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Geoffroy de Montalembert (1898-1993)

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David Bellamy

Troisième partie. Un notable en son siècle

Chapitre XIII. Une forte implantation locale

Full text

1Le niveau supérieur du groupe des notables est constitué de personnalités qui exercent de fortes responsabilités nationales, ce qui fut le cas de Montalembert. Toutefois, cette élite doit, pour posséder complètement son caractère de notabilité, conjuguer cette influence supérieure avec une fonction de direction locale. L’étude de cette implantation ne peut se borner à l’analyse des mandats locaux. La pratique de cette influence régionale doit être cernée, si possible, dans ses aspects les plus concrets afin de percevoir au plus près les mécanismes du commandement, tels qu’ils étaient exercés par le notable et reçus par ses concitoyens. L’articulation entre ses engagements locaux et ses capacités en termes d’influence et de pouvoir aux niveaux supérieurs ne doit pas être oubliée. C’est en effet d’abord cette position de médiation qui assure au notable le maintien de son implantation.

Un maire aux dix mandats consécutifs en Normandie

  • 1 Procès-verbal de la séance du conseil municipal du 19 mai 1935. Archives municipales d’Ermenouvill (...)
  • 2 À Ermenouville, le mode de scrutin est celui des petites communes. Il est plurinominal et majorita (...)

2Fort de l’expérience accumulée pendant les dix années de son mandat de maire à Annappes, Geoffroy de Montalembert devient maire d’Ermenouville le 19 mai 19351. La municipalité précédente dirigée par Albert Follet était presque exclusivement constituée de cultivateurs. Elle appartenait à la droite modérée. Montalembert est d’abord élu conseiller municipal le 5 mai avec huit autres de ses colistiers2. Sur 62 votants, il a recueilli 56 voix, ce qui est le meilleur score, qu’il partage avec le maire sortant et un autre conseiller issu de l’ancienne municipalité. Le passage entre l’ancien maire et Montalembert s’effectue selon des modalités sans doute prévues à l’avance. Albert Follet est élu par la municipalité mais refuse le mandat pour des raisons personnelles. Montalembert est alors désigné à l’unanimité moins une voix. Il s’agissait certainement de montrer que le nouveau premier magistrat de la commune prenait la continuité du précédent qui n’était en aucun cas chassé de son poste ou l’objet d’une défiance de la part de ses collègues.

3Élu à cette fonction à moins de 37 ans, Geoffroy de Montalembert y fut maintenu par ses concitoyens jusqu’à sa mort, soit pendant près de cinquante-huit ans, se trouvant dans les derniers temps de son existence un de maires les plus âgés de France après avoir été le plus jeune.

4Ses réélections sont toujours très larges et s’effectuent dans de confortables conditions. En 1945, le corps électoral du village a plus que doublé en raison de l’accession des femmes au droit de vote : on est passé de 75 inscrits en 1935 à 172. Le 29 avril 1945, au premier tour des municipales, Montalembert obtient 108 voix, soit 80 % des exprimés et 63 % des inscrits. Lors du renouvellement d’octobre 1947, avec 125 voix, Montalembert rassemble un pourcentage à peu près équivalent. Ces scores restent les mêmes à chaque élection. En 1953, il obtient 137 voix soit 84 % des exprimés et 78,3 % des inscrits ; en 1959, ses 126 voix correspondent à 86,3 % des exprimés et 76 % des inscrits et en 1965, avec 116 suffrages, il est à 82,3 % des exprimés et 75,8 % des inscrits. S’il atteint un sommet électoral au scrutin municipal de 1971 où, avec 117 voix, il rassemble plus de 92 % des exprimés et plus de 80 % des inscrits, il est à son étiage lors de l’élection suivante. Entre les deux scrutins, il perd 12 suffrages. Si ce scrutin fut, au niveau national, favorable à la gauche, il ne faut certainement pas voir là la raison essentielle de ce léger reflux. C’est plutôt les débats locaux concernant la construction d’une centrale nucléaire sur le site proche de Paluel et la traversée du village d’Ermenouville par une ligne à très haute tension qui explique cette manifestation de mécontentement de ses concitoyens. Aux scrutins suivants, Montalembert retrouve des scores plus confortables mais ne dépassa plus les 80 % de suffrages exprimés, comme cela avait toujours été le cas depuis 1935. Ses 102 suffrages de 1983 équivalent à 66,7 % des inscrits et les 107 de 1989 à 79,3 % des exprimés soit 72,3 % des inscrits.

5En dépit de ces fluctuations et de cette très sensible érosion finale, c’est bien l’unanimité de ses concitoyens qui frappe dans l’étude de ces scrutins. En moyenne, sur les 10 élections municipales qu’il eut à connaître, il obtint 82,8 % des suffrages exprimés et 72,3 % des inscrits pour un nombre moyen d’inscrits depuis 1945 de 161 électeurs. Il y eut toujours un chiffre moyen de 45 électeurs inscrits qui refusèrent de voter pour lui. Le maire d’Ermenouville rassemble des électeurs venus d’horizons politiques différents. En effet, si, par exemple, 108 voix se portent sur son nom aux municipales d’avril 1945, les résultats des élections générales du 21 octobre de la même année dessinent, pour le village d’Ermenouville, une identité politique moins unanime puisque les Indépendants recueillent 53 suffrages, le MRP 26, le PCF 25, la SFIO 18 et les radicaux 6. L’élection à la tête de la municipalité s’effectua, à chaque scrutin, de manière identique. Sur les 10 puis 11 conseillers municipaux à partir de 1953, Montalembert obtient l’unanimité moins sa voix.

  • 3 Témoignage Buquet.

6La raison de cette unanimité est sans doute à rechercher dans le fait que Montalembert tient à ce que les déchirements et les combats de la vie nationale entrent le moins possible dans la gestion des intérêts locaux et d’abord dans les campagnes pour les élections municipales. C’est ainsi que les listes qu’il conduit sont constituées de candidats qui n’appartiennent pas tous au même camp politique que lui. Il eut, pendant longtemps à ses côtés, un conseiller puis adjoint qui était notoirement et clairement de gauche3.

  • 4 Profession de foi d’avril 1945. ADSM 160J33.
  • 5 Procès-verbal de la séance du conseil municipal du 7 mai 1993.

