1La notabilité de Geoffroy de Montalembert eut ainsi des caractères fort variés. Parmi les plus spécifiques, ceux qui furent liés à son exceptionnelle longévité politique ne sont sans doute pas les moins négligeables. On a déjà souligné l’étirement inhabituel de sa carrière politique. En 1983, il était réélu à la tête de son village pour la huitième fois, entamant sa 48^e année de mandat de maire d’Ermenouville et même sa 58^e de premier magistrat d’une commune si l’on ajoute ses fonctions annappoises. Trois ans plus tard, il achevait son septième mandat de parlementaire au Palais du Luxembourg et était réélu pour un nouveau, alors qu’il atteignait ses 88 ans. Il cumulait alors 40 ans de présence à la Haute Assemblée.

2On a, auparavant, expliqué les facteurs de cette longévité : un enracinement personnel et politique très profond, l’efficacité d’un réseau et l’étendue d’une influence, maintenus grâce à un travail parlementaire intense à Paris et en province. Il importe de se pencher maintenant sur les manifestations de cette longévité. Et d’abord, celle-ci fut-elle remarquée ? Cette carrière qui durait eut-elle des conséquences sur les représentations de ses pairs et de ses administrés normands ? Quelle place accorda-t-on au Sénat et dans la presse à ce parlementaire bientôt nonagénaire ? L’âge et l’ancienneté étaient-ils, à ce stade, des éléments susceptibles de le disqualifier ?

3Enfin, pour finir, il ne paraît pas possible de ne pas s’arrêter sur les manifestations auxquelles son décès donna lieu. On l’a vu pour son père en 1926, le moment des obsèques, s’avère, pour tout homme public, riche d’enseignements sur de nombreux points. D’abord, il donne à voir, par sa forme, et une dernière fois, des éléments d’une culture et d’une identité personnelle qui confèrent souvent à la personnalité en question son unité et sa complexité. Ensuite, cela nous permet d’achever cette étude sur le regard posé par ses pairs sur Geoffroy de Montalembert et sa carrière.

Le regard de la presse sur le doyen du Sénat

4À partir de sa réélection de 1986 au Sénat, la presse locale et nationale s’intéressa plus qu’auparavant à Montalembert, en particulier à l’occasion des premières sessions qui suivirent les renouvellements sénatoriaux. Des éléments communs apparaissent dans les articles qui lui sont alors consacrés, contribuant à dresser un portrait spécifique du parlementaire.

5C’est d’abord, presque naturellement, sur la longueur de sa carrière que les journalistes s’arrêtent. Le Monde titre le portrait dressé par Michel Kajman en octobre 1989 : « Geoffroy de Montalembert, sénateur pour l’éternité » et ajoute que sa biographie « a quelques chose d’une vie de sénateur perpétuel1. » Le journal Paris Normandie titre un article de Robert Servant, en février 1989 : « Le secret du doyen. » Il commence par rappeler qu’à 91 ans, Montalembert brigue un nouveau mandat de maire d’Ermenouville et est le doyen des maires de France, après avoir été le plus jeune en 1925. Quant au Quotidien de Paris, pour lequel Georges Spiteri l’interroge en 1991, il lui décerne le titre de « plus vieux parlementaire français en activité2 ».

6C’est ensuite sur sa jeunesse et sa santé que les journalistes insistent. Dans un portrait paru dans Paris Normandie en 1986, Philippe Huet écrit : « Quatre vingt-huit ans. Un cas étourdissant de vitalité, présent partout et sur tous les terrains, Geoffroy de Montalembert […] sidère. Santé de fer et activités tous azimuts. De Montalembert ne tient pas en place. À un âge où tant d’autres, tous les autres, auraient depuis longtemps refermé la porte de leur vie active, Monsieur le Sénateur marche, court plutôt, à fond la caisse, ne manquant aucun de ses rendez-vous d’homme public. Que ce soit à la tribune, dans la foule, à la table des banquets ou encore sur les bancs du Palais du Luxembourg, il est là… Un cas3. »

