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Marie-Claude Pingaud

Chapitre 2. Le cours de la vie

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Géographique :

France

Texte intégral

Naître en nombre

  • 1 Selon H. J. Habakkuk, les parents ne limitaient pas leur procréation tant que mouraient beaucoup d (...)

1Rappelons que l’effectif de la population atteint son plus haut niveau en 1841, avec 2 240 habitants. Jusqu’à la décennie 1860-1870 le taux de natalité reste relativement élevé, et indissociable d’une forte mortalité infantile1. Il traduit ici, comme dans une large part de l’Ouest français, la généralisation et la précocité (pour les filles en tous cas) des engagements conjugaux, vite renouvelés quand ils se trouvent rompus par un décès, et l’exubérance d’une procréation qui apparaît peu contrainte, dont les excès ne sont freinés que par les nombreux décès prématurés (fig. 9).

2Dès les années 1860, on l’a souligné, se manifeste une décroissance démographique due tant à l’émigration de jeunes adultes qu’à une baisse sensible de la natalité. La régression des naissances, loin pourtant d’être généralisée, peut être associée à une première amélioration des conditions de l’agriculture : l’accroissement du revenu des cultivateurs, en leur permettant d’acquérir de la terre, les incite peut-être à en freiner la future dispersion. Par ailleurs l’exode rural s’accroît, suscité moins par le voisinage immédiat de la riche Beauce, de tous temps aire de migrations temporaires et pourvoyeuse d’emplois agricoles, que par l’attrait des commerces et fabriques qui se développent dans les petites villes environnantes, au delà par la proximité de la région parisienne depuis la jonction de Nogent-Rotrou à Paris par la voie ferrée en 1853. Les échanges restent actifs néanmoins entre les ménages restés dans la commune et les émigrés de la parenté installés dans les villes. Ceux qui sont partis travailler dans d’autres secteurs que l’agriculture importent des manières et des représentations propres à la société urbaine – notamment en ce qui concerne les pratiques de contraception.

La fécondité des couples

Figure 9. Nombreuses naissances, nombreux décès : dans les familles prospères comme chez les journaliers.

Figure 9. Nombreuses naissances, nombreux décès : dans les familles prospères comme chez les journaliers.
  • 2 H. J. Habakkuk rapporte des propos relevés dans les campagnes d’Europe de l’Ouest concernant la fé (...)

3La fécondité dans ces campagnes, entre 1770 et 1840, tant dans les ménages paysans ayant du bien que dans les catégories plus dépourvues, est à rapporter à la fois au mariage précoce pour les filles, et à la négligence de pratiques malthusiennes2 peut-être connues, mais étrangères à l’intimité des couples. Dans de nombreux foyers l’échelonnement rapproché des naissances – tous les 24 mois, ou moins – témoigne, plutôt que d’un consentement volontaire à toutes les maternités, d’une insouciance à les contrôler. Jusqu’au second tiers du xixe, des fécondités ordinaires de 7 à 10 naissances ne se décèlent pas seulement dans les ménages de journaliers, de compagnons artisans, mais aussi dans ceux de la paysannerie opulente et influente (fig. 9). Dans un contexte de précarité des survies jusqu’à l’âge adulte, on peut se rallier à l’hypothèse, généralement avancée, d’une incitation à ne pas contrarier la procréation pour assurer un relais des travailleurs sur la ferme puis un soutien dans la vieillesse. Natalité nombreuse et mortalité précoce – des nouveau-nés aux jeunes adultes – sont en constante connexion, de nouveaux enfants naissant après ceux qui meurent, veufs et jeunes veuves reconstituant des foyers féconds. Les familles nombreuses démunies s’allègent en plaçant leurs enfants dès 10 ans domestiques dans les fermes.

  • 3 Le journal de Marie de Semallé (man.1870-1873), fille du propriétaire d’une quinzaine de fermes de (...)
  • 4 cf. A. Bensa « Les Saints Guérisseurs du Perche Gouet » 1978.

4Bien qu’aucun propriétaire noble ne réside dans la commune, et que l’influence de l’Église soit manifeste surtout dans les familles paysannes aisées, où se recrutent les membres de la « fabrique » et dont les enfants fréquentent durant quelques années des pensions religieuses, on peut alléguer à propos de cette prolificité la pression bien-pensante des familles châtelaines voisines3. L’attachement aux sacrements essentiels, qui donnent lieu à des rituels de sociabilité, et le recours, dans un xxe siècle avancé encore, aux « voyages » vers les fontaines des saints guérisseurs4, tiennent lieu de piété dans la paysannerie moyenne.

5Chez les petits bordagers, journaliers, et tous actifs para-agricoles, les naissances en nombre relèvent avant tout du manque de maîtrise global de leurs conditions de vie.

La natalité

  • 5 J. C. Farcy, op. cit., 1re partie.
  • 6 Des récits évoquent la spécificité du malheur organique et de la dépendance des femmes, les grosse (...)
  • 7 Dans les foyers où on ne dénombre qu’une ou deux naissances, on ne peut savoir si la restriction d (...)
  • 8 Op. cit., 1971, p. 44.

6S’agissant de l’étroite cohorte d’une population communale, un calcul en pourcentage n’a qu’une signification très relative. Le taux des naissances, qui passe de 32°/°° dans la décennie 1813-1822 à 23°/°° dans la décennie 1843-1852, est conforme à celui que signale J. P. Farcy pour le Perche d’Eure-et-Loir 5, et proche alors de la moyenne française (27,4°/°° pour 1831-1840) : on n’atteint pas ici la démographie galopante du pays bigouden pour la même période (47°/°° selon M. Segalen). Relevé d’après les tables décennales des registres de l’état-civil, ce taux des naissances est à considérer comme inférieur à celui de la fécondité réelle des couples, qui devrait prendre en compte les « nés sans vie » (encore sous-recensés dans la première moitié du xixe siècle), comme les grossesses qui ne parviennent pas à leur terme6. Le chiffre des fratries selon les ménages est très variable – « les uns croissent et multiplient, les autres non » – et jusqu’à la décennie 1860-1870 sa corrélation avec la position dans l’échelle sociale7 reste confuse. Dans la seconde moitié du xviiie, il naît communément dans les ménages de l’élite paysanne, « laboureurs » se déclarant aussi « marchands », 6 à 10 enfants dont meurent dans le premier âge le tiers ou la moitié, et cette fécondité se maintient jusqu’en 1840. On peut la rapporter, en dehors des causes de surnatalité évoquées plus haut, à l’objectif pour un ménage de perpétuer l’emprise familiale sur le terroir qui lui revient – en propriété et/ou en usage ; les témoignages rapportés par H. J. Habakkuk8 récusent toute rationalité concernant les pratiques conceptionnelles au terme du xixe encore : « ma grand-mère en a eu 17, et elle a vécu jusqu’à 96 ans, alors que son mari est mort dans la cinquantaine. Ma mère en a eu 6, ils pensaient qu’ils devaient, ils ne savaient rien ; les hommes pensaient qu’ils devaient boire, ou sinon ils n’auraient pas été des hommes. C’était une attitude générale, c’était la tradition, et les gens vivaient comme ça ».

7Dès les années 1850-1860, un bon nombre des petits-enfants de ces laboureurs du terme de l’Ancien Régime, dans le même temps qu’ils accroissent leur bien, réduisent leur progéniture. Ainsi en 1841 Marin Rivot – d’une fratrie de 10 – et son épouse partagent 15 ha 77, en plusieurs petites unités agricoles, entre 6 enfants nés de 1802 à 1823 ; seul un fils a 7 enfants d’une épouse fileuse, et restera le plus démuni, tandis que les trajectoires de ses frères et sœurs, qui ont de 2 à 4 enfants (nés entre 1830 et 1861), seront fructueuses. Dans la descendance de LouisFrançois Rollin, qui a eu 5 enfants (nés de 1820 à 1832) d’une veuve avec 3 enfants épousée en 1819, ce sont des décès en série de jeunes adultes qui réduisent le nombre des héritiers du second mariage à une fille et un fils ; marié en 1854, ce dernier n’aura que 2 enfants qui auront respectivement 2 et 3 enfants entre 1877 et 1890.

8Pour les ménages de bordagers et journaliers microfondiaires, c’est seulement depuis les alliances nouées dans le dernier tiers du xixe qu’on constate une certaine réduction des progéniture ; c’est dans cette catégorie sociale, on l’a observé, qu’auparavant on trouve les séries de naissances aux intervalles génésiques les plus rapprochés, avec un dernier enfant naissant de mères de plus de 43 ans. De ces foyers surpeuplant les hameaux aux terres ingrates viennent la grande majorité des « 400 pauvres à secourir » dénombrés en 1846 – presque le 1/5 de la population.

  • 9 G. Désert, Un déclin démographique, in « La Normandie de 1900 à nos jours ».

9Les ménages de la moyenne paysannerie, bénéficiant dans le même temps d’une amélioration de leurs revenus, arrondissent leur bien et tentent d’en réduire le morcellement pour leurs héritiers. La période de retenue procréative qui, essaimant des foyers les plus à l’aise, succède au temps du consentement à une fertilité naturelle, peut donc être associée à une volonté d’amélioration économique, de moindre dispersion du bien de famille, d’un établissement mieux assuré pour un nombre d’enfants réduit. Selon l’historien G. Désert, dans les campagnes normandes au terme du xixe siècle, « le nombre d’enfants survivants par défunt décroît à mesure que la valeur de l’héritage progresse9 ». C’est que, selon la même source, les mentalités changent : aux « Assises de Caumont », en 1903, on reconnaît « la progression d’un comportement collectif malthusien [...] les grands-parents considèrent la fécondité comme inconvenante et ridicule ». De cette prévention un témoignage vif nous est donné : une célibataire de 65 ans, orpheline de père et mère à 5 ans, avec quatre frères et sœurs, bénéficia alors de l’assistance des voisins plus que de celle de sa grand-mère, qui résidait pourtant dans la même commune, mais, dit-elle, « elle ne faisait pas grand chose pour nous, elle était contrariée qu’il y ait eu cinq enfants ».

Les naissances hors mariage

  • 10 La plupart des naissances d’enfants non déclarés par leur père ont lieu chez une grand-mère ou une (...)
  • 11 On sait que « sous l’Ancien Régime, l’illégitimité est restée exceptionnelle (0,5 à 2 % du nombre (...)

10La quasi-totalité des naissances dans la commune advient chez des couples mariés. Les conceptions prénuptiales sont probablement fréquentes – on peut les évaluer à 20 % en moyenne en ne retenant que le temps où le mariage précédait ordinairement la fondation d’une famille, c’est-à-dire en gros jusqu’aux années 1970. Les naissances déclarées, à défaut de père, par le père de la mère, ou bien, et notamment pour les jeunes domestiques sans famille sur place, « présentées » par une « accoucheuse10 », apparaissent peu nombreuses dans les premières décennies du xixe11 – un relevé des tables décennales de 1823 à 1832 fait état, sur un total de 592 naissances, de 36 illégitimes (0,6 %) ; ces naissances illégitimes augmentent cependant jusqu’à atteindre 9 % dans la décennie 1883-1892. La déclaration faite par le père de la mère est alors fréquemment suivie, dans un délai inférieur à 2 ans, d’un mariage avec le géniteur ou un autre, qui reconnaît l’enfant ; des reconnaissances par le père d’enfants adolescents n’est pas non plus exceptionnelle, si bien qu’on est incité à faire glisser un certain nombre de ces naissances illégitimes vers une « légitimité retardée ».

11Les très jeunes mères qui restent célibataires ne peuvent reconnaître leur enfant qu’à leur majorité. Certaines attendent plus longtemps : une journalière célibataire dont l’enfant a été élevé au foyer des grands-parents a 63 ans quand elle signe la reconnaissance d’un fils de 32 ans qui va se marier ; c’est seulement lors de leur mariage (1852) que des parents issus de familles paysannes aisées reconnaissent leur enfant de 10 ans.

12Dans les familles qui ont du bien et une ascendance réputée, « l’enfant de la faute » n’est pas aisément accepté, et souvent d’ailleurs ne vit pas longtemps. Anne Maurel, fille aînée de Louis Thomas, cultivateur/propriétaire, accouche de jumeaux en 1817 ; ils ne vivent que quelques jours, et la dot de 2000 livres qu’elle apporte l’année suivante à son mari, « armurier » au bourg, peut apparaître comme un dédommagement pour celui qui l’épouse à moins qu’il n’ait été le père des jumeaux. L’opprobre dans ces familles notables est rapporté par une femme âgée, d’une lignée de paysans acquéreurs de terres : « c’était un drame terrible pour les parents une fille qui avait un enfant, c’était répudié par toute la famille » – et elle rappelle le destin tragique de la jeune Adèle, fille de la demi-sœur utérine de sa grand-mère, qui eut à 16 ans un fils qu’elle ne put reconnaître qu’à 21 ans, en 1915, avant de mourir de fièvre typhoïde, après quoi sa mère se jeta dans la mare. Cet enfant sans père reconnu, entouré de drames, s’est trouvé exclu des héritages familiaux.

  • 12 L’une d’elles choisit ses témoins hors de l’environnement familial – une couturière (d’origine par (...)

