1D’origine, de formation, de culture, Geoffroy de Montalembert était un aristocrate. On a dit combien son éducation avait visé à lui faire prendre conscience de cette extraction et, par là, de sa singularité. Seulement, l’enfant puis l’adolescent de la Belle Époque, éduqué par des parents déjà relativement âgés et en décalage par rapport à leur temps, voire en révolte contre les caractères de sa modernité, eut à vivre ce caractère aristocratique au temps où la société s’éloignait de plus en plus du modèle traditionnel qu’on avait exalté devant lui et où aux élites naturelles la démocratie substituait les élus des masses. Comment le fit-il ? Si la familiarité avec le passé et les racines constitue un des caractères de l’aristocratie, être capable de se maintenir et donc de s’adapter aux évolutions en est un autre. Que fit Montalembert pour y parvenir ?

2C’est l’étude des illustrations de son identité aristocratique qu’il importe de mener maintenant. Ces signes étaient-ils exclusivement hérités du passé ? Certains furent-ils abandonnés ? Montalembert voulut-il toujours se donner à voir comme un aristocrate ? L’était-il dans le regard des autres ? C’est tout le rapport entre des codes et des symboles profondément enracinés dans les représentations et la manière dont se conduit face à ce modèle celui qui est censé l’illustrer, qui est en jeu.

Le mode de vie

3Parmi les plus évidents signes de noblesse, le château est celui qui porte la plus forte connotation identitaire. Comme son père, Geoffroy de Montalembert privilégia toujours son attachement à la terre et à sa qualité de propriétaire foncier. Le château sis au milieu du domaine prenait donc une signification profonde dans son esprit en même temps qu’il permettait la production vis-à-vis des populations d’une image satisfaisante pour lui. Il attestait, en dépit de ses séjours parisiens, d’un enracinement local, d’une proximité et d’une disponibilité – cette dernière étant marquée par la présence de son secrétariat local auquel on pouvait s’adresser en son absence.

4Plutôt que du château, c’est des châteaux qu’il faudrait parler car Geoffroy de Montalembert habita celui d’Annappes dans le Nord puis celui d’Arnouville en pays de Caux. Il passa son enfance et ses jeunes années d’adulte dans le premier.

5L’installation définitive dans le second, en Seine-Inférieure, se fit quand il devint député d’Yvetot. Montalembert resta, toute son existence, attaché à la demeure de son enfance mais son implantation politique en Normandie et les dégâts des occupations successives pendant la Seconde Guerre mondiale l’en éloignèrent définitivement.

6Le château d’Annappes avait été édifié, à l’emplacement d’un manoir plus ancien, à la fin du xviii^e siècle. Il avait été construit en pierres de Lezennes dans le style néo-classique avec un perron arrondi, un auvent et des colonnes. Cette énorme bâtisse comportait deux grands salons, une salle de billard et un salon de musique, et en sus, vingt-cinq grandes chambres à coucher, un cabinet de bain et un cabinet de travail1. Il était entouré d’un parc immense à l’anglaise. Dans les années 1930, Montalembert revenait régulièrement à Annappes et ses archives conservent des traces de travaux réalisés alors pour le rendre plus confortable, signe qu’il n’entendait pas le quitter définitivement2. C’est le repli sur Arnouville et les gigantesques dégâts occasionnés par les Allemands pendant la guerre, qui vont consommer la rupture avec Annappes. Château et propriétés disparurent avec l’urbanisation de l’agglomération lilloise et la création de la ville nouvelle de Villeneuve d’Ascq à la fin des années 1960. En plusieurs étapes, Geoffroy de Montalembert vendit ses biens, soit un total d’environ 170 hectares. Le château fut détruit et le parc transformé en golf et en zone de loisirs. Un musée d’art contemporain y fut également installé.

