commune –, et on répartit les terres en location entre deux ou trois voisins.
76Sur une copie du parcellaire cadastral, l’agriculteur en place suit le tracé qui découpe l’ensemble de ce qu’il « fait », de ce qu’il « tient ». Il distingue « ce qu’on a à nous » – terres « reçues d’héritage », et terres acquises –, et « ce qu’on prend à d’autres ». « Avoir » signifie toujours l’appropriation, mais les commentaires font la distinction entre « bien de famille » – noyau transmis par les ascendants, et qui peut comprendre part personnelle et/ou part indivise – et « bien acheté » au cours de la vie active du ménage. Les ménages d’agriculteurs retraités qui ont cultivé une ferme héritée dont le toponyme est associé depuis plusieurs générations au patronyme d’un de leurs quatre parents, comme ceux qui ont repris le bail d’une « ferme de château » que cultivaient déjà leur père et leur grand-père, soulignent toujours le bienfait de cette continuité familiale.
77Le parcours de reconnaissance de l’unité cultivée passe d’une terre héritée – « ce champ-là c’est de vieux, ça vient du grand père de ma femme [...] ici c’est descendu de mon côté, un échange avec mon frère » – à une parcelle récemment acquise – le nom du vendeur est communiqué –, puis à des terres qu’on « fait » mais qui sont « à d’autres », aussi nommés. Cette démarche où se vérifie une appréciation relative de ce qu’on « a », notamment « d’héritage27 », en regard du « droit d’user et de disposer », confirme l’observation de G. Augustins28 soulignant, dans les pays de petite et moyenne propriété paysanne morcelée à chaque génération par la dévolution à égalité, la prééminence de l’unité agricole qu’on « tient », la tenure réfléchissant les modèles de sécurité de l’ancien droit franc et féodal, sur celle qu’on « a », dont les contours, dépendant du cours et du temps d’effectuation des manipulations après le partage, peuvent rester longtemps imprécis.
78La représentation du « bien de famille », locution commune ici, et qui n’est le plus souvent qu’une partie de l’unité cultivée, n’est pas celle d’un « patrimoine ». Ce terme, connotant l’intégralité d’une entité dans la longue durée, ne convient guère s’agissant de fonds morcelés à chaque succession et recomposés en une figure au sol toujours déformée. La terminologie de l’héritage s’établit autour de la notion de « part » : « ce champ-là a tombé dans la part de mon frère [...] la maison qu’on habite était de la part que ma mère a eue de sa mère […] » La référence constante à « la part » est l’écho concret de la norme d’égalité devant l’héritage ; on en rationalise le contenu en alléguant « l’accord » – la conformité de tous à la commodité de chacun – même si l’on accède à cet accord, selon ce qu’on entend dire, par des chemins épineux. Le tirage au sort est relégué désormais au seul pourvoi de « ceux qui ne s’entendent pas » ; pourtant, si l’on écoute les mots, « la part » continue de « tomber », non seulement de haut – des générations antérieures –, mais aussi comme par surprise.
L’évocation généalogique à propos du partage
79La donation-partage disperse un bien foncier actualisé à chaque génération par les transactions opérées durant le cycle d’activité des parents donateurs, mais qui inclut des fonds provenant d’héritages advenus à chacun d’eux de leurs deux couples de parents, ces derniers les ayant reçu des quatre couples de parents antécédents, et ainsi de suite en remontant l’allotissement des partages au long des fourches du paternel et du maternel. Selon un schéma simplifié des effets au sol de cette succession de partages, ce sont d’abord des frères et sœurs dont les parts, venant d’un même ensemble, sont plus ou moins voisines, à la génération suivante des cousins germains peuvent avoir encore des terres proches, puis la dispersion s’accentue au fil des générations. Cependant, au terme d’un siècle et demi de division des héritages en progression géométrique, les éléments de la distribution étant modifiés à chaque succession par les transactions entre codonataires et sur le marché local, le voisinage des terres et donc les liens sociaux se trouvent plus ou moins distendus entre les membres d’une même parentèle. Ainsi la reconnaissance du « cousinage » varie selon que se sont maintenues plus ou moins la cohésion des terres de famille, la stabilité résidentielle des lignées, la configuration d’ensemble des itinéraires des ménages.
80Les entretiens autour des modalités concrètes et symboliques de l’accommodement au partage ont balayé une période où, selon l’âge de mes interlocuteurs, et la présence éventuelle d’un membre de la génération précédente, figuraient une ou plusieurs successions familiales. Chacun des époux mentionne ce qui lui fut attribué, et ce qui se distribua dans le même temps à ses collatéraux. De leur lot ils distinguent ce qui venait « du côté du père », « de la mère » ; la répartition des biens dans les fratries de chacun des quatre conjoints des deux couples des parents est moins précise, surtout si les donataires étaient nombreux, et si certains ne résident plus dans la commune et « n’ont pas gardé le bien ». La mémoire de la répartition parcellaire dans les donations-partages antécédentes est plus vivace s’il y a succession sur la ferme familiale depuis plusieurs générations, ou bien quand un conflit entre co-partageants, à une génération ou une autre, est resté fixé dans la mémoire. L’évaluation des fractionnements qui ont abouti à la situation du dernier partage garantit le classement de la parentèle ascendante reconnue.
81Les alliances quasi-isogames sont les plus banales, et les lignes d’ascendance ont formellement même poids, mais celle d’où vient la terre est davantage considérée – jusqu’aux années 1980 où l’on tend à accorder même valeur aux biens acquis qu’aux biens hérités. La balance de l’aide consentie par l’un et l’autre couple de parents va de soi quand il s’agit d’une installation en location : « en 1945 juste mariés on a eu la chance de prendre une petite ferme de 11 ha ; j’ai eu « un mariage » – oui c’est une dot –, et puis mon mari a eu “un mariage” plus important, alors il a pu amener des bêtes, du matériel ». Quand l’un des conjoints est héritier du fond sur lequel s’installe le ménage, l’autre le fournit en biens mobiliers – bêtes et matériel. L’identité de la ferme en propriété familiale repose toujours sur la lignée qui, « dans un temps dont on ne peut pas se souvenir » [il peut s’agir des dernières décennies du xixe], a acquis « le noyau », accrochant son patronyme au lieudit ; le successeur, fréquemment un fils, incarne le groupe lignager. Si la transmission d’une ferme passe par une fille, c’est son ascendance qui est tenue pour lignagère – des voisins âgés, aujourd’hui, négligent les patronymes de deux gendres repreneurs successifs depuis 193029 et associent la ferme de la Vêquerie à « une famille Maurel d’autrefois ». Les représentations de l’ancrage sont primordiales dans cette société paysanne qui valorise la longue durée de l’association entre un patronyme et un toponyme, transportant sur le dernier successeur le crédit de longue occupation du lieudit. « C’est bien les familles ancrées », dit-on, « sinon la campagne elle serait finie. »
82La revendication d’ancrage peut s’accrocher aussi bien au fermage – les propriétaires châtelains, on l’a relevé, favorisent la succession familiale sur leurs fermes. Le jeune ménage qui en 1976 s’installe en location au Taillis – propriété des descendants, vivant en ville, d’un agriculteur qui acheta la ferme en 1893 – notifie ses antécédents familiaux sur place : les grands-parents maternels de l’épouse ont tenu le Taillis avant la Seconde guerre, et du côté de l’époux l’arrière-grand-père acheta en 1912, lors de la vente par adjudication du fond de Rose Poncet (I, p. 36), le bordage limitrophe de la Beauchardière, revendu par adjudication en 1927, racheté par les grands-parents de l’épouse ; en devenant propriétaire du Taillis en 1981, le ménage occupant rétablit le double ancrage.
Le lien fraternel
83L’évocation généalogique autour de la succession des parents conduit, on l’a remarqué, à l’énumération des germains co-donataires, en une série où la chronologie le cède à la proximité affective ou géographique. On fait état de liens privilégiés entre paires de frères ou sœurs. « On a des préférences, moi ma sœur c’est une adoration », dit une fille de bûcheron dont le ménage a passé sa vie active dans la région parisienne mais est revenu pour la retraite auprès du ménage de la sœur ; le père (né en 1899), aîné de quatre fils, faisait équipe – « on était toujours en équipe de deux au bois » – avec le benjamin (1908), « ça se trouvait comme ça, ils bûchaient toujours ensemble ». Un frère et une sœur célibataires qui ont repris à deux, après le décès du père, une ferme en propriété familiale (23 ha), rachètent la part de bâtiments de deux sœurs mariées pour continuer de résider là ensemble après leur retraite (1986). En 1844 déjà Louise, sa sœur cadette, s’installe avec Jacques Maurel encore célibataire qui vient de prendre le bail de la Vallée (4 ha 60). Le ménage qui quitte la Vêquerie en 1936 se retire au bourg dans la maison de la sœur aînée de l’épouse, veuve sans enfant, qu’il soigne là de longues années puisqu’elle meurt centenaire. La veuve de Jean Durouet, après avoir baillé sa ferme du Gué en 1891 à un petit-neveu, se retire et décède chez son frère à la Poignandière. De Louise Belin, orpheline élevée par ses grands-parents avec la sœur cadette de sa mère, on dit que la tante et la nièce « étaient comme deux sœurs ». A contrario, on constate la distance qui se maintient entre le ménage d’un frère agriculteur dans la commune et celui de sa sœur unique que son mariage a conduite dans une ville proche. « Ma sœur et moi on n’a jamais été élevés ensemble » : orphelins de mère (1913) et de père (1916), l’une est élevée chez son grand-père maternel, l’autre chez son grand-père paternel, et les enfants ne se rencontrent que lors de visites très formalisées (II, p. 117).