13Dans les entretiens, un effet de rumeur persiste à propos de naissances hors mariage advenues dans les premières décennies du xxe siècle ; nos interlocuteurs, s’ils sont au fait de la vie intime des autres, retiennent toute personnalisation ; ils ont tendance à en imputer la responsabilité, dans une désignation collective, aux « gros » – ces paysans riches courant les foires en carriole et se visitant de « grande ferme » en « grande ferme ». Tandis que le jugement de moralité commun tient compte, surtout si elles trouvent un mari, de la bonne conduite des « victimes », qui rachète la faute initiale. Pour un temps plus proche, les attitudes envers les naissances illégitimes, ou prématurées en regard du mariage, sont indicatrices du degré de pratique religieuse et de la réputation dont se targue une famille. On relate « des mariages en noir », avant la Seconde guerre, dans des familles modestes et pieuses, de jeunes femmes pourvues d’un enfant sans père reconnu, et qui n’avaient plus droit à la robe blanche ; il arrivait aussi que le père d’une mariée enceinte défende publiquement la réputation familiale en refusant de la conduire à l’Église12 – il était remplacé par un oncle ou un frère. Le descendant d’une famille d’éleveurs au patronyme réputé depuis plus d’un siècle dans la région dit « la honte, l’offense terrible » ressentie par son frère cadet, catholique pratiquant, auquel sa fille avait présenté « un gars dont il ne voulait pas pour gendre [...] puis il est arrivé un accident, il a fallu le mariage ». Cependant que, moins attachés à la morale de l’Église, les descendants légitimes d’un grand-père de cette même classe de maquignons mentionnent, quand nous reconstituons ensemble leur généalogie, « 2 enfants qu’il a eus avec ses domestiques et qu’il a dotés ; on les connaît, c’est admis, mais on ne se fréquente pas ».

14Pour la seconde moitié du xixe, dans les ménages de journaliers ou petits exploitants, – catégorie qui inclut des descendants de seconde génération de paysans aisés au tout début du siècle, héritiers trop nombreux dont se sont réduites « les parts », et qui se trouvent donc « déclassés » –, on relève des naissances hors mariage en série généalogique verticale et horizontale. La situation de mère célibataire – provisoire le plus souvent, ou bien « complémentaire », c’est-à-dire advenant après maternités légitimes et veuvage – se reproduit de mère en fille, de sœur à sœur, de tante à nièce (fig. 10). En dehors de ces cas remarquables, presque chaque lignée, au long de 4 à 6 générations, est ponctuée de quelques naissances illégitimes se perdant dans le nombre des enfants déclarés au sein des cellules conjugales. Dans la génération qui suit celle d’Anne Maurel, mentionnée plus haut, et que les biens venant de sa lignée maternelle avaient permis de richement doter, Louise, fille cadette de Marin, frère du père d’Anne, met au monde en 1856 un enfant mort-né avant d’épouser l’année suivante, à 38 ans, hors de la commune, le domestique de 21 ans recensé l’année de cette naissance sur la ferme qu’elle tient avec son frère Jacques, et auquel on serait tenté d’imputer la paternité. Parmi les enfants des 3 frères de Louise, les 2 seules filles sont mères célibataires (naissances en 1861, 1862, 1863), puis trouvent un mari ; à la génération qui suit, 2 filles, sur 9 cousines germaines ou issues de germains, auront un et deux enfants (de 1886 à 1892) avant de se marier. Dès le tournant du siècle, on n’enregistre que peu de naissances hors mariage dans les lignées issues des frères LouisThomas et Marin Maurel. C’est la période où bien des jeunes femmes quittent la commune pour un emploi en ville, et la mention de leur mariage et des naissances qui suivent – ou qui précèdent – s’inscrivent ailleurs. Elles sont généralement plus averties que leurs mères et grands-mères, et bénéficient sans doute d’une contraception davantage pratiquée en milieu urbain.

Figure 10a et 10b. Reproduction généalogique des naissances illégitimes

Figure 10a et 10b. Reproduction généalogique des naissances illégitimes

15Les figures qui restent marquées dans la mémoire du groupe sont celles des quelques mères célibataire insistantes, en quelque sorte, élevant seules, journalières jusqu’à leur décès, 3 ou 4 enfants. Ici encore c’est l’itinéraire de vie de l’enfant non reconnu par son père qui est apprécié, on en parle avec estime quand la marginalité de sa naissance se trouve effacée par la conformité de sa vie à celle du plus grand nombre.

16Comment se présentent, aujourd’hui, les « enfants naturels » ou leurs descendants ? Le bouleversement des catégories sociales après la dernière guerre, la multiplication et l’élargissement des échanges conduisent, dans les foyers à pratique religieuse élémentaire, ou qui n’ont pas une proche ascendance paysanne, à mentionner la « faute » comme un détail innocent du cours de la vie familiale. « Ma mère était une enfant naturelle », puis « de son premier mari elle a eu 3 filles, à son veuvage elle s’est remariée avec mon père » sont énoncés par un homme de cinquante ans comme des informations d’égale nature. Une fonctionnaire de 40 ans mentionne incidemment que le père de son mari, artisan respecté et pourvu d’une large clientèle jusqu’à sa retraite, est né d’une mère de 17 ans, et a porté le nom de l’homme qu’elle épousa 4 ans après.

17Dans un ménage où l’époux fut le second enfant d’une mère journalière célibataire qui en eut quatre, l’épouse rappelle à son mari, sur un ton de plaisanterie, les commérages d’attribution de père qui lui furent servis dès l’enfance : « quand il jouait avec les autres dans la rue, ils lui disaient quand des hommes passaient “c’est peut-être celui-ci ton père, ou celui-là” ». Dès le mariage, ce « ménage » se place dans une bonne ferme, achète dans un hameau proche une maison de deux pièces qu’il rejoint le samedi soir ; le « maître » dans son testament lui fait donation du logis d’une petite ferme incluse dans sa propriété, d’où ils continuent à venir, occasionnellement, aider sa fille la jeune « maîtresse ». Leur fille unique a fait des études « en pension », puis un beau mariage dont la réception, auquel l’assistance fut nombreuse, eut lieu, par le truchement d’une « connaissance », dans le parc d’un château voisin.

18Une femme de 40 ans évoque sa condition d’enfant illégitime adoptée ; née d’une mère « du pays », veuve et qui accouche à Paris, elle est d’abord placée en nourrice, puis adoptée par le ménage sans enfant d’un frère de sa mère quand cette dernière décède. Elle porte donc le patronyme d’une famille paysanne ancrée dans une commune limitrophe et dont elle se reconnaît « descendante de sang », a fait ses études au collège de Nogent, s’est mariée tôt avec un fils d’agriculteur dont elle a deux enfants. À ses yeux, son adoption par le ménage du frère de sa mère tient lieu de légitimation, effaçant la première attribution de « père inconnu ».

19Aujourd’hui, l’ancienneté dans la petite région de l’un ou l’autre des patronymes de jeunes parents non mariés, le statut reconnu des ascendants, et une indépendance tacite à l’égard de toute pression religieuse interviennent dans l’accueil qui leur est fait. En 1983, dans la maison de petits propriétaires exploitants dont l’époux fut employé durant vingt ans à la cidrerie du Theil, honora deux mandats de conseiller municipal, et dont l’épouse porte un patronyme figurant dans les registres paroissiaux au xviie siècle, on fête l’arrivée du nouveau-né d’une fille encore célibataire, accompagnée du père et futur mari : la naissance précoce s’insère désormais dans la fondation d’une famille qui sera civilement reconnue. Dans le même temps cependant, la réputation d’une fille d’ouvrier dont « le nom n’est pas d’ici », qui vient de reconnaître seule son enfant, est mise à mal par un riche paysan retraité. On entend là un écho des jugements de classe d’une large moitié du xxe siècle encore dans la « bonne » société paysanne. Se déplaçant d’une tâche à l’autre et partageant le travail des hommes, les journalières passaient pour femmes faciles, et à la ferme c’était aux jeunes bonnes qu’il revenait, quelques-unes en témoignent, de se tenir à distance de la convoitise du « maître » ou de son voisin.

20On observe qu’au xixe et dans le premier tiers du xxe bien des enfants « naturels » dont la mère est issue de la catégorie des journaliers se marient entre eux, alors que l’alliance asymétrique est restée réprouvée dans des familles se targuant d’une certaine notabilité : une fille de commerçant devenue agricultrice, aujourd’hui retraitée, justifie le célibat définitif de sa sœur, qui « fréquentait un jeune d’un “chantier de jeunesse” installé au village en 1943 ; ils étaient pour se marier mais quand mes parents ont su qu’il était de père inconnu ils n’ont pas voulu ».

« Les grandes familles »

21Il faut insister sur la considération, la renommée locale qui entourent encore les familles nombreuses d’autrefois – c’est-à-dire celles, devenues plus rares qu’au plein xixe, et donc plus remarquables, que nos interlocuteurs tiennent à mentionner pour la première moitié du xxe siècle. Beaucoup évoquent les larges fratries de leurs parents et grands-parents, dans des foyers de bordagers ou de journaliers ; mais un certain nombre de ceux qui ont dépassé la cinquantaine, agriculteurs ou « gens de métier », sont eux-mêmes « de famille nombreuse ». Bénéficiant aujourd’hui, pour la plupart, du confort commun et d’un meilleur statut, ils insistent sur le sentiment constant de privation qu’entraînait dans l’enfance les foyers surchargés. Les plus âgés disent le regret d’avoir fréquenté l’école seulement durant la mauvaise saison, placés ou utilisés par les parents d’avril à la Toussaint, les rancœurs d’un ajustement obligé aux portions toujours congrues – « pour le goûter on avait une tartine avec du beurre gratté, on allait au jardin mettre une feuille d’oseille dessus » –, la promiscuité de l’entassement – « quand les plus grands quittaient la maison pour une place à 13 ans, un nouveau-né arrivait ». Tous cependant se targuent de la présence dans l’ascendance d’une famille nombreuse, imputant à un foyer généreux un bénéfice génétique et moral irriguant les générations suivantes. La famille nombreuse d’autrefois reste symbole de force et vertu, si elle n’est pas tombée dans la dégradation de la misère.

  • 13 La considération pour une progéniture nombreuse semble ne pas s’en tenir aux humains. Un cultivate (...)

22Au long des entretiens on manie le nombreux en série ou en opposition. Un ancien bordager qui fête ses noces d’or énonce sa faveur pour la grande famille ; « ma femme était de 10 enfants, 9 qui restaient. On a eu 3 fils ; un a eu 13 enfants, mais de 7 déjà mariés un en a 6, les autres en ont pas bien, un ou deux [...] ». Le meunier de Gemages, qui dans les années 1960 encore écrasait des céréales pour « la farine des bêtes », croit au renouvellement des séries : « chez mon père ils étaient 8, j’ai eu 6 frères et sœurs on est restés 4, et j’ai eu 7 enfants ». Une fermière de 72 ans met en doute cette notion reconnue que « les grandes familles, ça se reproduit » : « j’étais l’avant-dernière de 15, toute petite j’allais au mariage de mes sœurs, et ma mère était fille unique ». Le bourrelier retraité, lui, a prévenu le renouvellement : « moi j’étais de 8, ma femme de 7, on n’a eu qu’une fille ». Fille unique aussi cette épouse d’agriculteur qui n’a eu qu’un frère mais dont la grand-mère maternelle « était de 22 enfants (nés de 1891 à 1914), 17 restés vivants, les parents tenaient la Giraudière, on les a tous photographiés pour une carte postale ». Et une ouvrière de 35 ans revendique une sorte de mention d’excellence pour sa fratrie, l’une des deux seules « grandes familles » de la commune aujourd’hui, avec celle d’un ouvrier agricole : « on est 11, tous nés à St Germain, tous restés dans le même coin, frères et sœurs élevés, mariés, casés13 ». Déclaration qui vaut défi, car depuis les années trente les dernières grandes familles ont été perçues comme excessives par les cultivateurs qui après la Première guerre, aspirant à s’enrichir pour acheter leur ferme, se sont rangés au modèle d’une paire d’enfants. Subsistent pourtant des écarts au comportement malthusien. Un agriculteur de 55 ans, fils unique – avec une sœur – évoque les débuts difficiles de son ménage, autour de 1950 : « ma femme était l’aînée de 12, alors mon mariage a pas plu à mon père, il m’a pas beaucoup aidé pour m’installer ». L’abondance d’enfants est rare dans les familles contemporaines.

La mort à tout âge

23Dans presque tous les foyers, jusqu’au début du xxe siècle, des décès de nourrissons et d’enfants surtout, mais aussi d’adolescents et de jeunes adultes réduisent le nombre des héritiers d’un couple au moment où ils procèdent à leur partage. Déjà dans la seconde moitié du xviiie, le nombre des enfants qui décèdent dans les foyers de « marchands » et de « laboureurs » rend probante l’évaluation, pour l’ensemble de la paroisse, d’un taux de 40 à 50 % de décès avant l’âge adulte, et le plus fréquemment dans la petite enfance : ainsi sur 7 naissances enregistrées de 1767 à 1778 pour le couple Louis Maurel-Marie Leroux, 3 fils seulement survivent. À Jean François Lambert, le plus riche propriétaire foncier résident en 1837, ne restent qu’un frère et une sœur sur une fratrie de 7 ; et 4 seulement de ses 7 enfants deviennent adultes. Pour le xixe siècle, si l’on se rapporte à un échantillon relevant les décès d’une décennie tous les 30 ans, le nombre d’enfants qui meurent à moins de 5 ans l’emporte sur le chiffre du total des naissances jusqu’en 1880, et ne baisse légèrement qu’au début du xxe – on retient de cet échantillon la part importante des décès à moins d’un an. Après 1860, c’est surtout dans les familles pauvres que meurent les enfants avant 5 ans, comme chez le journalier LouisFrançois Guérin, où sur 10 enfants nés de 1860 à 1878 restent 5 adultes. La disparition de l’un des parents est généralement fatale pour la survie du nourrisson. Si la mère meurt des suites de l’accouchement, son nourrisson la suit dans un court délai ; si c’est le père qui disparaît, un ou plusieurs des petits enfants de ce premier lit ne survivent pas quand la jeune veuve se remarie et a des enfants de son nouveau lit (fig. 11).