7Sur ses professions de foi, il n’y a jamais d’étiquette partisane, même si on peut parfois y trouver, dans les plus anciennes, des signes d’appartenance au camp de la droite modérée et nationale. On y lit surtout des appels à la concorde et au rassemblement. Montalembert et ses colistiers insistent sur l’importance de choisir de bons gestionnaires locaux : « Il ne s’agit pas, en votant, ni de faire plaisir à tel ou tel ami, ni de donner libre cours à certaines petites rancunes personnelles ; mais il s’agit, pour des hommes et des femmes libres, de choisir leurs représentants en pensant à l’intérêt général de notre Commune et de notre Pays et non pas aux intérêts particuliers4. » Les candidats évitent les promesses : la seule qui soit formulée est celle de défendre les intérêts d’Ermenouville. Montalembert souhaite également, dans la constitution de sa liste de candidats, garder un maximum de conseillers sortants. Le renouvellement du personnel de gestion local est ainsi peu important. Cette pérennité est également observée au niveau des postes d’adjoint. Elle se traduit encore par l’entrée, en 1977, dans le conseil municipal de la fille de Geoffroy de Montalembert, Madame de La Rochefoucauld, qui succéda à son père à la tête de la municipalité5.

8Les activités de Geoffroy de Montalembert à la tête du conseil municipal d’Ermenouville ont le caractère habituel et concret de la gestion d’une petite commune rurale mais sont également marquées par le fait qu’il s’agit d’une personnalité notable qui détient une position nationale. L’administration au quotidien de la commune est visible dans les procès-verbaux des réunions du conseil municipal. De 1935 à sa mort, Geoffroy de Montalembert le convoque 231 fois, soit une moyenne de 4 réunions par an. Les réunions avaient souvent lieu en fin de semaine, le lundi voire le dimanche en raison de ses obligations parlementaires qui le retenaient à Paris.

  • 6 Ces budgets représentaient des sommes proportionnelles à la taille de la commune. À titre d’exempl (...)

9Ce sont les discussions budgétaires qui constituèrent les sujets les plus fréquents. L’adoption des budgets puis des comptes administratifs ne posait aucun problème. La municipalité fut toujours soucieuse d’avoir des budgets en excédent ou en équilibre6. Ce qui ne l’empêcha pas de réaliser des aménagements et, alors, d’emprunter de l’argent à la Caisse d’épargne d’Yvetot. Ce fut le cas, en 1962, lorsqu’il fut décidé la création d’un terrain de sport dans la commune ou, en 1979, pour la construction d’une salle polyvalente.

  • 7 On pourrait en accumuler une longue liste. Quelques-uns des plus fréquents sont relatifs à l’élect (...)

10Au-delà des thèmes récurrents et d’administration quotidienne7, les séances du conseil municipal d’Ermenouville permettent, sur près de 60 ans, de suivre l’évolution des questions auxquelles une petite commune rurale se trouva confrontée au xxe siècle : l’électrification, la reconstruction, la gémination des classes, l’aménagement de lieux de sociabilité, la création d’un SIVOM et d’un district, le regroupement scolaire avec les communes voisines et les débuts de l’intercommunalité.

  • 8 Dans Le guide du Pays de Caux que P. Auger et G. Granier publient en 1988 aux éditions de La Manuf (...)

11Au long de ses 58 années de mandat municipal à Ermenouville, Geoffroy de Montalembert fut particulièrement soucieux de la préservation de l’environnement et de l’habitat traditionnel. Il prit plusieurs initiatives dans ce but. En 1961, c’est l’inscription de sa commune au concours départemental des villages fleuris, accompagnée du vote d’une subvention annuelle à cette fin. En 1980, Geoffroy de Montalembert propose à son conseil municipal, qui l’accepte, de faire inscrire Ermenouville à l’inventaire supplémentaire des sites, dans le but de sauvegarder ses caractères traditionnels. Cela aboutit à un arrêté du ministère du Logement et de l’Urbanisme du 28 mars 1984 qui inscrit le village à l’inventaire des sites pittoresques du département. En 1989, il adhère au contrat de pays côtier proposé par le SIVOM de Saint Valéry-en-Caux au titre du patrimoine touristique. À la même séance du conseil municipal, le maire propose de rejoindre le Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et d’Environnement de la Seine-Maritime (CAUE) qui propose une aide aux collectivités locales dans ces domaines. La mise en valeur du patrimoine cauchois de la commune se matérialise aussi par l’installation de panneaux d’informations qui expliquent aux touristes l’organisation typique du village et ses différents bâtiments. Ces efforts sont salués par les guides touristiques8. Cette action traduit l’attachement de Montalembert à la terre cauchoise et au milieu dans lequel il est enraciné, tout comme son adhésion à la Société Pays de Caux et à l’Association pour la Sauvegarde du paysage rural de Haute-Normandie.

  • 9 Ses archives contiennent de nombreuses lettres de protestation d’élus lui demandant d’agir en vue (...)
  • 10 J.O., Compte-rendu des débats du Sénat, séance du 20 mai 1975, p. 926.

12En ce domaine, il fut particulièrement actif dans les années 1970 afin de limiter les dégâts provoqués par la décision d’implanter sur le site de Paluel, soit à quelques kilomètres d’Ermenouville, une centrale nucléaire. Comme beaucoup de ses collègues maires, il s’opposa à cette construction9. Le projet maintenu, il intervint en séance publique du Sénat pour demander au gouvernement d’être attentif aux conséquences pour l’environnement et en particulier pour les paysages : « Dans notre pays de Caux si caractéristique […] avec ses petits villages, ses cours-masures, ses hêtraies, ses routes étroites bordées de talus brise-vent, que de changements en perspective dus à la construction de la centrale […]. Il faut demeurer dans le contexte naturel du pays : construire, autant que possible, définitivement, même si, pendant la construction, les réalisations ne peuvent avoir qu’un emploi provisoire, imaginer, avec bon sens, dès à présent, ce que devra être la région quand la centrale sera en exploitation et s’en tenir à cela10. » Il ne put néanmoins empêcher que la ligne à haute tension partant de la centrale nucléaire traverse son village.

  • 11 Il le faisait par les feuilles de correspondance que sa secrétaire lui adressait régulièrement.
  • 12 Témoignage Buquet.

13L’administration d’Ermenouville le requérait beaucoup plus fréquemment pour des affaires plus simples. Comment assurait-il cette tâche au quotidien ? Il apparaît tout d’abord qu’il tenait à être précisément informé de la gestion ordinaire de sa commune 11 mais qu’il déléguait tout de même beaucoup de questions pratiques à son équipe et à son secrétariat12. Les dossiers étaient préparés par sa secrétaire avant chaque réunion du conseil dans le moindre détail. La séance était rondement menée et sans discussion inutile. L’autorité du maire était respectée par tous.

