1Avec 160 ambassades en 107 ans, cette période connaît un usage encore limité de la diplomatie, particulièrement au cours des cinq premières décennies durant lesquelles les contacts sont presque aussi nombreux que les années (57 actes en 54 ans). Bien que le nombre des échanges ait peu augmenté, les interlocuteurs sont en revanche nettement plus diversifiés qu’au siècle précédent : 33 nouveaux peuples ou cités entrent en contact avec Rome au cours du siècle et 16 n’ont qu’un seul échange1. Néanmoins, ces contacts nouveaux ou uniques ne traduisent pas un élargissement géographique substantiel du champ diplomatique romain, puisque les peuples ou cités contactés sont toujours originaires de la péninsule italienne. Seuls cinq nouveaux peuples ou États non italiques auraient eu des contacts avec Rome : les Celtes, l’Épire, Épidaure, peut-être Rhodes et, moins sûrement encore, la royauté gréco-macédonienne2.

2L’origine géographiquement limitée des nouveaux interlocuteurs de Rome justifie difficilement, à notre sens, l’affirmation de J. Heurgon selon laquelle, « dès la première moitié du iv^e siècle, Rome avait fait son entrée dans la politique méditerranéenne3 ». Toute ouverture d’importance aurait dû laisser quelques traces dans l’activité diplomatique de ce siècle, or quatre des cinq nouveaux interlocuteurs précités (dont deux demeurent suspects) ne sont contactés qu’après 343. J. Heurgon suggère que Caere a pu être associée à Rome lors de certaines initiatives politiques, mais, à notre connaissance, aucune trace n’en subsiste. On peut cependant noter qu’autour des années 353 – date probable de l’intégration de Caere comme municipe – se manifeste un certain regain d’activité diplomatique dont Caere n’est pas l’unique enjeu4.

3Un autre chiffre doit être souligné : Rome n’aurait envoyé que 35 ambassades et en aurait reçu 125 ; soit une proportion de plus de trois échanges reçus sur quatre. Or, à ce stade de la conquête, une telle proportion ne peut pas traduire un rapport de forces si nettement favorable qu’il imposerait aux différents interlocuteurs de Rome d’être aussi systématiquement en position de demandeurs. Il n’est pas improbable que la tradition, singulièrement Tite-Live si majoritaire dans les témoignages de la période, ait modifié la présentation des échanges. Les étrangers doivent déjà paraître avoir sollicité les Romains, quels que soient les objectifs de leur démarche5.

De la prise de Véies à la deditio de Capoue (396-343)

4Malgré une activité particulièrement faible, le début du siècle apporte quelques changements dans la géographie diplomatique de Rome, puisque le nombre des cités ou peuples contactés s’élève à 29 pour 57 actes identifiés au cours de ces 54 années, une évaluation qui doit être comparée aux données des 57 dernières années du siècle précédent, au cours desquelles 16 interlocuteurs seulement avaient été rencontrés6.

Tableau XXXIII. – La géographie de la diplomatie entre 396 et 343.

5La majorité des échanges s’opère encore avec l’Italie et seules neuf des 57 démarches de ces années concernent des peuples et cités non italiques, mais on soulignera que, pour la première fois, le nombre des échanges avec les différents interlocuteurs de la péninsule sont répartis à parts presque égales entre les Latins, les Étrusques et d’autres peuples italiens7. On recense 14 nouveaux interlocuteurs et trois contacts uniques avec Capene, les Îles Lipari et Circei ; en revanche, les Volsques (désignés en tant que peuple, collectivement) et sept cités (essentiellement des cités latines) sortent du champ diplomatique de Rome.

Tableau XXXIV. – L’évolution du champ diplomatique de 396 à 343.

6Note*

7Les nouveaux venus sont donc encore presque tous issus de cités latines, étrusques (majoritairement), falisques ou volsques – c’est-à-dire de l’Italie centrale. Seuls les Gaulois Sénons et les Liparéens ne sont pas d’origine italienne, mais il est assuré que les relations avec ces deux peuples n’avaient été ni désirées, ni recherchées par les Romains ; elles leur ont été, à l’évidence, imposées dans des conditions d’ailleurs fort peu valorisantes pour l’image de Rome.

Les prolongements de la prise de Véies

8Dès les années suivant la chute de la grande cité étrusque, l’attitude des voisins de Rome aurait sensiblement évolué : en effet, entre 396 et 394, Volsques, Èques, Falisques et Étrusques demandent et obtiennent tous une paix dans des conditions bien peu détaillées par Tite-Live8. Il commente seulement celle qui fut accordée aux Volsques en ces termes : « On leur accorda, plutôt pour laisser après les fatigues d’une si longue guerre du repos à la cité que parce qu’ils la méritaient9. » Une telle mention est si rare chez l’annaliste qu’elle en devient suspecte… L’impact de sa victoire incontestable sur Véies a certes pu inciter ces peuples à accomplir les démarches dont Tite-Live témoigne, mais la victoire a surtout apporté aux Romains un afflux de richesses, un surplus de territoire, une confiance en ses forces qui ont probablement favorisé une évolution rapide de leur propre comportement. Cette victoire était assurément romaine, les propositions d’aide des Latins et des Herniques avant la chute de Véies, jugées trop tardives, furent rejetées, laissant supposer que ces alliés ne participèrent pas au siège10 – sauf à penser que les propositions ont été présentées ainsi par la tradition afin de justifier l’absence de partage du butin entre Rome et ses alliés. Quoi qu’il en soit, la victoire sur Véies laisse beaucoup d’amertume chez les Latins et les Herniques.

9En Étrurie et chez les Falisques, la victoire est encore plus fortement ressentie et elle est prolongée par la multiplication de contacts avec six cités nouvelles qui, toutes, auraient pris l’initiative d’entrer en relation avec les Romains. Ce sont les cités de Capene, Faléries, Volsinies, Clusium, Sutrium et Nepete11. L’arrivée de ces cités dans le jeu diplomatique romain traduit nécessairement une progression sensible de l’influence romaine dans ces zones – une progression qui entraîne, très rapidement, des confiscations de territoire ou des fondations de colonies aux dépens de ces mêmes cités, Capene, Faléries, Sutrium ou Nepete12. Les deux années 394-393 sont d’ailleurs marquées par une opposition très violente entre le Sénat et la plèbe en raison du projet d’émigration à Véies et de la colonisation des secteurs nouvellement confisqués13. Dans ce contexte de rivalités internes, aucune initiative n’est prise en matière de relations extérieures, le contraste est donc manifeste entre l’intense activité des années 396-394 et le vide total des années 393-392. Même la trêve de 20 ans obtenue en 391 par Volsinies ne constitue pas une victoire diplomatique : selon Tite-Live, elle n’est que le résultat de la lassitude des Volsiniens14. La tradition a probablement falsifié le contexte de cette trêve puisque, malgré la deditio de 8 000 de ses soldats, la ville n’est ni prise ni même contrainte d’accepter une paix, comme Capene et Faléries avaient dû le subir précédemment. Avant même l’invasion gauloise, les difficultés intérieures semblent obliger Rome à freiner temporairement ses ambitions.

10Dernier prolongement de la victoire sur Véies, le transport de l’offrande à Delphes aboutit à l’établissement de liens d’hospitalité avec le chef pirate Timasithée pour l’aide apportée aux ambassadeurs romains15. Au-delà de la protection apportée par les Liparéens, la décision d’accorder ces liens d’hospitalité doit être replacée dans le contexte plus large de la détérioration des relations entre les îles Lipari et les Étrusques : ce sont en effet les Liparéens qui accusaient les Étrusques d’actes de piraterie et attaquaient ses bateaux16. Ces accusations réciproques sont vraisemblables, mais, quoi qu’il en soit, l’efficacité de la protection des pirates révèle surtout les conditions de navigation en Méditerranée et les difficultés auxquelles les Romains étaient confrontés pour leurs déplacements en mer17. Non seulement ils ont été contraints de faire appel à des bateaux (sans doute étrusques) pour effectuer ce voyage, mais ils ont subi quelques-uns des risques de la navigation méditerranéenne. La tradition n’est cependant pas unanime sur la question du statut de Timasithée : il est formellement identifié à un pirate par Diodore et Tite-Live18, tandis que Plutarque le qualifie de stratège et affirme que c’est le bateau sur lequel se trouvaient les légats romains qui a été confondu avec un bateau pirate19. Si Timasithée est un pirate, il s’agirait du seul lien juridique établi avec un personnage ayant ce statut ; ce qui explique probablement les difficultés de la tradition à en dresser le portrait. Tite-Live (qui n’occulte cependant pas les faits) cherche surtout à atténuer l’étrangeté d’un contact officiel avec un pirate en affirmant qu’il avait « des conceptions plus semblables à celles des Romains qu’à celles de ses compatriotes20 ». Parce qu’il a protégé l’offrande romaine du butin de Véies envoyée à Delphes, Timasithée ne peut plus être assimilé à un pirate ordinaire, il devenait nécessairement un personnage civilisé.