84Les alliances redoublées entre deux fratries, les mariages de germains le même jour, qui relèvent encore de la prégnance du lien fraternel, sont rapportés comme autant d’étais du groupe familial. Les enfants n’héritent plus, bien sûr, des prénoms transmis à travers la lignée30, comme on l’observe jusqu’à la Première guerre dans presque toutes les familles d’agriculteurs et d’artisans, et on ne sollicite plus seulement les germains comme parents spirituels – « on prend aussi bien des amis » – ; reste que dans bien des foyers issus d’une « vieille famille » le frère du père est parrain du fils aîné, la sœur de la mère marraine de la fille aînée.
85Dans une société à héritage égalitaire, le lien des consanguins de même génération est fondamental, « il découpe l’espace de solidarité privilégié parmi les contemporains, vers une cohésion fonctionnelle31 ». À l’appui de cette assertion on peut évoquer le raccourci patronymique qui, dans les registres d’Ancien Régime, englobe la série des frères témoins au mariage d’une sœur – comme pour Louise en 1735 : « Pierre, Louis, Jean Sr de Bellezaize, les Maurel ses frères » –, ou pour Emmanuel en 1782 : « François, Jean, Marin, Pierre, Jacques, Louis, les Conte ses frères », suggérant la prééminence du bloc fraternel à tout individu le composant.
86Les redistributions de terres dans l’espace et le temps ne peuvent être analysées qu’en considérant la série des codonataires. D’autant que, si l’équivalence est l’objectif premier de la composition des lots, « il s’agit aussi de “parts d’opportunité sociale” (social opportunity portionned) délivrées par les parents [...] chacune ayant un impact économique et social différent et par là une charge affective inégale selon les conditions de vie actuelle de chacun des destinataires32 ». La répartition des lots, qui se fait généralement en accord – mais après tergiversations, on peut le supposer – entre parents et enfants, fait apparaître la manière dont se trouvent clivés les germains au sein de la fratrie33. Clivage qui peut se rapporter à la participation de chaque enfant, par son travail, au « processus de capitalisation des acquis familiaux », mais qui marque en tous cas « les lignes majeures de la structure familiale34 ».
87Les liens de réciprocité fraternels ont ensuite à s’éprouver au long des transactions qui suivent le partage. Elles sont de portée inégale, et il ne s’agit pas seulement d’un partenariat binaire : ce sont des morceaux de part qui s’échangent, par des manipulations qui peuvent impliquer plusieurs cohéritiers, voire des collatéraux de la génération des parents. Elles ont pour premier objet le rétablissement approché du dessin de la ferme antécédente, accessoirement la stabilisation des situations des non-successeurs – dont, on l’a constaté (supra, chap. I p. 37), les moins chanceux émigrent ou deviennent journaliers. Si la « cohésion fonctionnelle » des germains opère comme réductrice d’enjeux individuels divergents après la donation-partage, c’est au prix d’une sanction des inégalités des trajectoires, affectées déjà par le contenu différent de portions de fonds équivalentes.
88Dans la première moitié du xixe, la relation de germanité assure la fonction d’assurance mutuelle. En 1812, un « conscrit étant sur le point de partir » constitue pour « son procureur général et spécial » son frère, cultivateur, qui devra « gérer et administrer généralement tous ses biens et affaires sans exception, tant activement que passivement » – il laisse en dépôt à ce frère 250 F en argent.
89Durant tout le siècle, ce sont les germains qu’on sollicite d’abord pour un emprunt. Dans l’inventaire après décès de son épouse à la Durandière en 1807, les dettes de LouisThomas Maurel montent à 824 livres, dont 625 ont été empruntées à ses frères Jean et Marin et aux ménages de deux sœurs de la décédée. Après le décès de LouisJacques Guillon en 1838, l’inventaire fait état d’un prêt de 8 000 F consenti à son frère cadet JacquesMarin. En 1879 Marin Maurel journalier, petit-fils de Marin le frère de LouisThomas, achète une maison à la Georgeassière avec la caution de son frère Hippolyte, « huissier » hors de la commune ; à son décès en 1886 cette maison passe au compte de son autre frère LouisFrançois, son principal créancier. Dès le tournant du siècle l’endettement auprès des germains est moins visible ; le développement économique de la moyenne agriculture et des commerces met en place tout un réseau de prêteurs de toute profession, actifs et surtout retraités, auxquels ont recours les agriculteurs (I, p. 54 et sq.)
90Témoignage encore d’entraide dans la difficulté, jusqu’à la période contemporaine, la présence assidue, dans la liste des acheteurs dressée lors des ventes mobilières par adjudication, des frères – et époux de sœurs – qui récupèrent meubles et outils35. Enfin le testament des veufs sans enfant privilégie presque toujours des collatéraux plutôt que des beaux-enfants : en 1912 une veuve sans enfants, d’une fratrie de quatre, et dont l’époux a une fille d’un premier mariage, lègue son bien à son seul frère, cultivateur propriétaire à la Guiardière (2 ha 17), et qui a 8 enfants. En 1887 Anne Sauvage réserve pour son époux une somme de 3 000 F, et institue pour ses légataires les deux filles d’une sœur. Le testament en faveur d’un seul des descendants collatéraux ne prive pas forcément les autres. En 1902 Louise Maurel, propriétaire au Beauchet – fille de Marin, petite-fille de Louis et Jeanne Guilemin–, sans enfant, institue pour son légataire universel un petit-neveu, à charge pour lui de « payer à ceux qui auraient été mes héritiers si je n’avais pas fait la présente disposition universelle la somme de douze mille francs [...] un an après mon décès » : chacun de ses 24 héritiers est alors fondé de 500F.
91C’est encore par solidarité de sang que la fille aînée d’Auguste Maurel, qui convole à 17 ans (1880) juste après le remariage de son père, recueille dans son ménage sa demi-sœur de 10 ans qui perd sa mère (1895) après son père (1888). Les ménages de la paysannerie moyenne hébergent fréquemment l’enfant d’un frère ou d’une sœur, adolescent, recensé alors comme domestique. Il s’agit d’un placement provisoire incitant « un jeune » à « se débrouiller » hors de son foyer d’origine, et un ménage collatéral est le plus apprécié pour cette éducation. Le recensement déclare en 1906 la présence d’une nièce de 18 ans au foyer de la sœur (70 ans) du père de sa mère. Ces placements informels n’ont pas la rigueur du forestage anglais qui engage un ménage à placer un enfant dans un foyer d’une catégorie légèrement supérieure et à en prendre un d’une catégorie légèrement inférieure. Entre tantes et nièces, par ailleurs, se nouent des proximités précises. Au hameau du Bignon où résident les ménages de trois sœurs, l’une déclare « en tant que sage-femme », en 1856, la naissance de l’enfant sans père reconnu de la fille d’une autre ; c’est aussi chez la sœur de son père que va accoucher, en 1887, une jeune journalière célibataire.
92Bénéficiaires d’une part d’autant plus réduite qu’ils sont nombreux, frères et sœurs s’accrochent à leur statut d’origine, et défendent en communauté la position acquise par la ferme des parents. Ce que font les cohéritiers de Jean Maurel, auquel sa mère a fait bail de l’Hauberdière qu’elle vient de partager (1830), quand ils réclament devant notaire, en 1831, la résiliation de ce bail pour mauvaise gestion (infra p. 193).
93Dans l’effort de recomposition de la ferme familiale au delà du partage, la « cohésion fonctionnelle » des germains risque néanmoins de se dissoudre dans la visée individuelle d’utilisation optimale du lot imparti. D’autant que l’interdépendance des codonataires, dans l’enchevêtrement des échanges, s’alourdit encore si l’on considère l’intervention de l’alliance dans la circulation des fonds : les choix matrimoniaux des uns et des autres, on l’a constaté, entrent en résonance.
94Autrement dit, le projet d’atténuer le morcellement pour sauvegarder des exploitations viables au bénéfice d’au moins quelques-uns des héritiers met en question non seulement chaque alliance, mais chacune par rapport aux autres. On peut admettre, comme le suggèrent H. Medick et D. Sabean, que « chaque mariage dans une série de siblings a une influence sur les mariages suivants36 », d’autant qu’ici les alliances se nouent dans le proche voisinage, conduisant à des redoublements d’apparentement entre fratries germaines ou cousines de premier degré.
95Rappelons que l’historien du droit E. Champeaux (II, p. 100) accorde prééminence à la « parenté fraternelle » puisqu’il en fait dériver une « parenté conjugale » considérée comme un garant des intérêts du couple dans le cas où ils s’opposeraient à ceux de la parenté d’origine de l’un ou l’autre des conjoints.
96« C’est pas souvent qu’on s’entendait dans les familles pour le partage, nous on s’entendait. » Cette veuve d’un agriculteur propriétaire, mère de 4 enfants, n’a pas encore « fait son partage », et déclare que « la ferme fait bloc, ça ne peut pas se partager » – c’est une ancienne métairie d’un tenant. Le fils cadet a succédé au père qui a acheté la ferme en 1955, et verse à ses cohéritiers le loyer d’un fonds de 23 ha, qui n’est que partie de l’exploitation. Manifester « la bonne entente » est certes un atout pour la réputation familiale ; les moins optimistes affirment cependant qu’« après les partages il y en a toujours un qui s’estime lésé ».