  • 13 Idem.

14Cette position se marquait d’ailleurs dans l’organisation même de la salle du conseil et dans son décor. Geoffroy de Montalembert y était très attentif. Dans la mairie-école d’Ermenouville, deux pièces sont réservées à l’usage de l’administration communale : la salle du conseil qui est aussi celle des cérémonies, comme les mariages, et un petit bureau, à l’arrière, pour le secrétariat. Dans la première, la table du conseil est installée à gauche. Le maire exigea toujours qu’elle fût recouverte d’une pièce de velours vert. Au centre, dos au mur, un fauteuil lui était réservé tandis que les conseillers s’asseyaient sur des chaises. Un mur de la pièce est constitué de placards pour le rangement des documents et en particulier des archives municipales, dont le maire ne voulut jamais, en dépit des demandes de l’administration départementale, priver la commune. Les autres murs sont peints en blanc. Les portraits encadrés des derniers présidents de la République les ornent. Ils commencent avec celui de René Coty, gratifié d’une dédicace manuscrite aux habitants d’Ermenouville et à leur maire. Les autres sont placés dans l’ordre chronologique. La disponibilité des murs fit que les portraits se suivaient sauf un, séparé des autres, par l’espace de la porte d’entrée. La photographie de François Mitterrand était ainsi la seule située à gauche de la salle de la mairie, ce qui était l’objet de plaisanteries de Geoffroy de Montalembert13. Enfin, sur le mur, derrière le maire, se trouvaient le drapeau des anciens combattants de la commune, une gravure servant de memento pour les morts de la Grande Guerre, le tout surmonté par un crucifix. Le maire tenait particulièrement à la présence de ce signe religieux dans la salle communale. Plus que beaucoup de mots, cette disposition générale donne à voir une représentation de la vie locale où sont mêlés le culte de la patrie, l’identité religieuse, l’histoire et le respect des hiérarchies. Même si cette organisation de l’espace et de son décor était d’abord voulue par Geoffroy de Montalembert, nul doute qu’elle était acceptée ou au moins respectée par ses collègues et ses concitoyens. Le fait que beaucoup de ces éléments persistent aujourd’hui dans la mairie, l’atteste.

  • 14 Procès-verbal de la séance du conseil municipal du 25 octobre 1964.
  • 15 Idem 1er octobre 1974.
  • 16 Idem 1er juillet 1979.
  • 17 Idem 3 mai 1981.
  • 18 Idem 30 janvier 1991. Le registre porte le récit suivant : « L’an mil neuf cent quatre vingt onze, (...)

15La notoriété et la position nationale de Geoffroy de Montalembert furent encore à l’origine de la venue dans le village de personnalités. Quelques pages des procès-verbaux du conseil municipal en gardent le souvenir. En effet, à chaque fois qu’une autorité se déplaçait à Ermenouville, à l’invitation du maire et de son conseil, ce dernier se réunissait pour l’accueillir. Une page du registre municipal était rédigée à l’avance, dans une écriture particulièrement soignée, qui rendait compte de cette visite et que l’on faisait signer à la personnalité puis aux élus. C’est ainsi que pour l’inauguration du terrain de sport, en 1964, Geoffroy de Montalembert put rassembler dans son village le préfet Pierre Chaussade, l’ancien ministre et sénateur René Houdet, Marcel Lebreton et Roger Fossé, parlementaires du département, nombre de conseillers généraux et de maires14. En 1974, ce sont les membres de la Commission des finances du Sénat que Montalembert reçoit dans sa commune15. En juillet 1979, Alain Poher, en visite à Fécamp pour les fêtes de la mer, s’arrête à Ermenouville et signe le livre communal16. C’est encore le cas de l’archevêque de Rouen, en 1981, venu pour le centenaire de la dédicace de l’église construite par la comtesse de Clercy17. Enfin, en janvier 1991, c’est Michel Charasse, ministre délégué au Budget, qui est reçu à Ermenouville pour une séance de travail avec les conseillers municipaux18. Par ces visites, Geoffroy de Montalembert donnait en représentation à ses concitoyens sa notabilité exceptionnelle. La venue dans leur village de ces personnalités nationales était pour ceux-ci le signe visible de l’influence de leur maire. Geoffroy de Montalembert en tirait un renforcement des liens avec les habitants. Les anthropologues ont montré que la représentation est une donnée essentielle de l’activité politique. Elle permet d’asseoir une légitimité en particulier autour du principe de la représentativité et de la notoriété. La réactivation régulière des rites et des mises en images et en gestes de ces deux qualités du notable est une nécessité.

Une pratique de la vie politique locale

16Contrairement à l’habitude des notables, Geoffroy de Montalembert ne cumula pas de nombreux mandats locaux et nationaux. En plus de son mandat parlementaire, il ne fut que maire. La seule autre fonction locale qu’il exerça fut celle induite par sa qualité de parlementaire : il fut, de 1982 à 1986, membre de droit du Conseil régional de Haute-Normandie et en occupa alors la vice-présidence. Ce ne fut qu’une charge temporaire à laquelle il ne pouvait échapper. Contrairement à beaucoup de députés et encore plus de sénateurs, il ne fut jamais conseiller général.

  • 19 Témoignage Klein.
  • 20 Témoignage Roulland.

17Il ne déposa d’ailleurs jamais sa candidature à ce poste. Pour ses proches, ce n’est pas le désintérêt pour la gestion locale qui explique cette position mais le fait que le maire d’Ermenouville ne voulut pas prendre une place déjà occupée par un élu de la droite modérée qui était devenu un ami, le docteur Arthur Courbe élu de 1934 à 1972. Après sa disparition, Montalembert pensa être candidat mais y renonça finalement craignant de mettre en péril son prestige politique en se confrontant au suffrage universel direct19. Il joua néanmoins un rôle important dans le choix du candidat de la droite pour reprendre le siège20.

  • 21 ADSM 160J32.
  • 22 « Il y a beaucoup de difficultés électorales dans notre département. J’ai préféré, finalement, res (...)