Le raid gaulois et ses conséquences

11L’arrivée des Gaulois en Italie centrale en 391 bouleverse, pour un temps, le paysage politico-militaire et donc diplomatique, de Rome. Tous les échanges des années 391-390 sont directement liés à l’invasion gauloise. Les événements ayant abouti à la prise de Rome ont donné naissance, dès l’Antiquité, à un véritable roman dans lequel il est devenu difficile de repérer les éléments vraisemblables21. L’événement eut un impact majeur et durable sur la mémoire romaine22, mais aussi hors de Rome puisque les sources grecques s’en font pour la première fois l’écho – elles datent d’ailleurs l’invasion de 38623. Les études sur les origines du raid gaulois, le rôle de Denys de Syracuse ou la présence des Gaulois en Étrurie dès le vii^e siècle se sont multipliées, permettant de mieux évaluer l’ensemble du contexte de cet épisode24. Le souvenir de la prise de la Cité, puissamment entretenu par la tradition, a profondément imprégné la mentalité collective des Romains ; la diplomatie a occupé, lors de ces événements, une place considérable, de sorte que les démarches associées au raid gaulois figurent parmi les plus marquantes de l’histoire diplomatique républicaine. Elles sont en effet exceptionnelles à plus d’un titre en raison du fonctionnement singulier des institutions, du rôle de la gens Fabia, mais également du contenu unique de quelques contacts établis lors de l’attaque gauloise. Les violations par les Fabii du ius gentium et du ius legationis, la deditio imposée aux Romains vaincus ou le versement de la rançon constituent autant d’événements d’une singulière gravité qui se sont déroulés dans le cadre de relations diplomatiques, elles-mêmes tout aussi singulières25.

12Il est désormais assuré que l’importance des dégâts a été amplifiée par les récits dramatisés des conséquences du raid gaulois, alors que l’archéologie n’a pas trouvé trace de destructions massives au début du iv^e siècle26. Peut-être faut-il alors suivre Tite-Live quand il affirme que la reconstruction était achevée dès la fin de l’année 389 : « L’année ne s’était pas écoulée que la nouvelle ville fut érigée27. » Le témoignage de Polybe renforce celui de Tite-Live quand il résume ainsi la situation des Romains après le raid gaulois :

« Ils rentrèrent en possession de leur patrie de façon inespérée, ce qui fut le point de départ de leur développement avec les guerres qu’ils firent au cours de la période suivante à leurs voisins immédiats28. »

13Les interventions de Rome reprennent en effet rapidement après 389, mais les résultats de ces premières opérations militaires sont assez peu convaincantes. Malgré les allégations habituelles de Tite-Live qui présente la deditio des Volsques en 389 comme décisive (« après 70 ans de luttes29 »), les Romains continuent en réalité à se heurter, à leur résistance acharnée, puis progressivement plus sporadique jusqu’en 319 – c’est-à-dire pendant 70 ans de plus ! Certaines modifications ont cependant pu se produire dans la forme du conflit, des modifications qui se traduises par le mode de désignation des ennemis. En effet, lors de la prétendue deditio de 389, le terme de Volsques, désignant globalement le peuple, est employé pour la dernière fois dans une relation diplomatique30. Après 386, les cités volsques sont toujours désignées individuellement : apparaissent ainsi pour la première fois les noms de Satricum en 386 ou de Privernum en 357 – un mode de désignation qui se poursuit à l’identique lors de la deuxième moitié du siècle31.

14Les choix de la politique extérieure de Rome après l’épisode gaulois résultent, selon Tite-Live, d’une triple menace de la part de ses voisins : les Volsques étaient décidés à en « finir avec le peuple et le nom de Rome32 » ; des marchands affirmaient dans Rome que les Étrusques avaient juré une alliance de guerre et enfin – troisième facteur alarmant –, après plus de 100 ans de fidélité, Latins et Herniques faisaient défection33. Cette dramatisation de la situation a probablement pour fonction de justifier une politique d’intervention plus active qui, en dépit de l’intermède gaulois, doit être perçue comme le prolongement de la victoire décisive de Rome sur Véies. De fait, à partir des années 386-385 et jusqu’en 382, la question première pour Rome est celle de ses rapports avec les Latins qui accordent de plus en plus ouvertement leur aide, voire leur alliance, aux Volsques34. Dès 389, les assignations de terres aux nouveaux citoyens étrusques et falisques créent quelques tensions avec les alliés latins et herniques. Le Sénat continue pourtant à multiplier des assignations de terres à Satricum en 385 et en 383 dans le pays pontin, des quinquemviri sont même nommés pour la circonstance, afin de répartir les terres entre les colons romains35.

15Cette initiative aurait été prise « pour mieux disposer la plèbe36 » à la campagne contre les Latins, selon Tite-Live, au risque de renforcer l’agressivité de ces derniers, furieux de l’accaparement exclusivement romain du pays pontin. Leur faisait-on payer leur non-participation au siège de Véies et/ou leur inefficacité lors de la menace gauloise ? La victoire finalement obtenue par Rome sur les Gaulois, avec l’aide de quelques cités étrusques (mais sans le concours des Latins) a dû renforcer la conviction de nombre de sénateurs qu’il fallait obtenir des alliés latins une soumission réellement garantie, voire contrainte. Cependant, une telle exigence ne pouvait s’imposer sans difficulté ; ainsi, lorsqu’en 386, Rome réclame fermement aux Latins et aux Herniques les contingents non fournis, elle se heurte à un refus. Deux arguments sont avancés pour justifier le refus : les enrôlements de certains Latins et Herniques du côté des Volsques ont été individuels et la menace permanente des Voslques mobilise des forces importantes37. L’explication a pu convaincre, d’autant plus que, si peu d’années après le raid gaulois et dans le contexte de la sédition de Manlius Capitolinus, le Sénat n’avait probablement pas les moyens de se montrer intransigeant. Il se contenta donc d’une réponse dilatoire : « La guerre serait une réplique moins injustifiée qu’inopportune38. »

La suspension de l’activité diplomatique entre 382 et 362

16Dans ce contexte de forte tension entre Latins et Romains, les deditiones de Tusculum en 381 puis de Préneste en 380 inquiétèrent encore plus les voisins du Latium39. Selon la version traditionnelle, elles constituaient pourtant des preuves éclatantes de la générosité romaine : « Les Romains sont magnanimes… après avoir abandonné leurs griefs à l’égard des Tusculans, ils les traitèrent avec générosité » affirme ainsi Denys40. M. Humbert a démonté clairement les enjeux de la deditio de Tusculum dont la transformation en municipe

« inaugurait une forme géniale de conquête qui donnait à Rome tous les avantages de l’annexion – enrichissement du corps politique, accroissement des effectifs militaires – sans poser le problème de son administration, une formule capable de permettre des annexions massives et très rapides41 ».

17En effet, la transformation d’une cité déditice en municipe va connaître ensuite un succès politique et diplomatique considérable : elle devient l’un des plus outils les plus efficaces dont les généraux diplomates vont pouvoir disposer au cours de la conquête – un outil d’autant plus efficace que le pouvoir romain a su l’adapter à l’évolution de ses besoins aux différentes étapes de la conquête et à ses divers interlocuteurs42.

18L’indigence de l’activité diplomatique avant le renouvellement du traité avec les Latins en 358 se double d’un contenu fort peu diversifié ; les échanges se limitent à des deditiones et des demandes de réparation43. Les acquis demeurent en outre bien précaires et les Romains subissent de graves revers, par exemple contre les Volsques quelques mois plus tard et, dès la fin de 379, Préneste et les Latins reprennent les hostilités. L’origine du regain de combativité des Latins est clairement énoncée par Tite-Live :

« Dans l’ardeur de leur rage, ils se portèrent d’un élan sur Tusculum, irrités que ses habitants ayant fait défaut à la réunion confédérale des peuples latins, se fussent faits non seulement les alliés, mais les concitoyens des Romains44. »

19Les Latins ont manifestement mesuré l’enjeu de ces changements de statuts : leur indépendance vis-à-vis de Rome est lourdement menacée après l’annexion de Tusculum. La prétendue générosité romaine à l’égard des Tusculans ne semble avoir trompé personne. Denys commente les conséquences de la deditio de Tusculum en ces termes : « Quant aux habitants de Tusculum, outre qu’ils ne furent pas dépossédés de leurs biens lors de la prise de leur cité, ils s’en retournèrent en recevant par surcroît les privilèges dont jouissaient leurs vainqueurs45. » La générosité s’inscrit en vérité dans un rapport de vainqueur à vaincus.

20La longue résistance de Préneste avant sa deditio en 38046 fournit également la preuve que le traitement imposé à Tusculum n’avait aucune chance d’être identifié à un acte de générosité par les autres cités latines. La très longue éclipse de la diplomatie commence précisément après la deditio de Préneste ; elle se prolonge jusqu’en 362 – soit 18 années au cours desquelles nos sources ne nous livrent la trace que d’un seul échange. Or, cette disparition ne peut s’expliquer a priori par des lacunes de notre documentation, Tite-Live est entièrement conservé – même si la chronologie de la décade 376-366 est suspecte47. Entre 380 et 362, seul Plutarque attribue à Camille en 367 le mérite de la deditio de Velitrae. La cité était assiégée depuis trois ans, mais pour Plutarque sa deditio est la conséquence de la victoire de Camille sur les Gaulois, sans rapport apparent avec la prise de Préneste48. La deditio ne fut respectée que bien peu de temps ; une dizaine d’années plus tard en effet, en 358, des incursions des Véliternes sur le territoire romain sont mentionnées, sans réaction militaire de la part de Rome49. Dans le règlement de 338, Velitrae figure parmi les cités les plus fortement sanctionnées parce qu’ » ils s’étaient tant de fois révoltés : leurs murs furent jetés bas, leur sénat fut éloigné50 ».