97Les conflits autour de l’attribution des lots touchent surtout des agriculteurs qui ont achevé leur cycle d’activité dans les années 1960-1970 sur des exploitations de 20 à 30 ha en propriété partielle. Nés dans les premières décennies du xxe siècle, période d’essor de l’économie agricole et d’accession foncière de la paysannerie, leurs parents ont associé conservation du patrimoine et limitation des naissances, aussi n’ont-ils qu’un ou deux cohéritiers. Déjà une sœur peut s’être mariée ailleurs, tandis qu’un frère et/ou une sœur sont aussi agriculteurs. L’énoncé de la mésentente souvent ne met en scène qu’un partenaire. Le partage du bien de 15 à 18 ha est serré, celui qui est resté à aider les parents tend à se reconnaître plus de droits à l’appropriation qu’un autre, en vertu d’une sorte de solidarité domestique. Pour la génération qui entre en activité après la Seconde guerre, quand s’ouvre largement l’éventail des emplois – dans les professions para-agricoles notamment, la concurrence pour la succession sur la ferme familiale s’allège, l’hétérogénéité des trajectoires de vie atténue la virulence des conflits, qui prennent forme plutôt d’une revendication de salaire différé pour ceux qui ont travaillé plus longtemps que les autres sur la ferme.
98Dans les foyers des agriculteurs retraités les plus âgés, chacun des époux, en mentionnant le lot reçu et les parcelles intégrées à l’exploitation, témoigne de « l’égalité » en évoquant le lot attribué à chacun de ses germains. La teneur des lots est justifiée par l’adéquation à « ce qui convenait » à chacun en regard de l’installation individuelle. Cet acquiescement manifeste ne va pas sans quelque retenue, que les aléas des cours de vie, la plus – ou moins – value d’une parcelle dans le temps ont confortée. Ces gens âgés, encore investis par la morale collective qui donnait mission à l’un des enfants, le cadet souvent, de « finir » les parents avant de s’établir, admettent qu’« aient été récompensés ceux qui étaient restés auprès », ne consentant là toutefois qu’une marge étroite de bonification. Pour d’autres, le ressentiment est vite libéré à l’évocation d’« un préféré » – « mon dernier frère, pas marié, resté avec mon père quand tous les autres [8 aînés] étaient partis, s’est fait tout donner, et après il a tout bouffé ».
99Le « différend » peut être énoncé d’un ton bonhomme : « avec le mari de ma sœur on n’est pas copains, pour le partage ça ne s’est pas bien passé » ; ou bien le visage fermé, la parole concise : « c’est fini, depuis longtemps on se voit plus ». Une situation conflictuelle banale se rapporte à la durée excessive d’une indivision après le décès du dernier parent. L’indivision doit être provisoire, car le retard à « régler les affaires » laisse soupçonner « la mauvaise entente ». Ainsi la négligence d’un père autoritaire qui « n’avait rien fait pour le partage » a maintenu trop longtemps, après son décès, une indivision entre 4 héritiers ; « le mari d’une fille s’est fâché, il a fallu faire vite, alors ça n’a pas été trop bien ».
100Des 5 enfants, tous mariés, d’une agricultrice retraitée dont le ménage a tenu en propriété une grande ferme à Préval de 1926 à 1958, 4 sont installés sur des fermes – l’un d’eux successeur du père. Sans aborder le partage des fonds, elle tient à énoncer l’égalité de ce qui a été donné au mariage : « on leur a payé leur chambre, avec un trousseau, puis on a donné à chacun des bêtes [vaches], des juments [...] »cependant la différence d’âge marquée entre la dernière et les fils aînés trouble l’entente dans la fratrie : « la dernière est née 6 ans après sa sœur, qui déjà était née 8 ans après le troisième, alors elle a fait des études, elle a monté en travaillant, mais les aînés ils pensaient bien encore que la jeune nous mangeait nos rentes ».
101Ce peut être la rumeur qui, sans qu’il y ait conflit ouvert entre deux héritiers, signifie le déséquilibre dans les lots dont ils ont bénéficié. Le tirage au sort qu’exigeait, au partage de Jules Rollin en 1935, la présence de deux orphelins représentant leur père décédé, attribua à cette « souche », face à deux sœurs du décédé, la ferme familiale de 30 ha, avec 2 bordages et 8 ha de bois. La ferme était bien évidemment destinée au petit-fils élevé par son grand-père, qui versa à sa sœur la moitié du prix évalué de leur lot commun, en annuités échelonnées. Les contemporains de l’affaire, les femmes surtout, enclines à dénoncer l’avantage sournois accordé aux mâles dans les héritages, laissent entendre que « la sœur a été victime ».
102À propos d’un partage plus récent entre deux sœurs, filles d’agriculteurs, dont l’une tient en location avec son mari une ferme de 25 ha, celle qui a passé sa vie active à Paris craignait que sa sœur « choisisse » avant elle,
« j’aurais voulu qu’au moins mon père me donne une parcelle, comme ses parents avaient fait pour ma mère à son mariage ; il a pas voulu [...] quand il est tombé malade, les partages étaient faits [...] Comme l’oncle [frère de la grand-mère maternelle] sans enfant, avait donné sa ferme (6 ha) à son neveu, ma mère avait eu que de l’argent, de ce fait ils s’étaient fâchés le frère et la sœur puis ça a continué [...] ; alors de son côté la tante [sœur de la grand-mère maternelle], qui n’avait pas d’enfant non plus, a favorisé ma mère, sa filleule, en vendant en viager à mes parents sa ferme (8 ha), ça a encore mis de l’huile sur le feu [...] Ma sœur et son mari ont finalement acheté leur ferme juste avant la donation de mon père [...] comme mes parents voulaient rester ici au Beau-Midi, vu que ma mère est née tout près, moi j’ai dit “je prends le Beau-Midi et l’Haumotière et vous resterez votre vie durant sur ma part” ».
103Ainsi s’est dénouée la tension familiale autour du partage – et il n’y avait qu’une paire d’héritières ! On relève la réticence du père à énoncer le partage – le peu d’aménité des relations avec un gendre court au long du récit ; la compétition entre les sœurs est plus contenue qu’à la génération précédente entre le frère et la sœur de leur mère, sans doute parce qu’elles ont vécu à distance l’une de l’autre. L’oncle sans enfants favorise le neveu ; la nièce, en dédommagement « n’a eu que de l’argent », moins apprécié que la terre ; sa marraine répare l’inégalité en lui concédant son bien, moyennant rente viagère. On décèle encore l’impatience du ménage de fermiers à « avoir » enfin la terre en achetant leur ferme, à l’âge de maturité, la participation du notaire à la tentative de remembrement, enfin l’ostentation d’égards pour ses parents de « la parisienne ». Cet exposé des « attendus » d’une succession dévoile les exigences symboliques autant qu’économiques des partenaires, l’indissociable mise en jeu de « l’intérêt » et de « l’émotion ».
104Quelques « différends » sont d’ordre public, comme celui qui conduit à un procès entre deux frères sexagénaires d’une commune limitrophe, dont l’un prétend avoir été lésé parce qu’il n’a pas été tenu compte lors de la succession des parents – qui n’avaient pas préparé le partage – d’un salaire différé pour trois années de travail à la ferme familiale, après le mariage de l’aîné. Sans aboutir à des « fâcheries » aussi résolues entre deux lignées parallèles – « entre les cousins aussi maintenant c’est froid » –, la revendication portant sur la gratuité du travail fourni, adulte, dans la ferme des parents est fréquemment avancée, surtout par des femmes : « j’ai travaillé chez mon père après la mort de ma mère, pourtant j’ai rien eu quand je me suis mariée en 1945, seulement ce qui restait de l’inventaire après décès de ma mère, 4 500 F, et un cheval en coûtait 10 000 ».
105La pérennité du malaise vécu par la dispersion de la terre à chaque génération et la précarité conséquente des installations des ménages est attestée déjà dans les premières décennies du xixe, où l’on trouve trace, dans les actes notariés, de ces « différends » entre cohéritiers.
106En 1813 on relève une contestation des enfants Foulon – ils sont six d’un premier lit – sur la succession de leur mère : son second mari a payé 200 F un remplaçant pour son fils, ce dernier a reconnu sa dette en achetant 200 F une jument pour son père mais « comme elle a péri ni père ni fils n’ont rapporté cette somme à la communauté ». Un mois après le décès de la veuve Maurel, qui fait en 1830 donation de ses biens propres et de ceux de sa communauté conjugale, adviennent les objections des héritiers. Devant notaire ils exigent en premier lieu de Pierre Conte, boulanger hors de la commune, fils de Jeanne Maurel et Pierre Conte (décédé en 1828), le remboursement de sommes empruntées au nom de la grand-mère donatrice qui lui avait consenti une procuration ; d’autant que l’emprunteur a hypothéqué l’Hauberdière, « bien de famille ». Après un premier refus de reconnaître ses dettes, le petit-fils consent à vendre une maison pour un règlement partiel, et les cohéritiers paieront le reste, « pour prévenir toutes défiances et maintenir entre eux la concorde qui doit exister en famille [...] » et éviter les frais d’un procès.
