1La forte augmentation du nombre des échanges diplomatiques – tout au moins dans la première moitié du siècle – se traduit par une diversification sensible des objectifs des missions : avec 135 contacts recensés entre 509 et 396, chacun des cinq objectifs principaux, déjà tous présents dans la diplomatie royale, est nécessairement mieux représenté. Cette diversification autorise désormais des analyses plus circonstanciées du contenu et de l’efficacité des premières pratiques républicaines1.

Tableau XVIII. – Les objectifs de la diplomatie au v^e siècle.

2La répartition des cinq objectifs principaux fait apparaître une égalité presque complète du nombre des missions ayant pour fonction l’information, la guerre et la négociation, tandis que le nombre des demandes d’aides et les missions de paix est nettement plus élevé. Cependant l’évaluation de la place occupée par chacun des objectifs doit prendre en compte le nombre élevé d’actes multiples, notamment pour les missions d’informations ou les demandes d’aide. Ainsi, les 16 contacts opérés dans le but d’obtenir du ravitaillement ne correspondent qu’à sept missions différentes ; de même, après 486, Latins et Herniques envoient ensemble des délégations chargées de transmettre les informations concernant les menaces de leurs voisins : toutes ces missions sont donc dédoublées2.

De l’utilité des missions d’informations

3La fonction d’information est présente tout au long du v^e siècle et elle connaît une progression très sensible au cours de cette période. Alors qu’un seul échange de cette nature avait été mentionné par nos sources durant la période royale, la transmission d’informations occupe une place de plus en plus importante dans les échanges du premier siècle républicain, puisqu’elles sont, paradoxalement, quatre fois plus nombreuses dans la deuxième moitié du siècle que durant les premières décennies qui pourtant regroupent la part la plus importante de l’activité diplomatique de la période.

Tableau XIX. – Les missions d’informations.

4Les 23 démarches recensées ont toutes pour objectif principal l’information, mais leurs fonctions sont nettement différenciées selon leur vocation, positive ou négative – c’est-à-dire favorable ou défavorable à l’interlocuteur. En effet, certaines de ces missions sont assimilables à des formes de rapprochements, notamment à travers les demandes d’aide militaire qui prolongent, le plus souvent, la transmission d’informations concernant les attaques ou les menaces des ennemis. D’autres, en revanche, ont une fonction nettement négative et s’apparentent à une forme de réclamation : les demandes d’explications concernant un changement d’alliance, par exemple, doivent être assimilées à des protestations, formulées en termes peu agressifs – tout au moins suivant la version qu’en donnent nos sources. Ces réclamations sont alors très proches des démarches liées à la guerre, mais nous suivons la présentation choisie par les annalistes qui privilégient la demande d’aide, affichée comme objectif premier.

Les missions d’informations préalables à des demandes d’aides

5Les informations sur les menaces ennemies fournies par les Latins et par les Herniques sont, assez logiquement, presque toutes accompagnées d’une demande d’aide : 15 des 16 démarches sont recensées entre la victoire du lac Régille et la fin du v^e siècle, et – à l’exception de celle de 495, antérieure au traité avec les Herniques – toutes dénoncent les mouvements, les menaces, la mobilisation ou les projets des Volsques et de leurs alliés, les Èques. La chronologie de ces démarches est très éclairante, offrant un contraste saisissant entre la pratique des années suivant la victoire du lac Regille et les années postérieures à 464. Jusqu’en 496, les contacts entre Rome et les Latins traduisent l’agressivité de leurs relations : ils ont tous à voir avec la guerre ou la paix. En revanche, après la bataille, dès 495, les premières missions d’informations associées à des demandes d’aides apparaissent, puis elles se multiplient principalement entre 464 et 455, avec six missions d’informations de la ligue ou de cités latines en dix ans3 – des missions auxquelles s’associent dès 480, les Herniques. Dans le contexte d’une aggravation de la pression exercée par les Èques et les Volsques sur l’ensemble du Latium, la victoire romaine semble avoir eu un impact réel sur le plan diplomatique : Rome paraît plus crédible en tant que recours face aux dangers – la chronologie des demandes d’aides suggère une évolution qui, pour n’être pas définitive, traduit un changement significatif du rapport des forces dans le Latium.

6Quoi qu’il en soit, les Sénateurs (ou les annalistes ?) semblent avoir très vite saisi les possibles exploitations de ces démarches, en privilégiant dans la présentation non pas la demande d’aide, mais la transmission des informations. En effet, selon les circonstances, le Sénat va pouvoir moduler sa réponse en décidant soit une intervention immédiate, soit un refus, soit enfin demander un complément d’enquête afin de retarder la prise de décision. Par exemple, lorsqu’en 449, les tensions politiques dans Rome sont particulièrement vives, Ap. Claudius diffère la réponse de la demande de Tusculum, il « propose de faire partir une reconnaissance chargée de fournir des renseignements mieux contrôlés4 ». Mesure dilatoire à n’en point douter qui contraste singulièrement avec la réponse empressée de Rome à la demande de cette même cité, Tusculum, six ans plus tôt, en 455. La situation intérieure permettait à ce moment-là une prise de décision rapide ; on ne chercha donc même pas à vérifier l’information selon laquelle les Èques étaient entrés sur le territoire tusculan5.

7L’information, motif affiché de la démarche, fait en quelque sorte écran à la demande d’aide, à laquelle on répond en fonction de critères internes et/ou externes, mais sans (presque) jamais donner à penser que Rome renonce à secourir les cités et peuples qui la sollicitent. Le pouvoir romain estime que les cités ou les peuples venus à Rome signaler les menaces pesant sur eux se sont mis de facto en position de demandeurs ; et, puisque la plupart d’entre eux sont des alliés (ou sont assimilés à des alliés), le devoir premier des Romains est dès lors de les défendre contre toute agression extérieure. Ces sortes de démarches auraient ainsi permis de justifier politiquement et juridiquement nombre des interventions de Rome dès le premier siècle de la République – sauf à admettre que la tradition annaliste a transposé une pratique très postérieure. En portant à la connaissance des sénateurs les difficultés auxquels ils étaient confrontés, les alliés ont fourni indirectement aux Romains l’alibi officiel de leur ingérence – un alibi qui, lorsque Rome a les moyens d’une réaction, peut même dispenser d’une déclaration de guerre6.

Les informations préalables à des réclamations

8Les initiatives romaines lors de ces démarches traduisent directement la réalité du rapport des forces entre Rome et ses interlocuteurs. Les relations avec les Sabins de Fidènes, par exemple, l’illustrent pleinement. La première démarche, datée du règne de Tullus Hostilius, fut suivie d’un échec cinglant en 500, et c’est seulement en 428 qu’une mission est mandatée avec le double objectif : s’informer des intentions de la cité et se plaindre de son attitude au sujet de sa participation éventuelle aux raids de Véies7. L’enquête n’avait rien d’amical : la haine irréfragable dont aurait fait preuve le dictateur de 426, Mam. Aemilius ne laissait place à aucun arrangement avec les Fidénates. Ils sont dépeints par Tite-Live dans des termes d’une rare violence chez l’annaliste : « des impies, des brigands qui rompent les trêves, ces sanglants et misérables assassins qui tuent les ambassadeurs et se baignent dans le sang de leurs colons, ces perfides alliés, ces lâches adversaires8 ». L’absence de tout contact diplomatique au moment de la prise, définitive, de la ville en 426 en est la conséquence attendue.

9Tant que le rapport des forces n’était pas nettement favorable à Rome (ni aux Latins), ces sortes de missions semblent refléter assez fidèlement les réalités : Rome envoie, mais aussi reçoit un nombre presque équivalent de missions d’informations comminatoires. Ainsi en 444, Ardée vient demander des explications sur le jugement de 446. Le Sénat, très embarrassé, rejette la responsabilité de la décision sur le peuple et demande aux Ardéates de patienter – de fait, le traité est renouvelé dès l’année suivante dans des conditions non précisées9. Après la démarche d’Ardée, les quatre dernières missions réclamations – sous couvert d’informations ou d’enquêtes – relèvent d’une initiative romaine, signalant a priori un rapport de forces plus favorable. Cependant ces dernières démarches connaissent des résultats bien inégaux. La première d’entre elles, la réclamation auprès du Lar Tolumnius de Véies, donne lieu à un des incidents diplomatiques les plus graves de l’histoire diplomatique. Rome venait demander les raisons de l’attitude jugée hostile de Fidènes ; l’entrevue se termine dans le sang : les quatre ambassadeurs romains furent tués. Ce meurtre fut amplement exploité par l’annalistique, malgré le doute explicitement formulé sur les intentions réelles du Lar10 ; il symbolise désormais le caractère irréversible du conflit entre Rome et Véies. De la même façon, la mission d’information de 423 auprès des Volsques, est ambiguë : les légats furent assimilés à des espions et la reprise des hostilités fut immédiate, se soldant d’ailleurs par une défaite de Rome11. En revanche, les missions d’enquêtes auprès de Fidènes, précédemment évoquée, et de Labicum débouchent sur un conflit dont l’issue fut favorable à Rome – Fidènes et Labicum deviennent peu après des colonies romaines ou plus probablement fédérales12.