7Quant au château d’Arnouville, en Seine-Maritime, il était un héritage des Clercy. Il fut édifié au xvi^e siècle. Construit en appareillage de grès, comme tous les bâtiments anciens de cette région du pays de Caux, il a été agrandi de deux ailes en briques au xix^e siècle. Une description de 1947 de la demeure et de ses dépendances permet de la connaître précisément3. Au sous-sol, on trouve la cuisine et le garde-manger, ainsi que cinq caves et deux pièces qui servent au rangement des archives. Le rez-de-chaussée compte les pièces de réception soit un grand hall à partir duquel s’effectue la distribution générale des pièces, deux salles à manger et un salon. Des pièces d’usage domestique s’y ajoutent (un office, un vestiaire, des sanitaires, cinq chambres et un garage). Enfin, le bureau occupé par Geoffroy de Montalembert et son épouse ainsi qu’un second bureau pour leur secrétariat complètent l’ensemble. Le premier étage compte six chambres dont une avec cabinet de toilettes, deux salles de bains et un débarras, le second mansardé, cinq chambres dont une avec cabinet de toilettes, une salle de bains et deux greniers.

8Une grande allée, partant du perron vers le sud, relie la demeure à la route tandis qu’une autre, bordée d’arbres, permet de gagner l’église du village. L’ensemble est en effet situé dans la zone d’habitation centrale de la commune. De grandes pelouses dégagent le devant du château, tandis qu’autour se dressent les dépendances. Il s’agit de la maison du concierge où demeure également le jardinier. À proximité se dresse un grand chenil. Les autres bâtiments sont ceux de la ferme.

9Une domesticité sert dans le château. Quelques feuilles de paie et le dénombrement de 1946 en attestent4. À cette date, les Montalembert emploient et logent deux couples dont les maris sont chauffeur et maître d’hôtel et les épouses femmes de chambre, un cuisinier et une institutrice. Dans les années 1950, une nurse suisse s’occupait spécialement du jeune et fragile François-Xavier né en 19465. Un ou deux gardes servent également dans la propriété. Au début des années 1970, entre 8 et 10 personnes servaient encore au château. Madame de La Rochefoucauld se souvient que ces personnes étaient considérées avec beaucoup d’affection par ses parents et presque comme des membres de la famille, ce qui confirme, là encore, des habitudes bien connues. Ce personnel était choisi avec soin et une hiérarchie existait en son sein. Si les domestiques étaient appelés par leur prénom, les membres du secrétariat de Geoffroy de Montalembert et de son épouse l’étaient par leur nom patronymique6.

10Montalembert avait également un logement parisien. Il passait plusieurs jours à Paris lors des sessions de la Chambre puis du Sénat mais rentrait à Ermenouville, comme on l’a dit plus haut, au moins chaque fin de semaine. Successivement, il habita un appartement au 30 de la rue Las-Cases (7^e arrondissement) des années 1920 à la fin de 1931, puis rue de Clichy (9^e arrondissement) dans l’hôtel de Wendel à la veille de la guerre, au 9 rue Louis-David (16^e arrondissement) après la guerre et enfin au 4, rue Henri-Moissan (7^e arrondissement) à partir d’avril 1950 et jusqu’à son décès.

11Que représentait le château d’Arnouville pour Geoffroy de Montalembert ? Sans doute d’abord, les souvenirs de ses vacances d’enfant avec ses parents puis son père seul. Ensuite, son lieu d’enracinement. Administrativement, en dépit des logements parisiens qu’il occupa pour ses activités parlementaires, c’est toujours Arnouville qui fut son adresse. On a dit que cette résidence personnelle était également le « quartier général » de son activité politique locale et des campagnes électorales. Il y recevait en petit comité pour des déjeuners ou des réunions de travail des techniciens ou des élus locaux. La mairie s’y installa un temps pendant la guerre. Le château était également un lieu de réunions nombreuses convoquées par Madame de Montalembert dans le cadre de ses activités. Il semble, d’après ses proches, qu’il y reçut peu d’hommes politiques nationaux, plutôt invités à Paris.

12Arnouville n’était pas le lieu de réceptions, ni mondaines, ni familiales. Les Montalembert n’en donnaient que très peu. Outre ses enfants et petits-enfants, n’y venaient que les membres les plus proches, mais déjà nombreux, du réseau familial, neveux et nièces, cousins et cousines7. Ainsi, Montalembert semble avoir eu des relations inégales avec son réseau familial large. Certes, des liens sont attestés et certains courriers illustrent l’entraide familiale mais Montalembert ne tint pas une position prédominante au centre d’un cercle familial large. Au-delà du réseau familial, Geoffroy de Montalembert ne paraît pas avoir particulièrement entretenu de rapports avec les représentants locaux de l’aristocratie. Il est en relations, parfois amicales semble-t-il, avec tel ou tel, comme le comte de Vogüe à Miromesnil qu’il tutoie, mais, il n’y a dans ce domaine, également, rien de systématique.