107En mars 1831, les héritiers Maurel s’en prennent à l’un d’eux, Jean, mauvais gestionnaire du bordage de l’Hauberdière dont sa mère lui a fait bail mais dont les terres viennent d’être distribuées par la donation de 1830. II ne fait pas valoir « comme il en était chargé par les conditions du bail », et refuse « aucun arrangement amiable au sujet des dégradations ». Les requérants demandent la cessation du bail et veulent d’ici là conduire, chacun pour son compte, l’assolement des pièces dont ils sont propriétaires. Les termes de la requête restent mesurés, les comparants assurent « vouloir éteindre toutes difficultés qui étaient sur le point de naître entr’eux », mais aussi « maintenir l’union intérieure et éviter toutes tracasseries qui deviendraient odieuses aux yeux de la société par rapport à leur famille ». Pour ces descendants de l’élite de la paysannerie locale dans les dernières décennies du xviiie il convient, en dépit du morcellement des fonds et de l’appauvrissement général qui s’ensuit, d’afficher « aux yeux de la société37 » bonne entente et solidarité sans faille entre germains – le notaire, on l’a noté déjà, incite à la modération et la traduit dans le libellé de l’acte. Bref, tous un peu envieux des bénéfices qu’a pu tirer le cadet d’avoir fait ménage des années durant avec la mère, il s’entendent à proclamer son incapacité... et obtiennent satisfaction.
108La même Jeanne Maurel, veuve de Pierre Conte, et résidant à la Lointinière, partage en 1831 entre ses 5 enfants les biens qu’elle vient de recevoir à l’Hauberdière. Pierre le boulanger vend sa part à son frère Marin, qui en échange aussitôt une partie avec un autre frère Jean. Les relations de Marin avec sa mère sont agitées ; elle révoque la procuration qu’elle lui a faite devant notaire, « entendant qu’il ne s’immisce plus en aucune manière dans ses affaires » ; quelques jours après, elle récompense pourtant son ménage pour « les soins prodigués », et lui lègue à titre de préciput « un lit complet avec paillasse couette couverture ciel de lit sur lequel ils couchent ». Le ménage héritier emporte sans doute son lit hors de la commune, où on ne le trouve plus.
L’expression de la parenté
La primauté du sang
109Autour du mode d’héritage se manifestent les différentes logiques de la parenté. C’est à son espace singulier, « dans lequel on ne peut appliquer règles et pratiques aux seuls intérêts économiques38 » que se rapportent ces témoignages de dissensions et retours d’affection insérés dans les contrats. Or dans un contexte de dévolution égalitaire des fonds paysans, l’espace de la parenté ne peut être isolé des modes d’occupation du territoire communal. Ici, dans un faible relief modulé par les deux petites vallées et les rus adjacents, la variété des sols mélangeant inégalement l’argile, le sable et la craie, comme l’étagement modéré des microsites, ont favorisé une dispersion serrée et très hiérarchisée de l’occupation paysanne – rappelons qu’en 1851 sont décomptés, sur un territoire de 2 660 ha, 178 lieux-dits, et qu’aucun ne se situe à plus de 2 km du prochain, l’écart courant étant de 200 à 800 m. Or, « la structure de l’habitat dispersé se prête à la multiplication des foyers conjugaux39 », chaque ferme, chaque maison de hameau est occupée par un ménage nucléaire, – « agriculteur » ou « journalier », qui ne réside jamais loin d’un ou plusieurs ménages de sa parenté. Mode de groupement domestique et de stratification sociale, de distribution et de gestion des terres semblent s’accorder à l’écologie spécifique de l’espace communal, dont les différents sites « encadrent » les manifestations des notions « de réputation, de complétude de ses besoins, d’obéissance aux impératifs moraux40 » de chaque groupe de parenté.
110Dans les actes de succession où fait défaut un héritier direct, le décompte ascendant des lignées, tant féminines que masculines, dans la recherche des héritiers, se fait dans le cadre du lignage. Le notaire souligne alors, s’agissant de germains de même lit que le défunt, ou de leurs descendants, qu’ils sont « de son sang ». Les entretiens témoignent des représentations toujours vives du « sang », de « la souche », du « nom », ces dernières allégations ne se rapportant néanmoins qu’à l’ascendance patrilinéaire. La « souche », c’est le point de départ d’une lignée, mais accroché exclusivement à son élément masculin ; « à la succession du grand-père tous les bois ça a été divisé en trois “souches” » – le grand-père en effet a eu trois enfants, deux filles et un fils, mais si « ma sœur et moi ensemble on faisait souche », c’est en représentation du père manquant. La connotation patrilinéaire du terme est flagrante encore chez les ménages d’agriculteurs de famille riche et réputée. Une jeune agricultrice dont le mariage a uni deux patronymes qui furent notables au tournant des xix-xxe siècles dans l’aire d’élevage du cheval percheron se targue de son ascendance : « fille, petite-fille, arrière-petite-fille d’agriculteur-éleveur (il s’agit de sa lignée paternelle), j’ai épousé un agriculteur, un vrai, de souche [...] ma tante [sœur de son père, qui porte le patronyme de son mari] s’est toujours senti moindre parce qu’elle avait perdu le nom ». Et une autre agricultrice tient à souligner ; « c’est une vieille souche ici à Chauvigné, moi je suis fille unique mais mon père ils étaient quatre frères ». La souche ne se réfère qu’au genre masculin, ce que confirment ces commentaires sur le destin d’une famille châtelaine dans une commune voisine : « les fils sont morts jeunes alors l’héritage est passé à leurs tantes, des demoiselles, ça ne pouvait pas faire souche, elles ont dû vendre pour payer les successions ».
111Cette éminence du « nom », qui projette sur « la souche » l’exclusive du masculin, d’autres femmes la soulignent en dénonçant les avantages qui revenaient aux oncles et aux frères. « Chez ma mère ils étaient cinq enfants, elle l’aînée, puis trois fils restés vieux gars, et seulement le dernier marié, et c’est le fils de celui-là qui a eu le bien [la ferme familiale] ; c’était pour le nom, partout c’était ça, [...] par le fait ma mère a été spoliée » – ici on fait cas du droit d’aînesse, généralement peu revendiqué, pour contester le privilège masculin. Une autre évoque les occupations toutes de loisirs de son frère, fils unique d’un ménage de propriétaires paysans, alors qu’elle et ses sœurs, adolescentes, travaillaient dur à la ferme : « dès l’instant que c’était un fils, on ne lui demandait rien, [...] c’était pour le nom, on l’entourait de tout ».
112« Quand je me suis marié, dit un agriculteur de 50 ans, je suis parti avec ma femme cultiver un temps au Clos Pilet (7 ha) ; mon père décédé, ma sœur (unique germain) est restée à la ferme (23 ha en location) pour aider ma mère ; elle s’est mariée après que je sois revenu reprendre la ferme » – libérée alors seulement pour entamer son propre cycle domestique.
113On a reconnu tout au long de cette étude, en observant les attributions foncières de la donation, les faveurs ordinaires dont bénéficient les héritiers mâles. S’il s’agit de partager une unité agricole, aux fils reviennent les parcelles touchant les bâtiments – le « noyau » –, tandis que les filles reçoivent les parcelles éloignées, dispersées (supra p. 177, la Vêquerie en 1878). Quand la masse de succession comporte plusieurs unités, on partage entre les fils la ferme patrimoniale, tandis qu’on distribue aux filles les biens venant de l’ascendance de la mère et les acquêts récents (chap. I, p. 38, succession Revel en 1875). Ainsi dans les pratiques successorales semble subsister un résidu de la très ancienne exhérédation des filles en Normandie, et se trouve ébréchée la norme d’indifférenciation sexuelle dans la répartition des biens. L’inflexion patrilinéaire du système cognatif est ici patente.
114À l’encontre du « nom » et de la « souche », le « sang » est véhicule de la parenté considérée dans sa double ascendance masculine et féminine. La représentation de l’hérédité passe par le sang. On se targue du « sang fort » d’une lignée : « ma grand-mère, née Poncet, on est tous un peu de sa nature, très forts, des gens qui ont le sang lourd », dit une octogénaire. C’est tout naturellement de la source des grands-parents – on a rarement connu ses arrière-grands-parents – que descend et circule « le sang ». « Jeune, j’ai travaillé avec mon père à la ferme, j’ai eu 10 ans difficiles, mais ça m’a donné du sang », constate un fils de propriétaire. Quand un jeune reprend la ferme des parents, « c’est le sang qui parle », commente-t-on.
115La remémoration familiale fait une place de choix aux grands-parents (l’une des paires en tous cas) ; jusqu’aux années 1950 les écoliers des fermes écartées41 déjeunaient à midi chez la grand-mère retirée au bourg. Plus tard les parents recueillaient chez eux le vieillard resté solitaire, ou bien l’installaient à proximité de leur logement pour des visites quotidiennes : « autrefois on finissait les vieux chez soi, on ne les envoyait pas dans une maison ou à l’hospice comme tout le monde fait maintenant ».
116Des agriculteurs qui, dans le réaménagement de la hiérarchie rurale après la Seconde guerre, ont perdu la position sociale dont bénéficiaient leurs grands-parents, présentent de ces derniers une image d’excellence, gageant ainsi la continuité au moins symbolique du statut ancien, dans le cas notamment où les relations avec les parents furent conflictuelles ou bien, pour des orphelins, inexistantes. C’est le cas de Maurice, 70 ans, orphelin à 3 ans, qui dresse l’image de son grand-père paternel : « il était plus grand que moi mon grand-père, la figure colorée [par « le sang » du lignage ?], et puis de la tenue, on ne lui parlait pas comme à tout le monde ; il avait du flair, il a fait des bêtes et du cidre quand ça se vendait, c’était un financier […] » Jean, 50 ans, qui n’a pas apprécié, enfant, le remariage de son père après le décès de sa mère, magnifie ses grands parents maternels : « mon grand-père élevait les meilleures bidettes du pays pour la promenade, et ma grand-mère avait la cote pour l’élevage, des gens venaient d’assez loin acheter des petits taureaux c’est elle qui conseillait ».