21Pendant les années 380-362 la politique extérieure et la diplomatie semblent totalement paralysées, les « difficultés intérieures prenaient un tour trop grave » admet Tite-Live51. Dès 378, la situation intérieure de Rome semble si délicate que les tribuns militaires à pouvoir consulaire sont contraints d’accepter « une exemption générale du tribut et l’interdiction de toute décision sur les dettes pendant toute la durée des hostilités52 » afin que la plèbe accepte le recrutement des armées. La présentation dramatisée des événements contraste pourtant curieusement avec le récit que Tite-Live lui-même fait des années suivantes : il ne mentionne aucune agression contre Rome pouvant expliquer le chantage exercé par la plèbe et le recul des tribuns militaires. Bien au contraire, l’annaliste souligne que « les guerres, par bonheur, avaient fait la trêve53 » en conclusion d’un tableau, il est vrai assez flou, sur les événements des années 377-370. Même au moment du siège de Velitrae en 367, il affirme que « Rome était tranquille au dehors54 ».

22Les conflits internes autour des lois licino-sextiennes auraient donc entraîné une véritable suspension des activités diplomatiques pendant la période la plus longue de l’histoire de la diplomatie républicaine – plus longue que lors des sécessions de la plèbe ou du décemvirat par exemple, confirmant l’exceptionnelle gravité de la situation. Ce constat rend encore plus suspect le témoignage de Tite-Live concernant l’interruption, en parallèle, de l’agressivité des voisins de Rome. Cette coïncidence singulière incite à reposer la question lancinante des origines et des motifs des initiatives militaires au cours des premiers siècles de la conquête : les guerres romaines étaient-elles défensives, préventives ou simplement opportunistes ? Lorsque l’alternance des activités intérieures et extérieures ne concernait qu’une période de deux ou trois ans, l’absence temporaire d’agressivité de la part des voisins pouvait s’admettre ; lorsque cette même alternance couvre une période de presque 20 années, on est amené à s’interroger sur la réalité des menaces dont Rome se dit sans cesse victime55.

23Dans le débat de plus en plus radical qui agite la plèbe, dès 380, les tribuns formulent explicitement leurs accusations :

« La plèbe, écrasée par les dettes, ne cessait d’être jetée contre de nouveaux ennemis (passim iam sine ullo discrimine bella quaeri) : d’Antium les légions avaient été portées sur Satricum, de Satricum sur Velitrae, et puis sur Tusculum ; c’étaient maintenant les Latins, les Herniques, les Prénestins, contre lesquels on se préparait à porter les armes56. »

24Étrangement, dès que le conflit interne s’est envenimé, aucune cité, aucun peuple ne seraient venus fournir à Rome des informations, ni même demander une aide contre un voisin57. Au siècle précédent, l’argument d’une menace extérieure avait été à plusieurs reprises brandi avec une certaine efficacité afin de contourner (au moins temporairement) les revendications plébéiennes. Au cours de ces années, l’argument n’est utilisé qu’une seule fois par Licinius et Sextius en 368 : ils accusent le pouvoir romain de lutter contre leurs projets de lois « en éloignant la jeunesse pour la guerre de Velitrae58 ». Lors de la crise du iv^e siècle, la diplomatie ne semble pas avoir été en mesure de proposer un dérivatif aux tensions extrêmes nées du conflit patricio-plébéien.

Le retour de la diplomatie jusqu’à la deditio de Capoue

25Après le vide exceptionnel des années 380-360, la décennie de 358 à 348 est marquée, de façon spectaculaire, par trois traités de grande importance avec les Latins, les Samnites et Carthage59. Bien que la dimension politique de ces traités soit considérable, le champ diplomatique romain ne s’en trouve pas notablement élargi dans la mesure où Latins, Carthaginois et même Samnites ne sont pas des interlocuteurs nouveaux. Il est cependant peu probable que les Samnites engagés dans le traité de 354 soient les mêmes que les Samnites contactés en 41160. Le renouvellement d’accords antérieurs, pour deux des trois traités, affirme la volonté et surtout la capacité de Rome à faire reconnaître diplomatiquement et politiquement les acquis obtenus en Italie centrale et la place grandissante qu’elle entend occuper désormais dans la péninsule. Pour des raisons différentes, les trois interlocuteurs de Rome avaient eux aussi besoin de définir ou de redéfinir leurs positions face au renforcement de la puissance romaine. Il est pourtant peu vraisemblable que les Latins, les Samnites et les Carthaginois aient tous été demandeurs malgré la présentation désormais habituelle qu’en fait la tradition ; officiellement en effet, aucun de ces traités ne relève de l’initiative des Romains61.

26En 358, le renouvellement du foedus Cassianum traduit la reprise en main par Rome de la Ligue Latine tandis que Herniques et Tiburtes doivent s’intégrer à la Ligue – en d’autres termes, se soumettre62. A. Alföldi exprimait certaines réserves sur la signification de ce renouvellement ; nous pensons également, après M. Humbert, que la création des tribus Pomptina et Publilia aux dépens des Volsques la même année 358 ne peut pas être « une coïncidence fortuite63 ». La nouvelle version du traité sanctionne les progrès définitifs de Rome dans la région, des progrès dont les Romains ont pu imposer la reconnaissance à des cités latines divisées, incapables de fédérer leur résistance face à la montée en puissance de Rome64. Mais nos sources fournissent en vérité bien peu de détails sur le contenu de ce nouveau traité, comme sur les deux autres, tout aussi essentiels pourtant dans l’histoire de ce siècle. Polybe se limite à un commentaire lapidaire, « les Romains rétablirent leur puissance et reprirent en main les peuples latins65 ». Tite-Live évoque seulement la compensation (solacium) à la menace gauloise apportée par la « paix accordée aux Latins sur leur demande et dans les forces considérables qu’ils envoyèrent à Rome en application d’un ancien traité qu’ils avaient cessé d’observer depuis nombre d’années66 ». Il est donc bien difficile d’évaluer la portée réelle de la stabilisation (bien précaire) qu’aurait apporté ce renouvellement dans les relations avec les Latins. Quoi qu’il en soit, Rome se tourne ensuite immédiatement vers les Étrusques et, dans ce secteur également, la fonction de la diplomatie se modifie.

27Entre 358 et 351, la guerre de sept ans avec les Étrusques de Tarquinia (la cité la plus menacée depuis la chute de Véies) s’étendit à d’autres cités, y compris à la fidèle Caere. La tradition romaine est assez discrète sur l’âpreté des affrontements dont beaucoup furent défavorables à Rome jusqu’en 353 : deux défaites sont seulement mentionnées en 358 et en 357 de deux consuls, des Fabii, contre les Tarquiniens et les Falsiques67. Les sources étrusques témoignent, en revanche, de la violence acharnée des combats, notamment du massacre de 307 prisonniers romains en 35868. L’absence de tout contact diplomatique direct entre Romains et Étrusques jusqu’en 353 confirme que la radicalisation des rivalités ne permettait désormais plus à la diplomatie de jouer un rôle, tant du côté étrusque que romain. Les victoires acquises au détriment de Tarquinies et surtout de Caere l’ont probablement été avec l’aide de contingents latins, mais les bénéfices des victoires n’ont pas été partagés lors de l’incorporation de Caere, à l’instar du butin de Véies. La réponse des Latins, réunis dans le bois sacré de Ferentina, à la délégation romaine venue exiger le respect des engagements est en ce sens très éclairante : Rome devait « s’abstenir de donner des ordres à ceux dont l’aide leur était indispensable : les Latins préféreraient porter les armes pour leur propre liberté plutôt que pour l’empire d’autrui69 ». L’affrontement devient dès lors inévitable.

28Quant au traité de 354 avec les Samnites, il traduit l’intérêt grandissant de Rome pour des régions plus méridionales et, réciproquement, des regards portés par les Samnites sur les marges septentrionales de leur zone d’influence. Il serait, selon Tite-Live, la conséquence de la victoire et de la répression sur Tarquinies70. Les trois traités semblent ainsi s’enchaîner ; Rome avançant diplomatiquement de façon très progressive dès qu’un obstacle intérieur ou extérieur est levé. Le premier contact avec quelques Samnites de Capoue et de Cumes, dès 411, s’était soldé par un refus de fournir toute aide frumentaire aux Romains71 ; le traité de 354, nettement plus positif et sans doute élargi à un plus grand nombre de peuples, serait donc le premier à avoir un contenu d’ordre politique. Il détermine les zones d’influences des deux parties et insère fermement Rome dans une sphère plus vaste, pour la première fois étendue à l’échelle de la péninsule italienne72.