10Très rapidement, le nouveau pouvoir romain aurait ainsi su exploiter avec pragmatisme toutes les missions d’informations, tant celles qui étaient reçues que celles qui étaient envoyées par Rome. Cette fonction singulière, qui se situe parfois à la limite de l’espionnage et de la diplomatie, semble avoir servi avec subtilité et efficacité les intérêts politiques de Rome. Toutefois, comme pour les autres types de missions, le rôle de Rome a très probablement été surévalué, et certaines de ces démarches ont pu être destinées non pas à Rome exclusivement, mais également à quelques cités latines. Sur ce point, nos sources sont particulièrement discrètes.

La diversité des demandes d’aides

11Tandis que certaines démarches de demandes d’aide sont présentées en privilégiant peut-être artificiellement l’information, de nombreuses autres missions affichent en revanche nettement leur vocation : demander un soutien, qu’il soit militaire, frumentaire, juridique ou religieux. Avec 39 missions de cette nature – dont un nombre considérable de missions multiples –, les demandes d’aides figurent parmi les objectifs de missions les plus fortement représentées, soit presque 30 % du nombre total des échanges de ce siècle.

Tableau XX. – Les demandes d’aide du v^e siècle.

12Les diverses demandes d’aide, réparties sur presque tout le siècle (avec cependant un fléchissement sensible entre 485 et 454), occupent une place originale dans l’activité diplomatique de la période. Dans la plupart des cas en effet, l’annalistique ne cherche nullement à masquer la réalité de l’initiative romaine – en l’occurrence le rôle du Sénat13. Cette transparence peut sembler logique lorsqu’il s’agit de demandes d’aides religieuses ou juridique ; elle est nettement plus surprenante lorsqu’il s’agit de demandes d’aides militaires ou frumentaires. Que les sénateurs romains aient confié des achats massifs de blé à des légats très officiellement mandatés par le Sénat peut étonner, comme on peut s’étonner de l’aveu de faiblesse que constitue la recherche, par le pouvoir romain, d’aides militaires dans les premières décennies de la République.

Les ambassades de ravitaillement

13Toutes périodes confondues, les années 509-396 constituent la période la plus riche en missions destinées à acheter du blé, avec sept missions auprès de dix destinataires différents14. La plupart des demandes ont été adressées en effet à plusieurs cités ou peuples : en 492 et en 433, quatre cités ou peuples ont été sollicités, en 508 et 411 les missions ont trois destinataires. Seules trois missions n’ont pas été nommément destinées à plusieurs interlocuteurs (en 487, 476 et 440), mais si nos sources ne donnent pas le nom précis des différents peuples et cités contactés, ils furent nécessairement multiples. La mission de 487, envoyée aux Latins, fut logiquement adressée à plusieurs cités ; celles de 476 et 440 furent mandatées auprès des voisins de Rome ; elles sont donc forcément multiples. Il n’est fait mention que d’un seul résultat positif, en Campanie (en 476) et en Étrurie (en 440) ; ces résultats impliquent a contrario l’échec de tentatives effectuées auprès d’autres interlocuteurs dont nous ignorons l’identité15.

14Les origines des démarches destinées à acheter du blé ont été recensées par C. Virlouvet ; elle souligne, à juste titre, que les « origines naturelles (des pénuries) sont rarement seules en cause16 ». Si tel était le cas, on ne comprendrait pas, en effet, comment les Romains pouvaient trouver des surplus de productions en sollicitant leurs voisins immédiats. Les mauvaises récoltes n’étaient donc pas une simple conséquence des conditions climatiques puisque, en Italie même, il était possible d’acquérir du blé. Pour autant, il était sans doute nécessaire de toucher un nombre important d’éventuels fournisseurs ; les légats ont donc été contraints d’aller au-delà du Latium. Les producteurs les plus sollicités furent, en dehors des voisins latins et des Volsques, les Grecs d’Italie (deux fois) et de Sicile (trois fois) et une seule fois les Samnites17. Les résultats des démarches sont très inégaux, mais soulignons qu’aucun des refus opposés aux légats n’a été, à notre connaissance, argumenté sur l’incapacité matérielle des cités sollicitées à répondre positivement. L’hypothèse de pénuries non liées à des conditions climatiques s’en trouve renforcée : les seuls arguments mis en avant sont d’ordre politique18. Doit-on en conclure que les Romains choisissaient leurs fournisseurs potentiels en fonction d’informations sur leur capacité à vendre une partie de leurs surplus de productions ? Les marchands ont pu fournir des informations sur ce point, mais nos sources n’en disent mot. Cependant, les peuples ou cités pouvant disposer de quelques réserves frumentaires n’étaient probablement pas assez nombreux à proximité de Rome ; les Romains étaient dès lors contraints de prendre le risque de s’adresser à des fournisseurs potentiels, et non aux seuls amis connus.

15Ces démarches ont été en effet l’occasion d’entrer en contact avec de nouveaux interlocuteurs : les premiers contacts sont établis lors de ces missions singulières avec Cumes en 508, avec Syracuse en 492, avec la Sicile (sans autre précision) en 433, et surtout avec les Samnites en 411. À travers leurs résultats, ces démarches permettent assurément d’évaluer la qualité des relations qui peuvent s’établir entre Rome et les cités ou peuples contactés pour la première fois. En cas de refus, lors des premiers contacts, la suite des relations s’en trouve grandement entachée ; l’exemple le plus significatif étant celui de l’échec de la démarche auprès des Samnites en 411 qui n’est suivie d’aucun autre contact entre Rome et les Samnites jusqu’au traité de 35419. Ces missions permettent d’identifier amis et ennemis : les refus des Latins en 508 ou celui des Volsques en 492 traduisent clairement le contentieux entre Rome et ces différents peuples20. En revanche, une réponse positive à une demande de soutien alimentaire constitue certes un signe favorable, mais elle n’implique pas nécessairement un prolongement positif des rapports politiques.

16En outre l’identification précise des Étrusques ou des Samnites contactés s’avère fort délicate. Ainsi des Étrusques (d’Étrurie ou résidant en Italie centrale ?) ont été trois fois sollicités ; ils n’ont, semble-t-il, jamais refusé de fournir du blé – alors que la rivalité soit patente entre Romains et certaines cités étrusques. De la même façon, les Samnites sollicités en 411 doivent être identifiés, si l’on suit Tite-Live, à ceux qui s’étaient rendus maîtres de Capoue et de Cumes21.

17Dès la première mission, en 508, le résultat des démarches fut sans doute mitigé, car Tite-Live fait allusion à une famine sévissant encore à Rome au début du siège de Porsenna22. La chronologie est peu sûre, mais le blocus instauré par Porsenna, empêchant « tout transport de blé à Rome », ne peut se justifier que si les légats avaient, comme Denys l’affirme, obtenu du blé dans la plaine pomptine, tandis que les Latins refusaient toute aide en raison de leur double alliance avec Tarquin et Rome. Dès ce premier épisode, Porsenna utilise habilement la situation de pénurie, en tentant de faire pression sur Rome. Il envoie une mission aux Romains leur demandant « de recevoir Tarquin s’ils désiraient être débarrassés et de la guerre et de la famine23 ». Cette forme de marchandage semble avoir servi de modèle aux chantages imposés par Rome en sa faveur, dès que le rapport des forces le lui permet : la paix ou un quelconque accord contre la promesse de fournir aux Romains et à son armée le ravitaillement qui lui fait défaut. Encore une fois, Rome a rapidement intégré l’usage d’un procédé primitivement exploité par ses ennemis. Dès 495, le consul P. Servilius récupère auprès des Volsques des provisions et des vêtements pour son armée, en contre partie d’une suspension, non officialisée, des hostilités. Le texte de Denys est peu explicite : il indique simplement que le consul pensait en avoir fini avec la guerre24 – comme si l’accaparement de quelques biens volsques fournissait la preuve d’un rapport de forces favorables à Rome. Pourtant, un an après la victoire romaine du lac Regille, le consul n’a même pas pu imposer une trêve et encore moins une paix.

18Les autres démarches, réparties tout au long de la période, sont cependant absentes des années 476 à 440, durant lesquelles aucune mention d’achats extérieurs n’est repérable. Mais, durant ces années, plusieurs missions, qui n’avaient pas pour objectif principal l’achat de blé, obtiennent quelques résultats significatifs, à l’instar des pratiques du siècle suivant25. Après le désastre de la Crémère, le consul Meninius est battu par les Étrusques et la famine prend des proportions dramatiques dans Rome dès 477 et dure encore en 476, puisque les réseaux de communication (principalement fluviaux) permettant d’approvisionner Rome sont coupés26. De sorte que, dès qu’un répit – et non une victoire – est obtenu, du blé est importé principalement de Campanie, selon Tite-Live, de tout le voisinage selon Denys27. Dans ce contexte, la cité de Véies, sans doute en raison de la défaite des Étrusques à Cumes contre Hiéron28, doit accepter une trêve avec Rome. Selon Denys, Véies voulait la paix et la demanda au consul qui renvoya les légats auprès du Sénat qui n’accorda qu’une trêve. Tite-Live présente les conditions de la négociation de cette trêve. Le consul de 474, A. Manlius Vulso, aurait obtenu une trêve pour 40 ans « moyennant un tribut (stipendium) en blé et en argent29 ». Or depuis 477-476, le rapport des forces entre Rome et Véies ne semble pas avoir évolué de façon significative en faveur des Romains. Les Véiens étaient peut-être demandeurs, en raison de leurs échecs extérieurs, ils n’en étaient certainement pas réduits à payer un stipendium à Rome. En revanche, ils se sont peut-être engagés à lui céder du blé, régulièrement, voire annuellement, dans des conditions qu’il est évidemment impossible de reconstituer avec précision.