18En public, c’est une autre explication que Montalembert donna à son absence de l’assemblée départementale : le refus du cumul des mandats. Elle apparaît pour la première fois en 1937, à l’occasion des cantonales. Montalembert y condamne le cumul des mandats, générateur d’absentéisme et d’un exercice imparfait des fonctions électives21. Ces propos relevaient-ils d’une conviction dès les années 1930 ou traduisaient-ils, surtout, une capacité à tirer, dans le discours politique, un avantage d’une situation imposée par les circonstances ? Une réponse à cette question devrait également prendre en compte une certaine crainte d’affronter un scrutin trop risqué pour l’enjeu qu’il constitue22.

  • 23 Témoignage Bettencourt.

19Dépendant du suffrage universel indirect, Montalembert devait pouvoir disposer d’un réseau solide d’élus locaux. Entre lui et eux, la relation était symétrique. Leurs voix étaient nécessaires pour assurer de bons résultats à sa liste. L’importante quantité de suffrages qu’il drainait vers lui fut même décisive pour parvenir, en dépit de son âge, à obtenir une liste d’union avec Jean Lecanuet en 197723. En sens inverse, pour les élus locaux, la présence à leurs côtés du sénateur de Montalembert lors des scrutins municipaux ou cantonaux était un atout non négligeable. Les liens qu’il entretient avec eux constituent donc un souci central du parlementaire normand.

20Concrètement, Montalembert suit avec attention tous les scrutins locaux et en particulier les élections de conseillers municipaux afin d’adresser ses félicitations aux élus. Les liens qu’il tisse avec eux sont également créés ou renouvelés par ses nombreuses participations aux cérémonies locales, par les interventions qu’il fait en leur faveur et par la communication écrite qu’il entretient avec eux. Tous les maires du département reçoivent ainsi régulièrement des courriers rendant compte de l’activité de leur sénateur. Il leur adresse son rapport annuel sur le budget de l’agriculture, le texte de ses interventions, en particulier lorsqu’elles traitent des affaires agricoles ou régionales. À partir de 1977, les maires reçoivent tous les trois ans le texte de son discours de doyen d’âge du Sénat. À chacun, Montalembert envoie à cette occasion un message personnel manuscrit. Ces contacts, le soutien qu’il apporte à ceux qui appartiennent à son camp lors du choix des candidats dans les communes les plus importantes ou pour les élections cantonales, les bonnes relations qu’il cherche à nouer avec la plupart d’entre eux aboutissent à l’organisation d’un réseau d’élus précieux lors des sénatoriales.

  • 24 ADSM 160J173.

21Dès les mois qui suivent son entrée au Conseil de la République, on le voit organiser ce réseau d’élus locaux mais aussi de personnalités influentes afin de pérenniser son implantation. En juin 1947, il envoie ainsi à 26 personnalités départementales le texte d’une récente intervention qu’il a faite devant ses collègues sur la politique financière. Il y joint une lettre pour leur demander leur aide afin d’élargir son réseau : « Vous seriez bien aimable de m’envoyer, si cela ne vous dérange pas trop, une liste de Maires, Adjoints, Conseillers municipaux, personnalités agricoles, ecclésiastiques, industrielles, sans oublier celles qui représentent les commerçants, l’artisanat et les professions libérales ou ouvrières de notre région, avec indication de leur tendance politique, auxquels il vous paraîtrait indiqué de faire cet envoi24. » Montalembert se trouve alors en effet à un tournant de sa carrière. Jusqu’alors, il avait tissé et entretenu un réseau dans sa circonscription. Le mode de désignation des conseillers de la République l’oblige à élargir géographiquement son influence et à la concentrer sur les élus et les notables locaux. Avec ce courrier, on voit clairement que Montalembert organise ses réseaux en plusieurs cercles. Au plus proche de son action, on trouve ses amis personnels : 12 des 26 correspondants qui reçoivent ce courrier sont qualifiés d’amis et/ou tutoyés. Ce sont essentiellement des aristocrates dont certains exercent la fonction de maire. Les 14 autres personnes sont des maires et des conseillers généraux que Montalembert semble bien connaître et qui partagent ses options politiques. C’est le second cercle des relations politiques. Grâce à eux, il cherche à étendre le troisième cercle de son réseau, encore déficient dans certains cantons éloignés de sa circonscription d’origine.

  • 25 ADSM 160J168 et 160J123. Témoignage Buquet.

22Montalembert s’adresse d’abord, mais pas seulement, à des élus d’opinions politiques modérées, très bien implantés dans leur région et en contact avec le monde rural et agricole. Par le biais des décorations, il possède un moyen de fidéliser ce réseau. On le voit, régulièrement, envoyer aux sous-préfets de Dieppe, du Havre et au préfet de Rouen des listes de propositions pour la Légion d’honneur, les palmes académiques ou encore le Mérite agricole25. Au-delà de ce réseau de fidèles, il faut compter également avec tous les maires qui sollicitèrent l’intervention de leur parlementaire pour obtenir des subventions afin de réaliser des travaux d’intérêts locaux.

  • 26 É. Phélippeau, « La fin des Notables revisitée », in M. Offerlé, La profession politique xixe-xxe (...)

23Ainsi, la constitution, le renouvellement et l’entretien d’un réseau d’influence politique participaient-ils de ce « travail spécifique et spécialisé dans l’art et la manière de quêter les suffrages » 26et de les conserver. Montalembert, dès son élection de 1936, chercha à organiser un réseau personnel de relations par la constitution d’une structure pyramidale d’influence. Cette construction lui permit toujours ensuite de conserver une certaine indépendance vis-à-vis des partis politiques dont il avait pris garde de ne jamais se trouver en situation de dépendance. Plus que son étiquette partisane, c’est son rayonnement personnel qui lui octroyait les suffrages nécessaires à ses réélections. De là, le fait qu’il était incontournable dans l’établissement des listes de candidats aux sénatoriales dans son département au sein du camp de la droite. Il faut encore trouver dans cet enracinement une des causes de sa longue carrière et de l’échec de l’opération de 1977 visant à lui faire perdre son mandat de parlementaire. L’autonomie acquise dans ce domaine de l’influence fut ainsi un des éléments essentiels du modèle politique illustré par Montalembert. Elle fut le résultat d’un travail considérable.

Une activité locale de représentation et d’interventions

24La forte implantation locale de Geoffroy de Montalembert avait en effet pour base et pour manifestation une présence très active dans sa région. Même en période de sessions parlementaires, il passait à Ermenouville toutes ses fins de semaine. Il y revenait le vendredi après-midi ou en soirée, accompagné de Madame de Montalembert, et repartait pour Paris le lundi soir ou le mardi matin. Entre temps, son emploi du temps était fort chargé. Ses archives montrent qu’il assistait à un nombre considérable de réunions publiques.

