1L’histoire diplomatique des 114 premières années de la République doit être, dans un premier temps, confrontée aux éléments connus de la politique extérieure de Rome au cours de la période considérée. Pour se faire, le long v^e siècle peut être scindé en trois tranches chronologiques d’inégale durée, déterminées par deux événements diplomatiques saillants : le traité avec les Herniques en 486 et, à l’époque du décemvirat, la démarche de 454 auprès des Grecs d’Italie et (ou ?) d’Athènes1. Ces deux actes n’occupent pas une place identique dans l’histoire diplomatique de Rome. Le traité avec les Herniques constitue un des rares traités du v^e siècle ayant été réellement respecté dans les décennies postérieures ; quant à la démarche de 454, elle marque surtout une nette évolution de l’usage de la diplomatie autour des années du décemvirat.

Tableau X. – Statistiques générales de l’activité diplomatique (509-396).

2La répartition des contacts diplomatiques fait apparaître des déséquilibres très marqués entre la première et la deuxième moitié du siècle : plus de 70 % des échanges de la période sont recensés entre 509 et 454, tandis que les 58 années suivantes marquent un fléchissement considérable du nombre des échanges, plus de deux fois inférieur à celui des premières décennies du début de la République. Les 24 années qui suivent l’expulsion des Tarquins concentrent presque la moitié de l’activité diplomatique, avec une fréquence moyenne plus de deux fois supérieure à la moyenne du siècle et seulement quatre années sans échanges. Les années 485-454 ne comportent encore que onze années vides de toute activité diplomatique ; mais, entre 453 et 396, ce sont 34 années – soit plus d’une année sur deux – qui ne sont créditées d’aucun contact. Parallèlement à la diminution du nombre des échanges, les initiatives romaines deviennent en outre, dès 485, nettement minoritaires. Ces statistiques fournissent les premiers indices d’une évaluation de la place prise par la diplomatie dans les interventions extérieures de Rome ; une analyse plus détaillée des pratiques doit permettre de compléter ces premières données.

Une activité diplomatique intense jusqu’en 486

3Au cours des 25 premières années de la période républicaine, nos sources font mention de 59 échanges diplomatiques2 ; ce chiffre relativement élevé confirme que l’expulsion des Tarquins ne s’est pas traduite par un repli de la cité sur elle-même. Il n’apparaît pas de rupture (au moins quantitativement) entre la politique suivie par Tarquin le Superbe et celle de ses successeurs ; la dynamique imposée par le dernier roi de Rome à la politique extérieure ne semble pas avoir été freinée par son expulsion, bien qu’elle ait sans doute contribué à sa chute. Le dernier Tarquin avait établi des relations avec neuf interlocuteurs différents ; on les retrouve presque tous dans les relations extérieures des trois premières décennies de la République : Latins, Volsques, Herniques, Sabins et Delphes (peut-être) ont été contactés ou sont entrés en contact avec les nouveaux tenants du pouvoir romain. Seuls les Èques et Gabies ne sont pas présents durant ces années, mais ils avaient précisément conclu à la fin du règne de Tarquin des traités de paix qui ont pu avoir quelques prolongements3, renforçant l’idée que le changement politique à la tête de la Cité ne traduisait décidément pas de rupture avec les pratiques diplomatiques des Tarquins.

Tableau XI. – Les interlocuteurs de rome de 509 à 486.

4La géographie des échanges évolue donc assez peu au cours des premières années de la République ; les contacts les plus nombreux s’opèrent toujours avec les voisins proches de Rome qui sont présents dans 49 des 59 échanges connus. Les interlocuteurs italiens sont des Latins, des Étrusques, mais aussi quelques peuples un peu plus éloignés de l’axe romano-étrusque, situés à la limite du territoire volsque, comme les Aurunques et les Rutules. Ces derniers ne sont d’ailleurs mentionnés que par le seul contact de 498 – à moins qu’ils ne le soient à travers Ardée, la cité principale des Rutules4. Hors de l’Italie, trois ensembles géopolitiques sont contactés avec Carthage (peut-être le seul nouvel interlocuteur non italien), les Grecs d’Occident et Delphes au cours de cinq échanges avec les Romains. Quelques nouveaux interlocuteurs apparaissent dans la sphère diplomatique de Rome, mais l’appellation est quelque peu trompeuse. Ainsi Tarquin figure, de façon artificielle, parmi les nouveaux et les derniers contacts puisque, à partir de 509, il doit être considéré comme étranger à Rome. Le même artifice est appliqué aux relations avec Porsenna qui, à l’inverse, continue à être présenté comme étranger à la ville bien qu’il en ait pris le contrôle. Avant toute analyse, notre corpus reprend strictement les données transmises par la tradition, tant pour la qualification des interlocuteurs que pour la datation des échanges (comme celle du traité avec Carthage) ; ce sont donc ces données brutes qui figurent dans les différents tableaux récapitulatifs.