117Sur les grands-parents, voire une ascendance plus profonde, « se déploie la liberté fantasmatique de l’imaginaire familial42 ». « La mère à ma grand-mère », dit une agricultrice retraitée qui sait que son arrière-grand-père était maçon à la Beauchardière, « on disait qu’elle avait aidé à bâtir sa maison en montant des pierres blanches dans son tablier ». Un fils d’agriculteur a reconstitué l’ascendance familiale autour de son grand-père maternel, issu d’une famille pauvre et qui gagna fortune et notoriété dans la région de Bellême, au terme du xixe, en élevant des percherons : « il a eu 7 enfants, dont 4 bâtards, il les a tous dotés ; il pesait 110 kg et sa femme 120, elle chassait au furet, portait les sacs de blé comme les hommes ». L’illustration de la « grande famille » touche déjà le père de ce grand-père : – « il était de 10 frères et sœurs, enfants d’un petit fermier ils ont tous fait de beaux mariages, épousé des filles de propriétaires ».
118La valorisation généalogique puise plus loin encore : ainsi cette grand-mère « de poids » eut un arrière grand-père notaire royal à Colonnard (paroisse proche de Mortagne), dont l’épouse était d’une petite mais ancienne noblesse locale, « ils avaient payé pour l’édification de l’Église, et en tiraient le droit d’être enterrés “contre le mur” ». La lignée de la grand-mère maternelle eut un autre mérite, en un temps plus récent : « son père a vendu les premiers tracteurs dans le coin, puis installé une entreprise de matériel agricole et gagné une fortune ».
119Chez les petites gens sont rapportés des comportements plus désinvoltes avec les vieux : « ma grand-mère qui était pauvre, ma mère ne lui achetait même pas une paire de chaussons et lui faisait payer son lait [...] ma grand-tante centenaire, dans la famille tout le monde l’appelait “crotte sèche”, elle était toute maigre à la fin de sa vie ».
120Ces traits fugaces, évoquant des ascendants disparus, sont transmis sur le mode plaisant ; des propos à la fois plus prolixes et plus triés concernent la descendance bien vivante, mais qui dans sa majorité réside hors de la commune.
121Dans les ménages d’agriculteurs retraités, une relation forte, qui inclut l’entraide tant que les forces le permettent, se maintient avec l’enfant qui a repris la ferme, ou qui du moins reste agriculteur dans le voisinage. Des pères sexagénaires assistent tous les jours le ménage en place sur leur ancienne ferme : « en ce moment je vais aider à mon fils qui refait des bâtiments, j’essaie de suivre un gars de 40 ans, mais je le paye en courbatures le lendemain… [...] mon fils j’y vais encore aider à ramasser ses pommes, mais maintenant il vient me chercher en voiture », dit une mère de 70 ans ; pour une autre, valide octogénaire résidant au bourg, « c’est normal que j’y (sa belle-fille) aille aider à la ferme, j’y fais les confitures, et toute sa couture, ils me prennent et me ramènent le jeudi ». Cependant nombre de retraités plus jeunes vivent entourés des photographies de leur progéniture qui réside en ville, attendent les séjours de vacances des écoliers, les visites de fin de semaine – « ils viennent aussi pour se ravitailler ». L’éloignement est admis facilement si l’on peut faire état de mariages engageant dans l’ascension sociale, des « bonnes places » que savent garder les jeunes ménages, des études poursuivies par les petits-enfants.
Le cousinage
122C’est une relation singulière, et maintes fois avancée dans l’identification de la parenté. À même génération, le cousin germain est le premier consanguin hors du noyau élémentaire de parenté. Cependant la fréquentation des cousins n’est familière que s’ils sont géographiquement proches, ou si les ménages ont un genre de vie analogue – chez les agriculteurs notamment les équipes d’entraide incluent aussi bien des cousins que des frères. Se reconnaître de nombreux cousins, à tous les degrés, témoigne de l’insertion dans une vaste parentèle, position toujours prestigieuse. On distingue « les vrais cousins » (germains) des « cousins arrière-germains » ou « remués de germain », ou encore « petits cousins ». Ceux qui sont nés entre les deux guerres nomment tous leurs cousins germains ; « s’ils n’habitent pas dans la région, on les rencontre aux réunions de famille ». En tous cas, on se félicite de ce que « maintenant on ne se marie plus trop entre cousins, comme ça se faisait autrefois pour garder la fortune ». Avec les « petits cousins » reconnus, les relations sont guidées par des choix individuels : « on se voit 2 fois par an on se dit bonjour mais on se fréquente pas l’un chez l’autre », dit de sa « seule parente, une cousine issue de germain » un artisan célibataire de soixante ans. Au mariage de la fille des propriétaires d’une grande ferme, en 1983, on invitera « un cousin arrière-germain, ils seront de la messe mais pas du repas ». Plus proche est la relation du propriétaire d’une bonne ferme au bord de la faillite, descendant de lignées ancrées et réputées au xixe, avec les petits-fils de la sœur de son grand-père, notaires dans une ville proche, dont tout le monde sait qu’ils l’ont « aidé ». La reconnaissance du cousinage peut persister au delà du second degré : un fils d’agriculteur né en 1941, avec 5 frères et sœurs, a pour marraine la petite-fille du cousin germain de son grand-père, « ça remonte à l’arrière-grand-père », reconnaît-il, découvrant ainsi que la relation de référence reste celle de germanité.
123Les paysans propriétaires dont l’activité s’est déroulée entre les deux guerres, temps des alliances préférentielles encore dans la parenté élargie, notamment avec des cousins issus de germains, manipulent le cousinage en regard des bénéfices conférés à la position sociale, dont il est un repère : « dis-moi avec qui tu cousines, je reconnaîtrai qui tu es », sous-entend la proclamation du cousinage43. Il est bon d’être nommé « cousin(e) » par plus notable, ou plus riche, en tous cas de famille aussi ancrée que soi. Yvonne Foulon, qui m’a guidée dans la reconstitution de 6 générations d’ascendants de sa lignée et de celle de son conjoint, où se renchaînent des alliances entre 4 familles géographiquement et socialement proches (II, p. 111), signale que « le grand-père du maire actuel (un agriculteur grand propriétaire dans les premières décennies de ce siècle), quand il voyait ma belle-mère il disait toujours “bonjour cousine” ; ça devait venir de loin et avec mon mari ça s’est un peu perdu, ils s’appelaient pas “cousin” mais on sentait qu’il y avait quelque chose ». Or le maire actuel de St Germain, propriétaire en société familiale de la plus vaste exploitation de la commune, a pour aïeul un Granet dont il porte le patronyme, et qui fut le second mari de la veuve Foulon, son arrière-arrière-grand-mère commune avec le mari, décédé, d’Yvonne Foulon. Celle-ci se reconnaît cousine aussi avec Camille Bigot, qui a tenu en propriété une bonne ferme proche de la sienne, mais « sans savoir comment44 ». Sans aucun doute on connaissait mieux le cheminement de la parenté quand les relations, dans une société moins ouverte, en étaient plus exclusivement vécues : ainsi François Conte (72 ans), accompagnant en 1857 François Revel (47 ans) qui déclare le décès d’un fils adolescent, se dit « cousin » du jeune mort ; l’un et l’autre déclarants savent donc que l’arrière-grand-père du « cousin » déclarant était frère de l’arrière-grand-père de la mère du père du décédé (cf. fig. 27a).
124Une minorité de ménages dont les ascendants résidaient dans la paroisse, ou tout près, au terme du xviiie, ont constitué, par des alliances endogames de génération en génération, des nœuds de parenté incluant un bon nombre, aujourd’hui encore, des habitants de la commune et du proche voisinage. On « cousine » ouvertement avec les enfants des collatéraux de ses parents. Toutefois « on est des fois mieux ensemble avec des cousins issus de germains » ; avec ces derniers soit « on cousine » manifestement, encourageant la reconnaissance par les autres de cette parenté, soit on ne reconnaît qu’une parenté diffuse : « on est un peu de famille ». Dans chaque foyer on se plaît à énumérer les membres de la parenté éloignée avec lesquels « on cousine toujours ». Un nouveau venu dans la commune confirme la pression du réseau parentélaire : « C’est de famille en famille qui entre à Technigraphic, c’est le cousin qui fait l’intermédiaire. »
125Quand nos interlocuteurs ne parviennent pas à conduire au delà de deux générations le parcours généalogique les liant à un “arrière-cousin” qui se désigne ou qu’on leur désigne, ce qu’ils ont retenu des relations entretenues par la génération précédente les incline alors soit à reconnaître qu’« on est un petit peu parent », soit à récuser l’attribution : « on n’a jamais suivi ce côté-là ». De toute façon il y a une limite nécessaire à l’ascendance qu’on se reconnaît, car on se défend avec véhémence contre des liens de parenté que supposerait l’homonymie, fréquente encore si l’on prend en compte l’aire des communes satellites : « des Saury il y en a beacoup à St Germain mais pas du tout de notre famille, pas du tout » – ce que dément une incursion généalogique au delà de 3 générations – [...] « ces Coutant-là c’est venu de la Sarthe, c’est pas du tout famille avec nous » – l’origine géographique « extérieure » n’est alléguée le plus souvent que pour dénier la parenté.
