1L’élan démographique qui accroît la population du monde rural dans l’Europe du Nord-Ouest depuis les dernières décennies d’Ancien Régime, en dépit d’une mortalité restreignant du tiers à la moitié des nés le nombre des individus atteignant l’âge adulte, inclut la Normandie et le Perche.

2En l’an XIII le bourg rassemble moins du quart des habitants ; on y trouve regroupés les boutiques de l’alimentation, les artisanats du vêtement – dont 8 tisserands1 et 6 tailleurs d’habits –, du bâtiment – dont 8 charpentiers et 6 tailleurs de pierre –, et de l’outillage agricole – 18 compagnons assistent 6 maréchaux, charrons et « bourliers » (Tableau B) ; on recense 3 instituteurs, un vicaire, un notaire et son clerc. La commune a conservé une relative opulence des services qui date probablement de sa promotion de chef-lieu de canton durant les années révolutionnaires. La majorité des actifs agricoles se trouve dispersée alors dans 135 lieux-dits : ce sont 159 « cultivateurs » avec leurs « femmes », 125 « journaliers » avec leurs « femmes », et « journalières » chefs de ménage (des veuves) ; des 219 domestiques dénombrés dans les fermes, les plus nombreux et les plus jeunes sont les enfants des journaliers.

3Au recensement de 1841, la population de St Germain, qui n’a cessé de croître depuis les premières années du siècle, atteint, avec 2210 habitants, son plus haut niveau (fig. 19). Suit une décroissance de près de 5 % d’un recensement à l’autre dans la seconde moitié du xix^e – rappelons que pour la France entière l’exode rural fait passer la population des campagnes de 76 % de la population totale en 1846 à 63 % en 1891. La chute s’accentue au début du xx^e : en 1936 l’effectif de population n’est plus que la moitié de celui de 1836. De 1954 à 1975 il baisse encore du quart. En 1982, 714 habitants s’inscrivent dans une pyramide des âges gonflée des plus de cinquante ans, mais se félicitent de la stabilité de leur effectif depuis le recensement de 1975.

Tableau B. L’évolution des métiers (an III-1982)

Figure 19. Courbe de la population

4Le tracé de cette courbe est parallèle à celle du canton du Theil2 et des communes rurales du Perche ornais, avec néanmoins un écart toujours positif. Ainsi en 1870, selon « l’Annuaire de l’Orne », « en dehors de la vaste commune de Ceton qui compte 3 544 habitants, [notre commune] est la plus populeuse du canton, avec plus du double de la population du chef-lieu ». Un siècle plus tard, la densité de la population de St Germain – 35/km2 – dépasse celle de l’ensemble des communes du Perche ornais – 27/km2 – ; en outre, la dispersion bocagère s’est beaucoup réduite puisqu’en 1982 la moitié à peine des habitants sont installés dans 103 lieux-dits, quand en 1851 178 hameaux ou fermes en abritaient les trois/quarts.

5Le recensement de 1851 est le premier qui précise la distribution de la population éparse et notifie les activités plurielles au sein du groupe domestique – y compris « mendiants » et « indigents secourus ». Sur 2034 habitants, répartis en 556 ménages, 400 résident « dans les campagnes ». Les lieux-dits, où l’occupation agricole concerne presque tous les chefs de ménage, correspondent à des formes d’habitat très diverses, qu’il s’agisse d’un foyer unique – domaine, ferme paysanne de 10 à 15 ha, bordage de moindre contenance –, ou d’un hameau – à Pont-Andreux, l’un des plus populeux, on compte dans 23 maisons 26 ménages (où sont actifs 9 cultivateurs dont 3 possèdent quelques terres, 2 rentiers, 7 fileuses, 2 tisserands, 12 journaliers). Sur un ensemble de 740 actifs – plus du tiers de l’effectif de population, car en ce temps les enfants sont domestiques dès 10 ans, et les vieux travaillent « tant qu’ils peuvent lever le pied » –, 516 sont occupés à l’agriculture.

6Au bourg, le nombre des commerces et ateliers s’est accru depuis le début du siècle : marchand(e)s, cordonniers, charrons, menuisiers, maréchaux, maçons – il n’y a plus de tailleur de pierre –, avec une auberge et plusieurs cafés fournissent une clientèle qui dépasse l’aire de la commune. La présence d’un curé avec 2 sacristains, d’une école publique de garçons avec 2 instituteurs, d’un percepteur et d’un buraliste, d’un notaire avec 2 clercs, et de 29 ménages de rentiers de la terre, parmi lesquels se recrutent les notables, maintient la situation prééminente de la commune dans le canton.

7Un trait remarquable de l’organisation économique au bourg, en ce milieu du xix^e, c’est la fréquence de la double, voire triple activité déclarée par les chefs de ménage : marchand/cultivateur, cordier/épicier, aubergiste/marchand de bois, ouvrière en linge/journalière, tisserand/perruquier/cultivateur, aubergiste/journalier/charpentier. De plus, une activité est fréquemment déclarée pour l’épouse : celle du meunier est boulangère, celle du hongreur est aubergiste. Cette pluriactivité du ménage, incluant presque toujours une occupation agricole, est à lier certes à la diversité des savoir-faire, à la modicité des revenus tirés de chacun, mais aussi à la disposition, par presque tous, d’une ou deux parcelles cultivées directement. Suivant un raisonnement inverse, et considérant la dispersion et la fluidité des petits métiers dont font état les chefs de ménage qui ne disposent pas d’une cellule agricole susceptible d’assurer l’indépendance, H. J. Habakkuk suggère que « ce système [d’héritage à égalité, attribuant à presque tous quelque terre] crée une population paysanne qui dispose de temps pour des activités annexes, et l’existence de ces emplois, comme d’une petite industrie à domicile pour les plus pauvres, [référence aux tisserands, tuiliers, bûcherons, fileuses et charbonniers des campagnes] diminue la résistance à la division des terres puisqu’elles permettent de compléter les moyens de subsistance de la famille3 ».

8Au bourg sont déclarés 18 ménages de « rentiers » – pour 11 en campagne ; cette désignation s’applique aux rentiers ostensibles, qui vivent surtout de leurs revenus ; quelques-uns furent artisans – menuisier, cordier, charpentier –, la plupart sont d’anciens propriétaires/cultivateurs bénéficiant de la rente viagère versée par leurs enfants et des revenus de terres données en location. Le plus imposé de ces rentiers est Jean-François Lambert, célibataire de 51 ans, fils (aîné portant le prénom du père) du plus gros propriétaire foncier de la commune en 1837, et dernier descendant résidant d’un aïeul huissier royal en 1730 ; il a géré la ferme du Cheval blanc (22 ha), qui faisait partie de son héritage, est élu maire en 1853, décède en 1863.

Les actifs de l’agriculture

9Au recensement de 1851, le premier qui fasse état d’une nomenclature des professions, ils sont 86 « cultivateurs », 99 « cultivateurs/propriétaires », 153 « journalier(e)s », 191 « domestiques »4. La moyenne d’âge des premiers est de 59 ans, celle des seconds de 44 ans ; celle des domestiques est de 23 ans – 87 ont moins de 16 ans –, et on est journalier à tout âge. Ces catégories sont en rapport avec les étapes du cycle de la vie paysanne évoquées précédemment.

10On peut rapprocher les données de ce recensement de celles du Questionnaire agricole de 18555, dénombrant 38 propriétaires qui « ne demeurent pas » et 22 qui « demeurent sans cultiver » (chiffre qui se rapproche de celui des rentiers dénombrés plus haut). S’agissant des actifs agricoles, cependant, l’incompatibilité des données en fonction de l’objet du décompte pose problème. En regard des 160 exploitations dénombrées – 68 de moins de 5 ha, 63 de 5 à 20 ha, 29 de plus de 20 ha –, figurent 367 « patrons d’exploitation » – 90 propriétaires « ne cultivant que pour eux-mêmes », 180 « pour eux-mêmes et autrui », et 97 « fermiers ayant un fermage fixe en argent » ; sont décomptés à part 131 « journalier(e)s ». L’enflure du chiffre des « patrons d’exploitation » en regard de celui des « exploitations » viendrait-elle de l’attribution d’« exploitations » aux seuls « fermiers » et « propriétaires ne cultivant que pour eux-mêmes », tandis que cette qualité ne s’appliquerait pas aux unités agricoles des 180 « propriétaires cultivant pour eux et pour autrui », c’est-à-dire des journaliers propriétaires de surfaces inférieures à 2 ha ? Je m’appuierai surtout sur les données du recensement, où l’on peut supposer que s’accordent l’évaluation du recenseur (homme de la commune) et celle des administrés.

Les cultivateurs/propriétaires

11J’ai souligné déjà l’ambivalence du terme de « propriétaire », dans une société paysanne où les structures agraires sont marquées par la grande diffusion de la petite propriété parcellaire, effet du morcellement du fonds à chaque succession. La compréhension du terme ne prend sens que rapportée à la distribution sociale de la propriété. Si l’on revient à la grande inégalité de la répartition foncière dans les premières décennies du xix^e, à la part réduite du territoire impartie aux ménages paysans, le passage d’un recensement à l’autre, à la suite de l’acquisition du moindre lopin, du statut de « journalier » à celui de « propriétaire » suggère la prévalence d’une valorisation du classement social sur celle de l’objet économique. C’est aussi que, dans un contexte global de grande mobilité des ménages de très petits (moins de 2 ha) et petits propriétaires, le bien familial reste cultivé de génération en génération, dans un système d’occupation tournante, par l’un des héritiers. La moyenne d’âge des cultivateurs/propriétaires correspond en ce temps au seuil de la vieillesse. On ne naît pas cultivateur/propriétaire, on ne le devient pas non plus à son mariage, à moins d’être l’héritier d’un père décédé prématurément dont la veuve procède aussitôt au partage, et qu’on marie vite pour que son ménage reprenne dans la continuité la ferme familiale.

12Ce n’est pas seulement le contrôle de la bonne marche de l’exploitation qui fonde la hiérarchie dans le groupe des paysans petits et moyens propriétaires ; en ce temps les relations entre familles et individus tiennent compte essentiellement du fonds familial qui soutient l’unité agricole, et d’une évaluation des héritages à advenir au ménage « de l’un » et « de l’autre côtés ».

13La transmission du « noyau » de la ferme des parents à l’héritier successeur ancre sur un même lieu-dit, de génération en génération, et dans une fréquente succession des successeurs, une partie des ménages de cultivateurs/propriétaires. Pour la période de 1830 à 1880, après laquelle le décroît des naissances et l’intensification de l’émigration manifestent leurs effets de décompression démographique et d’élargissement conséquent de l’offre foncière et locative, une classification de ces ménages doit reposer sur la combinaison des indices disponibles dans les documents : site de la ferme – il y a les flancs de vallée aux terres « franches » et les « mauvais coins sableux », ou « à graviers » –, étapes d’appropriation – par héritages et achats –, ancienneté de l’ascendance dans la commune et notoriété éventuelle acquise par l’appartenance à « la fabrique », ou par un mandat municipal.

14En s’attachant à des histoires familiales singulières, on peut établir une sorte d’échelle de la condition de cultivateur/propriétaire ; sa stabilité intergénérationnelle dépend tant du taux de morcellement des fonds à chaque succession que des conduites personnelles des héritiers. On observera dans un premier cas l’investissement de tout un pan du territoire par pères et fils, frères et cousins durant 4 à 5 générations, jusqu’à la dispersion de leur descendance au tournant des xix^e-xx^e siècle – départs, conversions hors de l’agriculture, hécatombe de la Première guerre.