Tableau XII. – L’évolution du champ de diplomatie entre 509 et 486.

5Note*

Les contacts avec des peuples non italiques

6Le premier traité avec Carthage ayant été rattaché officiellement à la première année de la période républicaine, il figure dans ces contacts ; mais, nous l’avons évoqué, il nous semble que le contexte d’intense activité diplomatique du règne de Tarquin soit bien plus favorable à une datation haute de ce premier contact avec les Puniques5. Polybe ne dit rien de l’identité des interlocuteurs romains des Carthaginois (roi, sénateurs ou consuls ?)6 ; on peut seulement déduire de son témoignage que l’initiative a été punique, en toute logique, car le traité mettait en jeu les intérêts commerciaux de Carthage dans le Latium, à un moment où les rapports entre Étrusques et Carthaginois se tendaient7. Que cette mission ait été reçue par les premiers consuls ou par le Sénat, elle constituerait la seule mission d’origine extra-italique reçue par la République romaine au cours du v^e siècle – une mission décidément bien exceptionnelle.

7Rome aurait, en sens inverse, envoyé une seule délégation hors d’Italie, avec la consultation de Delphes, sur ordre de Publicola en 504, afin de mettre fin aux naissances d’enfants mal formés dans la Cité. L’historicité de cette démarche est contestée, au même titre que l’ambassade des fils de Tarquin, par les mêmes historiens que précédemment, avec des arguments identiques8. Publicola, qui est présenté comme un proche de Tarquin par Denys, aurait-il pu imiter les initiatives du roi étrusque9 ? La difficulté de l’interprétation de cette démarche est liée aux imprécisions de notre source unique, Plutarque : il ne dit rien ni de la forme de la consultation, ni de l’identité des personnages qui auraient consulté la Pythie et transmis son conseil. Mais en tant que prêtre d’Apollon Pythien, Plutarque avait peut-être eu accès à des archives inconnues des auteurs latins10. On peut aussi émettre l’hypothèse d’une consultation indirecte, c’est-à-dire accomplie par des Étrusques, commandités par Porsenna alors maître de Rome ; cependant aucun élément, à notre connaissance, ne permet d’aboutir à une certitude sur les conditions de la consultation.

8Les trois contacts avec les Grecs d’Italie et de Sicile sont en revanche plus aisés à admettre et ne posent pas de problèmes d’interprétation, puisqu’il n’est plus douteux que la royauté étrusque ait favorisé l’établissement de relations – au moins économiques – avec cette zone. Mais il faut s’interroger sur les raisons du choix des deux cités de Cumes (en 508 et 492) et de Syracuse (en 492)11. Cumes, contrôlée par Aristodème, a établi depuis le règne de Tarquin le Superbe des liens privilégiés avec Rome, mais surtout avec le roi déchu. Selon Tite-Live, en effet, Tarquin est mort à Cumes en 495 – l’échec de la mission de 492 n’est peut-être que le prolongement logique de cette situation12. Les rapports avec la Sicile et Syracuse ne se limitaient pas non plus, dès cette époque, à des démarches d’ordre frumentaire : lors de la famine de 496, les Livres Sibyllins conseillèrent de construire un temple à Cérès, Liber et Libera sur le Forum Boarium – un temple dont les décorateurs étaient originaires de Sicile13. Que le pouvoir romain à la recherche d’un soutien frumentaire se soit adressé (avec plus ou moins de succès) à ces deux cités s’inscrit aisément dans le contexte géopolitique du début de ce siècle.