7Les journalistes mettent en avant la grande mémoire de l’homme et son goût du récit : « Rassemblant ses souvenirs, il charrie avec une stupéfiante mémoire, chiffres et anecdotes, aligne dates et personnages. Et une fois lancé, Geoffroy de Montalembert, l’homme sans âge et sans fatigue, est tout bonnement irrésistible. On ne l’arrête pas4. »

8Au total, les articles de presse sont marqués par un incontestable respect pour sa personne et sa carrière. On n’y trouve aucune trace de polémique sur ses prises de position passées, son vote de 1940 compris. Quant à son origine aristocratique, si elle est toujours signalée, elle n’est en rien porteuse d’un handicap pour les journalistes, au contraire. Philippe Huet parle de son ascendance comme d’une « assez fabuleuse galerie de portraits, d’ancêtres illustres, militaires glorieux pour la plupart »5. Dans Le Monde, Michel Kajman écrit : « […] En son château d’Arnouville il promène avec lui sans nostalgie visible, un cortège de noms, de vertus anciennes, de gloires éteintes, de mythes révolus d’une France changée depuis longtemps6 […]. » Quant à son alliance avec les Wendel, la perte de sens de ce nom dans la France de la fin du xx^e siècle oblige les journalistes à rappeler qui était François de Wendel.

9L’âge et la longévité politique n’attirent pas non plus la critique. C’est au contraire une certaine admiration qui s’exprime devant ce « témoin du siècle7 ». En fait, sa longue carrière et son grand âge permettent aux journalistes de dresser le portrait d’un homme dont ils viennent recueillir des enseignements pour le présent et l’avenir ainsi qu’un témoignage sur ce qu’il a vécu. Montalembert est présenté comme un sage. À un degré moindre, certes, que son illustre contemporain, mais dans le même registre, il est investi, comme Antoine Pinay d’une fonction référentielle de guide en raison de sa longévité et de l’unanimité qui semble régner autour de lui.

10On a dit précédemment qu’en 1977 Geoffroy de Montalembert avait été l’objet d’une tentative de déstabilisation personnelle lorsqu’une liste dissidente centriste avait cherché à lui faire perdre son siège de sénateur. Certains jugeaient qu’à près de 80 ans il était temps qu’il cédât la place. Dix ans plus tard, sa position a été modifiée. Tout se passe comme si le fait d’être entré dans le cadre unique d’une longévité exceptionnelle l’avait en quelque sorte rendu intouchable, en particulier en ce qui concernait son âge. Un renversement semble bien avoir eu lieu, après sa victoire de 1977 et l’acquisition de son titre de doyen, qui fit de son ancienneté non plus un handicap mais un avantage. La poursuite d’un engagement politique au temps du très grand âge a bien été, dans son cas, déclencheur d’une admiration unanime.

Le respect de ses pairs

11Ce fut encore plus le cas au Sénat où les signes de ce respect se multiplièrent dans les dernières années de sa présence. Son collègue normand Paul Caron dit ainsi qu’il était « respecté par tous pour son âge, son talent et ce qu’il représentait ». Sans doute faut-il entendre, par ces derniers mots, ce qu’il représentait en fait de mémoire de l’institution parlementaire. René Monory confirme cette observation ajoutant que cette admiration était teintée d’affection. André Bettencourt, autre collègue normand, précise : « Son discours [de doyen] était attendu. Il était généralement très applaudi car il disait des choses essentielles auxquelles il croyait mais il le disait avec une attention pour les autres, un respect d’autrui qui étaient toujours remarquables, si bien que même ceux qui n’étaient pas tout à fait d’accord avec lui ne lui en tenaient pas rigueur mais lui manifestaient estime, respect et les applaudissements ne manquaient pas. Il a eu de ce fait un rôle que peu de gens ont eu à ce point parce qu’il bénéficiait d’une estime générale, qui tenait à sa vie exemplaire, qui tenait à sa femme et à lui parce qu’ils étaient associés tous deux dans la vénération qu’on avait pour eux. » On retrouve ici la trace de la place prise par Odile de Montalembert dans la carrière de son époux.