L’emprise des Jarrin

15La progression de cette emprise foncière et culturale sur une série de fermes limitrophes dans un espace délimité du territoire souligne les stratégies de regroupement géographique des ménages en parenté dans la paysannerie percheronne. En combinant appropriation et prise en location, les lignées issues de deux frères nés dans le dernier tiers du xviii^e retiennent dans le réseau familial un chapelet de fermes de part et d’autre du cours de la rivière Même au sud-est du territoire, témoignant là d’une résistance active aux effets de dispersion de la dévolution des fonds à égalité.

16L’investigation remonte à un frère aîné, laboureur à Même en 1789, qui décède en 1797, et un frère cadet, figurant sur la recension de l’an XIII comme laboureur à la Grande Vallée. À la génération 1, Pierre, un fils du premier, fermier du frère de son père à la Roncinière – la dette d’un fermage est consignée dans l’inventaire à son décès –, meurt à 30 ans, en 1818, laissant 3 enfants. Le cheptel inventorié se rapporte à l’équipement en ce temps d’une ferme paysanne de 8 ha : une jument, 4 vaches, 8 brebis, 3 porcs, quelques oies et poules, une charrue et 2 herses, un banneau, une charrette, un pressoir ; 212 douzaines de gerbes de froment, avoine et orge viennent d’être récoltées, et en réserve on trouve 12 hl de grains et 110 kg de chanvre. Dans le mobilier domestique une horloge, 21 kg de vaisselle en étain, et des pièces de la garde-robe du défunt comme « un habit de drap en forme de redingote », « un mouchoir de soie », « une paire de gants », « un chapeau haut de forme » – vêture de sa noce probablement – confirment son appartenance à l’élite paysanne.

17À la même génération ses cousins germains, les deux fils du laboureur de la Grande Vallée décédé en 1797, acquièrent des terres et engendrent une descendance qui durant tout le siècle cultive des fermes de 12 à 20 ha en propriété partielle. L’aîné Pierre figure pour 42 ha sur la matrice de 1837, avec notamment la ferme de la Grande Vallée (18 ha), et les fermes jumelles de la Roncinière (8 ha) et de la Rouillerie (8 ha), où il réside en 1846 avant de se retirer dans la commune dont son épouse est originaire et d’y être élu maire. Michel le cadet, propriétaire en 1830 de 11 ha autour de la ferme de Même, double cet ensemble en vingt ans, en maintenant le seul tenant, par une série d’acquisitions parcellaires soustraites aux petites fermes limitrophes de la Lointinière, de Gué Bas, des Courbes.

18On décèle encore à cette génération la relation de parenté collatérale de Pierre, le jeune décédé de la Roncinière, et de ses cousins germains les frères Pierre et Michel, avec LouisPierre Jarrin, commis au moulin de Même : au mariage de ce dernier en 1824 avec la veuve du meunier, son témoin Michel Jarrin de la Grande Vallée, le père de Pierre et Michel, se déclare son « cousin issu de germain » (en réalité ce cousinage relie Michel Jarrin au père du marié, François Jarrin, décédé en l’an VII).

19À la génération 2 viennent au partage de Pierre, le successeur de son père à la Grande Vallée, 5 héritiers. Pierre le fils aîné a dans son lot la Roncinière, qu’il donne à cultiver d’abord à son frère Simon, puis reprend de 1860 à 1872 avant de s’installer au bourg entrepreneur de battage – son épouse est cabaretière – et de vendre à un cordonnier, en 1887, le fonds hérité. Louis le fils cadet, qui a épousé la fille d’un propriétaire/cultivateur de Préval, cultive en 1851 la ferme de la Rouillerie, où lui succède le ménage d’une sœur quand en 1855 il s’installe à la Grande Vallée, avec 5 ha de terres en propriété, et y cultive jusqu’en 1872, date à laquelle il achète l’Aunay-Morie (8 ha), toute proche.

20Toujours à la génération 2, les deux enfants de Michel à Même assurent la pérennité de l’occupation familiale sur le bien. L’ensemble des terres acquises par Michel autour de la ferme des Courbes revient au fils Pierre qui, marié à 19 ans, un an après le décès du père (1851), s’y installe. Sa sœur Anne, qui épouse le fils du cultivateur/propriétaire de la Mare, hérite de Même (19 ha).

21À la génération 3, Pierre le fils de Pierre installé aux Courbes, lui succédera jusqu’en 1894 ; puis ses descendants, installés par alliance dans une commune proche, bailleront la ferme jusqu’au départ du dernier fermier en 1986. La ferme de Même restera aux mains de la descendance d’Anne, transmise par les femmes, jusqu’à une faillite suivie de vente à un agriculteur de la commune en 1980. Après le décès de Louis, de la Grande Vallée, en 1875, ses 4 enfants se partagent, outre les 13 ha acquis par la communauté de leurs parents, 3 bordages sur Préval hérités par leur mère ; un des fils, LouisSimon, succède à la Grande Vallée puis vend en 1893 ses terres héritées et se retire dans la commune d’origine de son épouse ; le ménage de la troisième fille cultive de 1881 à 1901 à l’Aunay-Morie, qui dans la succession de Louis revient à la seconde fille Joséphine, épouse de Louis Belin fermier de la Sansaudière (18 ha), à la limite sud de la vallée.

22Dans la lignée installée au moulin de Même (5 ha), le fils aîné de LouisPierre épouse la fille du meunier voisin de Courtoulin (4 ha) ; le second fils s’installe au moulin de Villiers (6 ha) en amont de la rivière, décède prématurément, une ligne de sa descendance passe à l’artisanat puis au commerce de chaussures au bourg ; le dernier fils, qui a succédé au père au moulin de Même en 1872, prend une ferme en location en 1880 et y fait faillite.

23Le déploiement familial sur des fermes contiguës est ici remarquable, et son contour apparaît cerné symboliquement par le stock restreint des prénoms – Pierre, Michel, Louis, Simon différemment associés en doubles prénoms – qui, d’une génération et d’une lignée à une autre, symbolise la continuité de l’emprise parentélaire sur un espace « réservé » durant près d’un siècle. La descendance de Michel, qui exploitait la Grande Vallée en 1812, est la plus richement pourvue. Les futurs époux sont bien dotés – Michel Jarrin, de Même, apporte 3 000 F à son mariage en 1824, puis il dote sa fille de 2000 F, et l’épouse de son fils apporte 4 000 F en 1852. Certes, comme dans les familles plus modestes, le voisinage favorise des alliances – la fille de la ferme de Même épouse le fils de celle de la Mare, puis la fille de ce ménage épouse le propriétaire de la ferme de Courtoulin6 (18 ha) ; cependant l’exigence d’isogamie conduit aussi à des unions avec des héritières des communes voisines – Préval, Bellou. L’inventaire mobilier à la Grande Vallée, après le décès de Louis Jarrin (1875), atteint un montant de 15 000 F : au cheptel vif figurent 5 juments et 2 poulains, 11 vaches et 5 veaux, 2 taureaux, 25 moutons ; en sus de la carriole, réservée déjà aux paysans à l’aise, le ménage dispose d’« un cabriolet avec sa capote », comme en ont les notables des villes. La veuve de Louis achète une maison pour sa retraite place St Nicolas, ce Haut du bourg où voisinent les ménages de rentiers servis par une domestique – en 1891 la rejoint sa fille aînée devenue veuve.

24Dès la génération 3, les partages ont morcelé les unités agricoles, dissocié l’ensemble disposé en traîne dans la vallée. Par ailleurs malheurs biologiques et faillites n’épargnent pas plus cette famille que d’autres. Les orphelins du jeune décédé de la Roncinière en 1818 deviennent petits artisans au bourg, tandis que leur mère, remariée avec François Rollin qui était domestique à la ferme voisine, a de sa nouvelle union 5 enfants dont 3 mourront jeunes adultes ; Pierre, le frère aîné de Louis, époux de la fille d’un cabaretier, quitte l’agriculture – exemple de cet élan de « transition sociale » générée par la spécification des métiers de commerce et de service – mais doit vendre la ferme de la Roncinière, son héritage, pour rembourser ses dettes.

Les Guillon, ou la décadence de l’aristocratie paysanne

25Le patronyme de Louis Guillon (1777-1850) dont le père tenait en l’an XIII une ferme à 6 domestiques au bourg, héritier de 7 ha qu’il cultive au Beauchet, est attesté dans la paroisse dès 1689 au décès d’une fille de son aïeul Jacques, Sr du Plessis, époux d’Anne de Frébourg. Louis épouse à 20 ans Jacqueline Varreau qui en a 32, fille d’un « marchand de bois » riche propriétaire foncier : en 1807 l’épouse reçoit, au partage que fait la mère veuve entre ses 4 filles, des terres à la Durandière (environ 6 ha) et le bordage de Bois Carré (4 ha). Le ménage Guillon a 2 fils, héritiers de leur mère quand elle décède en 1830 – à l’inventaire qui suit, l’actif mobilier de la communauté des époux s’élève alors à 8 756 F, sans dettes, ce qui indique la bonne économie de la ferme du Beauchet. Le fils aîné LouisJacques, nommé en 1830 commandant de la section communale de la Garde nationale7, devient seul propriétaire de la Durandière en dédommageant son frère cadet, « sans profession » au bourg, et revend ce bien en 1835. Au recensement de 1836, se déclarant toujours « commandant », il réside avec son épouse au bourg, dépensant sans compter si l’on en juge par les prêts que le ménage consent à divers, dont le frère cadet, et qui se montent à plus de 8 000 F lors de l’inventaire qui suit le décès prématuré de LouisJacques (1838), avant la naissance d’un fils (1839). Le père Louis, propriétaire alors de 9 ha au Beauchet, avait fait donation à chacun de ses fils d’environ 2 ha 50 après son remariage avec sa domestique en 1837. L’épouse de LouisJacques survit jusqu’en 1843, son fils n’atteindra pas 20 ans. Le frère cadet, avec 5 enfants, est recensé journalier, et il est précisé dans l’acte de succession de 1839 que ce qu’il doit à son frère aîné est considéré comme « ne devant pas être recouvré vu le peu de solvabilité du débiteur ». Ainsi décline une famille paysanne assez notable encore au terme du xviii^e pour une alliance avec une héritière. Le fils aîné des mariés de 1797 semble avoir préféré sa condition d’officier à une activité d’agriculteur, et son ménage dilapide durant sa courte existence le montant – 14 410 F – de la vente de la Durandière ; le fils cadet reste journalier et ne peut régler ses dettes. Trajectoire courte d’une propriété de famille ancrée, qu’une riche alliance gratifie de fonds complémentaires, mais détruite par des décès prématurés et des incompétences.