19Cette hypothèse permettrait d’expliquer la pause dans l’envoi de missions chargées du ravitaillement entre 476 et 440. L’accord de 474 a pu garantir un minimum d’approvisionnement à Rome au cours des 40 années de la trêve jusqu’à la rupture brutale de 438 et le meurtre des quatre ambassadeurs30. Cette rupture pourrait d’ailleurs trouver son origine dans quelque manquement à cet accord, dans les années précédant la fin de la trêve. En effet, en 440, le premier curator, L. Minucius, qualifié sans doute abusivement par Tite-Live de « préfet de l’annone » envoie « un grand nombre de missions par terre et par mer sans résultat, à part un convoi de blé d’Étrurie assez peu important31 ». En 440, comme lors des autres tentatives, le refus de fournir une aide frumentaire a prioritairement – voire exclusivement – une origine d’ordre géopolitique. Ainsi la dernière relation connue avec Cumes, datée de 433, est une demande d’aide frumentaire auprès des Grecs de la cité. Cette démarche avait alors sans doute permis à Rome d’acquérir au moins un peu de blé, puisque Tite-Live affirme qu’ensuite la disette ne fut plus dangereuse « grâce aux précautions prises32 ». En revanche, les Samnites ayant pris en 421, le contrôle de la cité de Cumes, ils sont, à Cumes (comme à Capoue), nommément désignés responsables en 411 du refus de toute aide frumentaire aux Romains – un refus dont l’origine est, encore une fois, clairement politique et non matérielle.

20C. Virlouvet remarque que, pour toutes ces missions de ravitaillement du v^e siècle, nous ne possédons aucune donnée chiffrée33 ; les seuls indices concernent le lieu d’origine des apports, et une fois encore c’est d’Étrurie (mais sans doute pas de Véies) que parvient un peu d’aide frumentaire. Les quantités fournies sont assurément impossibles à reconstituer, mais les retombées politiques et diplomatiques et même religieuses de ces missions présentent de multiples intérêts. Ainsi, Cérès serait ainsi venue de Sicile à Rome avec ou à la suite de l’ambassade de 49234. L’intérêt et le particularisme des missions de ravitaillement tiennent également au fait que le Sénat romain, en envoyant solennellement des légats tenter d’acheter du blé, accepte de reconnaître la gravité des problèmes frumentaires des débuts de la République. Cette situation ne s’est pas limitée au seul v^e siècle, mais c’est au cours de ce siècle qu’elle a entraîné l’envoi presque systématique de missions extraordinaires. C. Virlouvet propose une explication : les annalistes auraient été « plus attentifs à noter ces renseignements… par la suite au contraire, un bon nombre d’ambassades de ce genre serait passé sous silence35 ». Cependant, les sources principales de l’inventaire de ces missions, Denys et Tite-Live, témoignent jusqu’en 476 des mêmes démarches (sauf celle de 487) et Tite-Live semble relayer Denys (très lacunaire après le livre 11), en mentionnant les délégations de 440, 433 et 41136. L’absence de missions semblables entre 411 et la fin du iii^e siècle pose donc problème, mais, à mon sens, l’explication de cette lacune n’est pas uniquement liée aux aléas de notre documentation.

21La pratique romaine, dans ce domaine comme dans bien d’autres, a fortement évolué après 396 et la victoire sur Véies. L’affirmation de la puissance romaine en Italie centrale permet, pour la première fois, à Rome d’imposer des prélèvements et des marchandages, notamment pour obtenir une trêve, un traité de paix, ou simplement la possibilité d’aller au Sénat négocier son sort. Lors de ces marchandages, la fourniture de blé à Rome et/ou aux armées romaines figure en bonne place37. De la même façon, lors des multiples deditiones des décennies postérieures à 396, les réquisitions en nature sont systématiquement signalées. Ce n’est pas simplement en vertu du droit du vainqueur que ces réquisitions sont opérées : le déditice ayant, par sa démarche, reconnu de facto la supériorité de Rome, il doit dès lors fournir tout ce dont Rome a besoin. La multiplication des intrusions militaires romaines auprès de ses voisins rendait, de toute façon, plus improbables la sollicitation d’achats : qui aurait accepté, notamment après 343, de fournir à Rome des vivres sans y avoir été contraint et forcé ? Les ambassades sénatoriales n’ont sans doute alors plus guère de raison d’être. Contrairement à la situation du v^e siècle, les prélèvements sur les cités et peuples, l’extension du territoire soumis en Italie centrale (quel que soit le mode de soumission et le statut) ont nécessairement permis de pallier – partiellement, sinon totalement – les insuffisances des productions romaines. Quoi qu’il en soit, après 396, les ambassades chargées du ravitaillement deviennent fort rares38.

La répartition très inégale des demandes d’aides militaires

22Les sources n’ayant livré aucune trace de demande d’aide militaire au cours de la période royale, les premières démarches recensées datent seulement de 498. Entre cette date et 396, sept demandes furent envoyées par Rome et neuf ont été reçues par les Romains, des chiffres auxquels il convient d’ajouter les trois propositions d’aides formulées auprès de Rome39. La répartition de ces missions est particulièrement inégale, tant en ce qui concerne les missions reçues que les missions envoyées : dix sont envoyées et reçues au cours des 25 premières années de la République, six entre 485 et 454 et trois seulement dans la deuxième moitié du siècle. Cette distorsion est peut-être en partie imputable à nos sources qui, après 454, semblent valoriser les autres objectifs auxquels sont associés les demandes d’aide, notamment l’information, mais aussi la paix et même la négociation40. La répartition de ces démarches semble cependant suivre de façon assez fidèle l’évolution des rapports de forces au cours du premier siècle de la République, traduisant les avancées ou (plutôt) les piétinements de la conquête, mais aussi les imbrications multiples entre demandes romaines et étrangères, propositions et marchandages.

23Le départ de Porsenna vers 500 se serait traduit diplomatiquement par la quadruple initiative du Sénat tout à fait unique, déjà évoquée : Denys est seul, il est vrai, à évoquer l’envoi en 498 d’une demande romaine d’aide militaire contre les Latins auprès de quatre des peuples voisins, les Herniques, les Rutules, les Volsques et les Étrusques41. Jusqu’à la bataille du lac Regille, aucune autre demande d’aide militaire n’est connue et tout de suite après la victoire, la prétendue proposition d’aide des Volsques est clairement dénoncée par Denys comme étant une mission d’espionnage42. En revanche, la victoire romaine incite les quelques cités de la ligue qui n’avaient pas pris part à la guerre, puis les Latins (sans autre précision), à venir demander la paix et l’alliance et, dans les deux cas, proposent, pour renforcer leur requête, une aide militaire – qui est d’ailleurs refusée43. Ces démarches traduisent au moins les progrès des partis pro-romains chez quelques Latins jusqu’à la conclusion du foedus cassianum44. Après ces refus, les propositions d’aide formulées par les Latins entrent dans un cadre différent, puisqu’une des conséquences du foedus est, en théorie tout au moins, l’obligation de collaboration entre les forces latines et romaines.

24À deux reprises, la dimension fédérale du traité de 493 trouve un écho dans le contenu des échanges diplomatiques. L’alternance du commandement semble avoir pour conséquence des sollicitations symétriques : en 488 les Latins demandent à Rome une aide militaire et l’année suivante, ce sont les Romains qui réclament une aide ; de la même façon en 481, la démarche latine est suivie en 480 d’une démarche romaine ayant le même objet45. Certes, l’alternance n’est pas systématique dans les années suivant la conclusion du traité, mais on ne peut en être surpris, tant le pouvoir romain (et donc notre tradition) rechigne à avouer, de quelque façon que ce soit, la réalité des rapports latino-romains. Toutes ces démarches ont apparemment eu un résultat positif – confirmant que les clauses du traité de 493 étaient respectées. Cependant, dès 490, les demandes d’aide de la part des Latins contre les Volsques deviennent plus nombreuses et contrebalancées seulement par la démarche romaine de 480. Jusqu’en 463, les Latins auraient ainsi sollicité l’aide de Rome à six reprises46.

25Les résultats de ces demandes sont mitigés : sur les six demandes, Rome n’a été en mesure de répondre positivement que deux fois (en 494 et 481), n’a rien pu faire en réponse aux demandes de 489 et 463 et enfin a tenté de trouver une solution diplomatique en 488 et 466. Un bilan fort peu valorisant, dont l’image de Rome sort plutôt malmenée – ce qui, en revanche, confirme que les annalistes ne parviennent pas à masquer toutes les défaillances des Romains. Contrairement à l’affirmation ultérieurement tant de fois ressassée du soutien indéfectible de la cité à ses alliés, la tradition doit admettre qu’à ce moment de son histoire, Rome n’a pas eu les moyens de répondre positivement à toutes les demandes. En revanche, hors du Latium, avec les ennemis étrusques et èques, les Romains (probablement avec d’autres cités latines) ont été en mesure de marchander à trois reprises des aides militaires. En 478, Véies doit accepter de payer la solde des soldats romains pour six mois ; un résultat bien ponctuel puisque le conflit reprend quelques mois plus tard. La victoire de la cavalerie romaine, qui avait été le point de départ de ce marchandage, ne devait donc pas avoir eu un impact très décisif47. De la même façon en 467, lorsque le consul est sollicité par les Èques qui demandent une paix, il leur impose de payer six mois de solde et deux tuniques à chaque soldat48. Bien que les Èques aient accepté les conditions imposées par le consul, les hostilités reprennent aussitôt.