Figure 27a et 27b. « Cousiner »

126Au delà de 2 à 3 générations, la reconstitution de la filiation ascendante n’est pas plus assurée dans les entretiens, ordinairement, que celle de la parenté horizontale des grands-parents, dont on perd une partie des descendants, éventuels « petits cousins ». À travers la mention, fréquente, des « réunions de famille », se trouve signifié par le ménage qui invite le cadre relationnel ordinaire de la parenté large, second cercle entourant celui, élémentaire, du couple avec ses enfants : ce sont les parents de l’un et l’autre conjoints – éventuellement des germains de cette génération et leurs enfants –, les germains, leurs conjoints et leurs enfants, de l’un et l’autre « côtés ».
« Comme chez mon mari ils étaient 5 garçons et 3 filles, et chez moi on était 7, alors l’an dernier j’ai fait la Première Communion à mon aîné, on était 54, beaucoup de la campagne par ici ; on a loué la salle des Fêtes, c’était une journée coûteuse, mais j’ai dit “bon on a été partout, on a fait les communions, on a fait les rassemblements, cette fois ce sera nous”, c’est [le traiteur du lieu] qui a fait le repas, j’avais fourni toute la marchandise, tout mon vin, toute ma viande. »
127Dans une autre maison c’est à l’occasion d’un mariage qu’on réunit la famille : « mon fils s’est marié en Alsace mais toute notre famille a pas été là-bas, il y avait que nous les parents, alors j’ai dit “il sera fait un repas de famille pour nous autres de notre côté”, on a choisi un restaurant dans le coin ».
128C’est seulement au sein de ce cercle de parentèle que sont « bien vues » les transmissions de biens – par des collatéraux sans enfant des parents ordinairement, surtout si ce lien se trouve renforcé par une parenté spirituelle. L’ancien garde des bois d’un domaine sis sur la commune du Theil, mais limitrophe de celle de St Germain, dénonce le scandale d’un héritage hors parenté dont a bénéficié le nouvel occupant : « on ne sait pas comment il a eu tout ça, parce que, avec Monsieur Régis – l’ancien propriétaire –, c’était même pas famille, c’était bien ensemble et puis c’est tout ».
129« La famille » telle qu’on s’y réfère couramment, néanmoins, hors des « rassemblements », c’est le groupe nucléaire auquel se rapportent, selon l’âge du ménage, les visites régulières des ascendants ou descendants directs. « Le dimanche les enfants – mariés, avec leurs enfants – viennent manger à la ferme ; même si des fois on n’est pas là ma femme prépare ce qu’il faut, ils viennent tous s’attabler là, ils sont perdus quand ils n’ont plus la Chartrie ».
130Dans les ménages qui se déclarent « ouvriers45 », groupe en moyenne plus jeune que les agriculteurs, et pour lequel le choix d’activité s’est fait indépendamment de – et souvent contre – la perspective d’installation sur un petit héritage foncier, « on se voit tout le temps en famille [...] c’est l’un qui va chez l’autre ». Cette convivialité exige cependant que les alliés soient bien intégrés dans le groupe fraternel – « le frère qu’on voit moins,[...] c’est à cause d’un mauvais mariage ». De cette convivialité se trouvent exclus les gens âgés qui vivent d’une maigre retraite : une ancienne bouvière qui a 6 frères et sœurs hors de la commune ne les voit pas souvent, « on n’a pas de voiture et puis eux c’est pareil ».
131Aux ascendants dont l’identité est figée par des inscriptions – sur la tombe, dans les archives communales, les actes notariés –, ou dont le visage apparaît sur une photographie pâlie, la mémoire des vivants, avivée par la participation à l’entretien d’autres membres de la famille, ou de proches voisins, redonne une animation fugitive. La place qui leur est assignée dans le réseau familial prend consistance au fil des nominations de parenté, des surnoms et sobriquets campant une silhouette – « ce Maurel-là on l’appelait “la gaule” parce qu’il pêchait le long de la Coudre, on ne voyait dépasser des herbes que sa gaule » –, ou des prénoms qui, jusqu’à la Seconde guerre encore, passaient du père et de la mère à leurs aînés, puis du parrain et de la marraine (oncle et tante communément) aux autres enfants. À ces parents disparus classés selon les normes reçues, les souvenirs des uns et des autres attribuent des traces de personnalité – détails de traits, de démarche, de teint, couleur de cheveux, voix ou postures particulières. Ainsi, sans avoir jamais vécu à St Germain où s’inscrivent dans les registres paroissiaux au xviie siècle les ascendants respectifs d’un Conte et d’une Maurel, ménage de propriétaires paysans dont les deux fils adolescents quittèrent la commune avant la Première guerre pour devenir l’un notaire, l’autre « industriel aux usines Renault », une arrière-petite-fille, sexagénaire, identifie pourtant par une particularité physique précise une parenté qu’elle n’a connue qu’à travers l’imaginaire familial : « mon grand-père » (un de ces adolescents devenu notaire) « me disait qu’ils étaient tous roux les Maurel, et rouges de figure ».
L’attraction du noyau patrimonial
132Reprenons la série des dévolutions qui échoient à la lignée des Revel au long de trois générations, et des installations successives des ménages au cours du cycle d’activité. Les parcelles bâties, comme les terres, sont réparties à égalité, la part du successeur comportant ordinairement une habitation et quelque annexe, et devenant siège de l’exploitation, avec la cour et le jardin attenants. La cohabitation d’un germain célibataire avec le ménage qu’il aide sur la ferme ne peut être que provisoire ; qu’il se marie ou non, il doit vivre à son propre feu. La donation-partage de 1875 répartit les bâtiments du Gué et les jardins y attenant entre les 3 fils (chap. I, fig. 7) ; les parents Revel se sont installés à l’Hauberdière, lot d’une fille qui n’y réside pas, avec leur fils aîné Alphonse, célibataire. Basile, dont le ménage a aidé un temps les parents de l’épouse à la Foucherie, est successeur de son père au Gué ; Alexandre le plus jeune fils est domestique à la Vêquerie. Au recensement de 1876 la position des ménages est identique, mais c’est Alexandre qui vit avec ses parents, Alphonse est domestique à Même. En 1881, après décès des parents, Basile est toujours au Gué, Alexandre à l’Hauberdière, encore célibataire à 36 ans, tandis qu’Alphonse a quitté la commune.
133En 1886, se déclarant « cultivateur », Alexandre fait ménage avec une journalière à la ferme du Gué, le ménage de Basile n’est pas recensé dans la commune. En 1891 sont au Gué, « cultivateurs », sans que soit précisé le site du logis de chaque ménage46, Alexandre avec sa compagne, déclarée « domestique », et le ménage de Basile avec sa fille cadette ; le ménage de sa fille aînée est à la Foucherie, toute proche, dont l’épouse de Basile a hérité ; leur fils BasileEugène, 16 ans, est domestique dans l’autre ferme du Gué chez la veuve de Jean Durouet. En 1896, après le décès de leur fille aînée, Basile Revel et sa femme reviennent à la Foucherie tandis que le ménage de leur fille cadette a pris à bail les 20 ha de la Volcanière, à l’extrême sud du territoire47 ; BasileEugène, qui vient de se marier, a succédé au Gué, « cultivateur/fermier » locataire de son père ; Alexandre y est à nouveau seul, « journalier » – condition déclarée encore à son décès au même lieu en 1915. En 1906, le gendre veuf et une petite-fille sont avec les parents Revel à la Foucherie, le ménage de la fille cadette est au Gué, « cultivateur/fermier », le ménage de BasileEugène locataire à la ferme de Dehallais, non loin ; les parents ne quitteront la Foucherie, après y avoir fait leur vente en 1908, que pour une maison du bourg où ils sont recensés encore en 1911.
134Les positions simultanées et successives des ménages se rapportent étroitement à l’articulation de la parenté – y compris celle de l’alliance, puisqu’ici la Foucherie vient de la lignée de l’épouse de Basile : accession prioritaire du fils au noyau patrimonial, mis à la disposition, quand ce premier successeur choisit de s’établir ailleurs, des ménages des sœurs pour une installation en relais. L’unité agricole reposant sur le bien de famille est une sorte de « réserve » sur laquelle les germains s’installent tour à tour quand elle est libérée par le premier successeur. Cependant le processus de concentration qu’induit le progrès des techniques et le développement de l’économie agricole, dès la fin du xixe siècle, réduit la viabilité d’une unité de moins de 10 ha. Les ménages de BasileEugène et de sa sœur cadette vont s’installer en location, en 1912, sur des fermes de 20 ha.
135Le hameau du Gué inclut un second corps de ferme, propriété de Mathurin Durouet, dont la sœur du père a épousé en 1771, en second mariage, le grand-père maternel de François Revel, alors « bordager » au Gué. Les parcelles des Durouet et des Revel s’imbriquent dans l’aire du lieudit. En 1851 la veuve Durouet née Conte partage par tirage au sort, entre 6 enfants – une fille est décédée à 30 ans –, un ensemble de 15 ha 77 : 6 ha 72 relevant de la ferme du Gué, où le ménage réside déjà en l’an XIII et où il revient s’installer après avoir tenu un temps la Foucherie, 4 ha 36 autour de la Beauchardière (héritage de l’épouse), 2 ha 70 au Nuisement, au sud du territoire, 2 ha en parcelles dispersées (supra p. 163).