12À la fin de l’été de 1986, ses collègues sénateurs normands participèrent, à Ermenouville, à une cérémonie organisée par le conseiller général de Fontaine-le-Dun, Jean-François Roulland, et les proches collaborateurs du doyen du Sénat, afin de célébrer ses 50 ans de mandat parlementaire. Cette célébration rassembla de nombreux élus locaux et nationaux et des personnalités : les membres du conseil municipal d’Ermenouville, plusieurs conseillers généraux, les sénateurs André Bettencourt et Paul Caron ainsi que Jean Lecanuet, président du Conseil général. Des leaders du mouvement gaulliste normand, le personnel des exploitations de Montalembert, quelques ecclésiastiques et représentants des corps constitués complétaient l’assemblée. Dans les propos tenus ce jour on retrouve les caractères des portraits dressés alors par la presse et étudiés auparavant : jeunesse, vitalité, expérience et convictions. Jean Lecanuet dit ainsi : « Déjà, jeune député, je vous écoutais et j’étais émerveillé par la vigueur de votre verbe, par votre talent oratoire et, ce qui est plus précieux, par la conviction qui émane de chacun de vos propos8. » Enfin, signe de l’intégration totale de l’identité aristocratique du sénateur normand, Jean Lecanuet concluait : « Vous êtes un gentilhomme car il ne suffit pas d’être né, il faut encore mériter sa naissance. » L’identité nobiliaire ne posait pas de problème, dès lors que Montalembert avait un comportement qui coïncidait avec la représentation de la vertu aristocratique.

13Ces marques de respect se retrouvent dans les séances publiques du Sénat et dans un certain nombre d’honneurs qui lui furent faits. Ainsi, quand il quitta son poste de vice-président de la commission des Finances, ses collègues lui octroyèrent le titre exceptionnel de vice-président d’honneur sur proposition de Christian Poncelet, président de ladite commission9. René Monory affirme qu’il s’agit d’une marque inhabituelle et très particulière. En octobre 1988, le Sénat voulut marquer les 90 ans de son doyen. Le 11 octobre, le président de séance, Michel Dreyfus-Schmidt, prit la parole pour présenter, au nom de ses collègues, ses compliments à l’occasion de son anniversaire. Il ajouta : « Je pense être votre interprète à tous en l’assurant de notre respectueuse amitié et de notre admiration pour le dynamisme avec lequel nous l’avons toujours vu exercer son mandat de parlementaire10. » Puis, les sénateurs se levèrent tous pour l’applaudir longuement. Montalembert répondit à cet honneur en mettant en avant son amour de son pays et son désir de le servir jusqu’au bout. Le ministre des départements et territoires d’outre-mer, présent alors en séance, Louis Le Pensec, prit ensuite la parole pour associer le gouvernement de Michel Rocard aux compliments faits au sénateur normand et pour l’assurer de ses vœux.

14Les didascalies contenues dans le compte rendu de ses discours de doyen peuvent être un moyen supplémentaire de mesurer la place tenue par Montalembert dans ses dernières années de mandat. Au total, leur lecture et leur étude semblent bien révéler une évolution et indiquent que ce respect pour sa personne grandit au point de devenir une véritable unanimité dont les manifestations sont de plus en plus claires. En 1977 il est interrompu deux fois par des applaudissements. Ceux-ci regroupent toutes les travées des membres de l’Union centriste des démocrates de progrès (UCDP)11, du RPR et du PR12, c’est-à-dire de la droite et du centre droit, quelques rangs de la gauche démocratique et du groupe socialiste. En 1980, ces applaudissements viennent des mêmes travées et dans les mêmes proportions mais l’interrompent une fois de plus que trois ans plus tôt. En 1983 puis en 1986, il est contraint d’arrêter son discours cinq fois et lorsqu’il évoque sa première élection en 1936 et sa réélection cinquante ans plus tard, la sténographie indique « Vifs applaudissements », notation qui jusqu’alors n’était indiquée qu’en fin de discours13. Ces applaudissements semblent bien venir des travées habituelles, c’est-à-dire de la droite et du centre, et de quelques sénateurs socialistes. Néanmoins, en fin de séance, il est inscrit : « Vifs applaudissements sur de nombreuses travées » ce qui peut peut-être signifier un élargissement vers la gauche. Celui-ci est attesté trois ans plus tard avec, en plus, une marque supérieure de respect de la part des sénateurs. En effet, en octobre 1989, au terme de son discours « Mmes et MM. les sénateurs des groupes du RPR, de l’UREI, de l’union centriste 14 et du RDE 15 se lèvent et applaudissent longuement. – Applaudissements sur les travées socialistes ainsi que sur quelques travées communistes16 ». C’est déjà par ce type de manifestation que ses pairs l’avaient salué à l’occasion de ses 90 ans. En 1992, on arrive au terme de cette évolution. D’une part, il est interrompu cinq fois par des applaudissements très larges allant de la droite aux socialistes et, en plusieurs occasions, les cris « Très bien » fusent. D’autre part, l’ensemble de ses collègues, communistes compris, « se lèvent et applaudissent longuement ». Geoffroy de Montalembert conclut en exprimant son émotion face à cette inhabituelle marque de sympathie.