29Le troisième de ces traités, le renouvellement en 348 du traité avec Carthage, s’inscrit dans la même logique que les deux précédents. Pour la tradition annalistique, les origines du renouvellement sont semblables à celles du traité avec les Samnites : la démarche est d’abord la conséquence de la victoire romaine sur les Falisques. Carthage voulait féliciter Rome de sa victoire et lui offrir une couronne d’or73. Depuis 509, date présumée du premier traité mentionné par Polybe, l’influence romaine en Italie a connu des progrès si considérables que ses clauses en étaient devenu obsolètes. Son renouvellement devait logiquement permettre d’intégrer les nouveaux rapports de force établis entre Rome et les puissances de l’Italie centrale, mais les détails des conditions dans lesquelles l’accord s’est fait nous échappent, comme dans le cas des traités précédents.

30Ayant surmonté ses difficultés internes, Rome a su mettre à profit le consensus dégagé grâce au vote des lois liciniennes pour « développer clairement une politique d’expansion74 ». En effet, la fin du confit patricio-plébeien paraît avoir en quelque sorte libéré les ambitions de Rome, lui permettant en Italie centrale, mais aussi au-delà, de faire reconnaître la réalité de son influence nouvellement acquise en Italie centrale. Le milieu du iv^e siècle aurait pu marquer un certain équilibre des rapports dans la péninsule, or la deuxième moitié du siècle ne ressemble en rien à une période de stabilisation. À plusieurs reprises, Tite-Live signale qu’il ne se passe rien à l’extérieur, de sorte que même la nomination d’un dictateur en 351 n’a pas pour motif « la menace de quelque guerre effrayante, mais d’empêcher qu’on respectât la loi licinienne aux comices consulaires75 ». Malgré l’absence avérée (et même avouée) de menaces, les interventions romaines se multiplient au nord et au sud du Latium, mais également dans la partie centrale de l’Italie puisque, jusqu’à la fin du siècle, les progrès de Rome – pourtant incontestables – sont sporadiquement remis en cause. La volonté nouvelle d’affirmer son autorité se retrouve dans les réactions de Rome aux sollicitations de ses alliés : dès 346, lorsque les Latins dénoncent l’attitude d’Antium, la guerre contre les Volsques est immédiatement déclarée76.

31Dans ce contexte de renouveau diplomatique et de contacts multiples, la démarche des Capouans auprès de Rome et surtout la réponse positive qui leur fut donnée ne doivent pas surprendre77. Le procédé avait paru artificiel à de nombreux historiens, désormais la plupart admettent l’historicité de la deditio de Capoue et, à notre sens, elle s’insère avec logique dans l’histoire diplomatique de ces décennies78. Cependant, au regard de l’évolution de la pratique diplomatique romaine, la deditio de Capoue constitue une date clé ; pour la première fois, hors d’un contexte conflictuel, la diplomatie devient fort opportunément l’instrument d’une véritable manœuvre : l’invention du prétexte d’une intervention au mépris des engagements antérieurs. La rupture unilatérale du traité de 354 ne pouvait pas se faire en prenant le risque d’avoir engagé une guerre illégitime ; son origine fut donc habilement retournée afin de faire apparaître les Samnites comme les seuls responsables du non-respect du traité. La deditio des Capouans permit aux sénateurs d’affirmer « qu’il y allait de leur conscience de ne pas trahir des gens remis à leur discrétion. Et le peuple samnite manquerait à l’équité s’il attaquait un territoire et une ville devenue par reddition, propriété du peuple romain79 ». « Bel exemple de casuistique » commente à juste titre D. Briquel80 ; preuve manifeste également de la capacité du pouvoir romain à exploiter les ressources insoupçonnées offertes par le jeu diplomatique – en l’occurrence celui du flou entretenu sur les conditions de l’accession d’une cité au statut de déditice81.

De la deditio de Capoue à la sponsio des fourches Caudines

32Avec 43 échanges, les 23 années séparant la deditio de Capoue de la deuxième guerre samnite présentent une activité nettement plus élevée que durant la première moitié du iv^e siècle, la fréquence atteint presque deux échanges par an82. Néanmoins, sept de ces 23 années ne comportent encore aucun contact – soit presque une année sur trois -, mais la répartition de l’activité est désormais nettement moins irrégulière que précédemment puisqu’on ne repère qu’une seule lacune d’une durée limitée à trois ans (entre 336 et 333). Le nombre des interlocuteurs est élevé, relativement au nombre des échanges, mais neuf échanges sur dix se font toujours avec des cités et peuples italiens. Toutefois, l’émergence des orientations nouvelles de la politique romaine en direction du Sud de la péninsule se traduit diplomatiquement par un nombre significatif de contacts avec des cités de Campanie et avec des peuples nettement plus méridionaux, comme les Lucaniens ou les Apuliens.

Tableau XXXV. – Les interlocuteurs de Rome de 343 à 320.

33Le champ diplomatique se modifie sensiblement et l’évolution la plus frappante concerne le Latium avec lequel les derniers contacts, avant même la dissolution de la Ligue Latine, sont fort limités83. Les contacts uniques avec des cités volsques et la fin de l’autonomie de Privernum confirment les avancées décisives de Rome dans ce secteur. Enfin, les relations établies avec des souverains et des peuples non italiens marquent également une certaine évolution, bien que certaines d’entre elles (singulièrement la relation avec Alexandre le Grand) ne soient pas fortement attestées84.

Tableau XXXVI. – Les variations du champ diplomatique de 343 à 320.

Le premier conflit avec les Samnites et la guerre latine

34La première guerre samnite a fait l’objet d’un certain nombre de suspicions en raison de sa surprenante brièveté et des doublons de la tradition entre quelques événements présents dans la première et la deuxième guerre samnite85. Désormais l’historiographie admet son historicité, Rome ne pouvait assurément pas aller plus vite et plus loin tant que son autorité n’avait pas définitivement été établie sur la Ligue latine86. Le début du récit des guerres samnites est souligné par une présentation solennelle de la part de Tite-Live des événements de l’année 343 :

« À partir d’ici vont être narrées des guerres auxquelles la force des ennemis, l’éloignement des pays où se déroulèrent les hostilités, enfin leur longue durée donnent plus d’importance. Car cette année on prit les armes contre les Samnites, peuple économiquement et militairement puissant (gentem opibus armisque ualidam)87. »

35Quel rôle a joué la diplomatie au cours de ce premier et si rapide affrontement ? Son rôle a été essentiel lors du déclenchement des hostilités et Tite-Live insiste sur le fait que la guerre débute en raison d’un conflit extérieur avec les Sidicins : « Rome et les Samnites étaient unis d’alliance et d’amitié ; la cause de leur conflit vint de l’extérieur et ne naquit pas de leurs propres relations88. » Tous les échanges datés des trois années de la guerre (343 – 341) ont à voir avec le conflit en cours et ne concernent que cette zone géographique. Les six échanges de l’année 343, après la deditio de Capoue, sont directement liés au début des opérations, aucun échange n’est recensé en 342, puis trois contacts mettent fin au conflit en 34189. L’année 342 est en effet marquée par une grave sédition de l’armée romaine installée en Campanie qui donne la mesure des appétits des soldats romains, pauvres et endettés, découvrant les richesses de la région90. Les récits du soulèvement et de son règlement étaient déjà discordants dans les sources utilisées par Tite-Live91 ; en revanche, ses conséquences ont été bien identifiées. « Le bruit de ce soulèvement et la lourde guerre engagée avec les Samnites détournèrent quelques peuples de l’alliance romaine92. » Les Latins et les Privernates en profitèrent en effet pour prendre l’offensive, bientôt rejoints par les Campaniens ; de sorte que, de 340 à 338, l’activité diplomatique se détourne des Samnites et se limite aux relations avec les Latins, dans le cadre de ce qui fut appelé la guerre latine93. Au cours de la guerre latine, les Latins ne sont pourtant pas seuls à s’être ligués contre Rome, mais aucun contact avec les Volsques ou les Sidicins n’a laissé de trace ; seules des deditiones de Campaniens (non identifiables plus précisément) et des Aurunques sont signalées94.

36Le règlement de 338 marque assurément la fin de l’indépendance politique et donc diplomatique des Latins : à partir de cette date, les relations entre Latins et Romains ne peuvent plus être assimilées à des relations extérieures95. Ce règlement différencie fort habilement les statuts imposés aux Latins en fonction du comportement de chacune des cités pendant la guerre, mais en tenant compte également des défections antérieures, suivant la terminologie utilisée pour désigner les résistances latines96. Les décisions appliquées aux Latins furent mises en œuvre unilatéralement par une Rome victorieuse, sûre de la légitimité de son action. Aucune forme de négociation n’a désormais lieu d’être avec des rebelles et, de ce point de vue, l’absence d’échanges diplomatiques préparatoires au règlement de 338 traduit clairement la volonté du pouvoir romain d’imposer unilatéralement les dispositions arrêtées. La comparaison avec les phases diplomatiques qui précédèrent l’établissement du foedus Cassianum montre à l’évidence qu’une étape décisive vient d’être franchie dans l’usage de la diplomatie. Dorénavant, en Italie centrale (au moins vis-à-vis des Latins) Rome impose et ne laisse même plus l’illusion d’une négociation. Les formes de la soumission se sont limitées à une seule alternative : la capitulation ou la deditio ; les statuts imposés n’ont pas à être débattus, du moins officiellement97. Le récit de la campagne des consuls en 340 fournit explicitement les modalités nouvelles de l’emprise romaine sur les Latins :

« Les consuls, passant de la prise d’une seule ville à la soumission entière du Latium, décidèrent d’y promener partout leur armée victorieuse, et ils ne s’arrêtèrent pas avant d’avoir, en prenant successivement ses villes ou bien en recevant leur soumission, réduit tout le Latium98. »

37De plus, toute remise en cause d’une soumission, ne peut plus être suivie (tout au moins en théorie99) que d’une prise de la cité par la force et d’une répression. Le cas de Tibur qui avait fait sa deditio en 354 est en ce sens exemplaire : sa rébellion en 340 est suivie de la confiscation d’une partie de son territoire100.