26Les résultats du troisième marchandage (toujours avec les Èques) en 459 aboutit à un résultat positif certes, mais tout aussi peu déterminant. Ils demandaient la paix ; Rome ne leur accorde qu’aux conditions suivantes : ils ne paieront pas de tribut, mais devront aux Romains « leur assistance en temps de guerre et un certain nombre de troupes, comme les autres alliés49 ». En vérité, les Èques ne se considèrent précisément pas comme alliés de Rome – tout au moins dans le sens où Rome l’entend. D’ailleurs, si les Romains doivent accepter que les Èques ne payent pas le tribut, c’est assurément la preuve que le rapport des forces ne leur permettait pas de les y contraindre. Bien des décennies plus tard, les Èques n’acceptèrent toujours pas de se soumettre à de telles conditions, et même après leur soumission définitive en 304, ils font partie des rares peuples de l’Italie centrale à refuser d’intégrer la civitas Romana50.

27Après le décemvirat et jusqu’en 396, le nombre des demandes d’aide militaire diminue très sensiblement, nous l’avons souligné : une seule demande aurait été formulé par les Ardéates et les Latins et les Herniques proposèrent leur aide, déjà évoquée, à Rome à la toute fin du siège de Véies51. La quasi-disparition des demandes d’aides après 454 résulte indirectement de la priorité donnée à l’information par nos sources dans leurs présentations des demandes de soutien militaire : sept missions d’informations sont ainsi associées à des demandes d’aides entre 453 et 396, un choix qui permet au pouvoir romain de différer ou d’éluder sa réponse52. En effet, dès que les Romains ont les moyens d’accéder aux demandes d’aides extérieures, le Sénat ne refuse jamais de répondre positivement. Les peuples demandeurs ne sont, officiellement tout du moins, jamais éconduits. La défense des alliés ayant constitué progressivement un des arguments principaux pour justifier les initiatives militaires romaines, les annalistes ont dû éprouver de grandes difficultés à transcrire les réalités du premier siècle républicain. Il leur fallait user d’arguments bien subtils pour tenter d’expliquer comment les Sénateurs avaient été contraints, faute de moyens, de retarder ou de différer leur aide – une attitude fort éloignée de l’image idéalisée d’une Rome secourant, dès l’origine, tous les peuples demandeurs en difficulté.

28La démarche d’Ardée en 443 se déroule dans un contexte très singulier : les nobles de la cité appellent les Romains au secours dans un conflit les opposant aux plébéiens, alors que les plébéiens demandaient l’aide des Volsques. L’intervention de Rome fut immédiatement décidée et la victoire rapide du consul eut pour conséquence l’envoi de colons53. Le récit de l’enchaînement des événements est ici très confus et Tite-Live insiste fortement sur la nécessité de compenser l’effet désastreux causé par l’arbitrage de 446. La demande d’aide a cependant pu servir de prétexte à une collaboration plus étroite des Sénateurs romains avec les dirigeants ardéates54.

Les demandes d’aides religieuses et juridiques

29Les demandes d’aides religieuses et juridiques ont été précédemment évoquées pour tenter d’en préciser la réalité et les destinataires55. Au delà des incertitudes pesant sur la localisation réelle de ces missions, leur contenu et leur résultat imposent quelques commentaires. Deux missions ont été envoyées à Delphes, l’une en 504, l’autre en 398. La première avait pour finalité d’expier le prodige de la multiplication de naissances anormales dans Rome ; il s’agit donc bien d’une mission d’ordre religieux ; la seconde a une autre tonalité : elle a pour fonction de demander le conseil de l’amphictyonie afin de mettre fin au siège de Véies56. Il s’agit donc d’une forme particulière de demande de soutien de nature religieuse certes, mais dans un contexte militaire nettement affirmé. G. Dumézil, qui rejette toute historicité aux deux précédentes consultations, émet encore quelques réserves sur celle de 398 en raison du contexte singulier du conflit avec Véies57. Les multiples prolongements de la démarche semblent cependant attester de l’historicité du contact : les difficultés de Camille pour réunir la dîme nécessaire à l’offrande à Delphes, puis les péripéties du transport en 394 ont été commentées par sept auteurs qui n’avaient a priori aucun intérêt à inventer ces détails, fort peu valorisants pour l’image de Rome58.

30La double ( ? ) mission envoyée dans les cités grecques d’Italie et (peut-être) à Athènes, apparaît en tous points exceptionnelle, nous en avons déjà souligné quelques aspects59. Le recours à la voie diplomatique pour obtenir les informations nécessaires à l’écriture du droit peut surprendre, mais le contexte politique dans lequel cette démarche prend place peut l’expliquer. Les menaces de sécession de la plèbe et les pressions exercées par les tribuns de la plèbe aboutissent à la désignation d’une commission destinée à mieux garantir une certaine efficacité dans la recherche d’un consensus. Il s’agissait de « rédiger les lois utiles aux deux ordres et propres à assurer la liberté et l’égalité60 ». Pourtant l’ambassade n’était composée que de trois patriciens, probablement tous consulaires, mais il avait été convenu, lors de négociations préliminaires que « nul ne pourrait être législateur sans être patricien… (alors que) la commission législative devait être composée à la fois de patriciens et de plébéiens61 ». Les trois ambassadeurs furent effectivement membres du premier décemvirat et Tite-Live indique qu’on voulut ainsi récompenser d’avoir accompli leur mission et qu’ils furent aussi désignés « dans l’espoir que leur connaissance des lois étrangères trouverait son emploi dans la rédaction du nouveau code62 ». Eurent-ils une influence déterminante lors de la mise au point des textes de lois ? Il est difficile d’évaluer le rôle personnel qu’ils ont pu jouer, mais les influences helléniques perceptibles dans les douze lois ont nécessairement été apportées par eux, quel que soit le lieu de leur contact avec les législations grecques existantes, en Grande-Grèce ou à Athènes même63.

Guerre et/ou diplomatie

31La rudesse des rapports entre les peuples de l’Italie centrale se traduit, assez logiquement, par un nombre élevé d’actes diplomatiques formulant, plus ou moins explicitement, des intentions belliqueuses : 20 ambassades (soit 15 % des échanges du long v^e siècle) présentent des ultimatums, des menaces ou des réclamations. C’est également la période durant laquelle la fonction-guerre de la diplomatie est la plus ouvertement affichée. Contrairement aux échanges liés aux négociations, ces sortes de missions ne laissent place à aucune forme de conciliation. Éviter la guerre ne semble même n’avoir jamais été le but recherché par ces sortes de démarches ; presque toutes ont un résultat négatif et sont suivies d’un conflit ouvert.

Tableau XXI. – La diplomatie liée à la guerre au v^e siècle.

32Ces missions se situent donc entre déclaration de guerre et pratique diplomatique ; elles ne sont cependant pas assimilables aux démarches des Fétiaux, officiellement liées à la sphère du religieux et qui n’ont d’ailleurs pas plus vocation à éviter la guerre64. La fonction ambiguë de ces missions explique probablement qu’un nombre considérable de conflits ne soient ni déclarés, ni précédés de démarches diplomatiques. Les Fétiaux eux-mêmes seraient fort peu intervenus au v^e siècle – leurs interventions sont, en tout cas, rarement mentionnées par nos sources : en 488, ils sont envoyés auprès de Coriolan, en 466 et 458 auprès des Èques, enfin en 427 et 407 à Véies65. Dans la plupart des cas, ils ont été mandatés après l’échec de missions effectuées par d’autres intermédiaires.

33La répartition chronologique des échanges liés à la guerre paraît singulièrement tranchée : avant 486, Rome reçoit plus de menaces de guerre qu’elle n’en formule (sept contre quatre), tandis qu’à partir du milieu du siècle, elle n’en aurait plus reçu aucune et seul le conflit avec Véies aurait donné lieu à deux échanges évoquant explicitement la guerre. La multiplication des affrontements – y compris après le décemvirat – semble cependant difficilement compatible avec une si radicale évolution de l’usage de cette fonction de la diplomatie. L’absence de déclarations ou de réclamations faites directement aux Volsques, par exemple, paraît bien peu compatible avec les conflits incessants qui les opposent à Rome durant toute cette période. Les Volsques ont en revanche présenté des réclamations à Rome en 494 et 489, entraînant immédiatement des affrontements ouverts ; cependant Rome aurait formulé des réclamations à trois reprises, non pas aux Volsques directement, mais à leurs alliés, les Èques. Ces anomalies apparentes posent question.