15Sa longévité dans son mandat de maire lui valut également la reconnaissance de ses pairs dans cette fonctions. En 1987, lors du congrès de l’Association des maires de France, Jacques Chirac lui remet la grande médaille vermeil de la ville de Paris17. Et en 1990, en présence de Jacques Chirac et de Valéry Giscard d’Estaing, il est ovationné lors du congrès du mouvement national des élus locaux à Paris18.

16Ainsi, la longueur d’une carrière mais aussi un mode de présence au Sénat et de rapports avec ses collègues ont contribué à donner à Geoffroy de Montalembert une fin de mandat parlementaire exceptionnelle par le respect et la considération unanimes qui l’ont entouré.

La disparition et la mémoire

17On retrouva ces marques, à l’occasion de son décès, dans les propos des hommes politiques locaux et nationaux ainsi que dans la presse. Geoffroy de Montalembert décède à l’hôpital américain de Neuilly le mardi 2 mars 1993 dans sa 95^e année. Quelques jours plus tôt, il n’avait pu se rendre, à son grand regret, aux obsèques de Jean Lecanuet, en raison d’une grippe. Hospitalisé peu après, il mourut en pleine campagne pour les élections législatives.

18L’événement donna lieu à une large couverture médiatique, quelques jours seulement après celle qui concernait la disparition de Jean Lecanuet. Le journal normand Paris Normandie titra sur son décès le jeudi 4 mars avec un portrait en couleur du sénateur : « Le doyen du Sénat est mort. Ermenouville pleure Geoffroy de Montalembert. » Le Figaro salue « le condotierre de la Haute Assemblée19 ». Les articles insistent sur sa très longue carrière, le présentant comme « une haute figure de la politique normande » et « une mémoire de la vie politique française depuis la III^e République20 ». Ils reviennent sur sa courtoisie, son sens de l’humour et son goût pour le récit de ses souvenirs. Le maintien de son dynamisme malgré l’âge est encore mis en évidence. Une de ses formules est retenue et sert de titre à la double page qui lui est consacrée : « Toujours combattre pour mieux servir. » On le voit, les propos sont en totale continuité avec ceux tenus par les journalistes dans les dernières années de son mandat. C’est le signe qu’il avait acquis de son vivant une position à part dans le monde politique qui le préservait des polémiques.

19En ce qui concerne sa longévité, on accorde une place importante aux 68 années de mandat de maire qu’il exerça à Annappes puis à Ermenouville. Un long reportage est réalisé à Ermenouville dans la journée du 3 mars. L’article qui en rend compte exprime l’enracinement de Montalembert dans son terroir : « Froid et silence régnaient hier après-midi dans le petit village cauchois qui, depuis des décennies, ne faisait plus qu’un avec son maire21. » Le défunt prend la figure d’un notable dont la présence rassurait, tant l’administration du village reposait sur sa forte personnalité. Des habitants témoignent : « C’était avant tout quelqu’un de très humain, de très sympathique […] Il était attaché à ce que les gens soient unis. Du fait de sa position politique, de ses connaissances, c’était un peu un père pour beaucoup de gens qui venaient lui demander aide et conseils. » L’existence d’une certaine distinction entre le maire et l’homme politique national est évidente : « Pour la commune, il était bien. La politique c’est autre chose et nous on ne s’en occupait pas mais ici, il était respecté pour ce qu’il faisait pour le village22. »