Les petits propriétaires/cultivateurs. Une ascension

26SimonRené Belin, propriétaire en 1837 de 5 ha à GrandMont, y cultive encore en 1851, tandis que le ménage de sa sœur unique cultive en propriété la Courtillonnière (8 ha), ferme voisine. En 1861 SimonRené partage 7 ha 20 autour de GrandMont entre 3 fils : Simon, locataire de la ferme de Dehallais (7 ha) – proche des deux précédentes – rachète leurs parts à ses frères, l’un maréchal à Préval, l’autre droguiste à Paris. Il devient maire en 1871 ; en 1878 son ménage achète une maison au bourg8 pour sa retraite. Au partage entre ses deux fils l’aîné Jean, employé de commerce à Paris, reçoit les terres dont a hérité sa mère dans les communes limitrophes, et les vend ; le cadet LouisIldebert, fermier à la Sansaudière depuis 1878, hérite des terres de GrandMont, tandis que son épouse Joséphine Jarrin reçoit de ses parents les 8 ha de l’Aunay-Morie (supra p. 126). Ce ménage a 6 enfants, tient la Sansaudière (18 ha), puis achète en 1893 le moulin de St Laurent avec 13 ha, et s’y installe. Avec près de 30 ha de terres en propriété, et une ascendance doublement réputée, il est sur pied d’égalité, au tournant du siècle, avec les paysans enrichis acquéreurs de terres et les gros fermiers – un de leurs fils épousera la fille du fermier de Blandé (II, p. 114). LouisIldebert décède en 1905, son épouse en 1907. Ils ne voient pas disparaître trois fils tués en 1914 et 1915, une fille et son époux décédés dans le même temps. Leurs biens reviendront à deux petites-filles, dont les ménages tiendront des fermes dans la commune. Il faut tenir compte, dans l’ascension du ménage de LouisIldebert, à la fois de progénitures réduites et d’alliances isogames renchaînées dans son ascendance (chap. II, p. 106 et fig.15b).

27Les effets conjugués de la réduction des naissances et de l’exode rural, comme l’émergence, chez des héritiers paysans, d’un esprit d’entreprise tirant bénéfice de la première mécanisation et des progrès culturaux, ont entraîné, de 1880 à 1930, une première phase de remembrement foncier, qui a été analysé à partir de cas concrets dans la première partie de cet ouvrage.

Les « cultivateurs »

28Le terme englobe en principe tous ceux dont le statut dominant, au sein du groupe et pour le recenseur, est celui de locataire – même s’il est propriétaire d’un petit fonds –, qu’il soit fermier d’un domaine de plus de 40 ha ou d’un bordage.

29En 1838 décède Anne Vignier, qui fut l’épouse de Louis Foulon fermier de Blandé décédé en 1807, et se remaria en 1809 avec RenéFrançois Granet, charretier à la Frênaie, de 20 ans son cadet. L’inventaire, fait à Bellou dans la maison de retraite du ménage, dénombre les biens et productions attestant l’opulence des fermiers d’un domaine. Dans le mobilier domestique figurent couverts en étain, chandeliers en cuivre, 5 corps de lit et 64 kg de « couettes », des armoires, huches, coffres, tables et « comptoir » en chêne ; dans les réserves 24 kg de laine, 13 kg de plumes d’oie, 245 kg de chanvre brut, 2000 kg de foin, 17 hl de blé, 2 hl d’orge et 11 kg de chènevis ; 3 charrues, 4 herses, 2 charrettes et 2 voitures roulantes font encore partie du matériel, tandis que le cheptel vif des retraités, qui probablement en ont fait la vente en quittant la ferme, se réduit à une jument, une vache et son veau, une taure et une truie.

30Le mobilier du ménage tenant à bail Villiers (30 ha), où décède prématurément en 1839 le fermier Charles Giraud, père de 8 enfants dont 2 mineurs, veuf qui vient de se remarier, membre de la « fabrique », est moins riche que celui de Blandé ; mais la ferme est encore en activité et on y met en vente, outre les armoires garnies de linge et les bois de lit avec leurs garnitures, les banneaux, charrettes, fûts de pipe et « bois d’ouvrage », 6 chevaux, 6 vaches avec 4 veaux, 4 taureaux, 5 bœufs, 44 brebis, 6 000 gerbes de blé pouvant donner 62 hl de grains, 324 gerbes d’orge, 400 kg de chanvre. Une première vente rapporte 6 110 F, mais il y a 8 800 F de dettes, et une seconde vente rapporte 6 600 F.

31À la ferme de Courtoulin (18 ha), un inventaire suit le décès de l’épouse du fermier en 1865. On y relève 2 400 gerbes de blé pouvant produire 75 hl, et autant de gerbes d’orge ; avec 3 juments et 1 pouliche, 10 vaches et 5 veaux, 9 moutons, 1 truie et 5 porcs, un troupeau d’oies, l’estimation atteint 7493 F, en dépit d’un mobilier domestique peu prisé. La garde-robe de la défunte cependant – 36 chemises, un nombre assorti de jupons, tabliers, bonnets, cols et goulines, 2 robes et 1 veste, une paire de souliers – la situe dans la paysannerie aisée ; elle est fille de meunier.

32L’inventaire après décès peut signaler aussi des déchéances. Quand l’épouse d’Auguste Maurel décède en 1879 à la ferme de la Petite Maurie, (7 ha) que le ménage cultive en location depuis 1871, l’inventaire donne à constater la mauvaise fortune du descendant d’une famille ancrée et notable au xviii^e siècle (IV, p. 164), l’un des héritiers du fonds d’un seul tenant de la ferme de la Vêquerie (8 ha au décès du père en 1878). Ne figurent à l’inventaire que 2 vaches pleines, une charrue, un tombereau, un pressoir ; en réserve on trouve 7 fûts de cidre, 12 kg de chanvre, et seulement 2 hl de blé et 1 hl d’orge, 34 F dans le porte-monnaie de la communauté. Il y a 350 F de dettes, dont le montant d’un an de fermage. Un fusil et une montre en argent sont les seuls éléments du mobilier rappelant l’aisance ancienne. La faillite est de justesse évitée, mais le bail que signe Auguste en 1881 pour la ferme de la Roncinière (6 ha), après avoir épousé sa domestique qui a 20 ans de moins que lui, sera résilié par le propriétaire en 1884. Alors seulement Auguste vend son lot de la Vêquerie à son frère Marin, successeur sur la ferme depuis 1873, et achète un bordage de 2 ha que ses filles – une de chaque lit – devront vendre à son décès pour payer les dettes. Ce cycle de décadence de l’un des codonataires, avec 6 frères et sœurs, d’un fonds de ferme moyenne témoigne de la difficulté à maintenir une position de cultivateur pour un héritier non-successeur.

Les journaliers

33Au recensement de 1836, la catégorie des journaliers regroupe plus de 200 chefs de ménage – sur 556 pour l’ensemble de la population –, et 157 se trouvent inscrits dans la matrice cadastrale mise en place l’année suivante, pour des cotes dont la moitié environ ne dépasse pas l’hectare. Car les journaliers sont, pour la plupart, à la fois des salariés et des petits paysans parcellaires. Leurs microfonds se dispersent autour des hameaux situés sur les terres médiocres de coteau ou dans les fonds « mouillants » ; ils sont mis en valeur à partir de « chétives maisons9 » flanquées d’une étroite « écurie à vache » et d’un cellier ; les bâtiments du hameau, ceinturés des jardins, encerclent une cour où le puits et la mare sont d’usage commun10.

34Les journaliers tirent un salaire de leur emploi dans les grandes et moyennes fermes ; situation vulnérable car le travail varie selon les saisons, souvent occasionnel, et chichement rémunéré tant qu’il y a surpopulation. Ils se font bûcherons ou charroyeurs l’hiver, partent en août faire les moissons en Beauce (pratique dont on trouve trace encore en 1960) ; au long des recensements ils peuvent se déclarer « ouvrier maçon », ou « charpentier à la journée », mais c’est pour la plupart l’inscription de « journalier » qui figure à leur décès. À leurs foyers des fils adultes sont « tisserands », des grands-mères et des filles de 15 ans « fileuses11 » ; leurs enfants sont placés domestiques dans les fermes, et aujourd’hui encore des informateurs âgés témoignent d’enfances du début du xx^e siècle où l’on devenait gardeuse d’oies à 8 ans, « garçon de cour » à 10. Repérée dès le recensement de 1846, la garde de nourrissons venant essentiellement de la région parisienne se développe dans les dernières décennies du siècle, assurant à ces foyers pauvres un revenu d’appoint.

35Bien que les ménages de journaliers apparaissent les plus mobiles dans la commune, certains se stabilisent le temps de deux ou trois générations dans les hameaux où ils se serrent, croisant des alliances entre eux et avec ceux qui vivent là des petits métiers de transformation élémentaire – bûcherons, tuiliers, tailleurs de pierre, peigneur de chanvre, « cuiseur de charbon » ; au recensement de 1861, aux Petites Fontaines où 5 ménages sur 7 sont apparentés, le groupement prend figure de hameau lignager ; non loin, dans 3 hameaux limitrophes à l’orée des bois du Theil, deux patronymes seulement désignent 5 ménages de frères et cousins germains tuiliers.

36La condition des ménages de journaliers s’améliore quand leur chef exerce un savoir-faire complémentaire. En 1831, quand meurt à la Papillonnière LouisFrançois Maurel, 70 ans, déclaré journalier/charpentier, on ne dénombre dans l’inventaire aucun animal ni matériel tracté, mais avec 50 kg de chanvre, 5 hl d’orge, 54 hl de pommes, 4 fûts de pipe pleins, et des outils de charpentier, le montant des biens mobiliers atteint 696 F, dont il faut déduire 168 F de dettes ordinaires aux marchands et artisans du bourg. Une horloge, et « un lit à quenouille en chêne, le ciel, les pentes et les bonnes grâces qui en dépendent » indiquent la relative aisance de la veuve et de l’unique orphelin de 17 ans qui bénéficiera, pour 6 F par mois, d’un apprentissage « de l’état de charron ».

37La précarité de la condition s’accentue dans les périodes de crise agricole réduisant l’emploi dans les fermes, et la condition du journalier frôle l’indigence. En 1836 63 pères de famille – journaliers, tisserands, voituriers, bûcherons – demandent à être exemptés de la « rétribution d’école » mensuelle pour leurs enfants. En 1847 le Conseil municipal, qui a souci d’arrêter la mendicité, constate que « le défaut d’ouvrage à donner » dans la commune augmente le nombre des « malheureux », et décide de distribuer « 800 kg de pain le dimanche aux personnes pauvres dont le nombre s’élève à plus de 400 » – 1/5 de la population (en 1856, au hameau de la Papillonnière, 5 foyers sur 11 sont d’« indigents secourus »). En 1865 pourtant, « la commission [cantonale] chargée de détecter les pauvres et l’indigence » trouve dans la commune « bien de la misère », mais ne dénombre plus que 48 pauvres à secourir. Dans les premières décennies du xx^e siècle encore il y eut des années où « le travail manquait » pour les journaliers : « petits on a eu faim », disent deux sœurs octogénaires, filles de tuilier, dont l’une se souvient que, « toute petite, la jeune sœur de ma mère nous traînait au Theil le 1^er janvier dire la bonne année dans les maisons pour avoir quelques sous » ; un cantonnier de 50 ans raconte qu’on envoyait son père, enfant, « attendre à la porte de l’église aux enterrements des riches où on distribuait des pains de 4 livres ».

38La condition des journaliers s’améliore dans le dernier tiers du siècle, quand s’affirme une émigration qui en réduit le nombre et fait monter les salaires pour ceux qui restent. Certains déjà sont sortis de cette condition défavorisée en accédant à un artisanat dont l’implantation dépend des ressources du terrain, la fabrication de tuiles. En 1856, aux Petites Fontaines, Alexis Desbois, 21 ans, vit avec ses 2 frères au foyer de parents journaliers, qui élèvent aussi 2 nourrissons. Il se marie la même année, et après lui son frère cadet s’allie avec la cousine germaine paternelle de son épouse. De 1861 à 1876, et bien qu’il ait été menacé de congé en 1870 par son propriétaire le châtelain d’Avezé, Alexis se déclare au même lieu journalier. En 1881 il est déclaré « cultivateur », et en 1886, à 52 ans, devient « propriétaire ». L’inventaire après décès, en 1915, fait état d’un très modeste train de culture : un pressoir et un moulin à pommes, un âne avec son « lot d’équipage » un « vieux tombereau », une « vieille carriole ». L’acte de succession mentionne que ses 4 fils – les 2 filles sont décédées –, sont installés charrons dans des communes proches.