  • 27 ADSM 160J101.

25Le parlementaire normand est en effet l’invité de très nombreuses cérémonies. Il assiste aux foires agricoles, banquets, remises de décorations, inaugurations, cérémonies de vœux, fêtes de la mer etc. On a choisi, au hasard, de compter toutes les invitations de l’année 1950 dont ses archives gardent la trace27 : elles dépassent le chiffre de 150. Quelques pages de ses agendas montrent que les fins de semaine tenaient de la course d’un village à l’autre. Les 11 novembre sont des journées particulièrement chargées où, après avoir honoré les anciens combattants de sa commune, il tâche de faire une apparition dans d’autres rassemblements locaux.

  • 28 ADSM 160J153.
  • 29 ADSM 160J101.

26Les remarques manuscrites qu’il inscrit sur les invitations indiquent qu’une stratégie semble exister dans le choix des cérémonies. Entrent en ligne de compte les soucis de bien répartir géographiquement ses déplacements, de répondre en priorité aux invitations des personnalités du premier cercle de son réseau et également de réaliser un équilibre entre les secteurs d’activités rencontrés. Là où il ne peut aller, il adresse ses excuses et met en œuvre une stratégie de remplacement en envoyant une somme d’argent pour la société organisatrice ou encore, lorsqu’il s’agit de banquets, des boîtes de cigares28. L’écho que doit donner la presse de ses déplacements n’est pas négligé. En 1947, il demande à sa secrétaire de téléphoner aux journaux qui font les comptes rendus des cérémonies afin qu’ils n’omettent pas d’indiquer qu’il est excusé lorsqu’il ne peut venir29.

  • 30 ADSM 160J152 et 154.

27Parmi les fonctions que le parlementaire remplit en participant aux manifestations locales, il y a celle qui consiste à encourager et à féliciter les exemples de réussite : ainsi, la distribution de médailles d’honneur, en particulier à l’occasion des concours agricoles. Dès son élection comme député d’Yvetot, de très nombreuses communes font appel à lui pour offrir ces médailles à l’occasion des foires qu’elles organisent. Les commandes de Montalembert aux ateliers de la Monnaie de Paris traduisent l’attention qu’il porte à ces médailles. Il en choisit les motifs et fait graver au verso son nom et sa fonction30. Cette pratique était partagée, dans ce département rural, par de nombreux autres élus. Ces médailles concernaient les foires agricoles mais également les concours à caractère sportif. Ces prix nombreux constituaient un budget non négligeable.

  • 31 ADSM 160J154.

28Montalembert est encore très sollicité par les directeurs d’écoles pour offrir des livres à l’occasion de la remise des prix. Lors des fêtes de fin d’année, il participe également au financement des arbres de Noël des communes et adresse aux hospices de personnes âgées des colis31. La présence locale du député puis sénateur était encore marquée par d’innombrables adhésions, souvent comme membre d’honneur, à des associations et sociétés de toutes sortes, occasions d’apporter une aide financière à ces groupements.

  • 32 Témoignage La Rochefoucauld.
  • 33 Témoignages Bettencourt, Roulland, Klein, Caron, Bourlanges.

29Ainsi, Montalembert multipliait les occasions de contacts directs ou indirects avec les populations locales. Cette forte présence s’explique évidemment par la nécessité de pérenniser son implantation politique mais elle répondait également à un besoin. Sa fille affirme ainsi : « Il était un homme de terrain. Il ne trouvait sa vitalité et son épanouissement qu’en étant sur le terrain et en créant le contact. C’est quelques chose d’absolument essentiel32. » En dépit de son origine et de sa culture aristocratique, il semble que Montalembert ait fait preuve d’une grande facilité de contact avec les populations locales. C’est ce qu’affirment ses proches qui ont assisté à ces multiples rencontres avec les habitants de son département33. Ils soulignent sa chaleur, son enthousiasme, son impact sur le public par les images frappantes qu’il utilisait.

30Le fort contact avec les populations locales ne tient pas seulement à la présence de Montalembert dans les manifestations publiques. Le lien se fait également par le courrier qu’il reçoit et auquel il répond. Il représente, dans ses archives, une masse de milliers de lettres. Les dossiers de correspondance sont classés par commune puis par canton. Chaque dossier d’intervention contient la lettre de demande et le double des courriers envoyés par Montalembert pour y répondre.

  • 34 ADSM 160J140.

31Une étude exhaustive étant impossible, on a effectué un sondage pour retenir cent dossiers couvrant les années 1936-1939 et venant de trois communes du canton de Valmont : Ypreville-Biville, Vinnemerville et Riville, trois villages de moins de 500 habitants34. Ce qui frappe tout d’abord, c’est le très grand nombre de lettres de demandes d’aides privées et directes : elles représentent 49 des 100 lettres. Le plus souvent, le courrier sollicite une aide financière (36 cas). Parfois, la démarche est plus précise : demande de galoches ou de vêtements, de biberons, de nourriture. Les circonstances difficiles qui expliquent ce besoin d’aide sont souvent indiquées : décès du chef de famille, départ d’un fils pour le service militaire, impossibilité d’habiller des enfants pour une rentrée des classes, dépenses induites par une cérémonie familiale (le plus souvent une première communion ou une communion solennelle), naissance d’un enfant, hospitalisation d’un membre de la famille. Sur ces 49 demandes, on trouve la trace de 27 réponses favorables marquées par l’envoi d’un mandat ou d’un bon. Cela traduit d’abord la grande attention que Montalembert apportait à ces demandes et ensuite l’existence d’un tri dans celles-ci. Certains courriers permettent de deviner comment il faisait. On a en effet trouvé plusieurs courriers adressés par Montalembert à des curés de paroisse ou à des maires amis afin de leur demander des renseignements sur telle ou telle famille. Dans leur réponse, les personnalités sollicitées confirment la situation de l’auteur de la demande ou indiquent s’il y a tromperie. Dans ce dernier cas, le maire d’Ermenouville s’abstient de toute intervention. Dans les nombreux cas où la situation des solliciteurs est avérée, une aide est octroyée. Pour cela, Montalembert a mis en place un système de bons. Il en adresse aux personnes en difficultés et elles peuvent ainsi aller retirer chez des commerçants choisis à l’avance un produit de la valeur du montant indiqué sur le bon. Chaque fin de mois, ces commerçants adressent leur facture au château d’Ermenouville. Certaines familles, particulièrement miséreuses, sont prises en charge plus largement.