Les conflits précédés de contacts diplomatiques

34En une trentaine d’années, entre 509 et 477, les sources témoignent d’un nombre particulièrement élevé de réclamations et de déclarations de guerre présentées par des cités ou des peuples contre Rome. Se sont succédées à Rome huit ambassades : celles de Tarquin en 509, des Sabins en 503, des Latins en 500 et 498, et après la bataille du lac Régille, celles des Aurunques et des Volsques en 495, 494 et 489, enfin en 477 de Véies66. Toutes formulent à l’encontre de Rome des revendications ou des demandes de réparations et toutes (à l’exception de la réclamation de Tarquin en 509) débouchent immédiatement sur des guerres. Dans le même laps de temps, les Romains n’ont été en mesure de prendre que quatre initiatives comparables : deux se situent avant le foedus Cassianum (contre les Sabins, en 505, les Latins en 501), deux après ce traité (les Volsques d’Antium en 491 et les Herniques en 487). Soulignons en outre que la seule réclamation n’entraînant pas une guerre immédiate est la démarche singulière des Romains auprès des Latins réunis à Ferentinum. Selon Denys, ils n’avaient pas été invités, alors que l’usage voudrait qu’ils y aient été convoqués67. Le consul M. Valerius tente en vain de s’y imposer, mais renonce finalement à toute réaction. La réalité de la pression subie par Rome pendant les premières années de la République s’exprime donc sous la forme de menaces, reçues en des termes souvent violents, permettant aux annalistes d’accuser les ennemis d’insolence, de refus de dialogue avec les légats ou de menaces sur leurs personnes. Toute conciliation étant impossible, l’agressivité patente des ennemis contraint Rome, selon la tradition, à engager les hostilités68.

35Rome n’applique pourtant pas les mêmes schémas à ses différents ennemis, dans toutes les circonstances. Entre 468 et 454, par exemple, la cité paraît vouloir multiplier les précautions lors des conflits qu’elle engage – particulièrement contre les Èques : la guerre leur est déclarée ou des demandes de restitution leur sont présentées cinq fois en moins de 15 ans. Les difficultés intérieures, jusqu’au décemvirat, ont probablement incité le Sénat à prendre plus de précautions juridico-religieuses dans un contexte où, précisément, les revendications juridiques sont au cœur du conflit patricio-plébéien. À de nombreuses reprises, la tradition établit un lien étroit entre les décisions en matière de politique extérieure et la situation intérieure. Les tribuns mettent ainsi en cause, en 461, la validité des informations fournies par les Herniques qui dénoncent les agissements d’Antium : « Cette guerre des Volsques n’était qu’une comédie et les Herniques des acteurs complaisants… cette guerre qu’on déclarait sans motif à Antium, c’est à la plèbe qu’on la faisait69. » La guerre est assimilée à un prétexte utilisé par les patriciens pour éloigner les citoyens de Rome et faire de nouveau échec au projet de la lex Terentilia70. Le déchaînement de la violence et la résistance des tribuns de la plèbe à l’enrôlement vont effectivement bloquer le conflit jusqu’en 459. Une nouvelle information est alors transmise, cette fois-ci par les Latins et les Herniques, indiquant que les Volsques étaient dans Antium ; les légions purent enfin être levées71. La mise en cause par le tribun de 461 de l’exactitude des informations apportées par les Herniques avait-elle donc quelque fondement ? Rien ne permet de l’affirmer, mais la riposte a pu être ajournée pendant deux ans, sans qu’apparemment la situation mette en danger la cité romaine (ou celle de ces alliés) par son urgence ou sa gravité.

36Entre 464 et 459, sept missions ont fourni à Rome des informations dont le contenu a été jugé suffisamment grave pour déclencher un conflit ou une répression. Le changement de procédure dans la prise de décision et de déclaration de la guerre est net à partir de 464 : alors qu’entre 509 et 465, les interventions avaient presque toutes été justifiées par la dénonciation d’agressions directes sur le territoire ou sur les biens des Romains, après 464, les informations transmises par les alliés se substituent en quelque sorte à la déclaration de guerre ou à la demande de réparation. Ce changement suit immédiatement l’échec de la mission envoyée par Fabius Vibulanus en 465 au cours de laquelle les ambassadeurs sont menacés72. Cet incident a peut-être été à l’origine des modifications que nous constatons, mais en l’absence de certitude, on peut seulement souligner qu’à partir de cette date, nos sources présentent la défense des alliés comme étant le motif principal et officiel des guerres romaines.

37Curieusement, dès que la crise politique est dénouée par la décision en 454 d’envoyer la commission chargée d’étudier les lois grecques, aucun conflit n’est déclenché et, jusqu’en 449, aucune menace de conflit n’est même agitée73. La double menace des Èques et des Sabins n’est dénoncée qu’en 449 par les Tusculans ; les décemvirs enrôlent immédiatement deux armées, qui sont d’ailleurs battues74. La restauration du consulat en 448 et la nouvelle délégation des Latins et des Herniques, informant Rome de la préparation d’un conflit par les Èques et les Volsques, déclenchent une guerre non déclarée, comme l’année précédente75. En 447, les consuls éprouvèrent beaucoup plus de difficultés à mobiliser les troupes et furent même obligés de suspendre le décret de mobilisation. Leur argument fut alors le suivant : « La ville restait calme, la paix régnait également au-dehors, seul le désaccord entre citoyens donnait du cœur aux étrangers76. » Comme en 461 contre les Volsques, l’urgence de la situation extérieure n’est interprétée qu’en relation avec l’évolution de la situation intérieure et de la volonté sénatoriale de transformer ou non une menace (réelle ?) en conflit.

Ni réclamation, ni déclaration de guerre, l’évidence du casus belli

38Si certains conflits sont précédés d’échanges servant de justification (recevable ou non) au déclenchement des hostilités, nombreuses sont les guerres qui furent entreprises sans aucun contact préalable. En outre, celles qui font l’objet d’une dernière réclamation ne sont pas pour autant suivies de déclarations de guerre suivant les formes qui auraient été en vigueur dès la royauté77. Nos sources sont probablement dans l’incapacité de préciser les conditions dans lesquelles furent déclenchées les hostilités ; les archives gentilices utilisées par la tradition s’attachaient prioritairement aux hauts faits militaires des ancêtres et non aux modalités de déclarations des guerres. Par exemple en 503, « deux colonies latines, Pometia et Cora se donnent aux Aurunques. Guerre avec les Aurunques78 ». Quid de la déclaration ? Tite-Live ne peut probablement en dire rien de plus. De même en 495, l’expédition contre les Sabins de A. Postumius n’est justifiée que par l’annonce faite à Rome que des pillards se rapprochaient de Rome79. En 494 également, Tite-Live affirme qu’il « n’était plus possible de retarder la guerre : les Èques avaient envahi le Latium80 ». La guerre fut-elle déclarée ? Les exemples se multiplient encore au cours des décennies suivantes : en 484 et 483 contre les Volsques, de 483 à 479 contre Véies ou en 482 contre les Èques ; aucun indice ne permet de savoir quelles procédures ont été mises en œuvre. Il est vrai qu’entre 484 et 468 des escarmouches ne cessent de se produire, tant contre Véies que contre les Èques ou les Volsques. Les combats n’ayant pas désigné de vainqueur indiscutable, les hostilités continuent, sans qu’il semble utile de renouveler à chaque affrontement la déclaration de guerre. La forme du récit annalistique donne une image hachée des engagements, mais si les consuls changent, les guerres semblent pouvoir continuer contre les mêmes ennemis, sans autre déclaration formelle ni nouvelle demande de réparation.

39Dans le même sens, l’attaque indirecte contre les biens ou les territoires des alliés – notamment après 464, nous l’avons vu – constitue un casus belli équivalant à une attaque directe contre les biens de Rome. Elle dispense par là même d’une demande de réparation – comme si ces sortes d’agressions constituaient un outrage aussi grave qu’une attaque frontale contre les Romains. Cette évolution traduit également l’élargissement de la notion de défense de nouveaux territoires au-delà du cercle primitif du territoire romain. Les arguments débouchant sur une exploitation maximale de la référence à la défense des alliés se mettent en place progressivement, mais, dès ces années, le fonctionnement de la diplomatie liée à la guerre révèle une modification sensible de la pratique constatée au début du siècle. Le concept de casus belli est encore en voie d’élaboration ; chaque crise est donc réglée de façon empirique en fonction des opportunités et des contingences internes et externes.

Le cas embarrassant du conflit avec Véies

40Le nombre des échanges liés à la guerre chute de façon spectaculaire après le décemvirat, puisqu’on ne compte plus que trois missions de ce type jusqu’à la fin du siècle et toutes trois sont destinées à Véies. Les procédures mises en œuvre lors du conflit contre Véies paraissent adaptées au particularisme de cet affrontement. Dès 445, on apprend à Rome (par qui ?) que les Veiens ravageaient les frontières, mais le conflit ne devient ouvert qu’après 438, avec les troubles provoqués par la disette et l’épisode de Sp. Maelius. Le premier meurtre d’ambassadeurs romains de l’histoire de la diplomatie constitue un casus belli irrécusable, en référence à la violation du droit des gens81. La guerre commence donc, sans autre forme de déclaration, et se prolonge jusqu’à la prise de Fidènes en 434. Entre 431 et 428, ce sont les menaces des Èques et des Volsques, dénoncées comme il devient habituel par les Latins et les Herniques, qui mobilisent l’attention82.