Autour du lac Régille, les rapports avec Étrusques et Latins

9Les contacts des premières années de la République avec les voisins italiens sont presque tous liés soit à la question du retour éventuel de Tarquin le Superbe, soit au « protectorat » de Porsenna, suivant l’expression de P.-M. Martin14. Ces relations ne traduisent donc pas une étape innovante de la politique extérieure des nouveaux responsables ; en réalité, elles se rattachent, plus à des questions d’ordre intérieur qu’extérieur. Cependant, l’irruption de Porsenna dans les affaires romaines dès 508, suscitée probablement par les Tarquins15, se traduit par un élargissement géographique (sans doute bien involontaire) de la zone étrusque contactée par les Romains. Chiusi, la ville dont est originaire Porsenna, est nettement plus septentrionale que les autres cités étrusques entrées antérieurement en relation avec Rome, comme Véies ou Caere.

10La date de la mainmise de Porsenna sur Rome16 et celle de son éviction peuvent être indirectement confirmées par le contenu des échanges diplomatiques : en effet, pour la première fois depuis l’expulsion de Tarquin, des demandes d’aides militaires sont envoyées en 498 aux peuples voisins17. Or, entre 508 et 498, la Cité a affronté plusieurs ennemis et n’a jamais formulé de tels besoins. Si le départ de Porsenna a bien eu lieu entre 500 et 498, la conséquence en fut logiquement la diminution du potentiel militaire de Rome qui ne se sent plus capable d’affronter les Latins avec ses seules forces. La demande n’ayant obtenu aucun résultat auprès des quatre peuples contactés, cet échec diplomatique implique qu’entre 498 et 496, pour la première fois, les Romains ont dû se battre seuls – principalement lors de la bataille du lac Régille. L’importance de la victoire de Rome au lac Regille fut probablement l’acceptation par les Latins, avec quelques difficultés, il est vrai, du foedus cassianum18. Denys signale qu’au-delà du Latium, un certain nombre de Volsques furent également conscients de la portée de cette victoire et surtout de sa singularité par rapport aux conflits précédents : au cours d’une ambassade envoyée peu après la victoire, des Volsques vinrent « féliciter les Romains de leur bonne fortune d’avoir vaincu dans une grande bataille sans l’assistance d’alliés19 ». Bonne fortune peut-être, mais surtout victoire proprement romaine, car les forces de Porsenna n’ont, à notre sens, pas dû aider Rome contre les Latins20.

11Outre le témoignage très éclairant de Denys, deux arguments peuvent être émis contre l’hypothèse d’une collaboration des forces étrusques. En premier lieu, si les forces de Porsenna (ou d’une autre cité étrusque) avaient participé à cette victoire, les Étrusques auraient-ils accepté que les Romains soient seuls à en tirer les bénéfices à travers le foedus cassianum ? Les annalistes ont pu n’être pas très attentifs aux agissements des Étrusques dans les années suivant la victoire de 496 et le foedus de 493 (la sécession de la plèbe, les relations avec les Volsques et l’épisode de Coriolan retiennent en priorité leur attention), cependant une réaction forte des Étrusques n’aurait pas été passée sous silence. Or aucun conflit, aucun échange diplomatique avec les Étrusques n’est repérable avant 485, date du premier incident avec Véies21 – un incident qui ne peut pas être considéré comme un prolongement direct de la bataille du lac Régille. En second lieu, si Rome avait reçu une aide de la part d’Étrusques et l’avait ensuite niée, ceux-ci auraient-ils accepté, dès 492, d’aider les Romains à surmonter leurs difficultés de ravitaillement ? Les exemples sont nombreux de contentieux politiques entraînant un refus de la part des cités sollicitées à fournir une aide frumentaire22. Ni Denys, ni Tite-Live ne précisent, il est vrai, le nom des cités qui acceptèrent d’aider Rome et l’on peut admettre que des comportements contradictoires se soient manifestés de la part des différentes cités étrusques dans leurs rapports avec Rome.

12Cette victoire fut d’autant plus déterminante dans l’histoire romaine qu’elle constitue probablement la première (voire la seule) victoire républicaine, acquise par des forces uniquement romaines. En effet, après la conclusion du foedus cassianum, la participation des alliés latins dans les armées romaines paraît assurée : le rapport des forces entre Rome et les autres cités latines, tel que le traduit le traité, fournit, selon les termes de M. Humbert, « la preuve la plus nette de la victoire incontestable de Rome23 ». Un dernier indice d’ordre diplomatique confirme l’importance de cette victoire : après 496 et jusqu’en 488, ce sont les interlocuteurs de Rome qui ont, presque toujours, l’initiative des démarches – à l’exception logique de la demande de ravitaillement en 492 et de ses prolongements, notamment la démarche auprès d’Antium24. Dans les années précédant le traité au contraire, les initiatives romaines alternaient avec celles de leurs interlocuteurs : les Latins sont demandeurs, les Volsques contraints de négocier dans des conditions peu favorables ; d’autres enfin, comme les Aurunques, tentent de mettre en cause les positions romaines25.