39Issus des familles de journaliers, les tuiliers se succèdent durant 2 à 3 générations dans les lieux-dits proches des bois où ils tirent ressource des poches d’argile du sous-sol et de la fourniture de fagots. Ils sont les locataires, comme bien des ménages de bûcherons, charpentiers, sabotiers et tisserands, de petits bordages inclus dans les vastes propriétés des châtelains des communes limitrophes. En 1842 Louis Desbois prend en location, du châtelain de l’Hermitière, la tuilerie des Petites Moutonnières – le bail fait état d’une maison, une halle et un fourneau à tuiles, d’un jardin avec un clos à chanvre, de 2 petits labours. En 1851, le ménage avec 5 enfants et 2 ouvriers s’est déplacé de peu, à la Croix Blanche. En 1856 il est recensé à la tuilerie toute proche encore de la Rachée, et locataire alors du châtelain d’Avezé ; il est là encore en 1872, avec deux fils et un gendre déclarés aussi tuiliers. En 1876 le ménage du fils aîné, avec 7 enfants, succède aux parents. En 1886 c’est une fille et son époux Levard qu’on trouve à la Rachée, auxquels succéderont en 1906 Alfred Desbois, fils du fils aîné de Louis. En 1905, ce dernier doit l’équivalent de 5 années de bail au propriétaire de la tuilerie des Petites Moutonnières, somme doublée par le prix de lots de bourrées non réglé par ses clients ; en dépit de l’hypothèque consentie sur un petit bordage hors de la commune par le ménage endetté, le propriétaire résilie le bail en 1908. La fille du ménage Levard épousera en 1921 le tuilier de la Houssaye, à quelques centaines de mètres de là, sur la commune de St Cyr-la-Rosière.

40Les petites tuileries en bordure des bois ont peu à peu, depuis la fin de la Seconde guerre, cessé leur activité ; on en visite les longues halles surbaissées, les anciennes fosses, les fours définitivement froids dont la porte est marquée d’une croix12. Germaine, née en 1896, fille de tuilier et aînée de 8 enfants, a épousé un tuilier – « mon père m’a fait marier avec son compagnon » – que la fermeture de la tuilerie d’Avezé, à laquelle il se rendait en bicyclette « par le chemin des bois », a renvoyé au petit bordage de la Boderie, qu’il cultive avec son épouse jusqu’en 1963 – « on avait 3 ha en louant des parcelles à plusieurs, 2 vaches, un bourricot et sa carriole, on faisait un ha de grain, une entreprise venait couper, le reste était en herbe ».

41Robert Julien, employé municipal bientôt retraité, a gardé souvenir du foyer de ses grands-parents paternels : « ils avaient un petit boucan à deux bonhommiots, à la Rachée – en bordure des bois, à la limite nord-est du territoire – l’hiver le grand-père bûchait dans le bois pour le château – l’Étang Bouillon, sur la commune du Theil – il piégeait aussi les martres et les renards au moment où le poil est bon, l’été il était à la chaudière de la batteuse de M. Jarrin ; la grand-mère [Eugénie, née en 1876, d’une fratrie de 7] a élevé 5 gosses, 2 étaient morts petits ». Né en 1925, Robert évoque ici le cadre de la petite enfance de son père Auguste, né en 1896, qui

« a travaillé comme aide de culture à 12 ans au moulin du Buat, pour une paire de sabots à Noël ; il faisait marcher le coupe-racines à betteraves pour les chaudières des cochons, bottelait le foin dans le grenier ; vers 16 ans il a commencé les “batteries”, avec une petite paye ; les sœurs du père étaient aussi placées en ferme ; ma grand-mère avait écrit à mon grand-père, avant qu’il revienne de la guerre, qu’elle était enceinte, j’ai un oncle qu’est pas beaucoup plus vieux que moi.
Mon père avait été gazé à la guerre ; pensionné à 100 % il a été nommé cantonnier à l’Hermitière ; mes parents s’étaient mariés en décembre 1921, ils racontaient qu’ils avaient dansé à la Rachée, la maison était vide alors, perdue au bord des bois sous la neige. Ma mère était née à Champ Mesle en haut de la côte du Theil – dans le même “coin” –. Ce grand-père là aussi bûchait l’hiver, travaillait aux champs l’été, la grand-mère était nourrice. C’était ma mère qui allait chercher les enfants à Paris et qui les remmenait, des fois la grand mère avait 3 nourrissons. À l’Hermitière mes parents avaient une vache, une ponette, un jardin et un pré, en tout 3 ha, ils allaient au marché du Theil porter le beurre et la volaille avec la carriole ; ils ont élevé 6 enfants, j’ai mangé beaucoup de patates et de fromage, on vivait de crédit, il fallait attendre que le veau soit parti, ou que la paye soit arrivée, l’épicier faisait confiance. Ce qui sauvait c’est qu’on ramassait des pommes sur St Germain “à moitié 13”, qu’on faisait le cidre et qu’on en vendait à la cidrerie du Theil. Après l’Hermitière mes parents ont habité Gemages, à la Cosnerie, sur 6 ha ils avaient 2 vaches, une jument, dans les années autour de la guerre – la Seconde ».

42Les sœurs du père de Robert, placées adolescentes dans les fermes, épousent des agriculteurs – le ménage de l’une d’elles est locataire jusqu’en 1968 d’une ferme de 20 ha que son fils achète en 1971. Quant au tardif benjamin de la fratrie, né en 1918, il a toujours résidé au bourg de St Germain, rejoignant chaque jour jusqu’à sa retraite en 1984, en bicyclette d’abord puis en mobylette, la fonderie de la Ferté-Bernard qui l’employait. Robert est le seul, dans sa génération, qui soit resté dans la commune ; aucune de ses sœurs, mariées dans la région, n’est agricultrice. Son unique frère, cordonnier à Paris depuis 1953, vient de s’installer pour sa retraite au Theil.

43Journalier célibataire, Robert « bricole pour le monde », bêche des jardins, pose des clôtures dont il a équarri les piquets de châtaignier, façonne avec le bourry des fagots qu’il vend aux tuileries. Il suit les tournées de la batteuse l’été, et l’hiver fait partie de l’équipe qui mène « la cidreuse » de ferme en ferme. Mais « ce qui rapportait le plus » – et perpétuait une longue tradition d’émigration temporaire des journaliers de la commune14, c’étaient les campagnes de moisson en Beauce ;

« au bureau de placement à Chartres, mon copain et moi les engageurs nous appelaient “les bocains” ; jeunes on devait dériver le tour du champ à la faux, courir derrière la lieuse pour relever les bottes ; les tracteurs démarraient juste, une des lieuses avait encore les chevaux ; on partait le 14 juillet, mon copain chez le fils moi chez le père, après la Seconde guerre le mois ça nous faisait pour deux 35 000 ».

44Avant de s’installer chez lui au bourg, Robert a vécu chez sa mère veuve dans un hameau proche, et présente leur contrat d’échange implicite : « je lui faisais le jardin, son bricolage, elle me nourrissait me blanchissait. Devenu cantonnier, il taille les haies sur le bord des routes, « il fallait que ce soit propre15, c’était regardé » ; il fait le tour de la commune en bicyclette pour prévenir des enterrements, il « porte » le cercueil et se sent en charge du bon déroulement de la cérémonie – « c’était en rang, en ordre, toujours à l’heure ».

45Ce récit témoigne de l’évolution de la catégorie paysanne la plus modeste dans la première moitié du xx^e siècle : le père de Robert, du « boucan » de ses parents, accède à un bordage de 3 ha, puis à la location d’une petite ferme de 6 ha, avec une carriole pour aller au marché – il ne faut pas négliger dans cette ascension l’apport de la pension d’invalidité. Célibataire, Robert ne « s’installe » pas ; cependant son ancrage familial reconnu – des cousins de second et troisième degrés sont propriétaires de bonnes fermes dans la commune –, la relation de clientèle déjà entre le grand-père et l’entrepreneur de battage au bourg, l’accession à une fonction d’auxiliaire municipal – cantonnier, puis facteur – qui le rend familier à toute la population, lui confèrent une notoriété entretenue aussi par la belle allure de son habitation, une maison du bourg rénovée dont l’une de ses sœurs est propriétaire. Pour fêter ses 60 ans, il loue la salle des Fêtes et convie ses nombreuses connaissances à une soirée de musique et de danse.

Les domestiques

46La commune injonction de destin est transmise par bien des interlocuteurs de plus de 60 ans : « avant d’être marié(e) on se louait à l’année dans une ferme ». Pour nombre de ces jeunes travailleurs le temps de domesticité est provisoire ; filles et garçons aspirent à « s’installer » après le mariage, même s’il faut encore passer quelques années comme « ménage » sous un « patron » dans une ferme.

47Au long d’un xix^e qui se prolonge jusqu’à la Première guerre, les nombreux « domestiques » ont des origines et des trajectoires diverses. Se déclarent domestiques des fils de cultivateurs/propriétaires de communes voisines auxquels une pratique analogue à celle du « life-cycle servant », à un poste de travail qui les tienne au-dessus de l’ordinaire domesticité, fournit le pécule et les relations qui aideront à l’installation. Il n’est pas rare qu’ils deviennent, là où ils se sont engagés, second époux de la veuve, en conséquence « maîtres » de la ferme. Communément, tant que subsiste le recours par le ménage d’agriculteurs à un aide salarié à demeure qui partage la vie et les intérêts familiaux, ce dernier est un prétendant admis d’une fille de la maison16. Se place aussi domestique quelque temps l’héritier de 2 ou 3 ha non-successeur, avant de devenir journalier dans la commune ou ailleurs si une intervention matrimoniale bénéfique ne le fait pas accéder à la location d’une petite ferme : c’est le sort d’Alphonse Revel, héritier de près de 2 ha à la succession de son père François en 1875, qui meurt au Gué en 1915 journalier, propriétaire d’un petit bien mais sans épouse.

48Un petit nombre de ceux qui furent placés domestiques jeunes, dans les dernières décennies du xix^e, le sont restés toute leur vie. Née à St Germain en 1924, ayant passé sa vie active dans la région parisienne, la fille de la fille d’un charron, qui a gardé au bourg « la maison de famille » et le mobilier fabriqué par ce grand-père, évoque un trait de l’enfance de son père, devenu sabotier : « mon père se souvenait qu’enfant il partait avec sa mère le samedi soir à la rencontre de mon grand-père paternel, qui ne revenait de Crennes où il était domestique à demeure, à 3 km du bourg, que pour passer le dimanche en famille » [vers 1895].

49Dans les années qui suivent la Première guerre encore, des enfants « entrent en place » dès 10 ans, « d’avril à la Toussaint ». En premier lieu les enfants trouvés, confiés par l’Assistance publique à des ménages de journaliers, et que signalent des patronymes comme Sixpoires (que des descendants transforment en Cypoire), Lindor, Naturel, Lachaise, Divry, Dauteuil, Despierres, Letrouvé, Verglas, Févrière..., et ceux qui ont été abandonnés chez leurs parents nourriciers (c’est le sort des frères Pesnel, dont l’un devient le gendre de Basile Revel en 1889). Sont placés tôt aussi les enfants de journaliers et bordagers : « nos parents n’arrivaient pas à nous faire vivre », dit aujourd’hui la fille octogénaire d’un journalier. Les petits propriétaires paysans choisissent, eux, pour mettre en apprentissage leurs enfants, des ménages de la parenté ou/et du voisinage – Basile Revel qui en 1874 succédera à son père François, cultivateur/propriétaire, est à 16 ans domestique dans la ferme voisine du Gué.