13Ainsi le château d’Arnouville n’est pas le lieu d’une sociabilité véritablement aristocratique. C’est la demeure de Montalembert et, en tant que tel, le lieu naturel de direction de ses activités locales. À écouter ses proches, il est certain qu’il y passait plus de temps à travailler qu’à l’habiter. C’est d’ailleurs le manque de temps qui explique, d’après sa fille, les peu nombreuses réceptions. Il faudrait ajouter à cette explication une conception de son identité qui repousse toute ostentation. Le choix de la modestie dans son mode de vie, choix partagée par Madame de Montalembert, est évident. Beaucoup s’étonnaient ainsi, par exemple, de le voir arriver aux réunions et manifestations locales, au volant de sa propre voiture.

14Très occupé par ses activités politiques, les seuls moments de répit que s’accordait Montalembert lui permettaient de s’adonner à ce qui fut une vraie passion d’origine aristocratique : la chasse. C’est dès son enfance qu’il y prit goût, aux côtés de son père8. Il y demeura fidèle toute sa vie et y consacra une part importante de son temps. Il appartint à diverses sociétés de chasse comme le Saint Hubert Club de France ou la fédération départementale des chasseurs du Nord puis de la Seine-Inférieure9.

15Ses archives conservent de nombreux dossiers consacrés à cette activité. Il chassait d’abord dans ses domaines, à Annappes, à Ermenouville et Mathonville, mais aussi grâce à des baux qui lui procuraient des droits de chasse, sur d’autres propriétés. Il se rendait aussi à l’étranger : il aimait particulièrement chasser la grouse en Écosse10. Dans les années 1970 et 1980, il organisait deux grandes chasses annuelles en pays de Caux : l’une avec ses fermiers et l’autre avec des invités qui appartenaient au monde des petits notables locaux11. Ses archives conservent des listes de chasseurs et d’équipes rédigées de sa propre main et des invitations imprimées12. Les expéditions sont organisées avec soin par ses gardes. Montalembert dirige les opérations avec autorité. Ensuite, il dresse des tableaux des pièces tuées. Le gibier était ou vendu ou donné à des institutions ou des connaissances13. Il était également invité à de nombreuses chasses comme celles données par les présidents de la République ou certains ministres14. Il participait encore à des chasses en Lorraine sur les terres de la famille de Wendel15.

16Cette passion fit de lui un spécialiste des questions canines. Dès les années 1930, il adhère à la Société Centrale Canine pour l’Amélioration des Races de Chiens en France16. Pour chacun de ses chiens, ses archives contiennent un dossier avec le pedigree. Il s’occupe de leur reproduction et de les faire dresser. Régulièrement, il présente ses chiens à l’exposition canine de Rouen et y fait vendre ses chiots.

17La pratique de l’art de la chasse tient, dans le cas de Montalembert, de la passion ancienne. Elle permettait, en plus de la satisfaction d’un goût personnel, de manifester un attachement à la terre et aux activités rurales.

18Pour Geoffroy de Montalembert, le château était donc surtout perçu comme un signe naturel d’enracinement local, un lieu où s’organisaient ses activités multiples et où se vivait une sociabilité familiale réduite aux plus proches. Quant à la chasse, c’était un autre caractère du mode de vie aristocratique, profondément enraciné dans le souvenir d’une pratique paternelle et ancestrale.