136À la fille unique sont dévolus terres et bâtiments à la Beauchardière, et elle doit rapporter 1 100 F (pour une avance au mariage) à la succession. Alors qu’en 1836 son ménage tenait la Frênaie, avec 7 domestiques, en 1851 il réside au bourg où l’époux se déclare horloger ; leurs filles de 21 et 17 ans sont « domestiques » l’une chez un frère de sa mère, l’autre chez la donatrice ; elles épouseront hors de la commune des « propriétaires », l’une d’elle ayant été un temps cuisinière à Paris. Le fils aîné Simon, époux de la sœur du mari de sa sœur, est loti aussi à la Beauchardière, où il réside – prenant en location probablement les terres de sa sœur –, et doit rapporter 2 500 F. Le cadet Jean reste avec sa mère au Gué, où il reçoit terres et bâtiment, et ne se mariera qu’après son décès (1857). Julien, qui a tenu les Landes de 1837 à 1842 et depuis réside au Gué avec son épouse, est pourvu de près de 2 ha au Gué, avec 2 champs à la Beauchardière, une maison au bourg ; de 1856 à 1886 il est cultivateur à la Foucherie. François, cultivateur à la Lointinière (sur les terres des parents de son épouse), reçoit 2 ha 20 de champs non proches du Gué, qu’il revendra pour fortifier l’héritage de son ménage à la Lointinière. Marin a des terres au Nuisement, où il réside, et à l’Embûche tout proche – 2 petits bordages.
137Le relevé des déplacements des ménages auxquels échoient les lots des partages de 1851 et 1875 donne à voir le champ bien circonscrit d’une sorte de territoire de la parenté – pour l’essentiel autour des lieux-dits du Gué, de l’Hauberdière et de la Foucherie –, incluant les fonds plus ou moins proches hérités des matrilignées – la Beauchardière est à plus de 2 km, la Foucherie à 400 m. La prise à bail provisoire d’une grande ferme peut s’intercaler dans des itinéraires confinés aux petites fermes familiales – Simon Durouet est de 1835 à 1842 au Haut-Buat, son frère Julien de 1837 à 1851 aux Landes (fig. 28).
Figure 28. Mobilité des ménages parents autour du noyau patrimonial

138L’occupation en relais des corps de ferme à partir desquels se cultivent les terres familiales se démultiplie au rythme des mariages dans le proche voisinage qui dessinent, à partir d’« héritages » se touchant, de nouveaux ensembles fonciers dont les lots redistribués seront autant de nouveaux sites d’installation. Ainsi la mobilité des ménages se trouve atténuée, en quelque sorte rééquilibrée par la stabilité des parentèles. Cette redondance confirme l’observation de G. Augustins concernant les sociétés paysannes européennes à dévolution divergente : « les mouvements des groupes domestiques et ceux des parentèles ne peuvent s’observer que simultanément »48. Bien évidemment, une part des déterminismes ordonnant l’orientation de ces déplacements nous échappe – celui qu’impose notamment « la turbulence des initiatives individuelles » ; ce n’est pas néanmoins à la seule mobilité « de fonction » (celle qui suit la croissance et la décroissance du groupe domestique, et donc du nombre de travailleurs disponibles), telle que l’a analysée L. K. Berkner49, que renvoie cette déambulation. Elle a caractère structurel puisque la mobilité des ménages parents est étroitement intégrée à la logique du partage à égalité et des transactions conséquentes entre germains, comme aux alliances préférentielles dans la parentèle et le voisinage. Autrement dit, on peut lire ce « jeu des quatre coins » sur les petites unités familiales – jeu réservé au groupe restreint des parents donateurs, de leurs enfants et petits-enfants – comme une réplique inéluctable à l’allotissement des héritages, à la fois un ajustement et une parade à la dispersion.
139Division en progression géométrique des fonds paysans, pression du faire-valoir direct du bien de famille, déambulation des ménages parents d’une ferme relevant de l’emprise foncière familiale à une autre : tel qu’on le saisit au cœur du xixe, et jusqu’à la Première guerre, ce système d’occupation de l’espace maintient une stagnation technique et économique de la polyculture locale50. Car l’incertitude pèse longtemps sur l’aménagement des partages, les changements d’installation entraînent des pertes de profit, et l’investissement dans l’achat ou la location de parcelles qui agrandiront la part hérité retient tout projet de modernisation. Ces cycles serrés, se recoupant, de l’échange des fermes familiales entre ménages parents restent indépendants de la mobilité plus large, à long terme, voire de l’exode définitif qu’accentuent dès 1870 le trop-plein de la population agricole et l’attrait des emplois de commerce et de services en ville. Ce va-et-vient à court terme et court rayon des ménages reste compatible avec une certaine stabilité d’ensemble, chacune dans son « coin », des parentèles de propriétaires paysans51.
140Les ménages des petites gens se tiennent davantage encore serrés. Dans les hameaux les plus peuplés de l’est du territoire, d’où l’on cultive les terres sableuses de la côte coiffée de bois qui longe la rive gauche de la rivière, on suit des générations de journaliers et bordagers fixés par la propriété d’une maison et d’un champ, échangeant des conjoints avec les familles immédiatement voisines. À ce noyau stable durant sept ou huit décennies dans le lieudit se mêlent, à chaque nouveau recensement, des ménages errants : le journalier sans terre se fixe là où il trouve à loger et nourrir sa famille.
141L’instabilité géographique spécifique des petits et moyens propriétaires paysans n’est qu’un avatar de leur condition précaire, de la menace constante de la maladie – des gens et des bêtes –, d’une mauvaise année de récoltes, de la déficience du matériel, toutes occurrences pouvant mener à la faillite, à la vente forcée. Alors que les ménages tournent en rond, comme il apparaît sur le graphique des déplacements autour du Gué, les représentations des cycles domestiques se projettent en images de déplacement vertical sur l’échelle sociale : « il y en a qui “montent” [agrandissant leur exploitation, augmentant leur bien], d’autres qui “font la culbute” [fils de cultivateur/propriétaire, ils deviennent journaliers], et puis il y a ceux qui “quittent” [le métier, la commune] » – on se réfère là d’abord aux garçons, mais les filles suivent, vers les emplois de service surtout. Le petit-fils du propriétaire paysan qui, de 1880 à 1930, édifia une fortune foncière en acquérant aussi bien petits lots d’émigrants et « métairies » de la noblesse énonce l’adage52 qui en tous lieux rappelle le cycle de la fortune au long des générations ; « il y a celle qui amasse, après ça celle qui profite, puis vient celle qui dilapide ». Dans l’économie globale de nos fermes paysannes, il faut aménager cette maxime : ce n’est pas tant que la troisième génération « dilapide », elle « paye » plutôt davantage que la seconde le processus d’effritement des héritages.
142Ceux qui ne sont pas nés héritiers proposent à l’inverse une image d’accession obstinée, tel ce vieil homme né dans un bordage au début de ce siècle, « parti de journalier chez les uns les autres », et devenu locataire d’une ferme de 25 ha au terme d’étapes ainsi présentées : « de plus petit on venait toujours en plus grand ».
Notes de bas de page
1 Les parents peuvent « régler les affaires » – faire leur donation – prématurément quand l’un de leurs héritiers décède en laissant des enfants mineurs ; en ce cas ils se réservent toujours l’usufruit.
2 « Faire son partage » et « faire sa vente » sont les obligations du couple paysan qui marque ainsi sa décision de se retirer. La première impose l’intimité familiale et la sanction du notaire ; la seconde requiert l’exposition publique des animaux et du matériel de la ferme, spectacle auquel affluent acheteurs et curieux qui contrôlent l’état et la dispersion d’un train de culture, en un marchandage ordonné par la voix dominante et les plaisanteries rituelles du crieur. Cf. J. Rémy, « Désastre ou couronnement d’une vie ? la vente aux enchères à la ferme », Ruralia, 1998, 3.
3 La donation-partage du couple de veufs remariés devra tenir compte de ces lignages « fourchus », issus de 4 individus ayant constitué 3 couples de parents qui ont chacun leur propre progéniture, et donc, en réservant la (les) part(s) de sa descendance, procéder aux attributions complémentaires à leurs enfants du premier lit.
4 Dans l’Orne, « les gens sont très attachés à la terre et chacun veut sa part en nature, même les non-professionnels » [s’il ne s’agit pas d’unités agricoles], et « le partage en nature résiste encore à 35 %, mais cède peu à peu la place à la transmission intégrale de l’unité agricole », Pierre Lamaison, op. cit. I, p. 75, note 55.
5 « Dot et héritage : les enjeux de la chronologie de la transmission », L’histoire grande ouverte. Hommages à E. Le Roy Ladurie, Paris 1997.
6 Cf. note 4, p. 159.
7 Ceux qui ne peuvent « s’installer » et restent journaliers.
8 H. Medick et D. W. Sabean, « Interest and emotion in Family and Kinship studies : A Critique of Social History and Anthropology », op. cit., 1984, p.9-27.
9 Elle survit à son mari et à son fils unique ; l’inventaire fait à son décès en 1871, qui compte notamment 8 lits de plumes et un miroir, dénote la prospérité du ménage.
10 Elle est la fille du premier mariage de la seconde épouse de son père ; cette alliance très endogame est encore en faveur dans la première moitié du xxe siècle.
11 Estraye, ou estrayère : croît du seigneur sur les biens délaissés (Larousse du xixe siècle).
12 Dans la France du Sud, le douaire était la dot des cadets qui quittaient la maison des parents en renonçant à tout droit à l’héritage, dévolu dans son entier à l’aîné(e).