Figure 11. Décès en chaîne des jeunes adultes et des nourrissons

Figure 11. Décès en chaîne des jeunes adultes et des nourrissons

24Au milieu du xixe le taux global de mortalité (20°/°°), est cependant légèrement inférieur à celui de la France entière (23,3 °/°° pour la décennie 1841-1850) ; au terme du siècle, dans une population communale qui commence à vieillir puisque ce sont les jeunes qui partent, ce taux de mortalité atteint, si l’on exclut les décès de nourrissons nés hors de la commune, 23 ‰ (France : 22 ‰ pour 1881-90) ; mais près de 60 % des décédés dans la commune ont plus de 65 ans alors que, de 1813 à 1822, 45 % avaient moins de 20 ans.

Les nourrissons

  • 14 En 1842 une ordonnance de police interdit de garder plus d’un enfant à la fois.
  • 15 J.-C. Farcy relate les effets meurtriers de l’« industrie nourricière » dans le Perche d’Eure-et-l (...)

25L’hécatombe des enfants domiciliés chez des nourrices est le fait démographique marquant de la seconde moitié du xixe – rejoignant un phénomène national. Dans les années 1820-1840 ce sont seulement quelques riches laboureurs de la commune qui mettent leurs enfants en nourrice chez des journaliers – on les y trouve domiciliés à leur décès ; sont placés là aussi, par les Hospices de Mortagne et de Nogent, des enfants abandonnés. La garde de petits enfants procure un complément de revenus dans les foyers pauvres d’ouvriers/artisans, de tuiliers, charbonniers, journaliers et veuves. En 1851 on recense 39 nourrissons nés hors de la commune14 ; en 1891 il y en a 89, pris en charge par 47 nourrices, et en 1901 110, pour 57 nourrices. Recrutés à Paris, transportés à quelques jours dans des conditions peu salubres15, les nourrissons sont élevés dans les petites maisons surpeuplées des hameaux. Aussi pour la décennie 1883-1892, sur un total de 485 décès dans la commune, on compte 166 enfants de moins d’un an, dont 138 morts en nourrice, et de ces derniers 47 enfants illégitimes – de mères domestiques, cuisinières, employées. Une épouse de petit cultivateur qui fut nourrice dans les années 1940-1950 a élevé quelques-uns de ces « enfants de fille, des enfants cachés ».

26La décroissance des décès d’enfants en bas âge va de pair, dans la décennie 1903-1912, avec le déclin de l’activité de nourrice – au recensement de 1911 elles ne sont plus que 13, élevant 41 enfants, toujours des femmes de journaliers, dans les foyers pauvres des hameaux. Placée à 12 ans pour une convalescence, durant la Première guerre, chez l’une d’elles, Germaine, née à Paris et devenue commerçante à St Germain, en témoigne : « chez ma nourrice c’était la misère, ils mangeaient de la panade, des fois un poulet, pour moi seule on achetait un bifteck ; elle avait une vache, de la volaille, ils vivaient à trois avec ça, elle a subsisté par les nourrissons ».

27Quelques-uns de ces nourrissons ont choisi de rester dans la commune. Armand Divry, enfant en nourrice en 1851, et dont le patronyme annonce que seule son origine géographique est connue, se marie à St Germain, s’y déclare journalier, et son fils figure sur la matrice cadastrale en 1913 avec 2 ha. Un agriculteur retraité aujourd’hui fut un nourrisson abandonné et « gardé » par ses parents nourriciers ; il en a épousé la fille et leur a succédé sur une petite ferme. Ainsi certains ménages nourriciers ont suppléé des mères « qui ne donnaient plus signe de vie ». Chez des retraités parisiens au bourg, l’époux a passé son enfance à Saint-Germain : « ma mère a été élevée ici par des petits cultivateurs qui l’on gardée quand plus personne n’envoyait d’argent ; elle les a aidés à la culture, puis dans un commerce au bourg, et elle a épousé le clerc du notaire » (qui n’était pas né dans la commune). Le chef de musique lui, né à Paris, est devenu grainetier et cafetier au bourg : « tombée veuve, ma mère m’a confié enfant à une dame retirée ici – pas une nourrice de profession ; à 13 ans elle a voulu me reprendre, mais j’ai plus voulu partir ».

28Au recensement de 1982, une femme de 70 ans se déclare « nourrice retraitée » – elle a gardé de jeunes enfants, puis des écoliers en vacances ; cependant les seules nourrices agréées par l’Assistance publique sont alors sa belle-fille épouse d’un maçon, qui garde 2 nourrissons, et l’épouse d’un ouvrier, chez qui sont placés 4 adolescents suivis en psychothérapie. Deux ou trois jeunes mères se disent « gardiennes agréées » au bourg : des employées et ouvrières travaillant hors de la commune déposent leurs enfants le matin avant l’heure de l’école et les reprennent le soir.

Les jeunes adultes

29Si la mortalité infantile est frappante pour l’ensemble du Perche, où s’interrompt à quelques mois la vie de nombreux nourrissons, la mort d’adolescents et de jeunes adultes reste fréquente jusqu’aux premières décennies du xxe. Celle de récents conjoints brise des foyers que le survivant reconstitue assez promptement avec un(e) autre partenaire, ce qui aboutit à la présence d’héritiers de deux lits, ou plus souvent trois car il est rare qu’un second mariage ne soit pas honoré par au moins une naissance. Les jeunes femmes meurent des suites de couches, les jeunes hommes se blessent mortellement en travaillant – plusieurs accidents, moins fatals, dus à une brève inattention dans le maniement d’un lourd matériel agricole, sont advenus dans les fermes durant mon enquête ; mais aussi, rapportent les gens âgés évoquant le temps de leurs parents, « il y avait beaucoup de tuberculose » – proposition que peuvent justifier des décès en chaîne d’individus de 15 à 30 ans de la même fratrie –, maladie d’autant plus galopante dans des conditions d’alimentation insuffisante et de promiscuité malsaine qu’en dehors d’abus de boisson reconnus communs chez les hommes, des témoignages touchant les années qui encadrent la Première guerre rapportent que « les femmes aussi, et même des jeunes, buvaient ».

30Dans les cas, non exceptionnels, où les décès d’époux se suivent de près, on peut évoquer certes le hasard, ou une affection contagieuse ; cependant le nombre de suicides advenus dans l’aire environnant la commune durant le temps de l’enquête, comme ceux qui ont été rapportés dans les entretiens pour les cinquante dernières années, inclinent à ne pas écarter l’éventualité de mort volontaire du survivant d’un couple, ou de l’un et l’autre conjoints accordés.

L’alliance

La nuptialité

  • 16 Situation observée dans les campagnes de la France entière, dans les dernières années de la Monarc (...)

31Tout au long du xixe siècle – qu’on prolonge jusqu’à la Première guerre – le taux de célibat est faible, presque tous les individus adultes font – ont fait – partie d’un couple conjugal ; et presque tous en reconstituent un nouveau après la perte du conjoint. Pour les 166 unions célébrées de 1813 à 1822, les deux/tiers des mariées ont moins de 25 ans, comme un peu plus de la moitié des garçons ; et parmi les 24 hommes et 17 femmes qui durant la même décennie se marient à plus de 35 ans, on relève 17 veufs et 6 veuves. Vers 1840 on s’engage plus tardivement : plus de la moitié des filles et garçons que l’on marie entre 1843 et 1852 ont de 25 à 35 ans – les filles rejoignant alors l’âge moyen de 24 à 26 ans reconnu pour les générations nées entre 1821 et 1900 dans l’ensemble français. Cette nuptialité relativement tardive coïncide avec la période de plein démographique, où nous avons témoignage aussi de la plus grande pauvreté dans la commune16 – série d’intempéries et de mauvaises récoltes, fin du travail à domicile des tisserands et fileuses –, avant que se réduise le nombre des naissances, que s’améliore le réseau des chemins, que le développement des artisanats et commerces du bourg accompagne un premier accroissement de la productivité agricole.

  • 17 J. Dupâquier et Demonet M., « Ce qui fait les familles nombreuses », 1972, op. cit., p. 179.
  • 18 C’est le cas pour Louis Guillon, qui épouse à 22 ans une fille Varreau de 32 ans, pour Jean Poncet (...)
  • 19 Selon C. Cailly, aux xviiie-xixe siècles on se marie plus jeune dans le Perche que dans les 3 autr (...)

32Si l’âge au mariage pour les garçons varie davantage, c’est en fonction de la condition économique et sociale plutôt que de préoccupations malthusiennes. Dans les catégories peu nanties les garçons ne peuvent accéder à un foyer autonome qu’après 25 ou 30 ans, ayant alors accumulé les économies de dix années de travail salarié17 ; il en est de même, globalement, pour les fils de commerçants et artisans. Ceux des « laboureurs », puis des cultivateurs/propriétaires convolent plus jeunes : il faut reprendre la ferme après le décès prématuré du père – et on ne peut le faire qu’en ménage18. Dans le dernier tiers du xixe, l’âge des filles au mariage baisse légèrement, les garçons restant de quelques années plus âgés, chez les salariés notamment : des 113 mariées de la décennie 1883-1892, 84 n’ont pas 25 ans – dont 35 pas 20 ans – tandis que 75 mariés ont plus de 25 ans. Cette relative précocité nuptiale19 s’accentue dans les décennies suivantes pour l’un et l’autre sexes : de 1923 à 1932, les trois/quarts de ceux qui s’engagent ont moins de 25 ans. Depuis la Seconde guerre, il est ordinaire de se marier jeune, et depuis les années 1970, à l’exception des familles catholiques très pratiquantes, de cohabiter avant de se marier.

33Au premier recensement mentionnant les lieux de naissance (1872), on relève un taux d’endogamie assez important ; 62 % des mariages unissent deux individus nés dans la commune, et 16 % d’individus nés dans la commune ont épousé un conjoint né dans une commune limitrophe. En 1911, dans 67 % des ménages recensés l’un seulement des conjoints est né à St-Germain, taux qui s’abaisse à 50 % en 1936 pour la commune et celles qui la touchent. Jusqu’au terme du xixe l’endogamie domine dans la population paysanne, excepté dans la catégorie des gros fermiers et propriétaires que la recherche d’isogamie conduit à élargir l’aire d’alliance. Artisans et commerçants cessent assez tôt d’échanger sur place leurs enfants : entraînés par le courant de l’émigration, beaucoup de ceux qui naissent dans la dernière décennie du siècle se marient hors de la commune.

  • 20 Dans le recensement de 1861, par exemple, on ne dénombre que 6 célibataires de plus de 40 ans, don (...)

34L’incitation à se marier est soutenue par la clause d’indifférenciation sexuelle à l’héritage, qui impartit à la fille comme au garçon un lot égal du patrimoine des parents. C’est pourquoi sans doute le célibat définitif est rare, tant au xixe siècle qu’au xxe – il se tient au taux de 4 % des mariables, et concernant les garçons plus que les filles20. Dans des familles paysannes qui ont du bien, au long du xixe, on trouve parfois au foyer des parents un ou deux célibataires définitifs ; malthusianisme qui vise probablement à freiner la dispersion de la terre, comme chez les propriétaires nobles et bourgeois. En revanche on relève très fréquemment un célibat « fonctionnel », jusqu’à la quarantaine ou plus, du dernier fils qui, après le départ des aîné(e)s, reste « à aider les parents, à les finir » ; il ne se marie et ne s’installe qu’après leur décès, souvent suspecté alors par le reste de la fratrie de bénéfices dérobés durant le temps de sa cohabitation avec le dernier parent.

35Qu’il réside chez ses parents ou dans le ménage d’un germain, le célibataire, jusqu’à la Seconde guerre encore, n’a pas de foyer propre et ne constitue pas une cellule sociale. Aujourd’hui encore on compte par unités ceux qui sont « restés vieux gars » dans la commune : ils travaillent pour les autres mais vivent à leur propre foyer, proche de celui d’un ménage parent, ou bien mènent ensemble – frère et sœur – une exploitation ; leur célibat est perçu comme l’effet soit d’un retrait social volontaire s’ils ne peuvent aspirer à une installation digne d’une ascendance réputée, soit d’une opposition des parents à une union jugée inopportune.

Le contrat de mariage

36À la différence des pays de succession inégalitaire où le contrat de mariage du fils aîné entérine son accès privilégié aux biens attachés à « la maison », transmis dans leur totalité à cette occasion par ses parents, cet acte, passé devant notaire par la plupart des couples, ne consigne ici que des apports en argent et mobilier destinés à contribuer à l’indépendance de la communauté qui se fonde. Il s’agit des dots concédés par les parents, parfois inscrites comme « avance d’hoirie », puis de la somme que les époux mettent en commun pour constituer leur communauté – quelques centaines de francs immédiatement disponibles alors que le paiement des dots est généralement échelonné – ; quand l’un des jeunes époux est orphelin de l’un de ses parents, sont mentionnés dans le contrat soit le lot foncier reçu, si la mère veuve a fait déjà sa donation-partage, soit des « droits de succession non encore liquidés ». Au début du xixe le contrat de mariage stipule aussi, fréquemment, « la donation mutuelle et réciproque entre vifs et irrévocable [...] pour valoir au survivant d’entre eux deux...soit qu’il y ait enfant ou non de ce mariage [...] de tous les biens qui appartiendront au premier mourant desdits époux à l’époque de son décès » ; au xxe siècle l’acte de donation réciproque entre époux est indépendant du contrat de mariage.