13La victoire du lac Régille se prolonge également par une évolution sensible des rapports de Rome avec les Latins. Pour la première fois depuis l’expulsion de Tarquin, la cité reprend l’offensive : les Volsques ayant été suspectés de vouloir aider les Latins contre Rome en leur envoyant des renforts, « on leur en gardait rancune et les consuls envahirent le pays des Volsques26 ». Au cours du conflit qui suivit, les Herniques aidèrent les Volsques ; en revanche les Latins refusèrent toute coopération avec ces derniers et dénoncèrent même leurs projets à Rome27. L’initiative romaine contre les Volsques aurait donc accéléré le processus de réconciliation entre Latins et Romains avant même la conclusion du foedus cassianum – un rapprochement qui a dû concerner en premier lieu les equites, comme le suggère F.-H. Massa-Pairault. En effet, la victoire, prolongée par la dédicace du temple des Dioscures en 484, permettait de sceller « l’unité retrouvée de Rome et du Latium sous le signe aristocratique de la cavalerie28 ». Tite-Live a souligné en ces termes l’importance de cette évolution : « Jamais encore les liens politiques et familiaux entre le peuple latin et l’empire romain n’avaient été plus serrés29. » La menace volsque imposait assurément un rapprochement – mais surtout une collaboration obligée – entre Latins et Romains, confirmée par toute l’histoire des relations du v^e siècle30.

14Dans ce contexte de collaboration, prend place également une démarche des Latins auprès du Sénat ayant pour but de demander à Rome une aide militaire directe contre les Èques ou, à défaut, de les autoriser à assurer seuls leur défense : « la prudence conseillait de défendre les Latins désarmés plutôt que de les laisser se remettre aux armes31 ». Les Romains choisissent de temporiser puisqu’en 494 l’accord avec les Latins n’est pas encore conclu. Par cette démarche, les Latins (sans doute pas tous) reconnaissent implicitement la réalité de la victoire de Rome, mais aussi sa capacité à diriger – au moins dans l’immédiat – une offensive contre des voisins menaçants pour tous les habitants du Latium. La demande latine n’implique pas pour autant une reconnaissance définitive de la suprématie romaine : en effet, le rapport des forces établi par la victoire romaine était susceptible d’être remis en cause à la moindre défaillance ou signe de faiblesse du vainqueur, comme le montre la suite de l’histoire du v^e siècle. Dans le contexte des premiers affrontements républicains, la diplomatie ne pouvait à elle seule permettre de faire perdurer une position ponctuellement dominante. Par sa victoire et le renforcement des liens entre les forces armées latines et romaines, Rome obtenait simplement une position plus favorable dans la conduite des opérations contre les populations voisines – une position fragile qui se devait d’être confirmée par de nouvelles avancées.

Les relations avec les Sabins, les Volsques et les Herniques

15Au cours des 25 premières années de la République, les contacts avec les Sabins se limitent aux années 505-500 – celles du protectorat de Porsenna –, posant la question du rôle réel du roi de Clusium en tant que maître de la Cité, et donc, en théorie, de sa politique extérieure. La tradition annalistique ayant totalement occulté cette question, elle maintient des imprécisions interdisant toute identification des structures romaines sollicitées par les Sabins (en 503 et 502), ou de celles qui, dans Rome, auraient pris l’initiative des missions auprès des Latins ou de Fidènes en 501 et 50032. Ces missions ont-elles été envoyées ou reçues par le Sénat, par les consuls, par Porsenna ou par ses représentants (le roi étant lui-même souvent hors de la ville) ? Le contenu de ces démarches – essentiellement liées à la guerre – n’est cependant pas irrecevable, compte tenu des relations tendues existant entre Romains et Sabins. G. A. Mansuelli a montré qu’à l’époque archaïque, les Sabins étaient perçus comme un peuple « antitesi dei Latino-Romani, linguisticamente parte eponima del gruppo Oscosabellico33 ». La tradition n’aurait donc omis (ou falsifié) que les noms des interlocuteurs et décideurs des échanges, afin de masquer la place réelle de Porsenna dans l’histoire des premières années de la République34. Porsenna lui-même n’avait probablement pas envie de s’immiscer dans les conflits entre Latins ; en revanche, il a pu s’impliquer dans quelques affrontements entre les Latins et certains peuples voisins dans lesquels la question linguistique n’est pas étrangère, comme le souligne G.A. Mansuelli.