13 J. Yver, op. cit, p.131 et al.
14 L’une de ces filles est l’épouse de LouisThomas Maurel ; les autres conjoints des filles Varreau apparaissent dans le graphique généalogique illustrant la clause « paterna paternis, materna, maternis » après le décès d’un célibataire en 1844 (infra fig. 23).
15 À propos des transactions dont bénéficie Basile Revel (I, p. 38).
16 « Dans chacune des négociations complexes entre générations, les maisons, les granges et les champs étaient tous des éléments détachables, à réassembler au gré des attributions des ménages », D. W. Sabean, op. cit. 1990. Au bourg aussi, on divise les logis ; en 1845, 2 des 5 héritiers du menuisier Lebreton se partagent une maison : « pour la division du corridor [...] il sera fait une cloison en briques […] dans l’alignement de la rame de la cuisine ; [...] ils partageront par moitié l’espace au bas de l’escalier ».
17 Il jouit d’un bail verbal, c’est ce que signifie sa mère en tous cas lorsqu’elle reconnaît, dans un acte passé en 1827, avoir reçu de Jean 600F pour deux années de bail à l’Hauberdière.
18 Cette cellule agricole, qu’ils donneront en location en 1844, comprend maison d’habitation et bâtiment d’abri, jardin contigu, 3 labours non contigus mais proches faisant ensemblke 1 ha 80, un pâturage de 40 ares et un pré de 6 ares proches au long de la rivière, avec une portion équivalente à la récolte de 600 kg de foin à prendre dans un pré plus éloigné.
19 G. Béaur, op. cit., 1992, p. 82.
20 cf. infra p. 178.
21 Il est signalé (II) que la position dans la hiérarchie économique et sociale en place n’est pas un critère significatif, ici, du nombre d’enfants par ménage. Les nombreuses fratries se rencontrent aussi bien chez les journaliers que chez les descendants de l’élite paysanne dont on constate déjà la prolificité sur les réseaux généalogiques traversant le xviiie siècle.
22 Le fils de ce fils, qui devait lui succéder, est tué en 1917.
23 Des ménages qui ont tenu en propriété une ferme de 12 à 15 ha peuvent réserver dans leur donation la jouissance de l’habitation. Les propriétaires d’une grande ferme que reprend un descendant soit s’installent dans une ancienne petite ferme proche aménagée en logis confortable, soit achètent l’une des « belles maisons » érigées au bourg au début du xxe siècle par les paysans enrichis, ou encore font construire une maison neuve à ses abords ; quelques-uns quittent la commune pour le chef-lieu de canton.
24 « Celui qui a fait construire la première boucherie, avec un abattoir dans un bâtiment à l’arrière » – en ce lieu réside encore en 1980, retraité, le boucher qui y a exercé commerce jusqu’en 1973. »
25 Le notaire qui vend la Suardière à un ménage d’agriculteurs en 1926 possède aussi la Hutière (30 ha) vendue en 1939, et deux maisons bourgeoises au bourg, vendues à de riches agriculteurs retraités.
26 La hiérarchie fine entre cultivateurs/propriétaires là aussi se faisait sentir : « j’étais en pension avec Louise Belin, elle était la seule à avoir un édredon en duvet et me donnait la moitié de sa bouillotte d’eau chaude pour me laver le matin », dit une pensionnaire moins favorisée.
27 Selon A. Gotman « ce qui différencie les biens de famille des autres catégories de biens tient au fait que leur valeur résulte fortement de leur origine et du mode personnalisé de leur circulation », Dialogue, n° 89, p. 63 ; Il semble que l’appréciation des agriculteurs aujourd’hui différencie deux niveaux : le bien de famille manifeste l’ancrage, les terres et pâtures qu’on a pu acheter prouvent la réussite individuelle.
28 « Comment se perpétuer », « Patrmoines en folie », 1990, p. 159.
29 Il semble qu’il y ait substitution inverse dans le cas des fermiers. D’après M. Dureau de la Malle, « les bons fermiers changent peu, on les désigne par le nom de leur ferme », op. cit., 1823.
30 Une agricultrice de 60 ans dit encore « Je m’appelle Léone parce que mon père s’appelait Léon ». Au xixe les prénoms masculins sont doubles ; on inverse les termes à la génération suivante pour distinguer le fils du père, un neveu d’un oncle paternel, ou bien on accole un nouveau prénom – choisi dans le stock familial – à celui qu’on garde. Ces redondances contribuent à brouiller les nominations, d’autant que fréquemment on attribue au fils successeur le prénom du père. Aujourd’hui encore on nous dit : « mon grand-père c’était François mais on l’appelait Jules » – prénom de son père ; « mon père c’était Théodore, mais on lui disait Fernand comme à mon grand-père ».
31 H. Atsman et A. Burguière (dir.), « Les liens du sang, Marc Bloch historien de la parenté », Marc Bloch aujourd’hui. Histoire comparée et sciences sociales, Paris, EHESS, 1990
32 H. Medick et D. W. Sabean, op. cit., 1984, p. 20.
33 « Le lien étroit entre types de système successoral et types d’organisation domestique ne s’exprime pas seulement en chiffres et en tableaux, mais aussi en comportements et relations affectives », J. Goody, « Inheritance, property and women : some comparative considerations », Goody and alt., op. cit., 1976, p.17-20.
34 Cf. A. Gotman, op. cit.
35 « La parenté est présente dans les cas de faillite et vente publique, rachète instruments, meubles, cheptel, réserves… continuation symbolique de la lignée qui répugne à laisser se disperser les objets de la vie domestique », suggère M. Segalen qui constate une assistance analogue en Bretagne, op. cit., 1980.
36 op. cit., 1984,
37 « In Western European peasant society […] each household has its own status configuration based on the amount of land that it controls, its size and demographic structure, and its moral reputation », D. Sabean, « Aspects of kinship, behaviour and property in rural Western Europe before 1800 », in J. Goody and alt., op. cit, 1976.
38 D. W Sabean, « Kinship in Neckarhausen », 2001, C.U.P, p. 368.
39 G. Lemarchand, Annales de Normandie, 1984.
40 D. W. Sabean, op. cit. 2001, p. 399.
41 « L’hiver […] trois kilomètres à pied pour aller à l’école. Le midi nous dînions chez notre grand-père qui était retiré à la Bazoche-Gouet […] il nous faisait manger du pain blanc. » R. Desfougères, Cette terre du Perche, 1974.
42 « Jeux de famille », M. Segalen and alt. ed., p. 203.
43 Un maillage nombreux de cousins reconnus participe à une ostentation de stabilité familiale analogue à celle dont on crédite « les gens des châteaux ». Un agriculteur tient à souligner que son genre de vie est différent de celui de sa demi-sœur, épouse d’un cadre de banque, dans le bocage ornais. « Eux ils font partie d’une société de chasse, ils se réunissent avec des gens qui ont des chateaux, des parcs, ils voient que des gens où soi-disant tout le monde est cousin ».
44 À partir de la reconstitution de l’ascendance de son mari, Yvonne Foulon. a retrouvé la voie du cousinage avec le maire de la commune, et relié aussi à son mari Camille, la mère du grand-père maternel de l’une étant sœur de la grand-mère maternelle de l’autre (cf. fig. 27b).
45 Dès l’abord ils nomment leur activité selon la nomenclature des fonctions distribuées par l’entreprise, et dont il faut décoder avec eux le contenu réel. Les intéressés utilisent ce terme en une revendication dérisoire, pour se démarquer des agriculteurs, considérés tous aujourd’hui comme des « gros ».
46 En 1875 la maison et le jardin de la ferme des parents figurent dans la part d’Alexandre ; c’est là pourtant qu’est recensé Basile en 1876 et 1881, tenant la ferme des parents. On peut supposer qu’à son départ, en 1882, Alexandre s’y installe. On peut supposer qu’il y reste puisque Basile le fils, successeur des parents en 1896, prend en location la maison voisine avec le jardin de la Veuve Durouet, retirée chez son frère, et achète le tout quand les biens de cette dernière sont vendus par adjudication en 1899.
47 Issu de petits propriétaires, ce jeune ménage ne peut accéder, en première installation, qu’à l’une de ces fermes perçues aujourd’hui encore comme « très maigres », sur des terres « brûlantes », des « graviers ».
48 « La perpétuation des groupes domestiques dans les sociétés paysannes européennes, Thèse », 1986, p. 187.
49 « Inheritance, land tenure, and peasant family structure : a German regional comparison », J. Goody and alt. ed., op cit., 1976.
50 « The savings of peasants were not applied to improving their properties but to extending them », H. J. Habakkuk, op cit., 1955.
51 Nos Percherons s’inscrivent dans la norme d’« extraordinaire sédentarité des exploitations agricoles » en France au XIXe siècle : « sédentarité qui s’accompagne d’une intense mobilité habituelle dans le cadre d’espaces de vie assez restreints ou de migrations saisonnières ». Dupâquier/Kessler, fin chap. Mutations, op. cit. 1992.
52 Fondé sur quelque réalité, puisque T. Barthelemy observe dans le Finistère « des cycles d’accumulation et de dispersion des patrimoines fonciers portant sur 3 générations : tandis que la première assemble des terres, la seconde se contente d’hériter et s’appauvrit ; à la troisième génération enfin les uns vont grossir les rangs des journaliers tandis que les autres deviennent fermiers sur de grosses exploitations… et dégagent les surplus qui leur permettent de racheter des terres. Un nouveau cycle est alors amorcé », « Les modes de transmission du patrimoine », Études rurales, op. cit, 1988.
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Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008