37Chez les nantis, les montants des dots, dans des alliances homogames, attestent des positions des parents. Dans les années 1820 à 1840, les filles de JeanFrançois Lambert, qui s’en vont résider avec leurs époux à Nogent-le-Rotrou et Alençon, reçoivent chacune 10 000 F : c’est un sommet. Dans la seconde moitié du xixe et le début du xxe, on relève des sommes analogues pour des fils de gros fermiers aussi propriétaires – en 1880 Pierre Jarrin, fils du propriétaire des Grandes Courbes, reçoit 14 000 F de dot, comme son épouse ; Henri Fagniot, qui va reprendre Blandé, reçoit 10 000 F, une armoire, un lit et une bicyclette quand il épouse Céline Rollin, nantie de 8 000 F ; sont richement dotées également les héritières de deux ou trois fermes que le mariage va installer en ville – Marie-Louise Coudreux a 10 000 F de dot et rejoint Bellême en épousant un commerçant doté de 8 000 F, mais dont le fonds évalué 2 000 F est grevé de dettes.

38Les cultivateurs/propriétaires de fermes de 15 à 20 ha – au Taillis, au Haut-Buat, à la Suardière – consentent à leurs enfants dans le même temps des dots de 4 000 à 5 000 F, avec un codicille mentionnant qu’il s’agit d’une « avance d’hoirie ». D’une fratrie de 8, Jean Jacques Poncet reçoit seulement 1 000 F quand il épouse en 1840 la fille du fermier du Désert, d’une fratrie de 5, qui reçoit 120 000 F Les enfants de commerçants et artisans sont souvent mieux lotis : en 1843 un épicier dote son fils (qui deviendra « négociant » à Nogent-le-Rotrou) de 3 000 F, somme égale à celle que reçoit sa fiancée, fille d’un « marchand », maire de la commune ; dans la décennie 1880-1890 les filles d’un cafetier reçoivent à leur mariage (l’une avec un clerc de notaire) chacune 5 000 F.

39On constate bien sûr des écarts à l’isogamie : une fille Foulon, dont le père tenait Blandé, reçoit « 2 800 F à valoir sur la succession de son père » quand elle épouse en 1824 un charron qui n’apporte que « ses habits ». En 1905 un cultivateur et charpentier apporte 2 000 F et 3 vaches, un âne, une carriole en épousant une orpheline qui n’a que 85 F et ses effets ; un cultivateur héritier des « droits de sa mère et de sa grand-mère », se montant à plus de 5 000 F, épouse une domestique qui apporte 500 F.

Le couple conjugal

  • 21 « la communauté [...] ne se discontinue par le trépas de l’un d’eux, ayant laissé enfants dudit ma (...)
  • 22 « si les défunts sont “sans hoirs de la chair”, les frères et sœurs et autres collatéraux succèden (...)

40Dans la dynamique de reproduction des groupes domestiques en système de dévolution égalitaire, le nœud conjugal assure non seulement l’enchaînement biologique des générations mais aussi la jonction des fonds qu’hériteront de l’une et l’autre de leurs lignées chacun des époux, en une masse à retransmettre par lots égaux à leurs enfants. Cette fonction est soulignée dès l’édiction de la Coutume du Perche par la prescription de divergence des lits dans les partages de succession en cas de remariage21. Si l’union est infertile, la fonction de transmission dans la filiation se trouve annulée, il y a obsolescence du nœud conjugal puisque les biens de chacun des époux retournent à leurs lignées respectives22, collatéraux et ascendants.

41La résidence des jeunes mariés est néo-locale, et la quasi-totalité des groupes domestiques sont des « ménages simples ». « Par ici on quitte ses parents en se mariant, et même si des fois on reste à travailler un temps chez eux, on n’habite pas le même logement », nous dit-on. Ainsi chaque mariage au sein de la fratrie contribue à la fission du ménage nucléaire, le projet matrimonial allant de pair avec la quête d’un lieu où établir la nouvelle unité domestique : « on s’est mariés [en 1949] dès qu’on a su qu’on avait le bail de la Haute-Blatrie » (une des fermes du château, sur Bellou), dit la sœur du propriétaire de la Suardière. Inversement, sans conjoint on ne peut s’installer ; en 1936, la sœur de sa mère prévient à son vingtième anniversaire l’un des héritiers de Jules D., orphelin : « la ferme va tomber libre » c’est la fin d’un bail – « mais pour l’avoir faut te marier » ; l’héritier se marie la même année. Plus nombreux sont ceux pour lesquels une bonne ferme ne tombe pas dans la corbeille de noces ; pour tous cependant, se marier c’est à terme rassembler deux parts d’héritage.

  • 23 Le couple formé par un homme et une femme était la communauté la plus simple, la plus élémentaire, (...)

42La consistance du couple conjugal paysan s’affirme par la complémentarité des rôles dans la gestion de la cellule agricole, qu’on se réfère à ce qui nous est rapporté, pour le début du xxe siècle, des responsabilités et prérogatives du « maître » et de la « maîtresse » sur une grande ferme23, ou bien de la complémentarité des tâches dans le foyer où le journalier va travailler chez les autres tandis que l’épouse « tient le bordage » et contribue aux ressources communes par la garde de nourrissons. L’itinéraire du ménage, cellule active indépendante, apparaît ici la référence historique de base dans l’appréhension du fonctionnement de la parenté.

  • 24 J. Goody, « Inheritance, property and women : some comparative considerations », in « Family and i (...)

43Cette hégémonie, dans une société à partage égalitaire, est cependant mise en question par des historiens qui lui opposent la prédominance de la ligne verticale de filiation et de la ligne horizontale de germanité. Ainsi J. Goody tient pour négligeable, au regard du lignage, « l’union précaire de deux individus issus de lignées différentes qui elles perdurent et sont considérées comme l’instance essentielle dans l’armature juridique des partages ». En dépit donc de l’installation par le nouveau ménage d’un foyer indépendant, et de sa vocation à transmettre à ses enfants les biens reçus de chacune des lignées dont il est issu, ces fonctions effectives dans l’économie de la reproduction sociale se trouvent, pour l’auteur, dévaluées par leur « durée provisoire » en regard du temps généalogique24. Cette interprétation est validée par la limite temporelle de la fonction du couple conjugal paysan, dûment signifiée par le terme qui la sanctionne : après avoir ordonné chez le notaire sa donation-partage, le ménage des parents « laisse » (il s’agit du départ de la ferme sur laquelle il a exercé son activité, et l’acception intransitive du verbe lui donne un sens plus définitif ; on dit par exemple « c’est en 1945 qu’on a laissé ») ; c’est alors « la retirance » sur une petite unité agricole héritée, ou bien achetée à cette intention ; les plus aisés, dès le dernier tiers du xixe, font construire une maison au bourg.

  • 25 « Système de la Coutume », op. cit. 1972.
  • 26 Égalité entre héritiers et exclusion des enfants dotés « Essai de géographie coutumière », Paris, (...)

44Selon le commentaire, proposé par E. Le Roy Ladurie25, de la géographie coutumière de la France élaborée par J. Yver26, la coutume du Grand Perche s’appuierait pour l’essentiel sur la dévolution successorale propre à l’ancien droit normand, fondée en référence à la seule noblesse, et au bénéfice des seuls mâles. Affecté par la contiguïté de la coutume du Maine, ce droit habilite les filles – de la roture d’abord – comme héritières, ce qui entraîne la reconnaissance de l’ascendance bilatérale qui caractérise le système de parenté cognatique. Prévaut alors la règle « paterna paternis, materna maternis », justifiant la récupération par chacune de ses lignées (ascendants et collatéraux) des biens d’un représentant décédé sans postérité, règle associée à la représentation à l’infini de la parenté de sang à la succession. À l’instar de J. Goody, cet auteur n’accorde au couple conjugal, en dévolution égalitaire, qu’une fonction transitoire, médiatrice, réassortissant de façon aléatoire des parts d’héritage recueillies de ses lignées distinctes, et proposant ce réassortiment à un nouveau partage pour que les biens descendent « à la façon d’une sève », en un cycle infini à travers branches et ramifications du lignage ; il précise cependant que, dans ladite coutume du Perche, la roturière indifférenciation sexuelle des héritiers se rattache à celle de l’ensemble des pays de l’Ouest français, tandis que la collaboration entre parents et enfants dans l’élaboration du partage (pour lequel, nous dit-on encore aujourd’hui, on ne tire au sort que « si on ne s’entend pas »), et la division par lit en cas de remariage, se réfèrent à la coutume orléano-parisienne, qui privilégie « la majesté du lit conjugal ».

« Banalité du second lit »

45Les remariages sont courants entre un veuf et une veuve ayant dépassé l’âge de procréer, et dont les enfants ont quitté le foyer ; la vie de leurs descendants respectifs ne s’en trouve pas perturbé, les nouveaux conjoints ayant procédé, avant leur seconde union, à leurs partages respectifs en faveur des enfants de la première union. Il en va autrement quand un ménage se trouve rompu par la mort prématurée de l’un des conjoints, occurence fréquente, qui ne va diminuant qu’après la Première guerre ; il faut reconstituer la cellule d’activité sur la ferme et perpétuer un foyer pour de jeunes enfants par une nouvelle alliance, qui advient souvent dans l’année suivant celle du décès. L’objectif primordial, pour la veuve comme pour le veuf, est de maintenir l’installation agricole. Le plus fréquemment le veuf reste sur sa ferme où le rejoint une nouvelle épouse. Des filles pauvres se casent ainsi : en 1845 un paysan propriétaire choisit une « tricoteuse », orpheline de père, qui n’apporte que 180 F face aux 3 000 F du futur, mais devra s’occuper des 8 enfants de la première épouse ; un micropropriétaire devenu veuf encore jeune, avec 5 enfants, n’épouse que 10 ans après la domestique entrée chez lui à 13 ans, juste après son veuvage. En 1912, c’est la domestique de son propriétaire et principal créancier qu’épouse un fermier avec 2 enfants : elle apporte ses effets, lui reconnaît 2 500 F de dettes ; un paysan notable, veuf depuis longtemps, épouse sa domestique de 47 ans en 1836 avant de donner son nom aussi à la fille de cette dernière, jusqu’alors déclarée sous le patronyme de sa mère, et qui va se marier. Plus commune est la seconde alliance du veuf âgé avec une domestique célibataire beaucoup plus jeune.

46Si la ferme que tenait son ménage appartient à la lignée de son mari défunt, la veuve doit céder la place à un autre membre de cette lignée. Quand elle se remarie en 1873, Françoise Durouet, veuve depuis 1871 de Louis François Maurel avec lequel elle tenait la Vêquerie, résilie le bail du bordage, aussitôt concédé par les parents de son mari à leur fils cadet – époux de la sœur de la veuve –, et s’installe avec ses 2 enfants chez son second époux, veuf et père de 2 enfants. À leur contrat de mariage chacun apporte « bestiaux et instruments » garnissant leurs bordages respectifs (évalués 5420 F pour la Vêquerie) – biens grevés des droits de leurs enfants mineurs.

47L’installation du remariage peut être néolocale. Après le décès de Pierre Jarrin à 30 ans, en 1818, à la Roncinière – ferme que lui baille un autre Pierre Jarrin, son cousin, et qu’on retrouve parmi les biens légués par ce dernier à ses enfants en 1858 –, sa veuve quitte la ferme avec ses 3 enfants dès son remariage (1819) avec François Rollin, célibataire, fils de propriétaires sur une commune voisine, se déclarant domestique à la Rouillerie – qui touche la Roncinière ; le nouveau ménage prend en location la Chenillère (6 ha).

  • 27 « Les charretiers sont à la limite supérieure de (la classe des journaliers), un prestige certain (...)
  • 28 Cette étape du cycle de vie des jeunes hommes est attestée pour d’autres régions : « L’institution (...)

48Il arrive aussi qu’une veuve locataire bien installée accueille son second mari. L’épouse d’un descendant direct de Louis Foulon, décédé fermier de Blandé en 1807, en témoigne en 1981. Françoise Vignier la veuve du décédé, qui a 39 ans et 6 enfants, s’allie en 1809 à René François Granet, 28 ans, charretier à la Frênaie dont les terres touchent celles de Blandé. « Mais », commente mon interlocutrice, « dans les grandes fermes autrefois le premier domestique était souvent un fils héritier que ses parents n’avaient pas encore installé, c’était le chef des chevaux, à table quand il refermait son couteau tout le monde devait se lever ; charretier à la Frênaie c’était une grande place27 » ; le nouveau marié se déclare alors « laboureur » à Blandé. De même Françoise Bruneau, locataire au moulin de Même, qui perd son conjoint après 2 années de mariage, trouve son second mari sur place : c’est le garçon meunier Louis Pierre Jarrin – fils d’un meunier propriétaire dans une commune proche, membre d’un lignage implanté dans les meilleures fermes de la vallée de la Même (chap. III, p. 124). Dans les premiers tiers du xixe, ces « domestiques » qui deviennent second époux des veuves – leur aînée le plus souvent – se mettent au service des autres moins par nécessité de gagner leur pain que pour amasser un pécule en vue d’une installation propre28.