Défendre son nom et sa famille

19L’attachement au nom, qui porte en lui l’évidence aristocratique lorsqu’il s’agit d’une très ancienne et prestigieuse famille, est encore à signaler et à étudier. À plusieurs occasions, dans les enceintes parlementaires, il dit sa fierté de porter le nom de Montalembert en raison du lien avec son grand-oncle Charles de Montalembert, son art oratoire célèbre et la tradition sociale dans laquelle il s’inscrivait. En dehors de ces interventions, Montalembert ne mit pas en avant son nom comme porteur d’une tradition aristocratique. Quant à son titre, il est, là encore, extrêmement discret à son sujet. Il ne l’indique dans aucune de ses professions de foi, agissant ainsi comme son père. Il n’apparaît pas non plus dans les procès-verbaux des réunions du conseil municipal d’Ermenouville. Il n’est cité que dans des faire-part de mariage, et donc dans des documents à l’usage de la famille ou du groupe aristocratique. En revanche, ses proches l’indiquent, en 1993, dans le faire-part de son décès qui paraît dans la presse locale et nationale.

20En fait, c’est dans le cadre de réponses à des attaques que Geoffroy de Montalembert eut à parler de son nom et de son titre. Ces attaques sont concentrées dans le temps : à la fin des années 1930 et aux lendemains immédiats de la Seconde Guerre mondiale. Elles viennent essentiellement du Parti Communiste Français. En 1936, deux tracts s’en prennent à sa qualité aristocratique. On y lit : « Républicains du pays de Caux, on vous demande de voter pour le Comte de Montalembert, châtelain d’Ermenouville, Veauville Lesquelles, Lannoy et autre lieux… Ce noble n’a jamais travaillé, c’est un parasite […] Le Comte de Montalembert est patronné également par : M. le Comte de la Rocque, candidat-dictateur, chef des Croix de Feu, dont l’ancêtre, réfugié à Coblentz, combattit les Républicains français en 1792, M. le Comte de Dreux-Brézé, châtelain de Cany, dont l’ancêtre, envoyé par Louis XVI pour chasser les députés du peuple, se fit vertement rabrouer par Mirabeau en 1789, M. le Marquis de Beauvoir, châtelain d’Héricourt-en-Caux, M. le Comte de Béru, châtelain d’Ouville-l’Abbaye, etc.

21Ces gens-là sont-ils qualifiés pour parler au nom des Ouvriers et des Paysans17 ? » Outre l’allusion politique aux Croix-de-Feu, ces lignes contiennent tous les éléments visant à faire du combat électoral une lutte entre deux France. En assimilant tous ces noms aristocratiques, c’est l’effet de masse qui est recherché afin de tenter de prouver la pertinence de la menace agitée par les auteurs du tract. Ce n’est rien moins que la République qui semble en danger. Il s’agit de faire renaître de vieux réflexes du siècle précédent en évoquant tous ces « châtelains ». C’est enfin l’inutilité sociale des membres de la caste aristocratique qui est condamnée. Ce premier tract est signé du candidat communiste dans la circonscription d’Yvetot. Le second tract est signé, lui, d’un « groupe d’Anciens combattants » mais à l’évidence, il a la même origine tant les arguments sont semblables. On accuse Montalembert de ne pas avoir signé ses affiches électorales de son titre comtal. On semble ainsi l’accuser d’avancer masqué et de cacher ses véritables desseins. Pour accentuer encore son origine, on le nomme « Le Comte de Montalembert de Malartic ».

22Après cette campagne, Montalembert ne fut plus pris à parti sur son nom ou son titre. Sur le terrain, les opposants se rendirent peut-être compte de la faible efficacité de tels arguments. Si ces attaques furent limitées, c’est sans doute aussi parce d’autres étaient privilégiées. C’est sur son lien familial avec les Wendel qu’il eut le plus à se défendre. Si son mariage avec la fille de François de Wendel ajouta aux avantages qu’il possédait déjà en fait d’expérience du milieu politique, il eut pour conséquence de lui faire partager une partie des campagnes qui touchait le maître des forges.

23Dès le scrutin de 1936, les plus fortes attaques qui sont portées contre lui sont axées sur ce thème. Les deux tracts communistes étudiés précédemment sont presque complètement consacrés à tenter de présenter le candidat Geoffroy de Montalembert comme l’homme de François de Wendel : « Voici l’homme que l’Internationale des Marchands de Canons veut envoyer à la Chambre pour défendre les intérêts des profiteurs de la mort18. » On retrouve dans ces textes les traits principaux de « la construction anti-wendelienne19 » tels qu’ils ont été fixés très tôt après la Première Guerre mondiale.