16Le conflit avec les Volsques domine totalement la décennie 496-486 : 15 des 27 contacts recensés entre ces deux dates mettent en scène les Volsques, un chiffre auquel il convient d’ajouter les quatre ambassades échangées entre Latins et Romains très directement liées à ce conflit : elles apportent des informations sur la menace volsque ou formulent des demandes d’aides réciproques35. Les Volsques étaient entrés en relation avec Rome sous le règne de Tarquin le Superbe qui avait conclu un traité d’alliance avec deux des cités les plus importantes, Écétra et Antium36. Mais l’expansion volsque dans toute l’Italie centrale, attestée dès les premières années du v^e siècle37, amplifie la menace d’affrontements. Après le lac Regille, les relations entre Romains et Latins semblent se déterminer essentiellement en fonction de la gravité de cette menace. Les forces communes se mobilisent, sans réticences apparentes, pour cette coopération obligée entre les cités du Latium ; mais quelle fut la place réelle de Rome au cours de ces opérations ?

17Les annalistes ont manifestement amplifié, dès 493, le rôle de Rome, alors qu’en 489, par exemple, elle est contrainte de reconnaître son incapacité à prendre en charge seule la direction de la lutte contre la menace volsque38. Et, contrairement à ce qui s’était produit en 494, les Latins sont alors autorisés à se défendre seuls. Selon Plutarque, cette décision fut imposée simplement en raison des difficultés internes : « Comme la plèbe manquait d’ardeur et que les consuls, n’ayant que peu de temps à rester en charge ne voulaient rien hasarder, on renvoya les ambassadeurs latins39. » La sécession de la plèbe a, il est vrai, laissé des séquelles durables et les difficultés frumentaires de la cité après 493, avec la quadruple ambassade de 492 déjà évoquée, confirment indirectement le récit de Plutarque40. La réalité fut sans doute à la fois plus simple et plus complexe : certes le foedus de 493 « marque juridiquement l’égalité de Rome en face des 29 cités latines41 », mais il ne permet pas aux Romains d’imposer aux Latins de se défendre uniquement grâce aux armées de Rome et sous son commandement. Rome n’est nulle part en position de force assez manifeste, mais sa chance – si l’on peut dire – a probablement été que aucune autre cité latine n’était alors en mesure d’exploiter sa faiblesse relative.

18En effet, l’absence d’initiatives militaires latines durant ces années laisse à penser que personne, dans le Latium, n’a les moyens de mettre un terme au conflit avec les Volsques dans des conditions plus honorables que celles acceptées – ou plutôt imposées à Rome. Et au-delà du Latium, aucune cité étrusque ne semble, non plus, s’intéresser à cette situation. Depuis le départ de Porsenna, personne ne cherche (ou ne peut) exploiter les difficultés éprouvées par les cités de la ligue et par Rome face aux Volsques et aux Herniques. La répartition numériquement égale entre ambassades reçues et envoyées par les Romains (une répartition fort rare) constitue un autre indice de l’absence de domination flagrante en Italie centrale ; d’autant plus que sept des dix initiatives romaines sont constituées par les trois tentatives de négociation avec Coriolan et la quadruple mission chargée d’acheter du blé en 492, tandis que les délégations reçues par Rome ont une origine et un contenu nettement plus diversifiés. La tradition a amplifié la place de Rome en la montrant sollicitée par de multiples délégations, son rôle n’en paraît pas moins très passif et on peut supposer que certaines de ces ambassades ont été adressées non à Rome, mais à la ligue, ou plutôt à d’autres cités de la ligue. Il est en effet peu probable que la ligue elle-même ait eu vocation à servir d’interlocuteur diplomatique. Notre documentation n’a conservé la trace que des seules démarches diplomatiques mettant en jeu les Romains, mais on peut légitimement supposer que d’autres cités latines ont reçu ou tenté des démarches équivalentes pour leur propre compte.