32Les lettres des solliciteurs traduisent souvent en termes émouvants leur détresse et l’espoir qu’ils mettent dans la réponse de leur député puis sénateur. Elles sont écrites sur des feuilles de papier de mauvaise qualité, souvent déchirées d’un cahier ou coupées en deux. L’orthographe est fréquemment défaillante voire phonétique.

33Sur les 100 cas étudiés, 51 concernent donc des demandes d’interventions. Dans 16 cas, on demande au parlementaire d’intervenir afin d’obtenir un prix, une allocation ou une pension. Dans 13 cas, c’est une intervention concernant l’affectation ou les permissions ou les allocations militaires qui est sollicitée. Beaucoup de ces courriers témoignent de la certitude que le poids d’une lettre signée de leur député sera d’un grand effet. Certains attendent même de celui-ci qu’il intervienne, non plus auprès d’administration, mais d’offices ou de personnes privées pour trouver une solution à un contentieux. On trouve encore des demandes de renseignements pour constituer correctement un dossier administratif, pour obtenir des décorations ou le parrainage du chef de l’État à l’occasion de la naissance d’un douzième enfant. Deux cas sont des demandes d’emplois.

34Toutes ces demandes d’interventions étaient traitées. Elles donnaient lieu à de nombreuses sollicitations de la part de Montalembert auprès d’institutions ou de personnages publics. Là encore, on s’est livré à un sondage. Pour les seuls mois de novembre et décembre 1937, une fois ôtés les courriers qui sont les réponses aux demandeurs, c’est le double de 345 lettres signées de Montalembert et adressées à des institutions ou des personnalités, qui a été compté : 102, soit environ 30 %, étaient adressées à des administrations diverses (ministères, trésoreries, mutuelles, douanes, caisses d’allocations familiales), 60 lettres (17 %) à des associations, 50 lettres (environ 15 %) à des élus locaux, 45 (13 %) à des préfets et surtout celui de Rouen, 27 (8 %) à des directeurs d’écoles ou des institutrices, 22 (6 %) à des ministres et 9 (3 %) à des ecclésiastiques. Seize lettres (5 %) concernaient le Nord et 14 (4 %) la famille de Geoffroy de Montalembert. Il est un domaine où Montalembert refusait d’intervenir directement, c’est celui de la justice. En ce cas, il en avertissait le demandeur lui suggérant de s’adresser au magistrat dans le cadre de la procédure.

  • 35 P. Grémion, Le pouvoir périphérique. Bureaucrates et notables dans le système politique français, (...)

35Par ce considérable travail d’intervention, Montalembert illustrait un caractère des plus évidents de la notabilité. Le sociologue Pierre Grémion explique que le notable est caractérisé par son pouvoir d’agir sur l’appareil d’État à certains niveaux privilégiés afin d’obtenir des assouplissements à la règle35. En ce domaine, l’efficacité de Geoffroy de Montalembert peut être considérée comme attestée par le fait que ces demandes d’interventions ne faiblirent pas au long de sa carrière. Les archives déposées ne concernent pas les dernières années de celle-ci mais le témoignage de sa secrétaire assure que ces demandes d’interventions furent extrêmement nombreuses jusqu’à son décès.

36Les activités de représentation et d’intervention de Geoffroy de Montalembert étaient donc essentielles. Elles exigeaient un travail d’organisation considérable.

Une organisation efficace

  • 36 ADSM 160J168.
  • 37 37 % sont les réponses aux demandeurs d’une intervention auprès d’une institution, 18,5 % sont les (...)

37Le travail de secrétariat de Geoffroy de Montalembert apparaît, à la lecture de ses archives, véritablement gigantesque. On a dit précédemment qu’en novembre et décembre 1937, les seules lettres adressées à des administrations ou personnalités afin de leur demander une intervention pour tel ou tel solliciteur atteignaient le chiffre de 345. En y ajoutant les réponses aux demandeurs, aux invitations, on parvient à un total de 878 lettres36. Pour le seul mois d’octobre 1938, tous courriers confondus, on aboutit au chiffre de 324 lettres37. Cette quantité de courrier laisse deviner l’importance que revêtait l’organisation du travail de secrétariat de Geoffroy de Montalembert. De tout temps, il semble y avoir apporté beaucoup de soin. La règle de base était la distinction entre le travail parisien et l’activité locale.

  • 38 Dans les vingt dernières années de sa vie parlementaire travaillèrent ainsi à ses côtés Pierre Kle (...)

38À Paris, à la Chambre puis au Palais du Luxembourg, il disposait d’un secrétariat parlementaire qui traitait l’activité législative38. Il pouvait, en outre, disposer des services du personnel des assemblées et en particulier ceux attachés au fonctionnement des commissions où il exerça des responsabilités.

  • 39 Qui était la sœur d’une secrétaire de François de Wendel.
  • 40 En 1936, la Fédération républicaine envoie à Geoffroy de Montalembert un jeune secrétaire de campa (...)
  • 41 On trouve, à la fin des années 1940, des traces d’activités de secrétariat de sa fille Marie-Thérè (...)

39À Ermenouville, fonctionnait également un secrétariat pour la gestion des interventions et des obligations locales du parlementaire. La règle était que tout le courrier devait être centralisé et traité à Ermenouville. Cela entraîna la nécessité de salarier un personnel. À Annappes, déjà, Geoffroy de Montalembert avait eu à son service un secrétaire personnel. Député, il fut aidé par Jean Loutrel puis après le conflit par Mme Métais39. À partir de 1952, c’est Melle de Saint-Victor qui tint le secrétariat jusqu’à son départ en retraite. En 1970, elle fut remplacée par Madame Buquet qui était entrée au service de Madame de Montalembert deux ans plus tôt. Ces deux secrétaires successives étaient aidées par une dactylographe. À partir de 1978, Mme Buquet cumula les fonctions de secrétaire personnelle de M. de Montalembert et celles de secrétaire de mairie. En plus de ces salariés habituels, des personnes furent ponctuellement employées pour fournir une aide lors des campagnes électorales 40 ou pour assurer les permanences que le parlementaire tint de manière irrégulière à Yvetot, Fauville ou encore Dieppe. Des liens existaient entre les secrétariats de Paris et celui d’Ermenouville, par exemple lorsque certaines interventions nécessitaient des contacts dans les ministères ou auprès d’autres parlementaires. Les périodes électorales occupaient particulièrement tous les proches de Geoffroy de Montalembert, y compris son épouse, dont on redira le rôle important qu’elle tint à ses côtés, ou ses filles41.