38Après l’annexion du Latium, aucune ambassade n’est mentionnée par nos sources entre 336 à 333, bien que durant ces années prennent place d’une part l’incorporation de la Campanie aux dépens des Ausones et des Sidicins, d’autre part celle des Volsques du Sud. Ces incorporations se font, comme dans le Latium, sans aucune négociation, ni aucune forme de contact jusqu’aux deditiones en 330 et 329 de quatre cités volsques : Fabrateria, Luca, Fundi et Privernum101. La soumission des deux dernières cités fait l’objet, chez Tite-Live102, d’un long développement assez confus dont il ressort qu’elles reçurent la civitas sine suffragio – c’est-à-dire que la soumission fut, une nouvelle fois parée de la fiction de la générosité romaine103. Les événements de 338 semblent donc avoir amorcé un changement définitif du comportement diplomatique de Rome vis-à-vis des peuples de l’Italie centrale : son autoritarisme ne laisse désormais pratiquement plus aucun espace à la diplomatie. Avec la guerre latine, ce ne sont pas seulement les relations avec les Latins qui disparaissent ; les contacts avec les Campaniens et, dans une moindre mesure, avec les Volsques, sont de plus en plus rares, traduisant le raidissement incontestable de la politique romaine, bien au-delà du Latium.

De la guerre latine au début de la deuxième guerre samnite

39Avant le début de la deuxième guerre samnite, cinq nouveaux peuples et royaumes sont – ou seraient – entrés en contact avec Rome : la royauté épirote avec Alexandre le Molosse (peut-être en 332) ; en Italie, les Lucaniens, les Apuliens et les Palaepolitains ; enfin l’ambassade, très suspecte à nos yeux, qui aurait été envoyée à Alexandre le Grand104. Les trois contacts avec des peuples de la péninsule s’inscrivent logiquement dans le prolongement de l’offensive de Rome vers le Sud de l’Italie et la mainmise progressive sur la Campanie. Les deux ambassades d’Alexandre le Molosse et Alexandre le Grand posent quant à elles de réelles difficultés de datation et même d’authenticité.

40L’initiative prise par Alexandre le Molosse est relatée par trois auteurs dont les témoignages divergent principalement sur les origines de cette mission. Strabon pense que la démarche devait simplement dénoncer auprès de Rome la piraterie pratiquée par les habitants d’Antium, tandis que Tite-Live et Justin mentionnent l’un une paix, l’autre un foedus conclu entre Rome et Alexandre après la victoire du roi sur les Samnites, alliés aux Lucaniens105. La datation elle-même fait problème, mais elle ne peut être postérieure à 330 (date de l’accord entre Rome et les Lucaniens) et l’on sait qu’Alexandre n’a pas abordé les côtes italiennes avant 340 ; on peut donc retenir une datation qui se situerait entre 335 et 331106. Le détail de ces campagnes est impossible à reconstituer, mais il est probable que le roi épirote soit venu jusqu’à Paestum. Sur place, il fut alors en mesure de constater la participation des Antiates à la piraterie tyrrhénienne qui devait s’exercer au moins en partie aux dépens des échanges des Grecs de l’Italie du Sud dont Alexandre était censé défendre les intérêts. Dans ce contexte, une démarche de protestation auprès des Romains qui contrôlaient Antium depuis 338 ne peut être exclue.

41Mais comment concilier cette protestation avec l’accord évoqué par Tite-Live et Justin ? Tite-Live date cet accord de la fin de l’expédition d’Alexandre, au moment où les Samnites acceptaient de prêter main-forte aux Lucaniens contre le Molosse. On peut émettre l’hypothèse que les versions contradictoires correspondent à deux démarches différentes : la mission décrite par Strabon précédant de quelques mois (voire plus) la démarche mentionnée par Tite-Live et Justin. Rome aurait reçu l’avertissement en acceptant, au moins temporairement, de faire preuve de bonne volonté envers le roi d’Épire107. Tout accord – quel qu’en soit le contenu – ne se comprend en effet qu’en fonction de la menace samnite présentée ainsi par Tite-Live : « Depuis un an déjà, l’on soupçonnait le Samnium aussi d’être agité par des projets de rébellion108. » L’ennemi commun étant pour l’instant le Samnite, Rome a pu se satisfaire d’un tel accord – à condition, probablement, qu’Alexandre n’empiète pas sur les zones qu’elle contrôlait déjà en l’Italie centrale. Tite-Live commente le traité en ces termes : « Alexandre, sorti vainqueur du combat (contre les Samnites), conclut avec les Romains une paix dont on ne sait avec quelle foi il l’eût respectée si la suite de son expédition avait été aussi heureuse109. » L’interrogation peut également s’appliquer aux Romains : auraient-ils continué à respecter l’accord si l’expédition épirote, en se prolongeant, avait menacé leur autorité au cœur de la péninsule italienne ?

42Bien que cet épisode n’ait pas eu de retombées politiques immédiates en raison de la brièveté de l’expédition d’Alexandre le Molosse, l’affirmation de M. Holleaux, au sujet de ce contact ponctuel est, à notre sens, irrecevable. Il estime que ces échanges « isolés, purement épisodiques, sont demeurés sans conséquence aucune110 ». Ils ne sont assurément pas suivis de relations régulières, mais durant les premiers siècles de la République, aucune puissance, aucune cité n’a entretenu avec Rome des relations suivies111. Ainsi Marseille ou Carthage (pour ne citer que des relations établies antérieurement à la période qui nous intéresse112) ont eu avec les Romains des contacts que l’on peut également qualifier d’épisodiques ; pour autant, leur impact sur les relations postérieures entre Rome et ces cités est indéniable. En outre, le contenu et le contexte des premières relations ont fréquemment des incidences fortes sur la suite des rapports entre Rome et ses différents interlocuteurs. La qualité des relations premières et leur ancienneté déterminent, en partie au moins, le contenu et le climat des contacts postérieurs, qu’ils se produisent quelques années ou quelques décennies plus tard.

43Quelques-uns des contacts avec les Samnites, notamment les échanges liés à la pax caudinum, figurent parmi les actes diplomatiques les plus commentés de la période républicaine, tant par les auteurs anciens que par les historiens modernes. Dès l’Antiquité, les aspects exceptionnels des événements de 321 avaient attiré l’attention de neuf auteurs – seules les négociations avec les Gaulois lors du siège de Rome ont suscité plus de commentaires dans l’histoire diplomatique du iv^e siècle. L’épisode de 321 est d’importance au regard de notre sujet de différents points de vue : institutionnellement parce qu’il pose la question du pouvoir diplomatique des magistrats supérieurs et corollairement celui des Fétiaux113 ; politiquement car il met en jeu la cohérence de la classe sénatoriale face à un dilemme qui concerne plusieurs de ses membres éminents ; juridiquement enfin, puisque par le subterfuge de la sponsio, la classe sénatoriale donne la preuve de sa capacité à improviser des règles d’un jeu politique et diplomatique différentes des règles énoncées ou du moins pratiquées antérieurement. Les règles nouvelles, improvisées ou imposées en fonction des circonstances et des besoins, sont rendues juridiquement et religieusement acceptables grâce à la complicité de la classe politique romaine, bien que les Samnites aient dénoncé avec violence cet artifice. Le discours du général Pontius témoigne de sa lucidité, il n’a pas adhéré un seul instant à ce faux-fuyant114.

Une ambassade à Alexandre le Grand ?

44La réalité de la mission qui aurait été envoyée auprès d’Alexandre le Grand soulève des problèmes fort délicats à aborder115. Évoquons tout d’abord la question de la datation : Ptolémée, Memnon et Clitarque116 retiennent la date de 334, mais il paraît tout à fait invraisemblable, comme le souligne P. Vidal-Naquet117, que les Romains aient pu prendre une telle initiative avant la conquête asiatique d’Alexandre. Si cette ambassade a eu lieu, on ne pourrait la dater que de 323. L’historiographie contemporaine reste divisée sur la réalité d’une telle mission : certains l’estiment vraisemblable, d’autres restent sceptiques, mais la majorité des historiens la tient pour peu crédible118. Tout d’abord, la question de son authenticité peut être évoquée en s’appuyant sur l’antériorité des relations de Rome avec l’espace grec. Avant le règne d’Alexandre, cinq contacts avec la Grèce sont plus ou moins bien attestés : quatre sont des consultations de l’oracle de Delphes et celle de 454 (assez douteuse) est la seule à avoir un motif non religieux, mais d’ordre juridique119. Chacune de ses démarches a pu permettre d’établir des contacts dont la nature ne se limitait probablement pas à l’objectif des missions. Depuis 398, aucune trace de contact direct n’est attestée ; pour autant des informations concernant l’épopée d’Alexandre sont nécessairement parvenus à la connaissance des Romains par d’autres biais que des contacts d’ordre diplomatique.