49Un domestique qui n’est pas « fils de famille » fait aussi l’affaire comme second conjoint : tel celui de la veuve Labaste, mère de 9 enfants à 32 ans, locataire de la ferme des Petits Bois (9 ha), et qui aura un dixième enfant de ce second mariage (1841). Un enfant naît aussi après le remariage (janvier 1872) de la Veuve Poncet avec son « aide cultivateur », où les conjoints font état d’apports à peu près égaux – 2 000 et 250 000 F. Plus tard, dans les décennies encadrant le tournant du xxe siècle, il arrive que ces seconds époux, déclarés « aides de culture » et non plus « domestiques », apportent au contrat une somme d’argent non négligeable – lors d’un remariage en 1911, l’apport de l’époux renfloue une exploitation dont les biens meubles (l’apport de l’épouse) se trouvent fortement grevés de dettes. Quand on évoque aujourd’hui la fréquence relative, au xixe, des remariages de veuves « maîtresses » de ferme avec leur « domestique », nos interlocuteurs associent ces occurrences lointaines dans le temps à l’hécatombe des jeunes hommes lors de la Première guerre, dont une mémoire vive leur a été transmise : « il fallait bien qu’il y ait un homme pour remplacer sur la ferme, alors beaucoup de veuves de guerre ont épousé des valets de ferme ».

  • 29 « Aspects of kinship behaviour and property in rural Western Europe before 1800 », p. 98, in J. Go (...)

50Ces seconds choix matrimoniaux sont rapportés déjà dans l’Ouest européen pour le xviiie siècle, comme en fait état D. W. Sabean : « Widows often married the former apprentices of their husbands ; widowers their wives’former servants29. » Lors de ces derniers remariages, une différence d’âge marquée signale l’écart de bien et de statut des conjoints ; on recense dans la commune un nombre non négligeable de veufs âgés épousant des jeunesses : un propriétaire deux fois veuf à 52 ans épouse en 1782 une fille de 22 ans, « de père incertain » ; en 1818 un autre, à 70 ans, s’unit à une « fille domestique » de 32 ans ; un autre encore épouse à 66 ans sa domestique qui en a 38 – et un enfant de 6 ans. L’union en avril 1834 d’un propriétaire de 75 ans et de sa domestique de 22 ans porte son fruit en janvier 1835 – ces alliances ne sont donc pas toujours des « réparations ». Il est plus rare que l’âge pèse sur l’épouse, et l’on peut s’interroger sur l’accueil que fit la population, en 1847, au mariage de son maire de 29 ans (clerc de notaire) avec la veuve (56 ans) d’un riche propriétaire – mais dont la succession il est vrai, à défaut de descendance directe, fut répartie entre les collatéraux des lignées respectives du père et de la mère du décédé.

51Tout au long du xixe on constate, liée aux décès prématurés des adultes, « la banalité du second lit », selon l’expression de E. Le Roy Ladurie se rapportant à la société rurale de l’Europe de l’Ouest ; non seulement deux veufs « refont leur vie » ensemble, mais l’époux survivant remplace assez vite un conjoint perdu après quelques années de mariage. C’est que le remariage en ce temps exclut toute désapprobation sociale, et tout éloignement affectif et social de la première parentèle, comme l’affirment sa présence réelle à la cérémonie, son association éventuelle au nouveau contrat. Il est courant que des fils d’un premier lit soient témoins d’une mère qui convole en secondes noces. La première parentèle s’engage parfois même davantage : lors de la seconde union de Louis Thomas Maurel avec Anne Barbier (40 ans) en 1810, union dont naîtra l’année suivante une fille, le marié a pour témoin l’époux d’une sœur de sa première femme, alors que l’époux d’une autre sœur, chargé de la tutelle des enfants du premier lit tous encore mineurs, veille sur les biens de la défunte.

52Ainsi le second mariage élargit le réseau parentélaire du premier lit à la parenté du nouvel époux, plutôt qu’il ne la dissocie de la parenté de l’alliance initiale. S’il va de soi qu’une mariée de 1860 déclare habiter « avec ses père et mère » alors qu’il s’agit d’une belle-mère (mais l’enfant avait 3 ans lors du remariage de son père), la persistance au long des cours de vie de l’entente des premiers parents d’alliance avec ceux d’un second mariage est plus remarquable. La tendance à cumuler les reconnaissances parentélaires est manifeste lors du mariage de deux sœurs en 1867 : les pères des époux sont témoins chacun du fils de l’autre. En 1876 un frère du premier mari déclare le décès du second mari en se disant son beau-frère, c’est-à-dire qu’il distend une première parenté d’alliance – avec l’épouse de son frère – jusqu’à l’inclusion du second mari de cette dernière. Aujourd’hui encore un cultivateur évoque les années passées comme « ménage » dans la ferme d’un oncle – « c’était sa première femme qui était ma vraie tante, alors c’était plus un oncle puisqu’il s’était remarié, mais enfin ça s’est toujours gardé comme ».

Les choix matrimoniaux

  • 30 M. Segalen, « Quinze générations de Bas-bretons », PUF, 1980.

53Dans le Perche comme dans la Bretagne du Sud-ouest, pays de bocage associés à un habitat essaimé et à une petite polyculture, « les modèles de l’échange matrimonial tendent à soutenir une répartition équilibrée des unités de production : il faut constituer des fermes viables [...] et assurer dans le même temps le maillage optimal du territoire agricole30 ».

54Précisons les effets secondaires, pour le ménage, de l’addition à terme des parts héritées par l’un et l’autre conjoints d’un ménage. Il va de soi que la dévolution de l’un et l’autre couples de leurs parents est ordinairement décalée dans le temps. Les options du ménage, lors des transactions après partage qui ont lieu, pour chaque époux, au sein de son groupe de codonataires, seront guidées par le souci d’en obtenir un bénéfice optimal en fonction d’un des lots qui lui sont revenus. On perçoit la multiplicité complexe des opérations d’échanges – portant le plus souvent sur quelques dizaines d’ares –, et l’entremêlement des satisfactions, concessions et reconcements au long de la chaîne de conjoints et germains dans laquelle chaque ménage se trouve pris.

  • 31 « Jus sanguinis », in Revue historique du droit français et étranger, 1933 4e série vol. XII.

55Aspect dérivé de l’articulation structurelle du modèle matrimonial et du mode de dévolution des fonds, le choix d’alliance de chacun des héritiers à égalité d’un bien paysan n’est pas dissociable de celui de ses germains, dans la mesure où ce sont non des individus mais des ménages qui se trouvent partenaires dans l’aménagement du partage après le décès des parents ; de façon symétrique, dans la vie des ménages retentissent les initiatives et les intérêts des collatéraux de chaque conjoint. Selon l’historien du droit E. Champeaux31, le couple fait face à cette intervention virtuelle de la parenté de sang de son conjoint en resserrant une « parenté conjugale » qui dériverait d’une « parenté fraternelle » entre les parents par l’intermédiaire du lien de consanguinité attachant chacun d’eux à leurs enfants.

  • 32 Selon une relation de concurrence/solidarité bien ancrée dans la paysannerie, il y a « intégration (...)

56Quoi qu’il en soit, l’objectif de rassemblement foncier visant la sauvegarde d’exploitations viables pour une partie au moins des héritiers met en question, au sein de la fratrie, chaque alliance par rapport aux autres32. Fractions d’une unité agricole, les lots distribués par la donation-partage sont dans une relative proximité les uns des autres, sinon jointifs. La réitération du morcellement, à la mesure de l’extension en progression géométrique des lignées, aboutit au terme de 3 ou 4 générations, en dépit des tentatives de rassemblement, à l’inscription de morceaux de ces fractions au compte de parents de degré éloigné entre lesquels tout lien social peut avoir disparu.

57Il n’est pas avéré que, dans une société à dévolution divergente, le choix du conjoint ait pour objectif essentiel de « rapprocher les terres ». Jusqu’à l’utilisation courante du matériel agricole mécanique le cultivateur déplace aisément vers des parcelles dispersées (que le langage vernaculaire mesure encore en « journal ») l’outil à main ou tiré par un cheval. On peut admettre cependant que la récupération à terme, passant par l’alliance d’un fils successeur, de terres qui s’accolent au bien familial ait tenté bien des parents propriétaires paysans. Dans les entretiens on cite à plusieurs reprises, comme un idéal rarement accessible, une alliance où s’articulèrent choix matrimonial et attributions d’héritage – de manière significative il s’agit du mariage d’héritiers uniques, en 1935 : « à Launay à la ferme du Haut le père D. n’avait qu’un fils, puis à celle du Bas chez les T. il n’y avait qu’une fille, alors ça a bien fait qu’en les mariant les terres ont été réunies ».

58De même la mention d’une alliance raccrochant un membre de la parentèle éloignée, « perdue de vue », est toujours appréciative, même s’il ne s’agit pas concrètement d’un rassemblement de terres : on se satisfait d’une réparation de l’image négative d’éclatement familial. Représentation nourrie, dans la mémoire commune, par la réalité vécue à chaque succession du morcellement inévitable du fonds des parents, des voies divergentes imposées aux non-successeurs. Le mariage préférentiel resterait dans l’imaginaire celui qui tend à rassembler les gens aussi bien que les terres, à stabiliser : c’est un mariage dans le proche, tant dans l’espace que dans l’interconnaissance, et dont la parentèle large est le lieu idéal.

« Marions-nous, voisine… »

  • 33 Dans les années 1940 à 50, les jeunes ont tous pu acquérir leur bicyclette, qui permet de fréquent (...)

59Certes dans bien des campagnes, jusqu’au milieu du xxe siècle, le semis rapproché des fermes reliées par les « chemins de terre », la concentration des foyers dans des hameaux où la cour, le puits et la mare sont d’usage commun, la circulation des jeunes journalier(e)s d’une ferme à une autre ont pour effet, par réduction statistique, un taux important d’alliances en voisinage. L’occupation intensive du territoire jusqu’au dernier tiers du xixe favorise cette relative clôture du champ matrimonial chez les petits et moyens propriétaires paysans. Aujourd’hui encore les femmes âgées évoquent l’aire du voisinage, lieu quasi-exclusif de la sociabilité quotidienne, de l’entraide, des veillées où l’on jouait aux cartes, où se retrouvaient les jeunes33. Les récits des vieux ménages se réfèrent constamment à la précocité du temps de leur rencontre. Si, au bourg, on a connu son mari « à l’école », « de toujours [...] on était gosses ensemble [...] on a fait sa communion la même année », les habitants des écarts précisent les sites des rencontres : « on s’est connus à mener les bêtes sur la route, moi j’étais aux Philonnières et lui à la Brosse » – fermes distantes de 500 m ; « quand j’ai commencé à aller au bal on revenait ensemble à bicyclette puisque les fermes de nos parents étaient voisines » ; « j’étais ouvrier de culture à Même, elle travaillait pour son père au Gué, on n’a eu qu’un pré à traverser ». Ces nombreuses alliances nées de la proximité de résidence et d’activité quotidienne unissent communément des individus ne se reconnaissant pas parents.

L’alliance double, triple entre deux mêmes fratries

Figures 12-a-b-c-d-e. La duplication de l’alliance dans la parenté proche non-consanguine.

Figures 12-a-b-c-d-e. La duplication de l’alliance dans la parenté proche non-consanguine.

60Hors les aléas du voisinage, on relève la fréquence d’alliances doubles, voire triples, entre jeunes issus de deux mêmes couples de parents, rapprochement insistant de deux familles à la même génération, fréquemment renouvelé à une génération suivante (fig. 12a, b, c). On peut aussi rapporter à ce type d’alliance l’union de demi-consanguins avec des cousins germains (fig. 12e). Un avantage évident de la multiplication des couples de mariés entre deux mêmes familles est de retenir la dispersion des héritages. Dans une commune limitrophe, une agricultrice propriétaire retraitée propose à l’appréciation de la visiteuse les quatre mariages parallèles qui, de 1954 à 1958, ont allié ses deux fils, une de leurs sœurs, et une cousine germaine patrilinéaire, avec quatre frères et sœurs (fig. 12d). Ce mode d’échange matrimonial souligne un renforcement de la parentèle, mais signifie aussi son étrécissement, un repli sur le connu. Il frôle de près l’inceste tel que le dénoncent d’autres sociétés. Depuis la Seconde guerre ce mode d’alliance est moins fréquent, mais reste volontiers mentionné par ceux dont le ménage s’est trouvé ainsi dupliqué, et reste crédité par les autres d’une sorte de surestime sociale – « ce sont des familles où l’on s’entend ».

L’alliance entre descendants de consanguins d’affins

  • 34 J. Goody, Production and reproduction. A comparative study of the domestic domain. C U P 1976, p. (...)

61« Partout où les femmes reçoivent des terres en héritage, leur parenté exerce un contrôle sur leurs alliances34. » D’autant que l’une et l’autre parentèles sont mises à contribution pour aider le nouveau ménage à trouver un établissement. C’est pourquoi on observe une intervention plus ou moins ouverte des générations précédentes sur les choix conjugaux, pesant à la mesure de la richesse et de la réputation des familles. Des descendantes de propriétaires paysans et de fermiers bénéficiant des baux patrimoniaux des grandes fermes l’affirment : « Autrefois c’est les grands-pères qui faisaient les mariages, nous les jeunes on n’avait rien à dire » ; cette assertion se trouve vérifiée notamment par les renchaînements d’alliances au sein de mêmes lignages qui seront présentés plus loin. Si « les grands-pères » décidaient de l’opportunité de l’union, « c’est les femmes – grands-mères, tantes et cousines – qui le jour des mariages préparaient d’autres mariages ». L’appariement des couples de filles et garçons d’honneur avait cette fonction, reconnue avec un assentiment amusé par ceux qui se sont trouvé ainsi unis.