40Les caractères de ce secrétariat montrent une véritable volonté de rationaliser le travail politique. Le fait même d’employer des collaborateurs permanents en est une première illustration. L’organisation du travail en est une autre. On l’a vu avec le courrier. Il était méthodiquement ouvert, classé, traité puis archivé. L’historien ne peut qu’être frappé en consultant les dossiers déposés aux archives départementales de Rouen du soin avec lequel tous les papiers avaient été classés. Très intelligemment, ce classement a d’ailleurs été en grande partie conservé par le conservateur qui a traité ce fonds. Il témoigne de ce souci de rationalisation. De nombreux fichiers étaient peu à peu constitués à Ermenouville contenant les listes des demandeurs d’interventions, des maires et de leurs adjoints, des délégués sénatoriaux et grands électeurs.

  • 42 Témoignage Buquet.
  • 43 Chaque année, il passait plusieurs heures au SICOB afin de se faire expliquer le fonctionnement de (...)

41Geoffroy de Montalembert eut aussi constamment le souci d’acquérir le matériel de secrétariat le plus efficace et le plus moderne pour son personnel42. Ainsi, dès les années 1930, tout le courrier fait l’objet de la production d’un double grâce au papier carbone et au papier pelure. Dans le domaine de la bureautique, il acheta ensuite toujours le matériel le plus performant. Par exemple pour la dictée de son courrier, il utilisa successivement toutes les techniques disponibles, des disques gravés aux dictaphones miniaturisés43. Les méthodes de travail et, en particulier, de correspondance entre Montalembert, absent une grande partie de la semaine, et son secrétariat resté sur place ont été pensées soigneusement. À été ainsi mis en place, imprimé à des centaines d’exemplaires et utilisé un Bulletin de correspondance. Ce bulletin comporte deux colonnes. La première concerne la question qui fait l’objet de la correspondance entre le secrétariat et le parlementaire (ou inversement) et la seconde recueille la réponse. Le secrétariat était chargé de relever dans la presse locale les annonces de cérémonies, d’anniversaires, de naissance, de mariages et de décès à l’occasion desquels Geoffroy de Montalembert pouvait souhaiter se manifester.

  • 44 É. Phélippeau, « La fin des Notables revisitée », in M. Offerlé, op. cit., p. 77.
  • 45 ADSM fonds Montalembert 160J165.

42Éric Phélippeau a parlé, pour Armand de Mackau, d’une « gestion patrimoniale de sa clientèle électorale44 » pour qualifier cette gestion très professionnelle de l’influence. Geoffroy de Montalembert l’illustre parfaitement tout au long de sa carrière. Son patrimoine personnel se trouvait d’ailleurs mis au service de son influence politique. D’abord parce que le personnel employé entraînait des charges que l’indemnité parlementaire ne pouvait pas couvrir. Ce personnel était d’ailleurs considéré comme appartenant en quelque sorte à la domus et traité avec beaucoup d’égards, voire d’affection lorsqu’il s’agissait de personnes qui étaient depuis longtemps au service de Geoffroy de Montalembert. Ensuite, parce que l’espace consacré à ce personnel n’était autre que la demeure privée du parlementaire. Le château d’Arnouville prend ainsi l’allure d’une espèce de quartier général où tout est mis au service de cette gestion. Son secrétariat y dispose de bureaux aménagés dans les pièces de la demeure. Certaines sont très spécialisées, comme par exemple celle qui conserve les archives. Un bulletin de correspondance envoyé par Melle de Saint-Victor à Mme de Montalembert, en avril 1959, pour préparer la campagne électorale des sénatoriales indique que le secrétariat dispose ainsi de quatre pièces distinctes45. À cette occasion, on apprend qu’il est même prévu, pour les nécessités du travail d’une équipe renforcée (dont l’emploi du temps est 8 h-12 h puis 14 h-19 h avec possibilité de poursuivre après le dîner) que cet espace professionnel s’élargisse à d’autres pièces du château comme le séjour. Une authentique imbrication est ainsi attestée entre l’activité politique de Geoffroy de Montalembert et sa vie personnelle par l’exemple de l’utilisation de l’espace privé à des fins plus larges voire publiques. Pendant la guerre, l’occupant ayant réquisitionné la mairie, les services de celles-ci avaient été installés dans le grand hall du château.

  • 46 On pense au témoignage de Mme Buquet décrivant l’éprouvant travail induit par l’exigence de Geoffr (...)

43Ainsi, dans le cas de Geoffroy de Montalembert, l’exceptionnelle implantation locale n’était pas le moindre des caractères de notabilité qu’il illustra. Il faut sans doute y voir un des facteurs premiers de sa longévité politique nationale. Aux sources de cette implantation, l’héritage dynastique, l’affection pour un terroir et ses populations le disputent à l’organisation rationnelle de tous les éléments susceptibles de permettre d’abord le développement et ensuite le maintien de l’influence personnelle. En ce domaine, le sénateur-maire d’Ermenouville fit preuve d’une vive compréhension des modernités nécessaires pour parvenir à ses fins. Ainsi participa-t-il de ce processus de professionnalisation de l’activité politique, qui commence dès le xixe siècle et que son père, déjà, à sa manière, avait illustré. Cette professionnalisation est authentique dans le sens où des technique et des pratiques nouvelles sont utilisées : secrétariat, liens accrus avec l’électeur car pensés, planifiés46, organisation de l’emploi du temps entre Paris et le département. Ce qui est nouveau, du reste, n’est peut être pas tant ces pratiques que le développement qu’elles prennent dans le cas décrit ici.

Notes

1 Procès-verbal de la séance du conseil municipal du 19 mai 1935. Archives municipales d’Ermenouville.

2 À Ermenouville, le mode de scrutin est celui des petites communes. Il est plurinominal et majoritaire, à deux tours si nécessaire.

3 Témoignage Buquet.

4 Profession de foi d’avril 1945. ADSM 160J33.

5 Procès-verbal de la séance du conseil municipal du 7 mai 1993.

6 Ces budgets représentaient des sommes proportionnelles à la taille de la commune. À titre d’exemples, les dépenses s’élevèrent en 1936 à 23 319 F et à 450 000 F en 1981. Procès-verbal des séances du conseil municipal des 30 août 1937 et 10 novembre 1982.