20Enfin, la presse enregistre les réactions des personnalités politiques locales et nationales. Elles sont issues des hommes de son camp mais également d’opposants : le président du RPR Jacques Chirac, le président du Sénat René Monory, le président du groupe gaulliste du Sénat Charles Pasqua, Alain Juppé, le président du Conseil régional de Haute-Normandie Antoine Rufenacht, les sénateurs Roger Fossé, André Bettencourt et Paul Caron, le secrétaire départemental du RPR Alfred Trassy-Paillogues, des conseillers généraux et des maires du départements. On y trouve aussi la réaction de Frédérique Bredin, maire de Fécamp et ministre de la Jeunesse et des Sports du gouvernement Bérégovoy, du sénateur-maire socialiste de Grand-Quevilly, Tony Larue, qui lui succède d’ailleurs comme doyen du Sénat, du député socialiste d’Yvetot et du conseiller général de gauche de Fontaine-le-Dun.

21Un portrait du défunt sourd également de tous ces témoignages. Il est décrit comme « un témoin engagé de notre siècle23 », « un monument du Sénat24 », « un homme d’une expérience inestimable25 », « une figure marquante de notre vie politique nationale et régionale26 ». Sa jeunesse et sa vitalité sont, à nouveau, soulignées. Tous le décrivent comme un homme de conscience, de fortes convictions et d’une exemplaire courtoisie. Ses opposants politiques mettent en avant son respect de l’adversaire, sa tolérance et son patriotisme.

22Le lundi 8 mars 1993, la une du Paris Normandie ainsi que toute la page 2 du journal sont consacrées aux obsèques du doyen du Sénat qui ont eu lieu à Ermenouville dans l’après-midi du samedi 6 mars. Auparavant une chapelle ardente avait été dressée dans le hall du château, où les habitants avaient pu venir se recueillir. Le cercueil de Geoffroy de Montalembert gagna le monument aux morts du village en remontant la grande allée de hêtres qui séparait le château du centre de la commune, suivi de deux de ses petits-enfants tenant un coussin où se trouvaient ses décorations puis de sa famille. Une minute de silence eut lieu, ensuite, devant le monument ainsi que l’appel aux morts. Puis les honneurs militaires lui furent rendus. Vint ensuite la cérémonie religieuse. Un millier de personnes environ y assistèrent, dont plusieurs hautes personnalités : l’ancien président du Sénat Alain Poher, les sénateurs normands, Charles Pasqua, Antoine Rufenacht, le préfet de région, Madame Lecanuet, de nombreux députés, conseillers généraux, régionaux et maires. La cérémonie rassembla plusieurs ecclésiastiques et fut présidée par le vicaire général du diocèse de Rouen, le père Nourrichard. L’église étant trop petite, elle avait été réservée pour la famille, les plus hautes personnalités et les habitants d’Ermenouville. Une tente abritant les élus locaux avait été dressée et un système de sonorisation installé au dehors pour la foule qui n’avait pu entrer. L’ensemble prit ainsi l’allure d’une cérémonie à la fois solennelle et villageoise. En revanche, l’inhumation dans le cimetière se fit dans l’intimité familiale.

23Avant cela, André Bettencourt, représentant le président du Sénat, avait prononcé l’éloge funèbre du défunt. Il voulut y souligner le dévouement à son pays et à sa terre de Geoffroy de Montalembert, la tradition dont il était l’héritier, son intelligence, sa conscience et son cœur, l’attachement à son idéal spirituel et religieux et son fervent gaullisme. Il conclut en précisant qu’il avait été l’image du parlementaire accompli27.