41Les modalités de la reprise du conflit contre Véies se singularisent nettement : dès 428, les Véiens font des incursions sur le territoire romain – une agression directe qui pouvait constituer un motif a priori suffisant pour engager les hostilités. Or Tite-Live annonce, sans autre explication, que « la vengeance contre Véies fut ajournée à l’année suivante83 ». Mais en 427, le motif de l’agression contre Rome ne semble plus pouvoir justifier la guerre et Tite-Live tente d’argumenter : « Même alors, un scrupule religieux s’opposa à une déclaration de guerre et à une expédition militaire immédiates : les Fétiaux devaient d’abord aller présenter des réclamations, pensa-t-on. On venait de livrer aux Véiens les batailles de Nomentum et de Fidènes ; après quoi on avait conclu une trêve, et non la paix ; le terme était expiré et, d’ailleurs, avant le terme, ils avaient repris les hostilités ; malgré cela, on envoya des Fétiaux84… » Trois points de cette argumentation sont importants : en premier lieu, en l’absence de traité, les hostilités sont simplement suspendues par la trêve et la guerre pourrait donc ne pas être à nouveau déclarée. En second lieu, la trêve n’ayant pas été respectée, avec l’invasion du territoire romain, elle est devenue caduque. Enfin, malgré ces arguments, apparemment tout à fait recevables, on (probablement le Sénat) juge utile et même nécessaire d’envoyer les Fétiaux. Personne ne voulait sans doute prendre le risque de n’avoir pas respecté le ius fetiale et les scrupules religieux sont si considérables que le collège des Augures est même consulté sur les conditions de la nomination du dictateur85. Véies représentait en effet un enjeu d’une toute autre dimension que le conflit avec les Èques ou les Volsques.

42Les derniers épisodes avant le début du siège confirment l’importance des scrupules religieux envers Véies : lorsqu’en 407 la trêve avec Véies vint à expiration, les Fétiaux sont immédiatement envoyés. Cependant le Sénat, tenant compte des problèmes internes de la cité étrusque aurait « consentit à ne pas présenter de revendications, tant il était loin de chercher à exploiter le malheur d’autrui86 ». Tant de scrupules – cette fois-ci d’ordre moral ( ? ) – surprennent ; la situation politique intérieure de Rome est certes encore fragilisée par les conflits non apaisés entre patriciens et plébéiens. Le contexte militaire n’est pas non plus très favorable, puisque les Romains ont été battus lors du premier engagement contre Véies. C’est seulement en 406, après des menaces proférées contre les légats romains que le Sénat se décide à engager les hostilités87. Il n’est pas douteux que les deux cités aient voulu en découdre, mais le déclenchement des hostilités n’avait sans doute pas besoin d’un prétexte supplémentaire et D. Briquel peut écrire, « on croira difficilement que les torts aient été aussi unilatéralement du côté de Véies88 ». Rome, tout autant que Véies, cherche à contrôler les riches terres du territoire étrusque – pour preuve, dès 395, Rome y installe quelques colons. Dans un discours en 403, Tite-Live attribue à Appius Claudius cette analyse de la singularité du conflit avec Véies : « Sept fois ils (les Véiens) ont rouvert les hostilités ; jamais de paix loyale avec eux ; mille fois ils ont ravagé nos campagnes ; ils ont forcé Fidènes à nous trahir et y ont massacré nos colons ; ils ont conseillé contre le droit des gens le meurtre impie de nos ambassadeurs : ils ont voulu soulever toute l’Étrurie contre nous et s’y emploient encore, et les délégués qui présentaient nos réclamations ont bien failli se faire massacrer89. »

43La comparaison avec les formes d’entrée en guerre appliquées à d’autres ennemis, les Volsques notamment, est tout à fait éclairante : alors que la trêve de 20 ans obtenue par une victoire du dictateur en 425 semblait respectée90, dès la fin de 424 tout scrupule religieux paraît avoir disparu lorsqu’il s’agit d’attaquer les Volsques sur une simple information des Latins et des Herniques. Qui plus est, même après la défaite du consul C. Sempronius en 423 contre les Volsques, aucune référence à la nécessité d’un recours religieux n’est alors évoquée91. Autre exemple, en 419, lors des préliminaires de l’entrée en guerre contre Labicum : Rome prend, dans un premier temps, la précaution de s’informer des intentions de la cité par l’envoi d’une ambassade dont le rapport est ambigu – ni la guerre, ni la paix ne peuvent être assurées92. La décision de guerre est cependant prise, dès l’année suivante, à partir d’une autre information – qu’on ne se donne pas la peine de vérifier – transmise par Tusculum selon laquelle les Labicans auraient pris les armes et rejoint les Èques93. Aucun détail n’est connu concernant la procédure qui aurait été appliquée, comme dans le cas du conflit contre les Volsques. Au cours de ce siècle, les procédures de déclarations de guerre semblent se mettre en place progressivement, mais déjà elles paraissent susceptibles de s’adapter prioritairement au statut et à l’identité des ennemis à affronter. Contre les Volsques et les Èques, les conflits multiples, vaguement interrompus, sans cesse repris, sont engagés selon des procédures rapides, pour ne pas dire parfois expéditives. En revanche, lors d’un conflit jugé majeur, comme celui contre Véies, les pratiques diplomatiques mises en oeuvre diffèrent radicalement : malgré l’existence d’un des casus belli figurant parmi les plus irréfutables qui soient au regard du droit des gens – le meurtre d’ambassadeurs – les précautions juridiques et religieuses ont été multipliées. Pour autant, certains historiens voient dans la présentation annalistique de ces précautions une anticipation de pratiques postérieures. Les formes du déclenchement des hostilités ont peut-être été idéalisées, en raison de l’enjeu du conflit et de l’ampleur de ses conséquences.

Les ambiguïtés des négociations

44La proportion de négociations de l’époque royale était relativement élevée (un peu moins d’un tiers des échanges), au v^e siècle, cette proportion chute de moitié, représentant moins de 15 % du total des actes recensés ; en outre l’objectif de la moitié de ces missions se limite à la négociation de trêves ou au rachat de prisonniers. C’est dire combien la diplomatie paraît alors peu susceptible de trouver des arrangements politiques durables aux affrontements en cours. En outre, les négociations (comme les missions liées à la guerre), sont réparties fort inégalement au long du siècle ; elles disparaissent même totalement pendant 40 ans, entre 485 et 446.

Tableau XXII. – Les négociations entre 509 et 396.

45Au-delà des données statistiques, la fonction de négociation constitue probablement la partie de l’activité diplomatique qui paraît avoir fait l’objet des plus grandes falsifications de la part des auteurs anciens. En dehors de certaines trêves, du traité avec Carthage ou du rachat des prisonniers, toutes les autres missions présentent des versions officielles d’événements dont le contenu était vraisemblablement fort éloigné du récit qu’en font les annalistes. Ainsi tous les contacts avec Porsenna, notamment, devront faire l’objet d’une relecture attentive des prétendues négociations entre le roi de Chiusi et Rome.

Trêves et rachat de prisonniers

46Les dix trêves ou rachats de prisonniers sont les seules formes de négociations présentes dans toutes les tranches chronologiques et réparties presque à égalité entre missions reçues et envoyées. Ces échanges se situent nécessairement dans un contexte de guerre, de sorte que tous les interlocuteurs avec lesquels Rome a conclu des trêves avaient déjà établi des relations diplomatiques. Les missions ayant pour fonction de négocier une trêve ou le rachat de prisonniers ont, a priori, un objectif suffisamment précis pour que nos sources présentent sans ambiguïté les conditions dans lesquelles se sont déroulées ces missions ; or il subsiste, même dans ce domaine, des zones d’ombre.

47Dès le récit du premier acte diplomatique républicain – la trêve conclue entre Rome et Ardée (importante en raison de ses conséquences internes) –, Denys, notre seule source, évoque une suspension des hostilités, sans traité94. Cependant Tite-Live affirme qu’en 444 le traité avec Ardée était un renouvellement, bien qu’il n’ait mentionné aucun traité antérieur, comme dans le cas de Lavinium95. La trêve de 509 a-t-elle été prolongée par un traité ? Aucun indice ne permet, à notre connaissance, de pouvoir trancher. En revanche, dans quelques cas – notamment avec Véies –, les trois trêves négociées en 485 (pour un an), 425 (20 ans) ou 407 semblent correspondre à l’objectif affiché et paraissent avoir été respectées96. Seule la trêve de 40 ans conclue en 474 ne répondrait pas à l’objectif annoncé qui était d’obtenir une paix ; elle semble cependant avoir été également respectée jusqu’au grave incident provoqué par le Lar Tolumnius en 43897. Peut-être était-il plus aisé de respecter les engagements avec une cité structurée comme Véies, pourtant considérée comme « l’ennemie de tout temps de Rome98 », qu’avec des peuples moins organisés, comme les Volsques ou les Èques, avec lesquels les engagements étaient si fréquemment rompus.

