Deuxième partie : conclusion

1Comme député d’Yvetot de 1936 à 1940 et sénateur de la Seine-Inférieure puis de la Seine-Maritime de 1946 à sa mort en 1993, Geoffroy de Montalembert a connu une carrière parlementaire de plus d’un demi-siècle : 57 années de 1936 à 1993, 51 années (4 au Palais Bourbon et 47 au Palais du Luxembourg) si l’on excepte le moment de la Deuxième Guerre mondiale. En 1992, seuls trois sénateurs en étaient à plus de quatre mandats1 et Geoffroy de Montalembert était entré, en 1986, dans son huitième au Palais du Luxembourg. Sous la Troisième République, quelques sénateurs dépassèrent les 40 ans de présence au Sénat2. Parmi les élus plus contemporains, on observe aussi de longues carrières3. En fait de sénateur, seul Alain Poher peut rivaliser avec Geoffroy de Montalembert, avec 45 ans de présence au Sénat4. Plus largement, en ce qui concerne la carrière parlementaire, il faut signaler le cas de Max Lejeune, député de la Somme de 1936 à 1940, de 1945 à 1977 (soit pendant 36 ans) puis sénateur représentant ce même département de 1977 à 1995 (soit pendant 18 ans). Ainsi, il semble bien que l’on ait avec Geoffroy de Montalembert une des plus grandes longévités parlementaires de la France contemporaine.

2Elle n’allait évidemment pas de soi. D’une part, il dut quitter le Nord pour obtenir un siège de député, en 1936, en Normandie, dans une région plus accueillante pour sa culture politique. D’autre part, on a dit qu’à plusieurs occasions, la pérennité de son statut parlementaire fut menacée. Dès son premier mandat, quand se profila à l’horizon de l’élection prévue pour 1940 une possible candidature PSF, à la Libération, quand les circonstances l’empêchèrent de retrouver un mandat de député et, en 1977, quand son âge provoqua le désir de quelques personnalités politiques locales de mettre fin au cycle de ses réélections.

3Cette longévité interpelle. Elle peut d’abord s’expliquer par le mode de scrutin qui préside à l’élection des sénateurs. Désigné par le suffrage universel indirect, le sénateur a affaire à un corps électoral bien particulier. Le nombre restreint des grands électeurs5 permet un rapport aisé avec beaucoup d’entre eux et l’on verra, dans la partie suivante, la forte implantation locale du maire d’Ermenouville. La part considérable des ruraux constituée par les maires des petites communes fut encore un élément favorable pour un candidat qui s’intéressait d’abord aux affaires agricoles. Le système de la répartition proportionnelle avantageait Montalembert lorsqu’il était tête de liste, comme en 1948, en 1952, et encore lorsqu’il se trouvait en seconde position dans le cadre d’une union avec les indépendants comme en 1958, 1959 et 1968. En 1986, la troisième place qu’il occupe l’assure aussi de sa réélection. Mais, les avantages du système proportionnel avaient des limites. En 1977, sa 4^e position et le dépôt d’une liste dissidente de la majorité auraient pu lui coûter sa place.

4Néanmoins, même si le mode de scrutin pouvait avantager les notables locaux bien placés sur les listes de candidats, cela n’explique pas tout et repousse un peu plus loin notre interrogation initiale. Pourquoi Montalembert fut-il à même pendant un demi-siècle de s’imposer parmi les candidats les meilleurs et donc placés en position éligible ? Et lorsque le mode de scrutin devint dangereux pour lui, comme en 1977, ou quand, tête de liste, il avait affaire à un corps de grands électeurs où les gaullistes étaient très minoritaires, comme en 1948, comment expliquer qu’un nombre de suffrages suffisants et dépassant le groupe des gaullistes lui permit de l’emporter ?

5Quand il était interrogé sur ses succès électoraux et les successives étiquettes partisanes qui avaient été les siennes, de la Fédération républicaine au Rassemblement Pour la République, Geoffroy de Montalembert répondait que si les noms de parti avaient changé, ses convictions étaient restées identiques6. C’est un fait qu’au long de sa carrière, l’observateur ne voit pas de modifications significatives de sa culture politique. Les caractères en restent les mêmes des années 1930 au terme du xx^e siècle. C’est donc que cette culture correspondait aux mentalités politiques des grands électeurs normands. On a déjà dit que beaucoup des remarques faites par Siegfried au début du xx^e siècle restèrent longtemps valides pour caractériser les comportements politiques des populations cauchoises : souci de bien connaître son représentant et, une fois qu’il est admis, volonté de le conserver, modération des convictions et refus des grands systèmes de doctrine, attachement à un élu issu du terroir, qui sait y rester ancrer et qui défend les intérêts matériels des populations rurales.

6Ce qui frappe, c’est la persistance du comportement politique modéré des grands électeurs pendant ces décennies du second xx^e siècle. Alors que les scrutins directs, comme l’élection des députés ou du président de la République, attestent d’une orientation de plus en plus à gauche de l’électorat de la Seine-Maritime, les grands électeurs qui se portent sur les listes de la droite et du centre sont toujours une majorité absolue. Il faut évidemment y voir le signe d’une sur-représentation des élus ruraux, ce qui paraît, du reste, tout à fait normal à Geoffroy de Montalembert, pour lequel le Sénat ne représente pas les Français directement mais les collectivités locales. Or, ces représentants des communes rurales, même lorsque, avec l’évolution socio-économique, celles-ci voient leur population agricole diminuer, restent politiquement modérés et portent naturellement leur suffrage vers les candidats au Sénat qui représentent ce courant. Il semblerait ainsi que les caractères politiques traditionnels des populations cauchoises se soient maintenus plus longtemps chez les grands électeurs que chez les électeurs.

7Il reste une ultime explication, au delà du système électoral et de la culture politique des grands électeurs : leur attachement à l’homme Geoffroy de Montalembert. Peu à peu, le notable local est devenu une personnalité de premier plan dans le département, la région et est parvenu à s’imposer dans des fonctions non négligeables au Sénat. Sa qualité de doyen accroît encore sa notoriété. Certes, on pourrait faire remarquer que les populations ne sont pas au fait des postes importants qu’il occupe au Sénat et de la place qu’il y a acquise. Ce serait oublier tout le travail local d’information réalisé par lui auprès de ses électeurs. En effet, dans son département, Montalembert a rapidement acquis les attributs de la notabilité.