7 On pourrait en accumuler une longue liste. Quelques-uns des plus fréquents sont relatifs à l’élection des délégués au bureau de bienfaisance, au syndicat électrique, à l’attribution de l’indemnité au gérant de l’agence postale, à l’approbation des comptes du bureau de bienfaisance, l’examen des comptes du receveur municipal, la révision des listes électorales, le loyer du presbytère, la révision des évaluations foncières, l’assistance aux vieillards, le salaire du garde champêtre, la nomination des membres de la commission de surveillance des travaux communaux, les frais funéraires, l’entretien du cimetière, les réparations diverses, les illuminations de Noël, l’assainissement pluvial, la remise en état des chemins, le ramassage des ordures ménagères etc.

8 Dans Le guide du Pays de Caux que P. Auger et G. Granier publient en 1988 aux éditions de La Manufacture, il est dit qu’Ermenouville est « peut-être le plus joli village de tout le Pays de Caux. De coquettes chaumières, toutes plus belles les unes que les autres, vous attendent », p. 185. C’est d’ailleurs la photographie de l’une de ces chaumières qui orne la quatrième de couverture du guide.

9 Ses archives contiennent de nombreuses lettres de protestation d’élus lui demandant d’agir en vue d’obtenir l’annulation du projet de construction. Dans un courrier adressé en janvier 1975 au maire de Saint-Aubin-sur-Mer, il affirme son opposition à cette centrale et annonce qu’il veut intervenir auprès du Conseil régional. ADSM 160J103.

10 J.O., Compte-rendu des débats du Sénat, séance du 20 mai 1975, p. 926.

11 Il le faisait par les feuilles de correspondance que sa secrétaire lui adressait régulièrement.

12 Témoignage Buquet.

13 Idem.

14 Procès-verbal de la séance du conseil municipal du 25 octobre 1964.

15 Idem 1er octobre 1974.

16 Idem 1er juillet 1979.

17 Idem 3 mai 1981.

18 Idem 30 janvier 1991. Le registre porte le récit suivant : « L’an mil neuf cent quatre vingt onze, le trente janvier à treize heures cinquante, Monsieur Michel Charasse, ministre délégué au budget, fidèle à la promesse faite en séance publique à Monsieur Geoffroy de Montalembert, sénateur maire d’Ermenouville, doyen du Sénat, lui a fait l’honneur de se rendre sur place aujourd’hui même. Monsieur le Maire lui a présenté son Conseil municipal qui reste reconnaissant au ministre d’avoir bien voulu faire ce déplacement au cours duquel diverses questions concernant la Commune ont été évoquées. » Michel Charasse signe le livre en ajoutant : « À Ermenouville, sa population, son Conseil municipal, tous mes vœux de bonheur. A G. de Montalembert, le plus ancien des modernes, le plus moderne des anciens, le plus sympathique doyen, qui fut mon collègue au Sénat et qui reste à bien des égards un exemple pour beaucoup d’élus, ma très respectueuse et cordiale sympathie. »

19 Témoignage Klein.

20 Témoignage Roulland.

21 ADSM 160J32.

22 « Il y a beaucoup de difficultés électorales dans notre département. J’ai préféré, finalement, rester en dehors de la compétition. Je pense qu’il ne faut pas s’user dans des scrutins “subalternes”. » Lettre de Montalembert à un personnage non identifié qu’il appelle « mon oncle » (Humbert ou Maurice de Wendel ?) le 16 mars 1949. AN fonds de Wendel AQ 190/33.

23 Témoignage Bettencourt.

24 ADSM 160J173.

25 ADSM 160J168 et 160J123. Témoignage Buquet.

26 É. Phélippeau, « La fin des Notables revisitée », in M. Offerlé, La profession politique xixe-xxe siècles, Paris, Belin, 1999, p. 71.

27 ADSM 160J101.

28 ADSM 160J153.

29 ADSM 160J101.

30 ADSM 160J152 et 154.

31 ADSM 160J154.

32 Témoignage La Rochefoucauld.

33 Témoignages Bettencourt, Roulland, Klein, Caron, Bourlanges.

34 ADSM 160J140.

35 P. Grémion, Le pouvoir périphérique. Bureaucrates et notables dans le système politique français, Paris, Le Seuil, 1976, p. 212.

36 ADSM 160J168.

37 37 % sont les réponses aux demandeurs d’une intervention auprès d’une institution, 18,5 % sont les courriers envoyés à ces institutions pour donner suite aux demandes, 11 % sont des envois de mandats ou de bons à des solliciteurs en difficultés financières, 5 % sont des lettres à des œuvres et associations, 4,5 % sont des lettres à des maires ou élus locaux, 3 % à des ministres. Les 20 % restant se répartissent entre le courrier personnel de Geoffroy de Montalembert, le paiement des bons reçus par les commerçants et les réponses aux invitations diverses. ADSM 160J170.

38 Dans les vingt dernières années de sa vie parlementaire travaillèrent ainsi à ses côtés Pierre Klein, véritable homme de confiance et secrétaire particulier, au sens ancien du terme, Madame Clément-Grandcourt (entre 1984 et 1986), épouse d’un maire et conseiller général de Seine-Maritime, Nicolas de Chosne et Robert Offroy, neveu d’un député gaulliste de Dieppe.

39 Qui était la sœur d’une secrétaire de François de Wendel.

40 En 1936, la Fédération républicaine envoie à Geoffroy de Montalembert un jeune secrétaire de campagne, Jacques Dhont, président des étudiants catholiques de Lille recommandé par le sénateur Viellard. ADSM 160J100.

41 On trouve, à la fin des années 1940, des traces d’activités de secrétariat de sa fille Marie-Thérèse. ADSM 160 J 159.

42 Témoignage Buquet.

43 Chaque année, il passait plusieurs heures au SICOB afin de se faire expliquer le fonctionnement des machines nouvelles. Témoignage Buquet.

44 É. Phélippeau, « La fin des Notables revisitée », in M. Offerlé, op. cit., p. 77.

45 ADSM fonds Montalembert 160J165.

46 On pense au témoignage de Mme Buquet décrivant l’éprouvant travail induit par l’exigence de Geoffroy de Montalembert que les enveloppes contenant sa carte de vœux aux plus de 700 maires du département soient manuscrites.

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