62Une autre forme d’alliance remarquable découle du schéma observé plus haut de l’alliance redoublée à la même génération, mais le renouvellement d’affinité entre germains d’affins se trouve décalé vers leurs descendants : le lien de parenté, dont se trouve exclu déjà tout soupçon de consanguinité à la double alliance initiale, est crédité de l’ » éloignement » supplémentaire d’une génération.

  • 35 L’un et l’autre de ces conjoints apportent 50 000 F de dot à leur mariage en 1903.

63Le mariage de 1936 (fig. 13, niveau inférieur) passe par la médiation de l’alliance de deux veufs à la génération antécédente : ils ont pour germains respectivement l’une le père de la mariée, l’autre la mère du marié. Camille est la fille d’un couple d’agriculteurs issus de familles propriétaires, brisé par un divorce ; l’enfant de 5 ans est élevée par une sœur de son père, Marie, jeune veuve sans enfants qui se remarie en 1919 avec Alexandre, veuf, agriculteur à la ferme du moulin du Buat (14 ha) qu’il vient d’acheter (1918) aux châtelains de Bellou. Les parents de Marie hébergent au bourg sa marraine, fille d’un riche propriétaire, qui lui fait donation en 1905 de la ferme de la Gêvrie (23 ha). Passons aux ascendants de l’époux. La sœur d’Alexandre exploite sur une commune limitrophe une bonne ferme dont son mari Julien35, successeur familial de troisième génération, deviendra seul propriétaire, étant l’héritier unique tant de ses père et mère que des 2 frères curés et des 2 sœurs célibataires de son père. L’un des fils de ce ménage devient l’époux de Camille en 1936, ils ont l’un et l’autre 20 ans. Il s’installent au moulin du Buat (25 ha) que le ménage propriétaire (frère de mère de l’époux et sœur de père de l’épouse), sans enfant, leur vend en viager dix ans plus tard ; ils exploiteront la ferme, avec la Plissonnière (10 ha) toute proche, achetée en 1956, jusqu’au décès de l’époux en 1969. C’est alors le ménage d’une fille qui reprendra la ferme. Camille s’en tient au hasard de son mariage : « c’est curieux, sans être parents je me suis mariée avec le neveu du mari de ma tante ».

64L’alliance renchaînée de 1936 apparaît à plusieurs titres comme un modèle de l’alliance entre consanguins d’affins. Elle retient pour une bonne part la division des biens des deux familles dont l’une, grâce à l’occurrence favorable d’une série de célibataires (les curés et leurs sœurs) à la seconde génération ascendante de l’époux, institue le père du marié héritier unique ; en second lieu l’installation des successeurs sur la ferme en propriété familiale suit immédiatement leur mariage à un âge précoce ; enfin entre en scène la riche marraine qui fait don d’une ferme de 23 ha. Il va de soi que ces renchaînements, en dépit du hasard allégué par Camille à propos de son mariage « en parenté », suivent des règles d’échange reconnues du corps social, et donc préalables, intériorisées par les sujets.

65Sous l’Ancien Régime déjà, ce rapprochement insistant de quelques familles entremêlant alliances entre cousins germains et renchaînements intergénérationnels, comme il apparaît en considérant l’ensemble du réseau généalogique de la figure 14, sont fréquentes chez les « laboureurs » aux nombreux enfants, comme chez les artisans majeurs pourvus de terres ; on constate, en déroulant les généalogies au long de 4 à 5 générations, qu’elles assurent une endogamie serrée, aboutissant même à des bouclages partiels, au sein de l’élite locale jusqu’au dernier tiers du xixe siècle.

Figure 13. Alliances préférentielles entre descendants de consanguins d’alliés. Fovelle/Bigot et Vincent/Gaillet, 1936.

Figure 13. Alliances préférentielles entre descendants de consanguins d’alliés. Fovelle/Bigot et Vincent/Gaillet, 1936.

Figure 14. Antériorité de l’endogamie

Figure 14. Antériorité de l’endogamie

66Aujourd’hui la mémoire précise d’un lien de parenté initial, s’il remonte au delà de 4 générations, peut se trouver perdue. Les mariés de 1976 agriculteurs/propriétaires au Taillis se sont choisis, disent-ils, sans référence à leurs généalogies respectives ; ils savaient néanmoins par la rumeur familiale qu’ils avaient « des ancêtres en parenté », sans en avoir circonscrit précisément la voie ; l’arrière-grand-père du conjoint, fils d’un maçon qui aurait construit sa maison à la Beauchardière, un hameau proche du Taillis, non loin du bourg sur la rive gauche de la Coudre, y aurait cultivé des terres en propriété, fonds que sa descendance n’aurait pu conserver. Quant au grand-père paternel de la mère de la conjointe, il était né de parents mariés en 1826, descendants au 3e degré de deux demi-frères Maurel nés au début du siècle précédent (fig 15 a)

67La médiation de deux alliances en chaîne à la même génération éloigne davantage encore le risque de consanguinité tout en restant dans une aire de parentèle. On ne peut douter que les conjoints de 1872 (fig. 15 b) aient eu connaissance du double relais d’affinité à la génération précédente qui les faisait « retomber en famille ». Le grand-père du marié est propriétaire du bordage de Grandmont (4 ha) en 1837 ; un seul de ses 3 fils, fermier de 12 ha et maire de la commune, double, en rachetant la part de son frère employé de commerce à Paris, le fonds patrimonial dont héritera le marié (8 ha). Le père de la mariée, héritier de 2 petites fermes (8 et 4 ha), tient à bail l’une des grandes fermes (30 ha) de la vallée de la Même ; le frère de son épouse – tous deux descendants de propriétaires agriculteurs de Préval – s’est allié à la fille de la sœur du grand-père du marié, installée à Préval par son mariage.

Figures 15a et 15b. « Retomber en famille »

Figures 15a et 15b. « Retomber en famille »

68La fréquence des veuvages et remariages jusqu’aux premières décennies du xxe siècle peut conduire à l’alliance de l’enfant d’un premier lit dans la parentèle du second conjoint d’un parent veuf (fig. 16 a), ou encore dans la parentèle du premier conjoint de la seconde épouse de son père (fig. 16 b). Enfin il n’est pas rare que s’unissent les enfants de premier lit de conjoints devenus veufs et remariés. Nés chacun d’un couple de parents différent, ils sont élevés ensemble dans un même second foyer, dans une proximité de frère et sœur qui peut se transformer en une autre forme d’attrait (fig. 16 c). Enfin le resserrement familial par l’alliance des enfants de premier lit (ici nés respectivement en 1853 et 1861) de veufs remariés peut être suivi, quand ces derniers ont ensemble un enfant (né en 1878), d’un second renchaînement où les conjoints sont de même classe d’âge mais de génération décalée (fig. 16 d).

L’alliance entre cousins germains de premier degré

69Selon G. Augustins, l’héritage des filles, qu’ont instauré ici les coutumes orléano-parisienne et bretonne sur fond d’exhérédation de l’ancienne coutume de Normandie, incite aux mariages entre cousins germains. Sous l’Ancien Régime, des paysans riches retiennent ainsi la dispersion des terres familiales et préservent la stabilité de leur classe. Ces inclinations sont perçues encore par des habitants âgés, petits et moyens paysans actifs de la première moitié du xxe siècle, qui attribuent ces alliances, socialement réprouvées, à l’autorité des grands-pères visant « l’alliance des fortunes ». Selon la logique foncière, qui n’est pas étrangère à la constitution des réseaux matrimoniaux, le mariage le plus efficace serait en effet celui de cousins germains, enfants uniques de préférence, dont l’héritage rassemblerait les lots de deux parents d’une même fratrie, donc annulerait la division opérée par la plus récente succession. En réalité ces unions, qui exigent une dispense de l’institution ecclésiastique et donc une démarche insolite et coûteuse pour la majorité de la population paysanne, restent ponctuelles et ne se répètent qu’au sein d’une poignée de familles paysannes propriétaires.

70À la génération de départ, 3 frères Vincent ont respectivement 6, 3 et 6 enfants dont ne figurent ici que les alliances remarquables (fig. 13, niveau supérieur). FrançoisJean unit la même année (1846) son seul fils JeanFrançois à la fille aînée Eulalie de son frère Basile, une de ses filles à un fils de son frère Joseph. Le premier ménage, locataire de la Hutière sur St Germain, a 3 fils dont deux épousent en 1868 et 1870 deux sœurs Gaillet, filles du fermier des Maisons Neuves – ferme à 4 domestiques –, et s’installent non loin l’un de l’autre sur les territoires de la Chapelle-Souef et St Cyr-la-Rosière-l’une des fermes est héritée de la lignée maternelle de leurs épouses. Le second ménage n’a pas d’enfant. En 1870 Alexis, un autre fils de Joseph, reprend le bail de la ferme des Maisons Neuves après François

Figures 16 a-b-c-d. Les alliances dérivant des remariages

Figures 16 a-b-c-d. Les alliances dérivant des remariages

71Julien Gaillet, père des épouses des fils de ses cousins germains Jean François et Eulalie, puis achète la ferme en 1881. Jean François, devenu veuf, épouse en 1868 – année du mariage de son fils aîné – la sœur devenue veuve de François Julien Gaillet, père de ses belles-filles. Les Gaillet ont encore une sœur, épouse du fermier des Hautes Brosses (15 ha) à Gemages, et un frère JeanRené, fermier au Taillis (18 ha) où il a succédé au père de son épouse, et qu’il achètera en 1893. JeanRené a une fille unique, qui épouse en 1867 le fils unique de sa sœur. Le ménage de ces autres cousins germains succédera au Taillis, l’épouse héritera en 1898 de la ferme. Revenu à des descendants citadins, ce fonds est vendu au fermier en place en 1980. Si l’on suit la descendance du premier mariage de Marie Angélique Gaillet, seconde épouse de JeanFrançois Vincent, et parallèlement celle d’Alexis Vincent, installé aux Maisons Neuves, la figure généalogique aboutit aux mariés de 1936 évoqués plus haut.

72Aujourd’hui c’est seulement à partir du 3e degré de cousinage qu’il apparaît tolérable de s’épouser, car au 2e degré le sentiment de consanguinité n’est pas suffisamment épuisé par l’éloignement géographique ou le changement d’environnement social. Particulièrement commentées sont les alliances entre cousins germains ou issus de germains qui rapprochaient des familles détenant « les fortunes » : « c’étaient des gens de moyens élevés, ils voulaient pas que le bien se disperse, alors ils mariaient ça entre cousins », dit l’héritier d’une famille nantie qui n’a pas néanmoins épousé sa cousine. Un petit fermier fait écho : « ils cherchaient les mariages entre « gros » et « gros », et que la terre reste dans la famille ».

  • 36 Cf. T. Jolas, Y. Verdier, F. Zonabend, « Parler famille », L’Homme, 1970., (3).

73Ici comme en Haute Bourgogne36, ces mariages dans une parenté consanguine proche, encore vécue, sont perçus avec réserve, mais ce n’est pas le risque biologique du « même sang » qui est avancé d’abord. Ces mariages entre partenaires fortunés ont le défaut d’abord d’accaparer les terres aux dépens des « petits ». Mais aussi, parce qu’ils sont « arrangés », « fabriqués » sans tenir compte d’une affinité personnelle des futurs conjoints, ils passent pour n’être pas heureux. On dit d’époux qui furent ainsi unis : « après, ça allait chacun de son côté » ; un fils évoque le divorce de ses parents ; « c’était un mariage forcé, un mariage de cousins » ; la vieille parente d’une jeune femme ainsi mariée après la Première guerre se souvient que « son mari, elle l’avait pas voulu ; orpheline toute enfant, quand elle est sortie de pension, les grands-pères ont dit “vous allez vous marier”, et en ce temps là, on ne s’opposait pas ». La pression familiale pouvait s’exercer dès l’enfance, comme pour cette autre orpheline élevée au foyer de la sœur de sa mère, veuve de guerre après quelques mois de mariage : « je me suis mariée avec le fils de la sœur du mari mort à la guerre de ma vraie tante ; toute petite déjà, ma belle-mère je l’appelais “tata” ».

  • 37 « Ces consanguins si éloignés qu’on a renoncé à les appeler du terme de cousins, mais avec lesquel (...)

74Les mariages les plus appréciés aujourd’hui, hors ceux qui redoublent le lien entre deux fratries, restent ceux qui allient des cousins éloignés sur le réseau généalogique, dont les familles ne « cousinent » plus37 ; les partenaires résident dans une aire géographique relativement proche, parce qu’on oublie ceux qui partent trop loin. Sans avoir de responsabilité manifeste dans le choix qui désormais est laissé aux futurs époux, ces familles accueillent avec un intime confort le témoignage d’une ancienne parenté – surtout si elle confirme l’homo – ou l’hypergamie ; lors d’un mariage récent, à la satisfaction des convives « il y avait une tante qui se souvenait des mariages d’avant, alors les mariés se sont aperçus que 3 ou 4 générations au dessus ils retombaient en famille ».

Des renchaînements remarquables

75L’enquête ethnographique, relayée par les inscriptions archivées, a conduit à relever des grappes de lignées dans lesquelles, jusqu’au milieu du xxe siècle, cumulant les diverses combinaisons qui viennent d’être recensées, se renchaînent des alliances entre trois ou quatre lignages, dans un espace géographiquement et socialement restreint.