19Les négociations engagées en 488 avec Coriolan confirment la précarité de la position de Rome durant ces années : la cité assiégée tente de négocier à trois reprises avec Coriolan42. Ces démarches constituent le seul cas connu d’une négociation ayant donné lieu à trois tentatives successives, qui plus est dans un rapport de forces très défavorable aux Romains. Dans l’ensemble du Corpus des actes diplomatiques, on ne trouve que huit autres cas de négociations comportant de multiples tentatives, mais toutes relèvent d’une demande extérieure (elles se situent donc dans un rapport de forces a priori non défavorable à Rome) et toutes sont très postérieures43. La triple démarche exceptionnelle auprès de Coriolan est présentée comme une conséquence de la pression de la plèbe ; mais elle constitue surtout le premier exemple du refus des sénateurs romains d’assumer la responsabilité de l’initiative de négociations dans lesquelles le rapport des forces est défavorable. L’histoire diplomatique postérieure fournira quelques exemples de ce type de comportement de la part du Sénat – sur ce point, les négociations avec Coriolan ne constituent donc pas un cas unique.

20Alors que le conflit avec les Volsques donne lieu durant toutes ces années à de multiples contacts, la guerre avec les Herniques, rapidement déclarée en 487, se termine dès l’année suivante par la conclusion d’un traité reprenant, pour l’essentiel, le modèle du foedus Cassianum. Deux rencontres seulement avec les Herniques sont mentionnées, l’une pour déclarer la guerre, l’autre pour établir une paix qui permet à Denys de qualifier les Herniques d’isopolitai44. Les Herniques, eux-mêmes bousculés par la progression des Volsques en Italie centrale, ont alors opéré un choix apparemment définitif : celui du rapprochement avec Rome et avec les Latins. Le contraste entre les règlements des conflits dominants de ces années est d’autant plus frappant que le foedus de 486 fut strictement respecté par les Herniques, tandis que les Volsques remettaient sans cesse en cause trêves et accords. À partir de 485, et durant un siècle, les Herniques figurent effectivement parmi les plus fidèles alliés de Rome45.

Le fléchissement de l’activité diplomatique jusqu’au décemvirat

21La diminution quantitative de l’activité diplomatique des 32 années suivantes est d’autant plus frappante qu’elle prend place après la période de la plus dense (bien que peu innovante) activité diplomatique depuis la fondation de la Cité. Avec seulement 36 contacts recensés, la fréquence des échanges est à peine supérieure à un contact par an, et surtout le nombre des interlocuteurs chute de 19 à 8 seulement46.

Tableau XIII. – La faiblesse de l’activité diplomatique de 485 à 454.

22Les échanges sont en revanche répartis de façon assez régulière : bien qu’une année sur trois soit sans échange, une seule séquence de quatre années successives paraît n’avoir connu aucun contact, entre 473 et 469. La stagnation géographique de la diplomatie durant ces trois décennies est patente, puisqu’on ne compte que trois interlocuteurs nouveaux, aucun contact unique et un seul dernier contact47. Qui plus est, l’identité des trois nouveaux interlocuteurs ne traduit pas une évolution significative. En effet, Tusculum a nécessairement été en relation avec Rome dans le cadre de la ligue latine – mais c’est, selon les sources, le premier contact avec cette cité, individuellement. De la même façon, la démarche de 454 auprès des Grecs du Sud de l’Italie a été précédée de contacts avec Syracuse ou Cumes en 508 et 492, mais Denys ne précise pas quelles cités ont été contactées en 454 ; quant à Athènes, l’authenticité d’une démarche auprès de la cité grecque n’est pas assurée48.

Tableau XIV. – La stagnation du champ diplomatique de 485 à 454.

23Aucune autre période de l’histoire de la diplomatie romaine ne présente une stagnation géographique aussi manifeste, alors que les récits de nos deux sources principales, Denys et Tite-Live, sont conservés.