48La trêve négociée en 498 avec Fidènes est plus délicate à interpréter. Selon Denys, la trêve fut obtenue « pour un nombre limité de jours99 », afin de négocier l’entrée de la cité dans « l’amitié » de Rome. Mais, apparemment sans autre forme de négociation, le consul aurait imposé unilatéralement la réquisition de la moitié du territoire de Fidènes et la mise à mort des opposants à Rome. La trêve n’aurait alors été qu’une suspension des hostilités permettant au consul de mettre en place un règlement du conflit. Mais la cité n’est en vérité prise qu’en 426, le règlement de ce début de siècle n’a donc probablement pas été romain, mais fédéral100.

Les étranges négociations avec Porsenna

49Les négociations les plus suspectes concernent assurément l’ensemble des relations avec Porsenna lors de la prise de Rome ; en effet, tous les échanges avec le roi de Clusium sont présentés sous la forme de négociations dans lesquelles le rapport des forces n’est jamais affiché de façon vraisemblable. Or, il n’est désormais plus douteux, comme l’affirmait déjà Tacite, que Porsenna se soit emparé de la ville. Évoquant l’incendie du temple de Jupiter Capitolin, Tacite précisait : « Ce temple que ni Porsenna, après la capitulation de la ville, ni les Gaulois après l’avoir prise, n’avaient pu profaner101. » Presque tous les échanges avec Porsenna sont associés à la notion de négociation : la démarche de 508 était destinée à négocier le retour de Tarquin contre la paix et le ravitaillement102 ; celle de 507 au cours de laquelle Porsenna proposait d’arbitrer entre Tarquin et Rome ; et surtout la trêve négociée la même année avec les ambassadeurs romains déboucha, selon Denys, sur un traité de paix et d’amitié103. La demande de trêve s’est plus probablement transformée en une véritable deditio – comme le suggère Tacite – puisque Porsenna impose ses conditions : des otages devront être donnés en garantie et le territoire de Véies devra être restitué.

50Une trêve ne fait généralement pas l’objet d’échanges d’otages ; la formule utilisée par Florus pour qualifier cette pseudo négociation ne peut faire illusion : il affirme que Porsenna « conclut spontanément un traité d’amitié avec des gens presque vaincus104 ». La réalité est moins flatteuse : Rome s’est retrouvée en situation de soumission totale au roi de Clusium. D’ailleurs, le dernier contact avec Porsenna, avec l’envoi des symboles de la royauté, officialise la reconnaissance du nouveau roi de Rome en tant que successeur de Tarquin. Selon Denys, cette démarche est empreinte de solennité ; lors des précédents échanges, l’interlocuteur romain n’avait pas été précisé, tandis qu’ici, c’est un vote du Sénat qui aurait décidé l’envoi officiel « d’un trône d’ivoire, un sceptre, une couronne d’or et une robe triomphale, qui avaient été les insignes de la royauté105 ». En toute logique, la deditio de la Cité à Porsenna aurait même dû suspendre la capacité de la ville à exercer un pouvoir diplomatique – même s’il semble que Porsenna ne se soit guère attaché à un contrôle direct de la cité et de sa politique extérieure : certains sénateurs (avec quel titre ?) ont probablement été amenés à exercer un réel pouvoir, la Cité ayant conservé une certaine autonomie106.

L’échec des premiers arbitrages

51Le premier arbitrage pour lequel Rome aurait été sollicitée est daté de 446 ; il était destiné à mettre fin à une querelle de limites de territoire opposant Ardée et Aricie107. Le débat qui s’instaure dans Rome se transforme en conflit entre magistrats, sénateurs et plébéiens et Tite-Live rejette clairement sur le peuple la responsabilité de la décision de récupérer le territoire contesté au profit de Rome, au motif que ces terres faisaient partie de la cité de Corioles qui avait été prise par Rome. Le Sénat se serait déchargé sur le peuple d’une décision délicate, malgré ce que suggère Tite-Live : « Le bon droit ne diminue en rien l’indignité de ce jugement ; Aricie et Ardée en sentirent moins encore que les patriciens de Rome la honte et l’amertume108. » Cet arbitrage doit être replacé dans le contexte plus large des relations entre la ligue latine et Rome après le départ des Tarquins, puisque Porsenna a attaqué Aricie, centre religieux de la ligue avec le sanctuaire de Nemi, après s’être emparé de Rome109.

52Quelle que soit la dimension réelle des enjeux de cet arbitrage, ses résultats désastreux ont eu pour effet de faire disparaître tout recours à l’arbitrage de Rome jusqu’aux dernières années de la deuxième guerre punique110. Les deux seuls arbitrages connus entre 446 et 203 se déroulent dans des contextes fort différents : en 280, Tarente voulut imposer une paix entre Romains et Samnites ; l’échec de cette tentative eut cependant des conséquences moins graves qu’à l’époque de Porsenna111. Le second, en 239, est une initiative assez malencontreuse des Romains, tentant d’arbitrer un conflit opposant Acarnaniens et Étoliens112. Les résultats négatifs de presque tous les actes de négociation (pas seulement des arbitrages) fournissent la preuve que Rome est alors incapable de s’imposer dans ce type de relations. Si la plupart sont suivies par la reprise des hostilités, c’est en premier lieu que, dans les premières décennies de la République, la négociation ne pouvait pas occuper une place de premier plan : les affrontements étaient trop radicaux pour laisser le champ libre à des tentatives de rapprochement. En second lieu, ces échecs traduisent aussi l’instabilité des rapports de force, sans cesse remis en cause avec la plupart des voisins de Rome. De ce point de vue, les traités négociés avec les Latins et les Herniques, débouchant sur de véritables paix, n’en prennent que plus de poids.

La paix, élément du dispositif de défense

53L’expulsion des Tarquins puis le départ de Porsenna se traduisent par un affaiblissement des forces romaines et sont prolongés sur le plan diplomatique par une chute brutale du nombre des actes liés à la paix. Aucune autre période de l’histoire de Rome ne comporte aussi peu d’actes diplomatiques consacrés à la paix, avec seulement 33 actes sur les 135 recensés – soit moins du quart des échanges, une proportion très inférieure à la moyenne de l’ensemble de la République113.

54Comme au cours de la période royale, cette activité ne concerne que des peuples italiens et singulièrement ceux de l’Italie centrale – ce qui ne peut surprendre puisque, avec les interlocuteurs plus éloignés du Latium, les contacts ne peuvent mettre en jeu des règlements politico-militaires. Parmi les peuples italiens entrés en contact avec Rome au cours du siècle, on n’en trouve que 13 pour traiter de la paix avec les Romains : quatre interlocuteurs latins, deux Étrusques, quatre Volsques, les Èques, les Herniques et les Sabins. Avec aucun nouvel interlocuteur, on ne parle de paix ; en revanche, trois des contacts liés à la paix sont des relations uniques : en 495, les Volsques d’Ecetra demandent la paix après la prise de Pometia ; en 446 enfin l’arbitrage entre Aricie et Ardée est le seul contact que nous connaissions avec Aricie ; enfin en 404, la deditio d’Artena est également l’unique contact avec cette cité114. Assez logiquement, c’est dans le contexte d’un conflit que Rome traite de la paix : la quasi-totalité des 33 échanges liés à la paix a pour origine la pression militaire de Rome ou une victoire de Rome sur un proche voisin (comme dans le cas d’Ecetra) ; cependant, la référence à la paix dépasse le cadre du règlement politique d’un conflit : d’ores et déjà, la paix s’inscrit – officiellement tout du moins – dans la logique de défense de la Cité.

Tableau XXIII. – Les limites des paix dans la diplomatie de v^e siècle.

Les paix proposées à Rome et demandées par Rome

55Trois démarches de paix ont été engagées dans un rapport de forces défavorable à Rome, de sorte que la plupart des récits se sont attachés à travestir la réalité ; la tradition ne pouvait pas présenter les contacts diplomatiques des premières années de la jeune République de façon si négative. Deux sont envoyées à Rome par Tarquin en 509 et Porsenna en 508 ; et en 498 ; le premier dictateur romain aurait proposé la paix aux Latins115. Dans tous les cas, la réalité des rapports de forces est falsifiée : les propositions de Tarquin auraient été repoussées avec hauteur par Publicola ; Porsenna aurait demandé une paix, mais c’est lui qui en impose les conditions116. De la même façon, la démarche engagée par le consul devenu dictateur, T. Larcius Flavus, pour parler d’amitié et de paix avec toutes les cités latines, inverse le rapport des forces : Rome, très isolée, n’était nullement en position favorable. Pour preuve, ces ambassadeurs officiels ne furent envoyés qu’après avoir sondé secrètement les intentions des Latins117. La mort de Tarquin et surtout la victoire du lac Régille favorisent la réinsertion de Rome dans la ligue latine118, mais dans les toutes premières années de la République, ces quelques échanges en disent long sur les faiblesses de Rome qui n’a pas les moyens de résister à la pression des souverains étrusques. Ces conflits n’avaient aucun caractère ethnique, comme le souligne D. Briquel119, mais les échanges auxquels ils donnent lieu confirment le sentiment que la Cité subit totalement, tant militairement que diplomatiquement, la pression des rois étrusques. Dans la suite de l’histoire diplomatique romaine, aucune autre situation n’est comparable à celle-ci – pas même au début du iv^e lors de la reconnaissance obligée de la supériorité ponctuelle des Gaulois120.