  • 38 Par l’alliance de François-René de Romanet, en 1822, avec Ernestine Bonnet de Bellou, une des lign (...)

76Dans un premier cas (fig. 17), il s’agit d’un groupe de 3 à 4 familles se réservant durant plus d’un siècle, par le relais des ménages d’une génération à l’autre, les baux de fermes – dont quelques unes sises sur notre commune – appartenant à la famille noble résidant au château de Bellou38. Nantis, pour quelques-uns, d’un petit « bien de famille » hérité, donné en location avant de le récupérer au moment de la « retirance », ces fermiers d’unités de 18 à 25 ha se reconnaissent parents, et partagent la préoccupation majeure de se maintenir dans la clientèle du château, de retenir l’accès aux baux dans le réseau familial.

77Yvonne Foulon, gardienne sagace de la mémoire familiale, m’a guidée dans la reconstitution de la configuration généalogique au sein de laquelle se sont échangés des conjoints, et dont les ménages se sont succédés sur les fermes des châtelains de Bellou. L’aïeul de son mari est à son décès, en 1807, fermier de Blandé, l’ancien fief des seigneurs de St Germain ; vers 1830 deux de ses fils sont à la Haute et à la Basse Blatrie, dépendant du château de Bellou. L’un d’eux Jean-Jacques a trois fils, installés respectivement, selon mon informatrice, à la Haute Blatrie, la Clergerie et la Cour (où cultive Jean Pierre, grand-père du mari d’Yvonne) – toutes fermes dépendant du château ; il a aussi une fille, dont le mariage (1853) avec un Bourgoin, frère du grand-père paternel d’Yvonne, initie les renchaînements qui vont suivre ; ce ménage s’installe à la Basse Blatrie. À la génération suivante, l’inclusion de la famille Sortin, « partie des Arpents », hameau de Bellou, détend les échanges matrimoniaux et élargit la parentèle : en 1883 une fille née de l’union de 1853 entre une Foulon et un Bourgoin s’allie à Modeste Sortin, petit cultivateur propriétaire aux Arpents, et en 1886 une cousine germaine paternelle de ce dernier épouse Auguste Foulon, fils de Jean Pierre. À la même génération se range le père d’Yvonne, Prosper Bourgoin, agriculteur dans une commune proche du département de la Sarthe, fils d’un frère du marié de 1853. Sa fille aînée Émilienne, qui a 15 ans de plus qu’Yvonne, épouse en 1908 un fils du fermier de l’Hernaiserie (appartenant au château mais sur le territoire de St G.), dont la mère est née Bourgoin, sœur de la mariée de 1883 et cousine germaine du père d’Émilienne : le mariage de 1908 unit donc deux cousins issus de germains. Enfin « l’année d’avant 14, Louis Sortin, fils de Modeste, s’est marié à sa cousine aussi, puisque c’était la fille à une Augustine Foulon, cousine germaine de mon beau-père ; on était au mariage nous les Bourgoin, comme cousins de l’autre côté » – la mère du marié et le père d’Yvonne sont en effet cousins germains –, « à ce mariage j’avais 14 ans, mon cavalier c’était mon futur mari venu en congé du régiment » (cousin issu de germain, lui, de la mariée).

Figure 17. Renchaînement d’alliance Foulon/Bourgoin/Sortin

Figure 17. Renchaînement d’alliance Foulon/Bourgoin/Sortin

78Quand les parents d’Yvonne se retirent, en 1916, elle va aider le ménage de sa sœur aînée installé à l’Hernaiserie : « de là j’allais quatre jours par semaine, en passant par les champs, chercher le pain que le boulanger déposait à la Clergerie, chez les parents de mon futur mari ». Après leur mariage en 1919, Auguste (fils d’Auguste) et Yvonne succèdent aux parents à la Clergerie. En 1926 le ménage quitte la Clergerie pour la Suardière (26 ha), qu’il vient d’acheter à l’ancien notaire de St Germain. De leurs 7 enfants, c’est le fils aîné qui succédera à la Suardière, après avoir épousé (1944) la fille du frère de l’épouse du fils de la sœur de sa grand-mère paternelle (FMSiSWBD). Sa sœur aînée et sa sœur cadette épousent l’une le fils du fermier de Courmartin (18 ha) – « on a eu le bail de la Haute Blatrie par relations de parenté puisque les parents avaient tenu la Clergerie, qui est aussi au château » –, et l’autre le fils du frère du mari de sa sœur. Le maillage serré des alliances qui maintient ici en parenté et en voisinage les familles Foulon, Bourgoin, Sortin et Milet relève, plutôt que d’un objectif de « rassemblement des fortunes », du voisinage des fermes sises de part et d’autre de la limite entre Bellou et St Germain, et de l’accès préférentiel aux baux concédés par les propriétaires résidant au château. Des ménages tenant des fermes dépendant du château de Bellou deviennent propriétaires, au tournant du xxe siècle, de fermes sur St Germain. Après 1960 les héritiers de la famille châtelaine, dispersés, mettent en vente le reste de leurs fermes.

  • 39 En 1747, au baptême d’un enfant de Sallet – dont le père est seigneur des Loges –, l’époux de la m (...)
  • 40 Elle fut placée au moulin de St Laurent à 12 ans, quand son futur mari en avait 17.

79Le second cas (fig. 18) de nœuds matrimoniaux renouvelés entre 3 lignées se rattache davantage à des objectifs d’ascension économique et foncière de ménages d’agriculteurs considérés déjà au terme du xixe, nous assure-t-on, comme « au haut de l’échelle ». Il s’agit du ménage d’Alexandre Fagniot, arrivé en 1863 des environs de Bellême et qui prend à bail la ferme de Villiers (30 ha), et de deux ménages d’ascendance profonde dans la commune, celui de Louis Ildebert Belin39, et celui de Jules Rollin, tenace acquéreur foncier du tournant du siècle, qui garde figure, pour les contemporains de son petit-fils et successeur, du « maître de ferme » avisé et ambitieux. En 1875 un fils du fermier de Villiers, Alexandre Fagniot – même prénom que son père –, épouse Désirée Rollin, fille de Jules, fermier de la Maillardière (20 ha), propriétaire aussi de terres alentours ; Villiers et la Maillardière appartiennent à deux familles distinctes de la noblesse environnante. Le nouveau ménage prend à bail le moulin de Villiers (12 ha), puis de 1886 à 1906 le domaine de Blandé (53 ha), sur lequel un fils lui succédera. À la génération suivante, Henri Fagniot, fils du frère du premier marié Alexandre, épouse en 1910 Céline Rollin, fille du frère de la première mariée, et le ménage succède au père et au grand-père Fagniot à la ferme de Villiers. Dans le même temps interviennent comme prétendants les trois fils de Louis Ildebert Belin et Joséphine Jarrin ; ce ménage, qui fut locataire de la ferme de la Sansaudière (18 ha), a acquis en 1892 le moulin de St Laurent (13 ha), et les époux ont reçu en héritage chacun une ferme de 8 ha. En 1909 Désirée Fagniot, sœur du marié de 1910 – et filleule de sa tante Désirée née Rollin – épouse Louis Belin ; en 1913 Léon Belin s’allie à la sœur de l’épouse de François Rollin, qui a succédé à son père Jules à la Maillardière. Jules Belin épouse en 1910 la domestique40 de ses parents au moulin de St Laurent.

80Les trois frères Belin sont tués en 1914 et 1915. La veuve de Jules se remarie en 1915 avec le veuf de la sœur de son mari, quatrième mariage de cette seconde génération resserrant la parenté entre les Fagniot, les Rollin et les Belin ; ce second mari décédant peu après, la veuve convole une troisième fois.

81À la troisième génération Louise, l’orpheline de Louis Belin et de Désirée Fagniot (décédée en 1916) se trouve mariée en 1928, à 18 ans, à son cousin issu de germain François Fagniot, petit-fils du frère de son grand-père maternel et de la première Désirée Rollin ; le ménage reprend, après parents et grands-parents de l’époux, le bail de Blandé, et leur gendre leur succédera, qui sera élu maire. En 1931 la fille de Jules Belin épouse le fils du troisième mari de sa mère, et son ménage tiendra en location jusqu’en 1960 le moulin de Blandé. Enfin la fille orpheline de François Rollin, tué en 1916, et d’une mère décédée après la naissance d’un fils en 1913, épouse le fils, agriculteur/propriétaire à la Ferté-Bernard, de la sœur de Léon Belin qui fut le mari de la sœur de sa mère.

Figure 18. Renchaînement d’alliances, Rollin/Fagniot/Belin

Figure 18. Renchaînement d’alliances, Rollin/Fagniot/Belin

82Après le décès du père Louis Ildebert Belin, sa veuve a partagé leurs biens entre 3 fils et 2 filles (1909). Si bien qu’après la guerre et la mort de 3 fils et d’une fille, ce sont leurs enfants qui sont héritiers. La fille de Jules Belin hérite du moulin de St Laurent (12 ha) et de la ferme de l’Aunay-Maurie (8 ha) ; la fille de Louis a la ferme de Grandmont (9 ha), venant de la lignée des Belin, et recevra plus tard de son grand-père maternel Fagniot 3 fermes dont 2 sur St Germain, faisant ensemble 30 ha, avec la maison bourgeoise au bourg ; les deux orphelines partageront avec Berthe, seule survivante des cinq enfants Belin, la part de Léon qui n’a pas eu d’enfant. En janvier 1890, avant le mariage de leur fille Désirée avec Alexandre Fagniot, les parents Rollin avaient fait leur donation : Jules a reçu 9 ha de terres autour de la ferme et une maison au bourg, sa sœur a eu lot égal, en 2 petites fermes dont l’une sur St Germain. Dans les trente années qui suivent, le fermier de Villiers d’une part, Jules Rollin d’autre part accumulent les acquisitions de fermes moyennes (7 à 12 ha) mais aussi de « métairies » (20 ha), de prés et de bois, de maisons au bourg.

83En 1930 la succession du premier, fils d’Alexandre Fagniot, atteint 100 ha, – dont 37 ha hors de notre commune, venant de l’ascendance paternelle, et en 1949 celle de son fils qui lui a succédé à Villiers s’élève à 145 ha. Dans la famille Rollin, après le décès de Jules (1935), c’est 135 ha (dont la ferme de la Maillardière tenue de père en fils depuis 1826 et achetée en 1919) qui sont allotis par tirage au sort entre ses deux filles et les 2 orphelins « faisant souche » du fils unique François disparu en 1916.

84Les renchaînements qu’initie le mariage de 1890 entre Alexandre Fagniot et Désirée Rollin n’ont pas pour objectif, comme c’est le cas chez les petits propriétaires paysans, un remembrement des terres, un rapprochement des lots hérités par la conjonction de deux lignées : les « métairies » et « domaines » dont la gestion a enrichi leurs fermiers restent hors du marché paysan jusqu’au terme de la Première guerre. Jules Rollin n’achète la Maillardière qu’en 1919 ; quand Villiers est mis en vente en 1923, son fermier choisit d’acquérir une ferme de 70 ha hors de la commune ; Blandé restera propriété d’une branche des Romanet jusqu’en 1960. Le souci d’isogamie, de maintien des fortunes foncières dans un réseau serré de parenté apparaît le moteur essentiel de ces renchaînements. Évaluant leurs atouts, les familles se sont reconnu équivalentes : Blandé et Villiers, tenues par les Fagniot, sont les plus grandes fermes de la commune ; les Rollin, dont l’ascension est reconnue comme l’œuvre de Jules, sont considérés comme les plus gros propriétaires paysans ; et si le patronyme des Belin s’éteint car aucun des jeunes soldats n’a eu de fils, il bénéficie, jusqu’aux décès de leurs filles, dans la décennie 1980-1990, de l’ancrage et de la notoriété acquises. En dépit de l’homogénéité des fortunes, l’ascendant économique et social de ces « gros » ne se maintient pas au delà des années trente. Les héritiers restés agriculteurs sur la commune, notamment à Blandé, à la Maillardière, au moulin de Blandé, n’étendent pas davantage leurs biens sur la commune, et c’est seulement à Blandé qu’il y a succession familiale en 1963. C’est hors de leur influence que s’accentue la concentration foncière et culturale dans la commune, au bénéfice d’une moyenne paysannerie ancrée que rejoignent quelques familles d’agriculteurs venant du nord.