50Aux filles on fait d’abord garder les oies ou les moutons ; « après la Communion on pouvait garder des enfants, ou une vieille dame » ; les garçons commencent « gamin de cour » avant d’accéder aux soins des chevaux, « aller à la charrue » consacrant le statut d’adulte. Une bonne partie des domestiques sont des adolescents – en 1876, 30 sur 85 n’ont pas 16 ans.

51Née en 1893, Aline qui, a tenu avec son mari, après ses parents une ferme de 16 ha dont 8 ha en propriété, a fréquenté, enfant, l’école des sœurs : « Quand elle a fermé [en 1905], j’ai été placée d’avril au 24 juin, pour mon pain et mes sabots ; l’année d’après je gagnais 50 F seconde bonne, à 15 ans j’ai changé j’étais la seule bonne, bien considérée, je travaillais aux champs avec la patronne ».

52Orphelin de la Première guerre placé à 12 ans, Henri a gardé trace de l’évolution du salaire au long de l’apprentissage, avant d’accéder à l’indépendance du journalier : « la première année j’ai gagné 900 balles, c’était pas mal en 1927, après j’ai gagné 1200 puis 1500, après j’ai monté à 1800, j’ai inscrit tout ça ; en revenant du service c’était la guerre, j’ai été fait prisonnier...après en 47 je me suis mis à travailler d’un côté de l’autre, mais sur mon compte et j’habitais chez moi ».

53Le parcours d’Hélène résume les étapes qui font passer du statut de domestique célibataire à celui de « ménage » dans une ferme, puis accéder à la location d’une ferme modeste. Fille d’un bordager à la Beaucerie, hameau de petits propriétaires, avec 7 frères et sœurs, elle est munie du certificat à 12 ans en 1915, et « poussée aux études » par son institutrice ; mais

« mon père décédé, ma mère était sans pension avec la jeune de 6 mois, elle a dit “elle ira en place”. J’ai été d’abord chez Mme B. la bouchère, son mari était à la guerre j’aidais à tout ; de là j’ai parti en campagne au Bois Carré, il fallait aller après les bêtes et j’avais peur des chevaux, je me suis envenue ; mais maman m’a dit “tu peux pas rester à la maison”, j’ai reparti chez une vieille dame pour la garder, j’y suis restée un an ; à 14 ans j’ai été à la Maurie, puis après à la Sansaudière, là une échelle a glissé sur le verglas je l’ai reçue dans la figure ça m’a cassé 9 dents, la fermière me disait “t’en as une figure on dirait un groin de cochon” ; après j’ai été 2 ans à la Roncinière ; maman est tombée malade je suis venue pour la soigner ; puis j’ai retrouvé une place à la Maillardière où je suis restée de 18 à 24 ans, il y avait beaucoup de travail, je m’occupais des vaches, des chaudières pour les cochons, on faisait aussi le foin, les binages, mais c’était comme ma famille ; en 1925, à 21 ans, j’avais 1300 F pour mon année ; j’ai fait faire mon dentier, 400 F, puis acheté ma bicyclette d’occasion, 450 F ».

54Ce parcours reflète l’ordinaire mobilité des jeunes domestiques de ferme, et les premiers achats de confort personnel – après le mariage on achetait la machine à coudre. « Tous les 15 jours, on partait à 10 heures le dimanche, quand le travail était fait ; à 20 ans j’allais au bal avec l’autre bonne, au Bon Laboureur, il fallait rentrer à la nuit tombante sinon la patronne nous aurait fermé la porte au nez » ; au bal Hélène rencontre son futur mari, qui « travaillait dans les fermes à côté ». Mariés, ils deviennent « ménage17 » au moulin du Buat : « on avait 5000 à nous deux en 1927, on est restés un an, puis on est partis 3 ans à Blandé, pour avoir plus. En 1930 on s’est installés à la Verrière (6 ha), en 1939 on a repris la Poignandière (15 ha) ; en 1960, mon mari malade, on est venus là [au bourg], on avait acheté la maison ».

55Le ménage Durouet ne s’est jamais « installé en culture ». Lui, orphelin à 13 ans, est amené en 1940 à la ferme où sa sœur aînée est bonne. « On l’a élevé », disent les cultivateurs/propriétaires retraités non loin desquels il réside aujourd’hui, et qu’il aide encore occasionnellement ; mariés en 1955, son épouse et lui ont « tourné en journées » dans des fermes proches – « quand j’ai eu ma fille je menais son landau par tous les temps de la Beaucerie à Blandé – près de 2 km – où je travaillais, je rentrais il faisait nuit, dans la boue par les vieux chemins » ; en 1972 il devient ouvrier d’entretien à Technigraphic, en 1975 elle est aide ménagère municipale, « les travaux de force c’est fini ».

56De ces bribes d’histoires de vie, on retient l’obligation, pour les enfants de la petite paysannerie – pression économique mais aussi conduite intimée par les normes de formation des jeunes du temps – « d’aller en place » dès la sortie de l’école, qu’ils ne fréquentent encore pas tous régulièrement dans les années 1930. Ils font ainsi l’apprentissage des travaux agricoles avant une « installation » qui ne coïncide pas toujours cependant avec le mariage. L’état de domestique n’est pas humiliant, étant donné son caractère transitoire pour la majorité des jeunes, et la généralisation du travail des adolescents – car ceux de la paysannerie moyenne travaillent aussi chez leurs parents.

La bouverie

57C’est un contrat peu fréquent mais dont on trouve trace encore après la Seconde guerre, qui laisse une certaine indépendance au ménage avant une installation propre. « Bouviers on a le logement, on ne paye pas l’électricité, on soigne les bêtes du propriétaire, on peut en avoir 2 à soi, dont on garde les veaux. » De 1955 à 1968 le ménage Chanteloup soigne, à la ferme du Grand Pin, les bêtes d’un maquignon qui réside au bourg :

« Mon mari faisait le chauffeur et n’avait pas beaucoup de temps pour m’aider ; avec 6 enfants et un nourrisson, c’est moi qui trayais les 15 vaches, et je savais faire vêler ; le propriétaire venait chercher la traite le matin mais laissait du lait pour nous ; comme c’était à mi-pente, on était toujours à la brouette, monter chercher les bottes à la maillère, puis descendre nourrir les bêtes dans la prairie vers la rivière ; à partir de 1965 on a eu 10 000, et en 1968 on a repris la Mothuet. » (12 ha)

La population agricole au terme du xix^e siècle

58Au recensement de 1891, la commune ne compte plus que 1547 habitants, car la baisse des naissances persiste – irrégulière néanmoins, et plus marquée chez les agriculteurs qui arrondissent leur fonds –, et l’exode vers les villes environnantes draîne les jeunes des familles de journaliers et d’artisans18. Au bourg la « petite industrie » et les commerces se développent, autour du bâtiment (23 emplois), du vêtement (18 lingères et couturières), de la sociabilité (8 cafetiers et aubergistes) ; la commune bénéficie d’une recette postale et d’un facteur, et jusqu’en 1905 d’une seconde école pour les filles, tenue par des religieuses. Les épouses des artisans se déclarent lingères, couturières, gantières – un commissionnaire ramasse les produits semi-finis à domicile pour une entreprise de La Ferté Bernard – ; celles des journaliers sont nourrices, laveuses dans les grandes fermes, chez les marchands et « rentiers » du bourg. Ces occupations n’ont pas la régularité ou l’homogénéité d’un « emploi », et s’exercent dans la dispersion, à diverses échelles, au hasard d’une demande qui s’accroît quand pointe l’aisance d’une partie des agriculteurs et des marchands. La catégorie des actifs de l’« industrie » et des commerces tenant boutique ou atelier prend place médiane, progressivement, entre celle des exploitants en cours d’enrichissement foncier auxquels il faut joindre une trentaine de « rentiers » cossus – de l’agriculture généralement, et celle des petits exploitants et journaliers. Dans cette période où s’accentuent les migrations vers les villes, la stratification sociale en cours d’établissement maintient encore, cependant, des possibilités de mobilité d’une catégorie à une autre. Au bourg des prospérités s’affichent par la construction de maisons bourgeoises à rez-de-chaussée surélevée par un perron, avec jardin d’agrément « enclos en murs », qualité soulignée aujourd’hui par l’un de leurs occupants, propriétaire retraité qui insiste sur cette marque de distinction évidente dans ce pays de clôtures végétales. Dans les campagnes il n’y a plus de fileuse ; 47 nourrices, épouses de bordagers et journaliers, élèvent 89 enfants nés hors de la commune, pour la plupart dans la région parisienne.

59Selon les chiffres du Recensement Général de l’Agriculture de 1892 donnés plus haut (I, p. 40), plus de 250 micro-exploitations – un ou deux champs en propriété, le reste pris en location – sont encore cultivées par des journaliers – 141 – et des gens de petits métiers para-agricoles aux revenus irréguliers. Dans les décennies encadrant le passage au xx^e siècle s’affirment néanmoins des changements dans le réseau d’occupation du sol et les façons de l’agriculture. Moins nombreux et mieux payés, des journaliers deviennent propriétaires d’une petite unité agricole ; ils entrent là en concurrence avec les cultivateurs déjà propriétaires qui, recherchant davantage encore l’agrandissement du « bien » que l’amélioration des techniques de culture promue dans les grandes fermes, sont preneurs de bordages délaissés par les migrants. Ces projets convergents aboutissent tant à un gonflement du taux d’appropriation des exploitations de plus de 15 ha qu’à un ralentissement de la disparition des propriétés de 2 à 5 ha.

60Dans la même période, les propriétaires nobles et bourgeois, dont le revenu foncier se trouve déstabilisé par le blocage du taux de la rente après la crise frumentaire, commencent à se défaire de leur patrimoine agricole, au bénéfice d’abord de leurs fermiers (I, p. 51 et sq)

61La tendance à une concentration spontanée des exploitations par l’élargissement des fonds paysans concorde avec les aménagements successoraux destinés à réduire l’éclatement de l’unité agricole à chaque succession. Après avoir promu le système des soultes aux cohéritiers, qui permet au successeur de devenir seul propriétaire de la ferme familiale (1884), la loi sanctionne l’indivision de droit de l’unité agricole (1909).

La fluidité des contrastes sociaux

62Pour cette seconde moitié du xix^e siècle se prolongeant jusqu’à la Première guerre, l’essai de classification de la population agricole s’appuie nécessairement sur la nomenclature professionnelle dont fait état le recensement de 1851. Bien que les dénominations évoluent au long d’un siècle et demi, « le changement sémantique s’accompagnant d’une modification des rapports sociaux19 » (ou plutôt enregistrant cette modification), la recension administrative est nécessairement réductrice en regard des conditions variées dans lesquelles s’exerce en ce temps toute activité. Pour la majorité des actifs agricoles, le recensement fige tous les cinq ans des étapes de cycles de vie caractérisées souvent par une mobilité spatiale courte, et/ou une mobilité du statut intervenant à même cadence. La réalité de cette fluidité endogène ne peut être appréhendée que par la reconstitution d’itinéraires de ménages suivis dans la verticalité des lignées et le parallélisme générationnel.