24On met en avant la fortune de son épouse pour mettre en doute son indépendance politique. Toutes les accusations portées contre François de Wendel sont cultivées et reliées à Geoffroy de Montalembert. Si plus haut, ce dernier était appelé « le Comte de Montalembert de Malartic », c’est ensuite au nom de Wendel qu’il est associé. Ainsi, le tract fait allusion aux « camarades déchirés par l’acier de Wendel-de Montalembert ». Le maire d’Ermenouville est accusé d’être le candidat des fauteurs de guerre en même temps que des « avocats de l’Allemagne ». Ce qui permet au candidat communiste d’Yvetot de poursuivre : « C’est avec les canons d’acier des Wendel, beau-père du Comte de Montalembert que les Hitlériens massacreront demain les ouvriers et les paysans de France. » L’ensemble est conclu par un slogan qui identifie le maire d’Ermenouville, son beau-père et le chef nazi : « Contre HITLER-de WENDEL-de MONTALEMBERT : unissez vous20. »

25Les notes rassemblées par Montalembert pour les réunions politiques qu’il tint pendant la campagne de 1936 montrent qu’il eut constamment le souci de répondre à ces accusations. Ainsi, à côté d’un Maurice de Wendel qui fut à la pointe hagiographique de la défense de la maison21, il faudrait ajouter le travail du gendre Geoffroy de Montalembert. Après les attaques que Kerillis adresse à François de Wendel en décembre 1939 dans Le Temps22, Geoffroy de Montalembert réagit avec vigueur à l’occasion d’une conversation qu’il a avec son collègue au Palais Bourbon23. Et pendant la guerre, il s’indigne des attaques de la presse contre son beau-père24.

26Mais, c’est surtout après la Libération, lors d’une grande campagne lancée par le PCF contre François de Wendel qu’il réagit le plus vigoureusement pour le défendre25. Le 30 juillet 1947, au Conseil de la République, le communiste René Poirot demande au ministre de la production industrielle des subventions pour la sidérurgie. Il ajoute : « Nous pensons, en effet, qu’on ne peut pas faire seulement confiance à des hommes comme M. de Wendel, dont la famille est pour moitié française et pour moitié allemande26. » Montalembert répond longuement à l’attaque. Il commence par signaler que son intervention sera sans doute passionnée car « il s’agit de défendre ici un nom qui m’est cher, car il est celui de ma femme27 ». Il évoque Charles de Montalembert et sa défense de la liberté de la presse pour signaler que la liberté n’est pas la diffamation. Il défend le patriotisme des Wendel affirmant que jamais, pendant les deux guerres mondiales, les usines de Wendel ne produisirent pour les Allemands. Il rappelle que pendant tout l’entre-deux-guerres, son beau-père combattit pour mettre en évidence le péril allemand, qu’à ce titre il vota le pacte franco-soviétique et que le 10 juillet 1940 il refusa sa voix à Vichy. Il en vient au procès en diffamation intenté par François de Wendel à la presse communiste pour se plaindre de la lenteur de la justice. Il explique ensuite que pendant la guerre, les Wendel étaient les seuls industriels dont le séjour en Lorraine fut interdit par les Allemands. Il termine en signalant que la défense de la liberté passe par l’établissement de la vérité. Le compte rendu de la séance indique qu’il fut applaudi sur les bancs de la droite, du centre et sur certains à gauche et que, regagnant sa place, ses amis le félicitèrent. Six mois après son entrée au Palais du Luxembourg, Montalembert avait eu là l’occasion de faire ses preuves dans le domaine de l’éloquence parlementaire. François de Wendel lui écrivit : « Je tiens […] à remercier un gendre dont l’affection ne se dément pas et dont j’apprécie les qualités de cœur en même temps que le talent28. » Dans le cadre de ses initiatives pour répondre aux attaques communistes, la société de Wendel décida de faire imprimer le discours à 500 exemplaires en septembre 1947.

27Ainsi Geoffroy de Montalembert se fit le défenseur de son nom et de celui de son épouse lorsqu’ils furent attaqués. Cela traduit une attitude aristocratique et une représentation qui font du nom le vecteur de toute une mémoire familiale et d’une identité. Les affronts sont considérés comme personnels dès lors qu’ils s’adressent à l’un des membres du groupe familial.