45Mais, au-delà de l’existence avérée de relations (certes rares) d’ordre diplomatique entre les deux bassins de la Méditerranée, c’est la forme et surtout le contenu de la mission qui, au regard de l’histoire diplomatique romaine, doivent nourrir le débat. Tout d’abord, la mission à Alexandre le Grand constituerait le seul exemple d’une initiative diplomatique par laquelle les Romains auraient recherché une sorte de reconnaissance internationale, suivant l’expression de P. Veyne, auprès d’un interlocuteur étranger120. Aucun exemple comparable ne peut être trouvé dans toute l’histoire diplomatique de Rome ni avant, ni après 323. Ainsi, un demi-siècle plus tard, ce sont les Lagides qui auraient eu l’initiative de la prise de contact à laquelle les Romains répondent d’ailleurs avec empressement121. Alexandre constitue, il est vrai, un souverain d’une dimension politique et militaire hors du commun, mais quels motifs auraient pu pousser les Romains à entrer en contact avec le roi macédonien à ce moment de leur histoire ? Sur ce point, Arrien apporte une réflexion essentielle pour notre propos :

« Il est invraisemblable que la République romaine, qui connaissait alors son plus haut degré de liberté ait envoyé des ambassadeurs chez un roi étranger, en particulier si loin de leur patrie, sans être poussée par la crainte ou par l’espoir d’un profit, et alors que le peuple romain nourrissait à l’égard des rois et du nom même de roi une haine sans égale122. »

46Plusieurs éléments de cet argumentaire retiennent notre attention. L’éloignement géographique peut, à notre sens, difficilement être retenu car il faudrait admettre que les contacts antérieurs, notamment avec Delphes, sont douteux pour des raisons similaires. La rencontre aurait cependant eu lieu à Babylone, dans une région totalement inconnue des Romains ; mais ce voyage aurait certes pu s’effectuer sur les bateaux transportant les autres ambassades occidentales qui auraient également rencontré Alexandre en Asie. Arrien indique en effet que des ambassades auraient été également envoyées par le Bruttium, la Lucanie et l’Étrurie123. Le deuxième argument concerne la haine des rois attribuée aux Romains par Arrien. Depuis l’expulsion des Tarquins, les Romains ont, il est vrai, rarement eu de contacts avec des rois – à l’exception des rois étrusques (Porsenna ou le Lar de Véies) et, en 332, Alexandre d’Épire124. L’argument paraît pourtant bien peu déterminant car le rejet de la royauté est un problème interne ; dans la pratique diplomatique, il n’a jamais été utilisé pour refuser d’établir un contact. En revanche, la question des motifs de la démarche paraît nettement plus décisive.

47Selon Arrien, la diplomatie romaine n’intervenait que « poussée par la crainte ou l’espoir d’un profit ». Quelle crainte pouvait engendrer l’extension de la puissance d’Alexandre en Orient, vue de Rome ? Quel profit les Romains auraient-ils pu tirer d’une reconnaissance de leur existence par le roi ? La crainte ne se conçoit que si les Romains avaient pu être informés des éventuels projets d’Alexandre en Occident ; or il est assuré que les derniers projets du roi ne furent connus et rendus publics qu’après sa mort, à l’initiative de Perdiccas125. Aussi en 323, personne en Orient (et a fortiori en Occident) ne pouvait connaître et donc redouter une éventuelle intervention des armées gréco-macédoniennes à plus ou moins brève échéance. Le profit ? Il est bien difficile à évaluer puisque aucune autre démarche n’est comparable à celle-ci dans toute l’histoire diplomatique de Rome. Entre des cités, des ligues grecques ou des puissances extérieures, ces formes de rapports sont attestées – en particulier au moment des changements de dirigeants126 ; en revanche, aucune tradition en ce sens n’existe à Rome depuis le début de la République. En outre, on ne perçoit pas quels événements à Rome auraient rendu nécessaire une telle initiative, particulièrement en cette année 323, alors que la deuxième guerre samnite, débutée trois ans plus tôt, fragilise la position de Rome en Italie.

48La même question pourrait d’ailleurs être posée au sujet des motivations des autres ambassades occidentales et elle ne trouverait difficilement une réponse satisfaisante. Pourquoi les Lucaniens, depuis peu alliés de Rome127, les Bruttiens (qui n’ont, semble-t-il, jamais rencontré les Romains) ou même les Étrusques (lesquels ?) auraient-ils jugé utile d’offrir une couronne à Alexandre, suivant en cela une tradition typiquement orientale ? Peu d’historiens ont tenté de trouver des réponses à ces questions, tant pour l’ensemble des ambassades occidentales que pour le cas particulier de l’ambassade romaine. Pour ce qui concerne les Lucaniens et les Bruttiens, on peut simplement souligner qu’ils sont géographiquement plus proches des Grecs de l’Italie du Sud que Rome ; de la même façon, les Étrusques ont des liens plus anciens et plus étroits que Rome avec le bassin oriental de la Méditerranée. Ces arguments paraissent cependant peu convaincants et justifient mal une telle initiative diplomatique.

49Il faut enfin évoquer un témoignage de Tite-Live, à notre connaissance, assez rarement exploité dans ce débat : dans une longue digression développée dans le récit des événements de l’année 319, l’annaliste établit une comparaison entre les armées et les valeurs des Romains et celles d’Alexandre128. La proximité de la date de la mort du roi en 323 incite à s’interroger sur le silence de Tite-Live concernant un éventuel contact entre Rome et Alexandre. L’annaliste paraît avoir travaillé sur des archives faisant référence au roi et à sa disparition, elles auraient dû mentionner logiquement la mission auprès d’un personnage déjà mythique. Cette mission aurait été en outre tout à fait valorisante pour les dirigeants romains ; le silence de TiteLive confirme donc indirectement, à notre sens, les doutes qu’il faut conserver sur la réalité de cette mission. Une telle initiative nous paraît inconciliable avec le contexte diplomatique et politique de Rome en cette fin de siècle et, plus largement encore, avec toute la tradition de l’histoire diplomatique romaine.

50La justification de ce récit est plus sûrement à rattacher au développement très précoce (dès le début du iii^e siècle) du mythe d’Alexandre129. L’ambassade de 323 pourrait bien n’être qu’une des facettes du mythe reprise par une partie de la tradition parce qu’elle permet de cautionner l’impérialisme et la suprématie romaine. Alexandre est supposé en effet, avoir lui-même, prophétiquement, désigné ses successeurs.

« Après l’entrevue accordée à leurs ambassadeurs, Alexandre pressentit ce que deviendrait par la suite la puissance des Romains en voyant leur discipline, leur ardeur au travail, leur fierté et aussi d’après ce qu’il avait appris de leur constitution130. »

51Une prophétie aussi laudative s’intègre fort artificiellement dans le mythe alexandrin et elle contribue surtout à renforcer les suspicions qui pèsent sur l’ensemble des témoignages.

La diplomatie jusqu’à la fin des guerres samnites (320-290)

52Les 30 dernières années de la conquête de l’Italie non grecque connaissent une activité diplomatique un peu plus forte que les deux décennies antérieures, mais globalement, les statistiques fournissent des chiffres proches de la période précédente. Les 60 échanges recensés ne modifient pratiquement pas la fréquence des actes131 et on compte encore dix années sur trente sans aucune activité diplomatique – une proportion équivalente à celle de la période précédente, avec une régularité comparable dans la répartition des échanges, puisque aucune lacune supérieure à deux ans n’est observée.

Tableau XXXVII. – La répartition des interlocuteurs de Rome entre 320 et 290.

53En toute logique, ces dernières décennies sont dominées par les conflits avec les Samnites, mais la répartition géographique des échanges reflète aussi les nouveaux et multiples engagements de Rome : en direction du nord (Étrurie, Ombrie), des peuples de l’Italie centrale ouvrant à Rome la route vers l’Adriatique (Vestiniens, Marses, Frentaniens et Peligniens) et, au-delà de la zone samnite, vers le sud (le Picenum ou Tarente). Le champ diplomatique romain s’est donc sensiblement élargi, bien que presque tous les nouveaux interlocuteurs de Rome soient encore des peuples de la péninsule italienne ; mais, dans l’espace italien, ils sont géographiquement de plus en plus éloignés du cœur de l’Italie centrale.

Tableau XXXVIII. – Le renouvellement du champ diplomatique romain.