56Ainsi quinze missions, ayant pour objectif de demander la paix (sans autre précision) auraient été reçues par Rome dans un rapport de forces favorable et les sept autres auraient débouché sur le renouvellement ou l’établissement d’un foedus121. Néanmoins, la multiplication de ces démarches avec les mêmes interlocuteurs montre à l’évidence que rien de définitif n’avait été acquis. L’exemple le plus significatif en ce sens est probablement celui des Èques, avec lesquels quatre demandes de paix et deux traités sont conclus entre 467 et 430 – soit six paix en un peu plus de trente ans entre les Èques, Rome et probablement les Latins. En outre, leur dernière démarche auprès du Sénat en vue d’obtenir l’établissement d’un traité de paix fut un échec, puisque le Sénat ne leur accorda qu’une trêve de huit ans avec la mission que nous évoquions précédemment122.

57Tous les échanges ayant pour objectif de demander la paix sans précision sont datés d’avant 458 – donc avant le décemvirat – et tous obtiennent des résultats beaucoup plus incertains que ceux dans lesquels figure la référence précise à un traité. Sur les quinze démarches connues, nous ne sommes assurés que de deux résultats, mais ils différent de la demande formulée : en 491, Antium demande « humblement la paix (mais n’obtient que) une trêve et une suspension des hostilités pour deux ans123 ». En 474, le contenu de la demande de Véies est plus incertain : selon Denys la cité demandait la paix, mais Tite-Live affirme que la trêve de 40 ans lui fut accordée sur sa demande124. Le témoignage de Tite-Live n’est pas nécessairement le plus fiable car son récit des relations avec Véies n’est pas exempt d’erreurs. Ainsi il évoque, quatre années plus tôt, une démarche de Véies assez peu crédible : « Les Veiens implorent la paix (pacem supplices petunt). Après l’avoir obtenue, ces esprits légers la regrettèrent, avant même que les renforts romains eussent évacué le camp125. » De fait, les hostilités reprennent aussitôt, confirmant qu’en 478, les Véiens n’étaient assurément pas dans une position d’infériorité les réduisant à supplier Rome de leur accorder la paix.

Le faible usage de la deditio

58On ne dénombre que trois deditiones au cours du v^e siècle ; elles concernent toutes les trois des cités volsques ou aurunques ; il faut y ajouter la très singulière proposition de deditio faite par Véies et refusée par Rome peu avant la prise de la cité étrusque. La chute brutale du nombre des déditions – dont les rois étrusques avaient fait précédemment un usage relativement important – peut être liée précisément à l’origine étrusque de la procédure, et son usage a donc pu être volontairement limité – voire rejeté –, par les premiers tenants du pouvoir républicain. Cependant, il est plausible que ce recul de la pratique de la deditio traduise surtout la réalité d’un rapport de force qui n’est pas assez favorable à Rome pour inciter ses ennemis à accepter cette forme particulière de soumission.

59Deux des trois deditiones de ce siècle, au moins, n’auraient pas respecté les conditions d’application qui semblaient avoir prévalu dès la mise en place par Tarquin l’Ancien126. Lors de la deditio de Pometia en 502, Tite-Live précise en effet que les « principaux Aurunques furent décapités, les habitants de la colonie vendus comme esclaves, la ville démolie, les terres vendues »127. En 468, la deditio d’Antium aurait été suivie, dès l’année suivante de l’envoi d’une garnison et de l’établissement de colons latins. Le récit de cette deditio est particulièrement suspect et imprécis : Tite-Live lui-même semble hésiter sur les motifs réels du renoncement des Volsques – ils étaient, dit-il, plus découragés que menacés128. Quelques années plus tard, avec les alliés des Volsques, Rome tente un autre usage de la deditio : « Une ambassade des Èques, qui vint demander un traité de paix au Sénat, et, en guise de traité, se voyait proposer la soumission (deditio) pure et simple, obtint une trêve de huit ans129. » L’épisode est représentatif de la volonté de Rome de tenter de faire évoluer la procédure vers une forme de chantage, encore fallait-il être en position de force de manière incontestable : la trêve qui finit par être accordée aux Èques montre que la supériorité des positions romaines ne lui permettait pas d’imposer cette sorte de détournement de la deditio.

60Presque un siècle après la deditio de Pometia, en 404, la ville volsque d’Artena, assiégée, est prise grâce à la trahison d’un esclave (qui fut récompensé) : « Le reste de la foule pris de panique fit sa soumission (in deditionem venit). On rasa la citadelle et la ville d’Artena130. » S’il s’agit bien d’une deditio et non d’une capitulatio, la situation est différente de celle de Pometia : à Artena, seul le peuple aurait accepté de se donner à Rome. Cette deditio a alors peut-être été refusée parce qu’elle n’était pas demandée par les dirigeants de la cité. Ce sont en effet les principes des cités assiégées qui servent généralement d’interlocuteurs au chef des armées romaines – tout au moins au cours des siècles postérieurs. Quoi qu’il en soit, il est plausible que ces opérations n’avaient pas été menées par Rome seule, comme le souligne M. Humbert : « Au v^e siècle, le territoire de Rome ne s’agrandit pas au détriment de ses alliés, et il ne s’agrandit même pas du tout131. » Ces soumissions ont pu être formulées non pas auprès des seuls Romains, mais plutôt auprès des Latins.

61Le motif du rejet de la démarche accomplie par Véies en 396, peu avant la chute de la cité, ne peut en revanche être imputé au statut des demandeurs, comme en 404 : les Veiens avaient envoyé au Sénat romain une mission composée des plus anciens citoyens chargés de proposer la soumission de leur cité. Lors du rejet de cette proposition, notre seule source, Denys, ne précise pas le rôle qu’aurait pu jouer Camille, qui était déjà dictateur et a donc contribué nécessairement à la prise de décision132. Mais surtout, nous savons par Tite-Live (qui par ailleurs ne dit rien de la demande de la cité étrusque) que Camille savait déjà quel usage il allait faire du butin de la cité étrusque – un butin dont la récupération était liée à la prise effective de la cité par la force, sans recours à une procédure de deditio. En effet, la procédure étant d’origine étrusque, les conditions de son application étaient forcément connues des autres cités ; en la proposant avant l’assaut final, les Véiens en connaissaient les conséquences, mais aussi les avantages : le pillage de la ville n’était plus possible. Les précédents usages républicains de la deditio, bien peu conformes à l’usage étrusque, ne pouvaient pas être mis en oeuvre ici. Les enjeux militaires, financiers, mais également religieux étaient d’un tout autre ordre. Avant les derniers assauts, Camille avait « promis par sénatusconsulte de donner des grands jeux après la prise de Mater Matuta déjà consacrée par le roi Servius Tullius133 ». Mater Matuta est la déesse de l’Aurore honorée dans des sanctuaires non romains à Caere et à Satricum – une cité qui fera sa deditio à Camille 10 ans plus tard134. Son rôle dans le refus de la deditio de Véies est d’autant moins douteux qu’il est présent dans la mise en oeuvre de toutes les deditiones du début du siècle suivant : celles de Faléries en 394, des Volsques en 389 et de Satricum en 386 ont toutes été faites à Camille135.

62Les récits annalistiques du v^e siècle correspondent probablement à ceux qui ont le plus vigoureusement aménagé la réalité afin de présenter une histoire recomposée de la conquête romaine en fonction d’un objectif assez limpide : la conquête avait connu une progression linéaire, à défaut d’être rapide. Cependant, la fonction diplomatique de la paix n’a pas su masquer la réalité des rapports de forces, nettement défavorables à Rome, au-delà sans doute de ce qui était acceptable par nos sources. Les imprécisions du vocabulaire diplomatique (y compris chez Tite-Live), les tergiversations dans les prises de décisions (les navettes entre les différentes structures), les échecs ou la précarité des acquis des démarches constituent autant d’éléments attestant des limites de l’usage de la paix. C’est probablement dans cette fonction que la diplomatie encore archaïque de ce v^e siècle montre le plus ses limites : malgré les bricolages de la tradition, il n’était pas possible de gommer toutes les réalités. La faiblesse relative de la fonction de paix durant ce long siècle peut également s’expliquer par le fait qu’alors, cités et peuples ne recherchaient pas prioritairement des solutions pacifiques à leurs rivalités, valorisant la recherche illusoire d’un anéantissement de l’ennemi lors d’un affrontement direct.

63Il est cependant mieux attesté qu’en ce siècle une des principales motivations des guerres est la quête de butin qui s’avère nécessairement plus profitable si la victoire est irréversible. Les Romains ne se démarquent pas du comportement traditionnel des sociétés archaïques ; ils ne cherchent pas encore à tenter de sauvegarder de la richesse économique et humaine des cités conquises – l’exemple d’Artena en témoigne. Les opérations militaires s’apparentent le plus souvent à des opérations de razzias dont les auteurs de la fin de la République et de l’Empire ne voulaient sans doute plus connaître (et peut-être même comprendre) ni les motivations réelles, ni les mécanismes précis. Les annalistes reproduisaient dans leurs récits le contexte historique et idéologique qui était le leur ; ils étaient donc amenés à valoriser de façon privilégiée les références à la paix, tant dans le cadre de leurs récits des activités diplomatiques romaines que dans celui de l’exposé des finalités des guerres. La valorisation de la paix, pour artificielle qu’elle soit, conserve néanmoins de la réalité historique la dimension défensive de l’histoire de ce siècle, jusqu’au siège de Véies136.