Les rivalités avec Véies et les Sabins

24Les deux premières décennies de la période, entre 484 et 468, sont nettement dominées par le conflit avec Véies puisque sept actes sur douze mettent en présence Romains et Véiens ; en outre, les conséquences du désastre de la Crémère contraignent le Sénat à rechercher une aide frumentaire auprès de trois de ses voisins : ce sont donc dix des douze démarches recensées avant la deditio d’Antium qui ont un rapport direct avec le conflit. Une telle prédominance, exceptionnelle à cette période de l’histoire républicaine, reflète la gravité de la pression exercée par Véies dont les troupes sont, à plusieurs reprises, aux portes de Rome. Selon le témoignage de Tite-Live, les Véiens seraient même parvenus en 477 jusqu’au temple de l’Espérance et à la porte Colline49. Certes la rivalité avec Véies est ancienne – Romulus et Ancus Marcius ont déjà affronté la cité étrusque50 –, mais les visées de Rome sur les salines du Tibre s’affirment plus nettement, et il n’est pas douteux que la détérioration des rapports entre Rome et Véies soit liée, au moins en partie, à la volonté de contrôler les lieux de production et du commerce du sel51.

25La situation est d’autant plus grave que, parallèlement à ce conflit dominant, Rome doit aussi affronter de multiples difficultés, externes et internes. À l’extérieur, l’agitation des Volsques et des Èques52 rend difficile la mobilisation de toutes les forces de la cité dans la lutte contre Véies, jusqu’à la trêve de 474. À l’intérieur, les troubles provoqués par la question frumentaire et par les réticences de la plèbe à la levée des troupes, obligent même la cité à demander une aide militaire aux Latins ainsi qu’aux Herniques en 480. Le résultat positif de cette démarche exceptionnelle témoigne ainsi du respect des traités conclus en 493 et 48653. La fermeture du patriciat, l’éviction de certaines familles étrusques autour des années 485-477 et la confiscation du pouvoir politique par la gens Fabia semblent étroitement liées, sans qu’il soit possible d’établir l’antériorité d’un de ces événements par rapport à l’autre. Les Étrusques ont-ils été évincés par la volonté des Fabii ou en raison de la rivalité grandissante entre certaines cités étrusques (principalement Véies) et Rome ? Le patriciat s’est-il fermé sous l’impulsion des Fabii ou à la suite de l’agitation provoquée par les revendications des plébéiens ? Il est difficile d’évaluer précisément le rôle de la gens, fortement embelli par le sacrifice de 306 de ses membres, mais il n’est pas douteux qu’ils aient amplement dominé cette période54.

26En effet, les Fabii prennent en charge l’entière responsabilité et l’organisation de la guerre contre Véies, ce dont témoigne explicitement Tite-Live attribuant ces propos au consul K. Fabius, en 479 devant le Sénat :

« Vous, occupez-vous des autres guerres et opposez les Fabii aux Véiens : nous nous portons garants que là l’honneur de Rome sera en sûreté. Quant à nous, nous avons l’intention de traiter cette guerre comme une affaire de famille et à nos frais. Que l’État n’y emploie ni troupes, ni argent55. »

27Tite-Live et Denys sont probablement très dépendants des archives privées des Fabii et du témoignage de Fabius Pictor. La mainmise de la gens sur cette opération militaire était vraisemblablement en contradiction avec le fonctionnement des institutions de la cité – même s’il est peu vraisemblable qu’elles aient été rigoureusement fixées quelque 30 ans après le changement de régime56. Cependant la pratique diplomatique des membres de la gens, telle qu’elle est présentée par nos sources, ne différencie pas clairement les échanges liés à ce conflit gentilice de ceux liés aux autres rivalités. Les Fabii ne sont nulle part désignés comme représentants de leur seule gens ; bien plus, le Sénat n’aurait pas été évincé des démarches engagées. Ainsi, en 482, Denys affirme que le Sénat est à l’origine de l’envoi des délégués chargés de demander réparation aux Véiens57. Juste avant le désastre de la Crémère en 478, le Sénat n’est également pas mis hors du jeu diplomatique : les délégués de Véies marchandent avec le consul l’autorisation d’aller au Sénat implorer la paix. Cependant, le Sénat, ayant refusé de prendre position, renvoie les légats au consul qui accorde une paix contestée et d’ailleurs non respectée58.