Dans le regard des autres

28On le voit, Montalembert conservait, naturellement, un certain nombre de caractères aristocratiques. Au-delà, il ne faudrait pas omettre d’étudier le regard que ses concitoyens portaient sur lui. En effet, l’aristocrate l’est en grande partie par la représentation que ses proches se font de lui.

29On a cherché, dans le courrier qu’il reçut et dans la manière dont ses concitoyens d’Ermenouville s’adressaient à lui, à cerner le regard des autres. Dans les lettres des années 1930, 1940 et 1950, le titre qu’on lui octroyait le plus souvent était soit « Monsieur le Député » puis « Monsieur le Conseiller de la République », soit « Monsieur ». Dans environ une lettre sur dix, on s’adresse à lui en l’appelant « Monsieur le Comte ». D’après le témoignage de sa secrétaire, cette proportion persista jusqu’à sa mort. Lorsque l’on a cherché à distinguer les auteurs de ces différents incipit, il est apparu que toutes les lettres issues de ses fermiers lui donnent le titre comtal, ainsi qu’un très grand nombre de celles écrites par les responsables de sociétés diverses sollicitant son aide. On trouve également dans ce groupe les instituteurs de l’enseignement privé et quelques membres du clergé. En revanche, les responsables administratifs ou d’institutions diverses, les membres des professions libérales et maires le nomment par son titre parlementaire.

30Dans le village d’Ermenouville, l’usage du titre est encore plus systématique : une grande majorité des habitants s’adressaient à lui en disant « Monsieur le Comte ». On l’appelle aussi « Monsieur » et beaucoup parlent de lui, en sa présence, à la troisième personne29. Cette habitude vient des fermiers. Il en est de même pour son épouse appelée « Madame la Comtesse » ou « Madame ». Tous ces signes témoignent de l’enracinement de la reconnaissance d’une distinction, de l’acceptation de celle-ci et de la transmission ininterrompue de ses marques d’expression au sein des populations villageoises. L’histoire de sa famille, la présence du château, sa position à la tête de la commune, la représentation de son rôle à Paris, tout concourait au maintien de ces marques. On ne saurait mésestimer, en plus, des éléments pouvant paraître infimes mais qui ne l’étaient sans doute pas pour les habitants. C’est le cas de la place qu’il occupait le dimanche lors de la messe. Montalembert s’asseyait dans le chœur de l’église, à gauche de l’autel, dans une large stalle dont le siège était recouvert d’un coussin en velours rouge ; à ses pieds, un banc de prière lui aussi capitonné. Seul le prêtre, les chantres et les enfants de chœur se trouvaient autour de lui. Son épouse, elle, tenait l’harmonium ou chantait dans la chorale30. Pour l’avoir vécu personnellement, on ne peut manquer de rapporter un autre fait susceptible d’enraciner cette notion de distinction : la très longue allée bordée d’arbres, qui mène de l’église au château et qui est le chemin habituel pour gagner la demeure seigneuriale, peut être ressentie par celui qui la parcourt comme un espace qui forme un passage entre des mondes différents. La grande hauteur des arbres, leur nombre (il s’agit d’une double rangée de part et d’autre de la route) et le défilement de ceux-ci à la vitesse d’un pas d’homme accentuent encore cette impression de franchissement.

31Montalembert vivait naturellement et sans ostentation son origine aristocratique et son titre. Son origine nobiliaire fut-elle une gêne ou un élément favorable pour sa carrière ? Répondre à cette interrogation amène à redire qu’il ne mit jamais en avant cette qualité aristocratique pour solliciter ses électeurs. Néanmoins, quand son nom fut attaqué, il répondit avec vigueur. Ses campagnes montrent que son état fut un handicap dans le sens où il offrait à l’adversaire un terrain d’attaque. Mais, dans la culture politique des populations cauchoises, la défiance vis-à-vis des propriétaires nobles n’était pas suffisamment installée ou plutôt leur ancienne influence, soulignée par André Siegfried en son temps, ne s’était pas encore trop élimée. Son alliance avec la famille de Wendel fut un handicap bien plus considérable. Pendant une décennie, c’est sur ce terrain qu’il dut combattre pour se défendre.