54Ces trente années constituent pour D. Briquel une « étape capitale de l’expansion romaine132 », étape marquée en effet par une activité diplomatique et militaire sans précédent. La disparition définitive des relations avec quelques uns des peuples italiens comptant parmi les plus anciens ennemis est en ce sens représentative d’une évolution enfin rapide de l’emprise de Rome sur l’Italie. Les Éques, les Herniques, les Falisques, quelques cités étrusques connaissent alors leurs derniers moments d’autonomie, donc leurs derniers contacts de caractère diplomatique avec Rome ; en outre, le nombre relativement élevé de contacts uniques traduit l’accélération du processus de conquête133.

La diplomatie en relation avec la fin du conflit contre les Samnites

55Le dernier conflit entre Rome et les Samnites représente la plus grande part des activités diplomatiques de ces années, mais les neuf échanges mettant directement en présence Romains et Samnites, ne permettent pas d’attribuer une place essentielle à la diplomatie dans le règlement de cet affrontement décisif. Tant que les armes n’ont pas définitivement désigné un vainqueur, rien ne peut plus se faire sur le seul terrain diplomatique. Quelques actes doublés montrent que certaines prises de décision ont été renvoyées du ou des consuls au Sénat, des légats aux consuls et même du Sénat vers le peuple. La procédure n’est pas nouvelle, mais son usage permet ici de mettre en lumière les atermoiements du jeu diplomatique, notamment lorsque les armées romaines sont en difficulté134. Les relations avec les Samnites se limitent essentiellement à deux démarches, l’une pour déclarer la guerre, l’autre pour traiter de la paix. Cette différence notable par rapport à l’usage de la diplomatie lors des conflits précédents ne peut pas être attribuée à un appauvrissement de nos informations puisque Tite-Live est conservé jusqu’en 291. Le changement du comportement de Rome signifie probablement que pendant la durée du conflit, les contacts entre belligérants sont devenus inutiles ou tout au moins inopérants. Désormais dans la péninsule, la négociation n’a plus sa place ; les armes doivent prioritairement tenter d’affrimer la suprématie de Rome135.

56Parmi les contacts en marge du conflit avec les Samnites s’établissent les premières relations avec Tarente en 320 ou plus certainement en 314, si l’on suit P. Wuilleumier136. Les Tarentins venaient proposer au consul un arbitrage entre Romains et Samnites, assorti en outre d’un ultimatum. Selon Tite-Live, les Samnites auraient volontiers accepté la proposition de Tarente, mais le consul romain réserva sa réponse, non sans duplicité, car il cherchait d’abord à gagner du temps afin de continuer les préparatifs de ses futures interventions137. À une date également incertaine, mais nécessairement postérieure à la victoire de 304 (peut-être vers 302 ?) Rome et Tarente se rencontrent à nouveau pour convenir de la limite de leurs zones respectives d’influence, le cap Lacinien138. Ces deux contacts se seraient déroulés dans un climat relativement agressif, mais la tradition a peut-être relayé cette présentation des événements avec d’autant plus de complaisance que les relations entre Rome et Tarente se dégradèrent très rapidement. Quel qu’ait été le climat réel de ces contacts, ils marquent une étape considérable dans l’avancée diplomatique de Rome vers le Sud, étant donné la position dominante de Tarente en Grande-Grèce.

57Outre les neuf échanges directs entre les belligérants, quelques relations sont directement liées au conflit : elles impliquent des peuples situés à la périphérie de la zone du conflit, au nord du Samnium et l’est de la zone contrôlée par Rome. Si la victoire de 304 sur les Samnites ne constituait pas une victoire écrasante et définitive139, plusieurs peuples ont été amenés, après l’écrasement des Herniques et des Èques, à traiter avec Rome. Ils sont plusieurs à n’avoir alors avec Rome que quelques contacts – voire un seul contact – attestant de la rapidité de leur soumission. « Les Marses, les Marrucins, les Peligniens, les Frentaniens envoyèrent à Rome des parlementaires demander la paix et l’amitié. On accorda à ces peuples l’alliance qu’ils sollicitaient140. » Tite-Live ne fournit pas d’autre précision concernant la nature des alliances conclues, mais il ne peut s’agir de traités d’égalité. Le contexte de la démarche et la réalité du rapport des forces après la victoire romaine sur la plus forte armée de la péninsule laissent à penser que ces peuples étaient vraiment en position de demandeurs. La diplomatie n’a ici pour fonction que de faire entériner, le plus rapidement possible, la reconnaissance du nouveau rapport des forces. La démarche garde l’apparence d’une négociation, mais le Sénat est en position de pouvoir décider unilatéralement des conditions d’un foedus, plus proche d’une allégeance à Rome que d’une négociation141.

Les progrès décisifs de Rome en Italie centrale et septentrionale

58Le nombre exceptionnellement élevé des derniers rapports avec les peuples et cités d’Italie centrale constitue la traduction la plus éclatante des progrès décisifs de l’implantation du pouvoir romain sur l’Italie. Huit cités et peuples disparaissent définitivement du champ diplomatique romain142, marquant les avancées définitives en Italie centrale avec, notamment, les derniers contacts avec les Herniques, les Èques ou les Falisques. Des progrès importants sont également accomplis au nord du Latium, en Étrurie et en Ombrie. Depuis qu’en 351 les Tarquiniens et les Falisques avaient obtenu une trêve de 40 ans, aucun incident n’avait été signalé143. La fin de la trêve marque cependant la reprise immédiate des hostilités dont Tite-Live attribue la responsabilité aux Étrusques144. Les opérations contre les Étrusques amènent les chefs de l’armée romaine à pénétrer dans une région inconnue, la forêt Ciminia, dans laquelle « jusque là aucun marchand même n’avait pénétré145 ». Le récit de cet épisode est particulièrement suspect, car les étranges initiatives tant militaires que diplomatiques du consul M. Fabius et de son frère (ou demi-frère) vont être ipso facto entérinées par le Sénat. Une mission interne avait pourtant été envoyée par les Sénateurs, mais curieusement, elle n’arriva pas à temps. Aussi, les légats « enchantés d’être arrivés trop tard pour arrêter le cours de la guerre, retournent à Rome porter la nouvelle de la victoire146 ». L’initiative très audacieuse de Fabius est alors couverte par les Sénateurs. Un foedus aequum aurait même été conclu avec les Camertes, un traité confirmé en 205 selon Tite-Live, puis jusqu’à l’époque impériale en 210 ap. J.C. par Septime Sévère147.

59Pourtant la victoire annoncée par les envoyés du Sénat n’était que temporaire ; le conflit s’élargit et aucune victoire décisive n’est obtenue. Rome se contenta d’imposer des trêves plus ou moins longues contre le paiement d’une année de solde ou de nourriture pour l’armée, mais elle refuse paix et alliances, comme en 310 ou en 308148. Les marchandages opérés fournissent la preuve d’une des fonctions complémentaires de la diplomatie. Elle a ici pour fonction de tirer avantage d’une supériorité temporaire des armées avant de pousser plus avant l’intégration définitive. La guerre n’étant pas terminée, il s’agit de temporiser en gagnant si possible quelque avantage matériel, sans rien accorder de définitif. Ces prélèvements furent efficaces, puisque selon Pline, deux années plus tard en 306, sous le consulat de Q. Marcius Tremulus, l’impôt pour le paiement de la solde militaire put être supprimé pour l’ensemble du peuple romain149.

60Les dernières relations avec les Èques, les Herniques sont, dans un tout autre contexte, très représentatives de l’évolution du mode d’intervention diplomatique de Rome dans les dernières années du iv^e siècle. En 319 une défection de la colonie latine de Satricum dans le pays volsque est sanctionnée par la prise de la cité, après l’échec d’une tentative dramatique de négociation150. Quelques années plus tard, en 305303, les cités d’Arpinum et de Frusino se voient imposer la civitas sine suffragio et leur territoire fut partiellement confisqué, ce qui est attesté au moins pour Frusino151. Il apparaît une différence sensible entre ces deux épisodes : en 319 un échange diplomatique (certes inefficace) a eu lieu ; en 305 en revanche, nous ne trouvons plus aucune trace de tentative de négociation. Un autre exemple du changement de pratique dans les rapports de Rome avec ses alliés italiens est fourni par les événements de 306. Quelques Herniques furent accusés d’avoir participé à des opérations avec les Samnites ; ils sont arrêtés et leur garde confiée à des Latins. Tous les Herniques alors se révoltent, « indignés d’une telle sévérité152 ». La répression menée par le consul Q. Marcius fut terrible, ainsi que le règlement qui suivit, laissé à l’initiative du général. Q. Marcius imposa, à toutes les cités (sauf trois) qui avaient pris les armes, une deditio impitoyable. Il « accorda la civitas sine suffragio. Les assemblées et le mariage leur furent interdits, les fonctions de leurs magistrats interdites, excepté pour le soin des sacrifices »153. Le châtiment infligé aux Herniques confirme la portée réelle de l’attribution de la civitas sine suffragio. Seules les trois cités n’ayant pas pris les armes furent autorisées à conserver leurs lois154.