63Dans une commune où l’activité agricole est largement majoritaire, « le statut de chaque maisonnée est fondé sur la quantité de terre qu’elle contrôle20 ». Cette assertion vise moins la propriété de la terre que les possibilités d’en user dans l’indépendance – ce qui ne veut pas dire sans contrat. Ici le contrôle de la terre se rapporte, jusqu’aux débuts du xx^e siècle, aux situations contrastées de tenanciers de grandes fermes stables aux baux de longue durée, et de cultivateurs d’unités plus modestes possédant tout ou partie de leurs terres, fonds périodiquement démantelées par les partages familiaux. Tout au long du xix^e, les représentations collectives de la stratification des ménages paysans conjuguent taille de l’exploitation et taux de terres en propriété – les gros fermiers se tenant au haut de l’échelle en regard du capital investi en cheptel et en matériel, du nombre de travailleurs engagés, éventuellement d’un « bien de famille » sis hors de la commune. Le flux des acquisitions paysannes dans les premières décennies du xx^e crée un équilibre social nouveau atténuant l’ascendant de ces grandes fermes baillées, et qui prévaut jusqu’au dernier tiers du siècle. C’est une période de perturbation due notamment aux migrations, tant géographiques que professionnelles et sociales ; car des renommées nouvelles – d’agriculteurs venus du Nord, d’éleveurs laitiers –, et des « fortunes » – de maquignons notamment – se créent, quand végètent ou s’effacent en quittant la commune les derniers descendants des familles ancrées et influentes. Pourtant on ne peut négliger durant cette période, dans le groupe des agriculteurs propriétaires partiels de fermes de 12 à 20 ha, la persistance d’une évaluation des maisonnées fondée sur le taux de surface possédée, et d’une révérence encore envers la profondeur de l’ancrage et l’extension de la parentèle.

64Enfin il faut tenir compte du rôle prévalent imputé désormais à la population du bourg ; en sus d’un nombre respectable de marchands et artisans, de services publics dont sont inégalement dotés les autres communes du canton – les facteurs aussi bien que le notaire –, le bourg détient l’aura de la centralité, d’un champ relationnel entretenu par des rencontres usuelles, par un face à face quasi-quotidien. Les attaches terriennes des gens du bourg le cèdent alors au développement et au prestige de l’atelier et de la boutique : quand une alliance entraîne une fille de petits cultivateurs/propriétaires hors de l’agriculture, sa descendance y retourne rarement. Ainsi l’une d’elles épouse en 1850 un domestique de ferme qui au recensement de 1861 est devenu marchand-drapier au bourg ; leurs filles s’allient l’une à un charron l’autre à un sabotier.

65Dès les premières décennies du xx^e, la spécialisation des savoir-faire liée à une première performance et distribution des outils, les allées et venues des apprentis et ouvriers, l’élargissement de la clientèle donnent du poids aux gens de métier, en même temps qu’affluent toutes marchandises manufacturés dans les boutiques locales. Les gens du bourg se détachent de la petite paysannerie, tout en restant considérés par les maîtres de fermes comme des fournisseurs qu’on rémunère systématiquement avec retard. « Les filles de commerçants étaient difficiles à marier », confie l’une d’elles, octogénaire, « on ne serait pas allées vers la petite culture, et les agriculteurs [elle entend par là ceux qui tenaient en propriété partielle, dans les années 1940-1950, une ferme d’au moins 20 ha] se mariaient entre eux, ils ne prenaient pas une fille de commerçant, c’était pas l’habitude. »

66En suivant au long des recensements l’évolution des statuts assignés à des individus et ménages repérés, chaque terme de la recension n’est explicite que si on le rapporte, au delà de la seule référence économique, à l’analyse fine des trajectoires, à la prise en compte des biens advenus par successions ou acquisitions, au degré d’insertion dans le voisinage et la parentèle. L’individualisme du ménage paysan, assigné par la nature même de l’économie de petite polyculture, est tempéré par la proximité dans l’espace de ménages parents, l’active interrelation de voisinage imposée par la concentration de l’habitat dispersé, l’intrication des parcellaires.

67Or, le parallélisme est manifeste entre le cours des âges de la vie et la progression des positions dans le groupe. Ordinairement, le candidat au (premier) mariage n’a pas encore gagné son indépendance, on l’inscrit « journalier » ou « domestique » ; il n’est perçu par les autres qu’à travers le statut, dûment consigné dans l’acte, des parents et des témoins21 – c’est seulement dans une petite élite paysanne qu’un « jeune » dispose dès le mariage d’une unité agricole rentable. Il ne devient « cultivateur » qu’à l’âge de pleine activité de son ménage ; puis les lots reçus par héritage, éventuellement étoffés de parcelles achetées, conduisent à l’inscription de « propriétaire » dans la liste de recensement. La succession des « places » de domestique et de « ménage », puis celle, plus restreinte, des « installations » visant à « s’agrandir » – ce qui n’évite pas néanmoins le risque de « faire la culbute » –, scandent l’itinéraire métaphorique de la petite paysannerie.

La hiérarchie énoncée entre les deux guerres

68En 1936, avec 1057 habitants, la commune a perdu le tiers de l’effectif de 1891. Chute démographique due à l’effondrement de la natalité – auquel ont participé les disparitions de la Première guerre – comme à l’accélération de l’émigration. La population s’est en partie renouvelée : bien des patronymes largement représentés dans les registres paroissiaux, et jusqu’en 1870, ont disparu, par extinction des lignées et/ou émigration. De nouvelles familles se sont implantées, phénomène dû à la fois à un brassage matrimonial plus large – le premier achat des jeunes salariés est la bicyclette, qui permet les rencontres dans les bals des environs –, à la reprise de fermes par des familles venues du Nord dévasté, d’une Bretagne surpeuplée – en 1985 la première génération de successeurs de ces immigrés est proche de la retraite. L’emprise foncière de la paysannerie locale s’est étendue aux dépens de la grande propriété foraine ; le nombre des fermes diminue tandis que leur contenance s’agrandit, à la fois par acquisitions et locations complémentaires.

69Une agricultrice sexagénaire, en 1980, énonce la classification des actifs agricoles pour la période de l’entre-deux-guerres :

« dans le temps [de sa jeunesse] il y avait trois catégories de gens, d’abord les gros propriétaires terriens, on disait « les bourgeois », avec aussi les gros fermiers comme à Blandé, la Frênaie, où les femmes surveillaient le travail des commis puis les hommes ça faisait que diriger, ils faisaient les foires avec leur carriole ; après ça il y avait les familles comme nous autres, qui tenaient [ici en faire-valoir mixte] 25 à 40 ha de terres ; puis il y avait l’ouvrier ».

70Ces « familles comme nous autres » sont pour notre interlocutrice le modèle des ménages de successeurs familiaux sur un « fonds de ferme » acheté par les parents dans les années fastes du début du xx^e siècle ; elles relaient celles des cultivateurs/propriétaires d’une quinzaine d’hectares au siècle précédent, ces derniers succédant aux « laboureurs » d’Ancien Régime dont les plus cossus distribuaient des fonds de 8 à 15 ha à chacun de trois ou quatre héritiers survivants sur huit à dix nés.

71Les catégories que reconnaît notre interlocutrice, pour les années 1920 à 1950, sont quelque peu réductrices. Elles témoignent cependant du temps ultime où les normes de la culture locale ne sont pas véritablement ébranlées : dévolution des terres, exploitation en faire-valoir mixte et choix matrimoniaux maintiennent les normes anciennes de reproduction sociale.

72Le recensement de 1936 dénombre 137 exploitants en activité, dont 43 sont en partie ou entièrement (quand la surface n’atteint pas 6 ha) propriétaires, et occupent leur ferme par succession familiale depuis au moins le début du siècle. Notre agricultrice ne tient pas compte des occupants des bordages, certes moins nombreux depuis l’absorption croissante de ces petites unités par les fermes indépendantes, mais qui subsistent néanmoins quand le complément d’un revenu extérieur assure l’équilibre économique du ménage, comme il apparaît en suivant les trajectoires de Marcelle, des Gâtine, des Aubane (I, p. 47 et 59-60). En 1955 on compte 28 exploitants/propriétaires de 5 à 10 ha, et dans 16 de ces ménages l’époux exerce une activité salariée hors de la petite ferme.

73En 1908 le Conseil municipal a délaissé l’élection routinière de l’un des cultivateurs/propriétaires toujours majoritaires en son sein et promu un maire non-agriculteur et qui s’affiche « socialiste » – la même année accède à la tête de la nation un gouvernement radical/républicain. Pierre Jarrin est un descendant de la famille dont le patronyme se distribue dans les meilleures fermes de la vallée de la Même au long du xix^e (cf. supra p. 124). Ce nouveau maire, dont le père a quitté l’agriculture pour devenir entrepreneur de battage au bourg, est d’abord « marchand de cidre », puis devient « mécanicien » et installe avec un fils, sur un dénivellement du cours de la Coudre à hauteur du bourg, une « usine hydro-électrique » qui en permet l’éclairage public dès 1909. Il sera à la tête de la commune durant quatre mandats, deviendra conseiller d’arrondissement ; son charisme, dû notamment à une instruction qui dépasse celle de ses administrés – « il a fait des études de dessin industriel », précise son petit-fils – lui vaut pied d’égalité avec industriels et notables de la petite région ; longtemps après son décès (1929), la population lui reste reconnaissante des améliorations de la vie publique entreprises dès la fin de la Première guerre – il a créé notamment la Société de musique dont les 25 exécutants continuent d’être régulièrement requis pour les fêtes et cérémonies alentours –, et d’un second temps d’éminence de la commune dans le canton, après celle de la période révolutionnaire. Des descendants de journaliers, qui ont pu accéder à une activité non-agricole en ville avant de revenir s’installer pour la retraite dans la commune, saluent particulièrement sa mémoire22, à laquelle ils joignent celle de l’instituteur qui les a conduits au certificat d’études.

Plus du tiers de la population réside au bourg

74En 1936 se trouve concentrée au bourg plus du tiers de la population, dont bon nombre de retraités ayant vécu ailleurs leur vie active. On recense encore 422 actifs de l’agriculture – parmi lesquels figurent désormais les épouses des 115 cultivateurs, avec 91 journalier(e)s et 103 domestiques qui pour la plupart ont moins de 25 ans et sont membres de la famille de l’exploitant. On relève 133 actifs dans les secteurs secondaire et tertiaire. Dans les listes nominatives, la mention d’une double (ou triple) activité du chef de ménage est désormais occasionnelle, mais l’emploi de l’épouse étant désormais déclaré, c’est le cumul d’activités du ménage qui devient commun au bourg : l’épouse du coiffeur/tailleur d’habits tient un café, celle du clerc de notaire est épicière ; la marchande de chaussures est la femme du plombier-zingueur, la dactylo du notaire celle du commis boucher, et les couturières sont les conjointes d’un charpentier, de deux maçons, d’un cantonnier, d’un facteur. Utilisant un savoir-faire qui se transmet de mère en fille depuis longtemps, un « facteur en filets » – épuisettes, rideaux, sacs à provisions, et modèles réduits mais plus raffinés « pour les chignons ou les poires en caoutchouc des vaporisateurs » – ramasse pour une entreprise de la Ferté-Bernard les travaux à domicile des épouses et filles de compagnons artisans et de journaliers, dont les mères et grands-mères étaient nourrices, les arrière-grand-mères fileuses.