85Il apparaît par ailleurs, d’après ce qu’en disent des descendants de ces familles, qu’en dépit de l’enchevêtrement des unions entre les Rollin, les Fagniot et les Belin, les liens parentélaires se sont relâchés davantage que dans le réseau des familles en parentèle clientes du château de Bellou : leurs fermes n’étaient pas voisines, les relations avec les différents propriétaires châtelains n’avaient pas la même profondeur. Il est probable aussi que la disparition de 8 jeunes conjoints des 6 alliances en parenté de la seconde génération, dont la progéniture s’est trouvé réduite à 3 filles, a invalidé en quelque sorte les « renchaînements » grâce auxquels trois familles « se tenaient », au sein de la commune, au tout début du xxe siècle – le ménage épargné d’Henri Fagniot et Céline Rollin quitte Villiers en 1923. Aussi y a-t-il une période de vacuité dans la mémoire familiale accessible durant le temps de l’enquête, cette troisième génération, d’âge avancé, n’ayant souvenir que des grands-parents, tantes et « bonnes de famille ». Il n’y pas de sentiment d’identité partagée au sein d’une parentèle artificiellement créée par les renchaînements et fragilisée par des départs, par l’hécatombe de jeunes époux. Il faut souligner aussi que dans ces fermes de riches le mode de vie reste austère, en même temps qu’on semble se garder de tout voisinage avec une paysannerie moins cossue. C’est seulement après les années 1930 que les cols de fourrure que portent les dames sur les photos de famille témoignent de l’élévation sociale, du bond hors de la paysannerie. Après les années de pension, garçons et filles aident aux travaux des champs : Louise Belin, orpheline élevée par ses grands-parents maternels retirés au bourg, « montait dans la charrette avec la bonne pour aller faire les foins à Courtoulin », avant de devenir par son mariage « maîtresse » à Blandé. Pour le frère et la sœur Rollin. orphelins, la fille élevée dans une commune voisine par la sœur de sa mère, et le fils vivant avec son grand-père Jules dans la maison qu’il fait construire près de la Maillardière, les seuls rencontres avaient lieu lors de conventionnelles « réunions de famille » trois fois l’an. Ceux qui, encore enfants, ont entendu commenter la distance que ces ménages en parenté ont maintenu les uns vis à vis des autres imputent ce comportement tant à l’effet de repli dû aux « malheurs » familiaux qu’à l’amertume persistante de l’ancienne compétition économique et foncière, à cet « esprit de rivalité » indissociable de « la fierté d’être au dessus des autres » dont on chargeait ordinairement « les gros ». Reste que la disparition de presque toute la génération des jeunes adultes des familles Belin et Rollin atteint lourdement le cours ordinaire de perpétuation des groupes domestiques, annulant pour une bonne part relations et solidarités qui confèrent aux parentèles ancrées leur cohésion et leur prépondérance.

Notes

1 Selon H. J. Habakkuk, les parents ne limitaient pas leur procréation tant que mouraient beaucoup de nourrissons. « Population growth and economic development since 1750 », 1971.

2 H. J. Habakkuk rapporte des propos relevés dans les campagnes d’Europe de l’Ouest concernant la fécondité. D’autres enquêtes relèvent des attitudes analogues. Selon E. Robert, dans les campagnes anglaises « les femmes interrogées ne connaissaient pas les pratiques de leurs mères », et en 1939 encore on observe le soupçon que seules « les femmes de mauvaise vie » n’avaient qu’un ou deux enfants.

3 Le journal de Marie de Semallé (man.1870-1873), fille du propriétaire d’une quinzaine de fermes de la Chapelle-Souef, résidant au château des Feugerets, témoigne de la piété de la famille noble dans cette paroisse limitrophe de celle de St Germain. Pour une période plus proche, l’influence religieuse de la noblesse a touché surtout des enfances. Un « bouvier » se souvient de la pression exercée sur lui, comme sur ses 9 frères et sœurs, des châtelains que ses parents servaient comme « ménage », dans les années trente : « c’était très catholique, moi il fallait que je sois enfant de chœur, que je réponde à la messe »... Une agricultrice sexagénaire se souvient que « le jour de la Fête-Dieu, on faisait les reposoirs, on avait des corbeilles et on lançait des pétales de rose, c’étaient les dames du château de Préval qui faisaient faire ça ».

4 cf. A. Bensa « Les Saints Guérisseurs du Perche Gouet » 1978.

5 J. C. Farcy, op. cit., 1re partie.

6 Des récits évoquent la spécificité du malheur organique et de la dépendance des femmes, les grossesses interrompues de façon naturelle par l’épuisement à de trop lourdes tâches, à la maison et aux champs, ou bien volontairement par la difficulté à vivre. « Je n’ai jamais pu aller jusqu’au bout, ça tombait avant quatre mois », dit une ancienne journalière, et une autre, « qui bûchait avec son homme », « ne gardait qu’un enfant sur 3, les autres arrivaient pas à terme ». Ces déboires persistent au milieu du xxe siècle : « Ma fille, qui a repris avec son mari notre ancienne ferme qu’était valable, elle a fait 4 fausses couches, elle travaillait de trop elle s’est minée ». On entend aussi : « ma cousine elle s’en est fait passer toute seule, son homme la rendait trop malheureuse », et encore : « ma sœur elle a eu 3 enfants, puis est morte d’une fausse-couche : elle pensait que c’était assez ». Ces informations se rapportent au xxe siècle ; mais les conditions de vie des paysans pauvres n’étaient certes pas meilleures auparavant.

7 Dans les foyers où on ne dénombre qu’une ou deux naissances, on ne peut savoir si la restriction de progéniture est dûe à un malthusianisme radical ou bien à des stérilités biologiques (cf. la note précédente). Il y a aussi les accidents : un agriculteur retraité, grand propriétaire foncier, ne fut pas volontairement un héritier unique, mais son frère aîné se noya à 6 ans dans le bief du moulin tenu par le ménage, et le troisième enfant attendu alors advint mort-né. Hors ces éventualités dramatiques P. Bois, dans « Paysans de l’Ouest », op. cit., considère « “les disparités éventuelles de la natalité » comme un élément d’une certaine personnalité collective ”, ce qu’on peut interpréter ici comme une soumission des couples, dans leur vie intime, à l’ascendant de traits culturel propres à l’environnement familial et social.

8 Op. cit., 1971, p. 44.

9 G. Désert, Un déclin démographique, in « La Normandie de 1900 à nos jours ».

10 La plupart des naissances d’enfants non déclarés par leur père ont lieu chez une grand-mère ou une tante, qui font office de sage-femme.

11 On sait que « sous l’Ancien Régime, l’illégitimité est restée exceptionnelle (0,5 à 2 % du nombre des naissances) », selon Dupâquier et Demonet, « Ce qui fait les familles nombreuses », in Annales, Sociétés, Civilisations, 1972. p. 1031. Au terme du xixe, le taux pour la France est de 8,7 %.

12 L’une d’elles choisit ses témoins hors de l’environnement familial – une couturière (d’origine parisienne) et son mari, et ne reçoit son « cochelin » – le plus beau cadeau, de l’argenterie ordinairement, offert par la marraine – qu’après deux années de mariage.

13 La considération pour une progéniture nombreuse semble ne pas s’en tenir aux humains. Un cultivateur retraité, éleveur de chevaux, énonce la performance d’une jument qui procréa 11 poulains « de suite », et dont la mère avait eu son dernier poulain à 22 ans. Une agricultrice rappelle que « dans les années trente, les “chiées de petits cochons” ça rapportait bien : c’était arrivé en 2 mois, et ça permettait d’acheter une machine ».

14 En 1842 une ordonnance de police interdit de garder plus d’un enfant à la fois.

15 J.-C. Farcy relate les effets meurtriers de l’« industrie nourricière » dans le Perche d’Eure-et-loir, in op. cit. (p. 590-591) ; cf. aussi infra le récit de Robert J. sur sa mère « meneuse » à 16 ans, juste avant la Première guerre, pour sa grand-mère nourrice. D’après D. Sussman, il y a dans l’Orne 35 à 50 enfants en nourrice pour 100 naissances, entre 1897 et 1907, The end of the wet-nursing business in France, 1874-1914, in Journal of Family History, 1977.

16 Situation observée dans les campagnes de la France entière, dans les dernières années de la Monarchie de Juillet.

17 J. Dupâquier et Demonet M., « Ce qui fait les familles nombreuses », 1972, op. cit., p. 179.

18 C’est le cas pour Louis Guillon, qui épouse à 22 ans une fille Varreau de 32 ans, pour Jean Poncet, de la Beauchardière, marié à 20 ans en 1811 ; pour Pierre Jarrin, marié à 19 ans l’année suivant le décès de son père, propriétaire à Même, en 1851, et au xxe siècle encore pour François Fagniot, qui à 23 ans épouse sa cousine de 19 ans, comme pour Maurice Rollin qui se marie en 1936 à 20 ans, quand la ferme [dont il a hérité] « tombe libre ».

19 Selon C. Cailly, aux xviiie-xixe siècles on se marie plus jeune dans le Perche que dans les 3 autres arrondissements de l’Orne et dans les départements voisins, « Mutations d’un espace proto-industriel : le Perche aux xviiie-xixe siècles », Fédération des Amis du Perche, p. 606.

20 Dans le recensement de 1861, par exemple, on ne dénombre que 6 célibataires de plus de 40 ans, dont 3 de plus de 50 ans.

21 « la communauté [...] ne se discontinue par le trépas de l’un d’eux, ayant laissé enfants dudit mariage [...] ainsi peuvent lesdits enfants demander, si bon leur semble, communauté de tous les biens meubles et conquêts immeubles avec le survivant, soit qu’il se remarie ou non, jusqu’à ce qu’inventaire de ces biens ait été fait solennellement et tenu pour clos ».

22 « si les défunts sont “sans hoirs de la chair”, les frères et sœurs et autres collatéraux succèdent quant aux héritages propres ».

23 Le couple formé par un homme et une femme était la communauté la plus simple, la plus élémentaire, « il fallait être mariés pour vivre », J.-M. Gouesse, « Parenté, famille et mariage en Normandie aux xvii et xviiie siècles », Annales, Sociétés, Civilisations, 1972, p. 1147.

24 J. Goody, « Inheritance, property and women : some comparative considerations », in « Family and inheritance. Rural Society in Wesrern Europe 1200-1800 », J. Goody, J Thirsk, and E. P. Thomson ed., CUP, 1976.

25 « Système de la Coutume », op. cit. 1972.

26 Égalité entre héritiers et exclusion des enfants dotés « Essai de géographie coutumière », Paris, 1968, Belin.

27 « Les charretiers sont à la limite supérieure de (la classe des journaliers), un prestige certain s’attache à cette fonction [...] sorte de laboureur en second », – il s’agit ici du Thimerais, à l’est du Perche B. Derouet, « Une démographie différentielle : les poulations rurales d’Ancien Régime », Annales, Sociétés Civilisations, 1980. Dans un recueil de textes édités par N. Belmont, « Aux sources de l’ethnologie française », 1995, M. Desgranges relève qu’en Eure-et-Loir, vers 1840, « les charretiers ou garçons de ferme [...] ne sont pas dans l’état de domesticité ». Dans le folklore régional l’autorité du charretier sur la gent domestique est métaphorisée par le geste de « refermer son couteau » pour signifier la fin du repas [...] et la reprise du travail.

28 Cette étape du cycle de vie des jeunes hommes est attestée pour d’autres régions : « L’institution du service est une pièce essentielle du mécanisme assurant un niveau élevé d’exogamie [...] les séjours en “domestique” permettent la recherche d’un conjoint. » E. Todd, « Mobilité et cycle de vie en Artois et en Toscane au xviiie siècle », Annales, Sociétés, Civilisations 1975.

29 « Aspects of kinship behaviour and property in rural Western Europe before 1800 », p. 98, in J. Goody, J. Thirsk, and E. P. Thompson, op. cit., 1976.

30 M. Segalen, « Quinze générations de Bas-bretons », PUF, 1980.

31 « Jus sanguinis », in Revue historique du droit français et étranger, 1933 4e série vol. XII.

32 Selon une relation de concurrence/solidarité bien ancrée dans la paysannerie, il y a « intégration forte dans la vie des couples des intérêts fonciers des collatéraux de chaque conjoint » D. W. Sabean, op. cit., 1976.

33 Dans les années 1940 à 50, les jeunes ont tous pu acquérir leur bicyclette, qui permet de fréquenter les bals des communes voisines le dimanche. Mais on ne « sort » pas en semaine, sinon pour accompagner les parents à la veillée chez des voisins.

34 J. Goody, Production and reproduction. A comparative study of the domestic domain. C U P 1976, p. 131.

35 L’un et l’autre de ces conjoints apportent 50 000 F de dot à leur mariage en 1903.

36 Cf. T. Jolas, Y. Verdier, F. Zonabend, « Parler famille », L’Homme, 1970., (3).

37 « Ces consanguins si éloignés qu’on a renoncé à les appeler du terme de cousins, mais avec lesquels la parenté est liée à un nom de lieu ou au port du même patronyme », T. J. et al. op. cit.

38 Par l’alliance de François-René de Romanet, en 1822, avec Ernestine Bonnet de Bellou, une des lignes de descendance hérita du château de Gevraise et de ses dépendances ; la veuve d’un arrière-petit-fils du marié de 1822 y réside jusqu’à son décès en 1994, sans héritier direct.

39 En 1747, au baptême d’un enfant de Sallet – dont le père est seigneur des Loges –, l’époux de la marraine est Anselme Sault – patronyme qui devient Lesault à la naissance (1849) de Louis Ildebert.

40 Elle fut placée au moulin de St Laurent à 12 ans, quand son futur mari en avait 17.

Table des illustrations

Titre Figure 9. Nombreuses naissances, nombreux décès : dans les familles prospères comme chez les journaliers.
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Titre Figure 10a et 10b. Reproduction généalogique des naissances illégitimes
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Titre Figure 11. Décès en chaîne des jeunes adultes et des nourrissons
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Titre Figures 12-a-b-c-d-e. La duplication de l’alliance dans la parenté proche non-consanguine.
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Titre Figure 13. Alliances préférentielles entre descendants de consanguins d’alliés. Fovelle/Bigot et Vincent/Gaillet, 1936.
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Titre Figure 14. Antériorité de l’endogamie
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Titre Figures 15a et 15b. « Retomber en famille »
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Titre Figures 16 a-b-c-d. Les alliances dérivant des remariages
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Titre Figure 17. Renchaînement d’alliance Foulon/Bourgoin/Sortin
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Titre Figure 18. Renchaînement d’alliances, Rollin/Fagniot/Belin
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© Presses universitaires de Rennes, 2006

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