61Le traitement infligé aux Èques en 304 illustre parfaitement le durcissement de Rome envers ses alliés italiens au cours de ces années très représentatives d’une nette évolution. Comme les Herniques, les Èques furent accusés d’avoir soutenu les Samnites. Aux Fétiaux envoyés pour leur demander réparation, ils répondent « qu’on leur tendait un piège, afin que la crainte de la guerre les fit consentir à devenir Romains… ceux qui n’avaient pu choisir regarderaient toujours comme un châtiment un titre imposé par la force155 ». La guerre fut déclarée sans délai et la réduction à obéissance du peuple ne se fit sans même la fiction d’une négociation ou d’une deditio, mais par la destruction de 41 oppida et l’extermination des Èques156. En Italie centrale il n’y a désormais plus place pour aucune forme de négociation, a fortiori quand Rome estime qu’il y a eu trahison ; les Herniques, les Èques et les Volsques n’auront plus avec les Romains aucune relation d’ordre diplomatique.

62Un incident a pu également contribuer à ce durcissement radical de Rome : en 298, les Fétiaux qui portaient une réclamation ont été menacés physiquement par des Samnites. Selon TiteLive (Denys donne une version différente de l’incident), « des envoyés samnites vinrent à la rencontre (des Fétiaux) et leur déclarèrent que s’ils se présentaient dans une assemblée du Samnium, ils ne seraient pas considérés comme inviolables157 ». C’est le seul exemple où des Fétiaux sont menacés au même titre que des députés ; s’ils ne sont pas protégés par le ius legationis, ils le sont a priori par leur fonction religieuse. Avec les Samnites, toute forme de diplomatie est décidément devenue impossible, quels que soient les intermédiaires. Pour preuve encore : après la victoire romaine de Sentinum en 295, reprenant à leur compte le procédé de Rome, les Samnites refusent d’entériner leur défaite et TiteLive ne peut que constater que « malgré ces succès, la paix n’était pas encore rétablie ni dans le Samnium, ni en Étrurie158 ».

Les relations avec les interlocuteurs non italiens

63Depuis le début du siècle et la consultation effectuée lors du siège de Véies aucune démarche religieuse n’a été effectuée ou n’a, en tout état de cause, laissé de traces. Puis, en moins de deux décennies, trois consultations sont mentionnées : en 313 à Delphes et deux en 292, l’une à Delphes, l’autre à Épidaure. La première n’est mentionnée que par Pline dont le témoignage est fort peu précis puisqu’il n’évoque même pas explicitement l’envoi d’une mission159. Mais quelle autre procédure aurait pu être utilisée pour une consultation de l’oracle ? Lors du siège de Véies, deux démarches du même ordre avaient été effectuées ; en cette fin de siècle, ces consultations ne sont pas encore devenues habituelles, mais contrairement aux premières démarches républicaines, elles sont assez crédibles pour que désormais plus aucun historien n’en conteste l’authenticité160.

64En dehors des demandes d’aide religieuse, deux contacts avec des puissances non italiques sont recensés, le renouvellement du traité avec Carthage et le premier contact avec Rhodes. Nul doute qu’il ne faille, comme le propose J. Heurgon, établir une relation entre ces deux actes diplomatiques d’une part et le traité conclu vers 302 avec Tarente, d’autre part161. Ces trois démarches ont pour point commun de chercher à établir les limites nouvelles des zones d’influence des puissances concernées. Depuis moins d’un demi-siècle l’augmentation considérable de l’espace géographique contrôlé par Rome justifie à elle seule la révision ou l’établissement de nouvelles limites. En 306, Carthage renouvelle son traité avec Rome, comme en 348 après la victoire sur les Latins. Malgré les réserves de Polybe, la renégociation du traité de 348 paraît vraisemblable, mais elle est difficile à dater car la chronologie des années 306302 est assez imprécise162.

65Parmi ces traités, un seul fait encore l’objet de débats : le traité établi avec les Rhodiens en 306. Il avait été totalement rejeté par M. Holleaux, mais jugé vraisemblable par H. H. Schmitt qui met en évidence l’importance des intérêts occidentaux de l’île de Rhodes, notamment en Italie du Sud163. Rhodes aurait voulu préserver ses intérêts économiques par l’établissement de bonnes relations avec la puissance montante en Italie centrale que représente Rome en cette fin de siècle. La redistribution des rôles en Italie ne pouvait en effet laisser indifférentes les grandes puissances commerciales du moment que sont Carthage ou Rhodes. Sans reprendre ici le détail des débats sur l’historicité de ce traité, il paraît nécessaire de les situer dans le contexte diplomatique de la période. Les termes utilisés par nos sources pour qualifier le lien unissant les Rhodiens à Rome maintiennent un flou juridique qui confirme indirectement que nul n’éprouvait alors le besoin de fixer un cadre précis à la forme et au contenu de ces relations. Lors des contacts avec Marseille ou Carthage, nous avions identifié des imprécisions tout à fait semblables. Polybe affirme nettement qu’il n’existait pas de traité d’alliance entre les deux puissances, mais seulement une forme de coopération que l’historien grec présente en ces termes :

« Une politique habile avait permis au peuple rhodien de coopérer pendant près de 140 ans avec les Romains dans leurs entreprises les plus grandioses et les plus glorieuses, sans contracter d’alliance avec eux164. »

66Le témoignage de Tite-Live corrobore celui de Polybe, tant en ce qui concerne l’ancienneté de ces relations (avec moins de précisions il est vrai) que leur contenu : « La nature de leur amitié mutuelle, en effet pendant tant d’années, avec les Romains, avait fait qu’ils ne se liaient pas avec eux par un traité d’alliance165. »

67H. H. Schmitt suggère que cette collaboration a pu en outre avoir pour fonction la lutte contre les pirates166. Si l’établissement de ces liens d’amitié avait aussi pour objet la question de la piraterie en mer tyrrhénienne, la formulation a été nettement moins agressive que celle de la requête (restée sans effet) exposée en 332 par Alexandre d’Épire167. Plus récemment, Vassa Kontorini, commentant une inscription peut-être datée des débuts de la deuxième guerre de Macédoine concluait qu’il fallait « retenir la thèse de M. Holleaux168 » ; cette inscription apportant la preuve que les Rhodiens sont peu familiarisés avec les choses romaines. Cependant, cette affirmation ne contredit pas sur l’essentiel l’existence d’un contact entre Rhodes et Rome qui n’était certainement pas fondé sur des liens juridiquement fixés. En 306, il ne pouvait être question de traduire des rapports de force entre Romains et Rhodiens ou de délimiter des zones d’influence politique et encore moins militaire : les deux puissances ne pouvaient avoir en commun d’autres intérêts que des intérêts d’ordre commercial.

68Un quart de siècle plus tard les Romains sont-ils déterminés à lutter contre les pirates et surtout ont-ils les moyens de collaborer avec Rhodes dans cette lutte ? La démarche rhodienne peut se justifier par la simple évolution de la position de Rome dans l’ensemble des échanges entre le bassin occidental et le bassin oriental de la Méditerranée. En ce sens, il ne paraît pas invraisemblable que les Rhodiens aient jugé utile d’établir un contact informel avec la cité qui contrôle déjà une partie fort importante de la péninsule italienne, des côtes de la mer tyrrhénienne et des ports qui y sont rattachés. Du côté romain, l’influence grandissante des Campaniens dans le développement des échanges a pu inciter Rome à tenter de collaborer à la lutte contre les puissances abritant des pirates. En revanche, à cette date les moyens dont disposaient Rome devaient se limiter pour l’essentiel à ceux des alliés italiens (notamment campaniens) : la flotte romaine reste à créer.

69Certains éléments propres à l’histoire diplomatique romaine renforcent la crédibilité de ce contact. Si l’on suit Polybe, c’est Rhodes et non pas Rome qui aurait eu l’initiative de ce contact : les Rhodiens ont cherché à coopérer avec les Romains et non l’inverse – ce qui serait moins crédible et moins conforme à la présentation traditionnelle des premiers contacts avec les puissances extérieures, particulièrement avec les puissances extra-italiques. De ce point de vue, le contact de 306 s’inscrit logiquement dans la pratique diplomatique habituelle de Rome – ou tout du moins dans la présentation traditionnelle qui en est faite. Mais, plus encore que les aspects formels, d’autres témoignages accréditent la datation haute de ce premier contact. Quelques auteurs en effet, en évoquant les relations entre Rome et Rhodes, soulignent leur ancienneté. Velleius Paterculus qualifie les Rhodiens de « très fidèles alliés169 » ; Tite-Live évoque quant à lui « la nature de leur amitié mutuelle pendant tant d’années170 ». La qualité des relations entre Rome et Rhodes jusqu’à une date tardive (le milieu du ii^e siècle) contribue à confirmer l’existence de liens, probablement anciens, qui n’avaient pas nécessairement besoin d’un cadre juridique pour exister. Le contenu des relations en cette fin de iv^e siècle ne l’exigeait aucunement.

70Un dernier argument peut enfin être exploité en faveur d’un accord informel : Polybe signale qu’il n’était pas dans la tradition de Rhodes de se lier aux autres peuples ou cités par des alliances. Le peuple rhodien « se refusait donc à lier son sort à celui d’un autre et à s’engager d’avance par des serments et des traités171 ». L’accord de 306, dont l’initiative paraît bien avoir été rhodienne, s’inscrit donc parfaitement dans la pratique traditionnelle des Rhodiens en matière de relations extérieures.