75Au long des décennies suivantes, fournitures de l’alimentation et du vêtement, services du bâtiment et de l’entretien du matériel agricole prennent encore de l’extension ; en 1954, les deux écoles occupent 4 enseignant(e)s, le receveur des postes est assisté par 4 facteurs, on trouve au bourg un médecin, un électricien, 2 mécaniciens, un marchand de cycles, un plombier/zingueur, un « entrepreneur d’autobus », et toujours l’étude du notaire, assisté d’un clerc et d’une dactylo. Un coiffeur et sa femme coiffeuse, deux « hôtels », un magasin des « Comptoirs modernes » signalent une première incursion des modes de consommation urbains. L’association est étroite désormais entre le bourg fournisseur de biens et services et les fermes et foyers isolés des campagnes – où jusqu’en 1940 on circule encore surtout à bicyclette et à pied, l’automobile n’étant représentée dans la commune que par quelques spécimens, et la carriole attelée seulement les jours de marché et le dimanche pour les visites à la famille. Les témoignages d’une épicière, d’un maréchal-ferrant, d’un bourrelier, d’un boulanger éclairent les relations d’interdépendance qui désormais rapprochent les occupants des écarts et les gens de métier et de boutique concentrés au bourg.

76La fille d’un sabotier, devenue fonctionnaire dans la région parisienne, évoque ces échanges. « Mon père faisait des sabots pour les gens des fermes, avec les uns les autres on échangeait des veillées, on partait avec sa lanterne à Lorière, même plus loin à la Vêquerie ; j’allais aussi avec ma grand-mère voir tuer le cochon. » La veuve du dernier patron de la tuilerie des Saules, sur Avezé, se souvient des séjours à la ferme du bourrelier de St Germain – « quand il venait chez nous, comme on avait 6 chevaux il restait près d’un mois, après on s’invitait à déjeuner » –, comme de l’attrait de son père pour les parties de billard dans les cafés de St Germain.

77Élise est née en 1906 d’un père bourrelier et d’une mère modiste qui avait un père boucher ; en 1930 « ils étaient 3 bourreliers » et « on était 2 modistes » – sa mère avait apprêté les goulines, les coiffes pour les cérémonies, puis fait les chapeaux et les couronnes de mariées.

« Après l’école j’ai travaillé un temps à la poste en auxiliaire, puis j’ai fait de la broderie sur filet, c’était ramassé ; j’allais aussi en amie pour coudre et broder le trousseau de la fille du grainetier. Avec mon mari – fils d’une épicière veuve à 32 ans qui élève 3 enfants – on a repris le café/épicerie en 1933, et jusqu’en 1963 ; il avait commencé à apprendre le métier de bourrelier chez mon père, mais sa mère avait besoin de lui pour les tournées en campagne ; au début j’avais une bonne pour le café, où les gens venaient jouer aux cartes ; on faisait aussi la mercerie, les tissus, la confection ; on venait chez nous pour les cadeaux de mariage, les représentants passaient avec des échantillons dans des grandes valises ; mais on ne faisait plus bal dans la petite salle en face avec le piano mécanique comme du temps de ma belle-mère. »

78Veuve et sans enfants, vacataire bénévole indispensable au presbytère, Élise réside dans une des « belles maisons » du haut du bourg, héritée du grand-père boucher.

79Orphelin d’un père tué en 1916, Émilien, après le remariage de sa mère, aide son beau-père à la forge dès la sortie de l’école.

« Dans ce temps-là on vous demandait point si ça vous plaisait, j’étais apprenti à 14 ans, avec un ouvrier nourri logé dans une chambre au dessus de la forge. On commençait par les petits fers à ânes [...] puis les premières fois qu’on ferre un cheval c’est pas toujours rigolo, même si le commis tient le pied, il vaut mieux que leur maître soit là, et il ne faut pas tomber sur une bête à vice [...] on changeait les 4 fers à la fois, ça durait une heure, ça coûtait 18F. On faisait aussi des socs et des coutres pour les charrues, on aiguisait les dents des herses, on ressoudait. En 33, ouvrier chez mon beau-père avant de reprendre j’avais 500 F, ça payait un peu plus que la culture mais pas comme le charronnage – il y avait 3 charrons dans le bourg. Quand j’ai repris j’avais à m’occuper de 300 chevaux, moins que mon beau-père, parce que l’automobile commençait à venir. On a arrêté de ferrer vers 1965, c’est venu petit à petit, les tracteurs étaient arrivés mais il y avait des fermes avec encore 4 ou 5 chevaux. On a réparé les machines, on a fait des barrières, des portails, puis de la serrurerie [...] Dans le pays autour on s’entendait avec les collègues pour faire les prix, mais dans ces métiers ceux qui payaient dans l’année c’était déjà beau, il y en a ça durait bien plus longtemps, mais on aurait été gênés de réclamer, on n’envoyait pas les factures on attendait qu’ils passent. »

80Cette attitude dénonce l’ascendance implicite des tenanciers de fermes à 4 ou 6 chevaux sur les artisans, et plus généralement la répugnance à sortir de l’argent dans le monde paysan23.

81Dépendant aussi de la clientèle « à chevaux », le bourrelier fils d’agriculteur, dernier de 8 enfants, a dû

« apprendre un métier qu’on ne payait pas d’apprentissage24, on travaillait 2 ans pour la nourriture. Ouvrier à Ceton de 36 à 38 je gagnais 350 F par mois. Quand j’ai repris ici après la guerre on travaillait jour et nuit avec 1 puis 2 ouvriers, les paysans étaient là à 5 heures du matin pour faire réparer les toiles des faucheuses/lieuses [...] tout en continuant le travail à l’atelier on allait en journée dans les fermes réparer, graisser les harnais, de Pâques à la Toussaint, – au début en vélo, en 48 j’ai eu une voiture [...] J’avais l’entretien de 400 chevaux, dont 250 sur la commune, je faisais dans l’année 40 colliers neufs, 12 gros harnais ».

82Puis le bourrelier a dû orienter son activité vers la tapisserie en bourrant des fauteuils, des canapés, des matelas, en posant des revêtements de sol.

83Comme l’épicier et le bourrelier, le boulanger retiré au bourg dans une maison neuve desservait les campagnes. Son arrière-grand-père, fils d’un petit propriétaire/cultivateur de 6 ha à la Trotterie en 1851, est boulanger/cafetier en 1872 ; son fils unique reprend le métier, et achète 2 maisons au bourg. Après lui son fils, puis son petit-fils, né en 1920, lui succèdent.

« J’ai pris en 33 avec mon père, en revenant du collège ; en ce temps-là c’était encore le système des « coches », on allait chercher des coudres, on les taillait, on emportait les paquets des clients en tournée ; après il y a eu les carnets. On a eu 2 commis jusqu’en 40, leurs pères tenaient des bordages, un qui faisait la boulangerie, l’autre soignait le cheval, faisait le jardin et les tournées. Il y avait un autre boulanger rue de l’Église [lui est sur la place du Bas], chacun avait ses clients. On portait le pain le lundi à Bellou, le mardi à la Chapelle/Souef, le mercredi c’était Gemages et St Cyr ; le jeudi on recommençait Bellou [...] Avant d’avoir le four à mazout en 47 on chauffait au bois. Un fermier en mettait des charrettes dans un champ qu’on avait sur la route de Bellême ; une fois par semaine on allait en chercher avec un tombereau et le cheval, pour le mettre dans une remise pas loin de la maison ; là on sciait, le commis et moi, d’abord avec un moteur Bernard, puis avec une scie électrique ; après il fallait le fendre sur un billot avec un merlin, puis le porter, dans la haute brouette, jusqu’au four – avec une seule brouettée on arrivait à faire la journée de pain, mais quel travail ! Mon père il a pétri mais moi j’ai pas connu parce qu’ils ont eu un pétrin mécanique à deux bras en 14 ; ils faisaient pas bien de pâtisserie, et pas tous les jours : la brioche et la galette le dimanche, des grands chaussons aux pommes et aux prunes, et des “boulots”, juste une pomme et de la pâte repliée autour ».

84Des artisans du bourg, plus que les commerçants, sont les lettrés de la commune25. « Mon père [sabotier] suivait, comme mon grand-père maternel [charron], tous les événements ; ils achetaient 2 journaux, chacun le leur, ils échangeaient, et tous les jours mon grand-père maternel venait après le café discuter avec mon père ». Plus que les gens des campagnes ils prennent part de tous temps à la vie municipale et communautaire, sont mandatés pour des transactions foncières, témoins signataires d’actes privés – en 1893 un menuisier est désigné « tuteur ad hoc » au mariage d’une « fille non légitimée ». Comme le suggère E. Weber26, ils sont « les républicains [...] opposants à tous les régimes en place [...] par lesquels la culture nationale irriguait le village ». Déjà au Conseil municipal qui en 1908 élit Pierre Jarrin maire, le poids de 7 cultivateurs est balancé par la présence d’un cafetier (adjoint), de deux instituteurs, d’un aubergiste, d’un ancien boulanger et d’un meunier. Les gens âgés d’aujourd’hui citent comme modèle d’édile municipal « le père Drouin » (1888-1965), menuisier, entré au Conseil avant la Seconde guerre, adjoint durant les mandats de 4 maires successifs ; on dit qu’ » il a formé » le fermier de Blandé, gendre et petit-gendre des fermiers en place régulièrement élus conseillers, et qui fut maire de 1959 à 1974.

85C’est de l’atelier, où compagnons et apprentis viennent d’ailleurs, que se diffusent des idées d’indépendance à l’égard de la hiérarchie « conservatrice » de la classe paysanne, associée à une autorité faiblissante de l’église. Déjà en 1894, dans un testament dicté en présence d’un cordier, d’un cafetier, d’un cordonnier et d’un rentier, un artisan retraité énonce sa volonté d’« être inhumé civilement, c’est-à-dire hors de l’Église et sans son concours ». Ces échos subversifs contribuent sans doute à une certaine effervescence « politique », entre les deux guerres, et des habitants ont gardé mémoire de « chansons contre les catholiques », de « farces27 » faites aux curés. Une laïcité rigoureuse est cependant rarement affichée en ce temps, mais reste alors dans toutes les mémoires : « ce maire-là [dans la décennie 1940-1950], un ancien agriculteur, c’était un républicain, il le disait qu’il était contre l’Église, tandis que son gendre y allait ». Chez des enfants de journaliers on entend : « mon père il était pas pour les curés, mais quand même il disait rien ; ma mère elle pouvait aller à l’église, et il nous laissait baptiser ». Dans les familles paysannes de catégorie moyenne, les pratiques religieuses élémentaires – baptême, première communion, messes de mariage et d’enterrement – relèvent de la bienséance, rapprochant de la classe des riches propriétaires. En 1912 la veuve d’un petit cultivateur propriétaire demande « un enterrement de deuxième classe avec deux messes chantées, un service de bout de l’an [...] et un repas de famille et amis à l’hôtel le jour de mon inhumation ». Recommandation modeste en regard du faste affiché par de riches familles paysannes au cœur du xix^e, quand Marin Conte, cultivateur/propriétaire de plus de 30 ha qui décède en 1844, demandait dans son testament « 400 prières », moyennant « 400F en pains pour les pauvres qui assisteront à ces prières ». Selon l’abbé Tabourier28, qui publie en 1913, « le paysan percheron ne pratique pas trop, par crainte de la dominance du curé [...] il tient d’abord à quelques superstitions [...] ». Il est rapporté en effet que, trente et quarante ans encore après cette déclaration, « beaucoup ici faisaient confiance au père Gravin, un petit bordager réputé pour “les voyages” : il partait toujours à pied, avec son bâton, il était très pieux, il causait pas aux gens quand on le rencontrait, il prenait peut-être deux francs29 ».