24Dès lors, c’est le temps de la mémoire qui commence. Il est marqué par l’hommage du Sénat. Le 11 mai 1993, en présence de Madame de Montalembert et de sa famille, le président Monory prononce l’éloge funèbre de l’ancien doyen de l’assemblée. On y retrouve les éléments maintes fois répétés de ce portrait d’un homme dynamique, patriote, courtois et respecté de tous. René Monory n’hésite pas à affirmer qu’il fut « une des plus hautes et dignes figures du Parlement et du Sénat28 ». À sa suite, le ministre délégué aux relations avec le Sénat, Roger Romani, associe le gouvernement à cet hommage. Dans ces deux longs discours, les orateurs expliquent par son origine aristocratique et l’exemple familial le dévouement au bien public de Montalembert.

25En dehors de cette cérémonie, la mémoire du sénateur-maire d’Ermenouville suscita peu de manifestations particulières. Gérard Ambroselli, l’artiste qui sculpta la pierre du souvenir de la bataille d’Ermenouville, voulut offrir à cette commune un portrait de son ancien maire. Il le fit lors d’une cérémonie à la mairie le 3 octobre 1993, à quelques jours de la date anniversaire de l’ancien maire. Le tableau de Geoffroy de Montalembert, portant l’écharpe du premier magistrat de la commune et posant devant ladite pierre, orne maintenant le mur de la salle de la mairie. En 2004, la place centrale du village fut baptisée du nom de son ancien maire et la communauté de communes fit dresser une plaque rappelant sa longue carrière.

26Le 28 mai 1994, Madame de Montalembert décéda à Ermenouville. Pour elle aussi, une chapelle ardente fut dressée dans la château. Un certain nombre de personnalités, comme Madame Lecanuet, se rendirent à ses obsèques. Le corps des deux époux reposent encore aujourd’hui sous deux tertres de terre fleuris de quelques plantes mais sans aucun monument. Une plaque solitaire orne la tombe de l’ancien doyen du Sénat, déposée par les membres de la section du RPR de la circonscription.

27Geoffroy de Montalembert avait su s’attirer les sympathies de ses pairs par son travail parlementaire et sa présence au Sénat tout au long de sa carrière. Mais les dernières années de celles-ci furent marquées par la manifestation d’un respect particulier vis-à-vis d’un personnage dont la longévité politique exceptionnelle caractérisait dorénavant l’identité. À son échelle, plus locale, il rejoint ainsi ces hommes politiques très âgés que notre pays aime mettre en évidence tout en manifestant des impatiences de renouvellement plus rapide de la classe des dirigeants. Passé un certain âge, l’ancienneté pare l’individu de qualités nouvelles. Ce qui est original dans le cas de Montalembert, c’est la poursuite d’une activité intense jusque dans les derniers jours de son existence. Cette énergie donne une teinte particulière au portrait que font de lui ses pairs et les journalistes. Il n’est pas seulement l’homme politique expérimenté. Il continue d’agir, forgeant ainsi l’image d’un homme dont l’engagement constitue l’essence même de l’existence.

28Ces traits achèvent de constituer la représentation d’un homme dont la vie fut, en totalité, consacrée à remplir une tâche et organisée autour de celle-ci. C’est ce qui ressort des articles de presse, des messages et propos divers entourant son décès. Il y est montré comme un être entièrement occupé par l’exercice de ses fonctions, celles-ci procédant d’une espèce de vocation au service de populations qu’il avait naturellement à encadrer en raison de ses origines.

29Sans doute, si ses pairs l’entourèrent d’une telle affection et d’un tel respect, est-ce aussi parce que son exemple était un instrument utile et efficace dans l’image plus globale de la classe politique, nationale et locale. En un temps de critiques à l’encontre d’un monde politique de plus en plus professionnalisé, Montalembert, par le déni qu’il continuait d’entretenir dans ses propos (et non dans la réalité comme on l’a dit en mettant en évidence son organisation très efficace) participait de la sauvegarde de quelques apparences en ce domaine. D’où l’étonnement que l’on ne peut manquer d’avoir devant la quasi inexistence d’une mémoire reconnue publiquement de l’homme. Peut-être est-ce dû au fait que situé à un niveau intermédiaire entre le groupes des notables locaux et celui des responsables politiques de premier plan, il s’intègre dans un espace de reconnaissance mémorielle assez mince ?