86Attitudes religeuses et attitudes « politiques » sont parallèles. Une institutrice qui fut en poste dans la commune de 1932 à 1960 pourtant minimise la portée des oppositions : « avant les élections il y avait des affichettes sur les murs avec des injures, ou des dénonciations sur la vie privée ; des grossièretés aussi sur les bulletins quand on dépouillait ; mais tout ça semblait superficiel parce qu’après les gens se rencontraient sans avoir l’air de rien, ça paraissait comme un jeu qui ne concernait pas tellement leur vie ».

Le déploiement de la sociabilité

87Commerces en place – dont 6 cafés – et petits marchés hebdomadaires entretiennent les échanges de biens et d’informations. Les fêtes votives mêlent manifestations religieuses et laïques ; sur la place du bas on installe, pour la fête de Pentecôte, la « chaumière » du bal – « son propriétaire jouait du violon, on le demandait pour les noces, il y avait un saxo et sa fille tenait la batterie » ; deux fois par mois l’été un cinéma itinérant y dresse son écran. Tout le monde s’affaire – en 1985 encore – pour la préparation du Comice agricole, dont le succès assure la réputation de sociabilité et d’« amusement » de la commune. Selon un ancien clerc de notaire à Bellême, « à St Germain on disait qu’il fallait aller gagner son argent en Beauce, où les mœurs étaient plus rigides, et venir le dépenser dans le Perche » ; une ancienne institutrice fut étonnée de voir les parents – « tout le bas du bourg, la partie commerçante et les ouvriers » – emmener de petits enfants le dimanche soir au bal du Bon Laboureur : « ça n’existait pas ailleurs, mais ici les nourrices ne se seraient pas astreintes à rester chez elles la nuit où il y avait un bal ; aux alentours tout le monde disait “St Germain c’est le pays de la gaieté, où y a d’la joie” ».

88Avec l’institution des « congés payés », la commune devient lieu de villégiature. Plus tôt déjà des « parisiens » ont été attirés par cette campagne bocagère : « en 1922 je suis venu la première fois ; puis avec des copains quand on a eu des vacances on a loué une pièce chez un fermier à Courmartin » [à la limite de Bellou], dit un ancien ouvrier typographe d’Issy-les-Moulineaux,

« dans la journée on allait à la pêche, on faisait des ballades à vélo, on se promenait dans les bois du château ; dès lors on est revenus presque tous les ans, et durant la guerre le fermier nous envoyait des colis ; en 42 j’ai pu acheter cette maison [au bourg] on s’est retirés là avec ma femme ». Un ancien facteur assure que « l’été le Bon Laboureur, qui n’avait que 10 chambres, logeait les gens dans des maisons privées ; entre 1930 et 1940, pour le concours de pêche au début d’août, il y avait tout un car qui venait de Dreux, on avait le défilé de 200 pêcheurs la gaule sur l’épaule, musique en tête, du bourg au pré sur la Coudre où on tirait les places ; les commerçants donnaient des lots pour la tombola ».

89C’est sur la période des décennies encadrant la Seconde guerre, alors que la « modernité » des villes n’a pas encore disqualifié les particularités locales, que se concentrent les témoignages les plus expressifs de ceux qui sont aujourd’hui les retraités du bourg, et qui se souviennent des manifestations de sociabilité vécues en ce temps, dans un va-et-vient de voisinage de part et d’autre de la rue qui traversait le bourg et n’était pas encore une route menaçante. « Le village était très animé les soirs d’été, quand les gens qui travaillaient dans les campagnes étaient rentrés ; nous les jeunes – celui qui raconte était alors apprenti-boucher – on allait après dîner bras dessus bras dessous en chantant faire le tour du Clos » – petits prés quadrillés de haies bordant au sud du bourg la route de la Ferté-Bernard, et dont on fit un lotissement pavillonnaire en 1970 ;

« même des gens d’un certain âge venaient avec nous, mais les plus vieux tiraient leur chaise au pas de leur porte, faisaient la conversation d’un côté à l’autre de la rue, en écossant les pois, en triant le tilleul ; on avait des équipes de basket, de foot, de boules, tout ce qui réunissait les jeunes, même la marche à pied ; sur la place30 il n’y avait pas encore le parking, et pas tellement de circulation de voitures ; on y jouait au ballon et le dimanche le Bon Laboureur faisait bal avec un piano mécanique. Le jeudi s’installait un marché, avec un collecteur de beurre et d’œufs que les fermières apportaient, une marchande de tissus, un marchand de graines, un autre de chaussures ».

90La fille de cultivateurs à la petite Maurie de 1925 à 1940, qui a quitté la commune lors de son mariage avec un instituteur, se souvient qu’« adolescents on allait se promener en bande jusqu’à Sainte Gauburge en chantant, filles et garçons ; on se baignait à Courtoulin dans la retenue du moulin ; l’hiver de la guerre, les bals publics étaient interdits, on allait le dimanche après-midi danser dans la scierie des Jarrin ». Une fille du « marchand de chaussures », « émigrée » toute sa vie active à Paris, et revenue pour la retraite, garde souvenir de « la convivialité » dans sa jeunesse : « au mois de mai-juin on disait “voilà les parisiens”, ça faisait un renouveau pour tout le monde ; le soir après le travail on sortait pour se rencontrer ; et à midi on allait retrouver ceux qui étaient à la pêche pour manger ensemble le casse-croûte ; quand on allait aux écrevisses après on s’invitait, “vous venez manger à la maison” ».

91Jusqu’au terme de la Seconde guerre, séductions et injonctions du monde extérieur semblent être absorbées sans que soient véritablement ébranlés le cadre écologique de la petite société rurale ni son assise sociale ; ce sont les derniers temps d’une emprise paysanne spécifique sur la terre, ici l’occupation « tournante » par les ménages en parenté de fermes qui leur sont en quelque sorte « réservées » soit par l’appropriation – totale ou partielle – de l’un des membres soit par la reconduction de baux patrimoniaux par les familles propriétaires. Les transformations fondamentales des conditions de l’agriculture initiées par les lois de 1960-1962 sont encore à venir. L’écart reste marqué entre « les grosses fermes à 8 chevaux » – certaines désormais aux mains de propriétaires issus de la paysannerie – qui emploient des « commis », envoient leurs enfants achever leur éducation dans une pension religieuse, et les fermes qui cultivent 15 à 20 ha dont un noyau en propriété, avec deux chevaux, les bras de la famille, un journalier quand le travail presse. « Maître » et « maîtresse » de ces fermes moyennes n’ont à leur tour que des relations de services avec les journaliers. Les propos d’une femme qui y fut élevée révèlent cette hiérarchie : « la mère d’une camarade d’école, qui était d’une grande ferme, passait voir mes parents dans sa voiture attelée d’un demi-sang, autour du cheval sautaient deux grands chiens malinois, ça ne plaisait pas trop aux gens », et cette petite fille à son tour, de sa ferme sur la rive droite de la Même, ne traversait pas souvent la rivière vers le coteau couronné de bois, « de l’autre côté on ne connaissait pas trop, c’étaient plutôt des journaliers qui habitaient là ».

92Peu à peu cependant la suprématie de l’ancrage foncier chez les agriculteurs se trouve entamée par les exigences de la concurrence sur un marché élargi, la priorité conséquente d’un effort d’amélioration des moyens de production. Le regroupement pour l’utilisation du matériel agricole est précoce, se coulant ici dans les réseaux d’entraide de parentèle et de voisinage établis, comme plus tard seront organisés formellement les « chantiers » pour l’ensilage du maïs, l’entraide en cas de maladie, et plus ponctuellement, par les plus jeunes, le remplacement à la ferme pour une semaine de vacances.

93Jusqu’en 1960 l’environnement paysager reste peu atteint. L’aire des fermes et hameaux, où se concentre la propriété paysanne, garde un aspect de semi-bocage. Des tronçons de haies taillées dont émergent quelques fruitiers rustiques cernent les cours, font limite entre les prairies plantées de pommiers et des labours désormais dénudés, agrandis par un premier remembrement informel, où progressivement la division en 3 soles remplace celle des 4 cotaisons. Le modelé du relief et la dispersion serrée de l’habitat dessinent des mini-paysages qui sont autant de ces « coins » souvent évoqués par les anciennes cultivatrices, sites étroits retenant les allées et venues de voisinage et d’entraide. Cet interdit d’errance vers les autres contrées de la commune, quand « on n’avait rien à y faire », comme elles disent, on peut le rapporter à la fois à l’individualisme réputé « farouche » des « bocains » – ils s’entourent de haies pour ne pas être vus, et aussi se tenir à l’écart des autres –, et au confinement des tâches féminines à la ferme – traire et élever les veaux, s’occuper de la volaille, « commander les ouvriers » –, quand les hommes « s’en vont aux foires en carriole » ; on peut aussi évoquer le temps reculé – le xix^e – où les « coins » cernaient les fermes des ménages d’une même parentèle, héritiers de lots voisins ou tenant des baux d’un même propriétaire.

94La complémentarité de l’activité agricole et des artisanats, commerces et services du bourg semble favoriser l’équilibre économique et social, engendrer un déploiement ultime de la vie collective : « c’est dans la fin des années cinquante que s’est perdue la vraie vie du bourg, où tout le monde se reconnaissait ; après les gens se sont éparpillés, il en est venu d’autres, ça a commencé à “se trier” », dit une laveuse de ce temps.

Figure 20. Répartition résidentielle en 1982

95Le glissement progressif des genres de vie vers ceux des classes moyennes urbaines s’accélère après 1960, plus encore à partir de 1975, par l’extension des constructions nouvelles et de la rénovation de l’habitat, la banalisation de la circulation automobile, l’accès de tous les foyers au téléphone et à la télévision, la pression de l’instruction obligatoire jusqu’à 16 ans. L’industrialisation de la région délimitée par Nogent-le Rotrou, Mamers et la Ferté-Bernard, où 15 entreprises installées de 1963 à 1976 ont créé des emplois, a modifié la structure de la population active des communes rurales. Pour les ménages d’employés et ouvriers issus de la paysannerie locale, l’achat d’une habitation à la campagne permet de maintenir symboliquement l’activité productrice liée à la possession d’une terre – tous ont un potager et des arbres fruitiers, beaucoup une basse-cour (voire un élevage de faisans), quelques-uns deux ou trois moutons. L’anonymat relatif de leur emploi dans l’imprimerie locale ou dans l’entreprise d’une ville voisine se trouve compensé par la reconnaissance, au sein de la collectivité communale, de la continuité d’un ancrage familial. Dans les hameaux où 150 ans auparavant végétaient les familles de journaliers et dont l’exode rural avait aveuglé les bâtiments, embroussaillé les jardins, comme à l’emplacement des prés plantés de fruitiers qui ceinturaient le bourg, au long des routes qui en divergent, surgissent des maisons de fraîche allure que leurs propriétaires isolent les unes des autres par un jardin, parfois un clos.

96Dans le même temps se circonscrit et se valorise le secteur de l’entreprise agricole, avec le développement en amont et en aval des industries annexes, l’encadrement d’institutions de formation, de crédit, de représentation politique. C’est la modification des rapports sociaux, plus encore que les bénéfices matériels – ou nuisances – du « progrès », que soulignent les habitants âgés dont le cours de vie est resté fixé dans la commune ; de l’évolution modérée d’une hiérarchie encore confirmée avant la Seconde Guerre, ils sont passés à la complexité et l’inconstance des « ordres » qui aménagent la société contemporaine, et en restent décontenancés.