28La seule démarche dans laquelle les Fabii soient présents est la dernière mission précédant le désastre de 477 : les Véiens viennent demander la restitution de la forteresse à des Fabii dont Denys ne précise pas le titre – il indique seulement qu’une lettre fut envoyée au Sénat pour l’informer de la situation59. Le consul T. Menenius, désigné pour prêter main-forte contre les Véiens, n’eut pas le temps de mobiliser son armée avant l’anéantissement de la gens. À ce moment, les Fabii, commente J.-C. Richard, « apparaissent bien seuls face à leur destin60 » ; ils n’ont en tout état de cause pris aucune initiative diplomatique susceptible de les aider à mener ce combat. Étaient-ils si sûrs de leur puissance militaire pour ainsi négliger l’outil diplomatique ? Denys, dans son « souci de normalisation poussé à l’extrême61 », fait jouer aux sénateurs un rôle, en vérité, peu crédible : l’entreprise paraît bien être restée sous le contrôle direct des Fabii.

29Après la disparition physique de la gens Fabia, la lutte contre Véies tourne court, dans des conditions particulièrement floues. Après quelques succès des consuls de 476 et 475, une trêve est conclue en 474 : Denys explique que les Véiens n’avaient pu obtenir le soutien de leurs alliés étrusques et sabins, Tite-Live se contente d’exposer le résultat de la demande étrusque : « Manlius fut chargé des Véiens ; mais il ne fit pas campagne : une trêve de quarante ans leur fut accordée sur leur demande, moyennant un tribut en blé et en argent62. » Comment cette trêve a-t-elle pu être obtenue, qui plus est avec des conditions apparemment si favorables ? L’embarras de la tradition annalistique est ici manifeste et ne permet pas de reconstituer les conditions réelles de cet accord qui fut, cependant, respecté globalement ; ni Rome, ni Véies n’ayant sans doute les moyens de reprendre l’offensive avant 438. Cependant, au cours du récit particulièrement confus de la prise de Rome par le Sabin Herdonius en 460, Tite-Live associe à la menace des esclaves, des exilés (des Romains, sans doute, mais lesquels ?), des Sabins, mais aussi des Véiens, qui n’auraient donc pas respecté la trêve63.

30L’épisode de 460 présente quelque intérêt pour l’histoire diplomatique : lors de l’occupation de la Cité, une mission est envoyée à Tusculum (c’est le premier contact diplomatique avec la cité, évoqué précédemment) qui se serait contentée d’apporter une information. L’artifice ne trompe personne : il s’agit bien d’une demande d’aide – voire d’un appel au secours –, mais une telle démarche est si exceptionnelle dans l’histoire diplomatique romaine, que Tite-Live rechigne à la formuler explicitement. Selon l’annaliste, le dictateur de Tusculum, L. Mamilius, « se hâte de rassembler le Sénat (de Tusculum), introduit les messagers (nuntiis) et insiste pour qu’on n’attende pas que Rome envoie demander du secours64 ». Il n’est cependant pas douteux, comme l’avait souligné A. Piganiol, que Rome ait été « sauvée par L. Mamilius de Tusculum plutôt que par les consuls Valerius et Claudius65 ». Pour les annalistes, le récit des contacts diplomatiques permet de falsifier – assez maladroitement, d’ailleurs – la réalité des rapports de force entre Rome et les cités latines, en masquant les objectifs véritables des démarches.

Le conflit avec les Volsques et les Èques

31Durant toutes ces années, Rome ne paraît jamais être en mesure de prendre l’initiative avec ces peuples et ne semble progresser sur aucun front. Rome n’est certes pas seule en difficulté : les Latins, comme les Herniques, sont également menacés par les Èques et les Volsques. La diplomatie en garde trace puisque plusieurs demandes d’aide des Latins et des Herniques sont formulées en 480, 466, en 463 par exemple et en 481, par Rome66. Mais Rome ne peut même pas répondre positivement à ces appels et, dès 475, les Latins doivent se défendre seuls (avec toutefois l’aide des Herniques) contre les Volsques et les Èques. « Sans recevoir de Rome ni chef, ni renforts67 », précise Tite-Live, ils réussissent d’ailleurs, en repoussant une attaque, à récupérer leur territoire et un butin considérable, Rome s’en inquiète et envoie un consul dont les propos révèlent l’impuissance : « On ne trouvait pas bon d’habituer les alliés à se passer de ses généraux et de ses troupes et à faire campagne avec leurs propres forces et leur propre commandement68. » Le consul ne parvient même pas à provoquer une bataille avec les Volsques et, pendant les dix années suivantes, aucune ambassade n’est échangée entre Rome et les Latins qui ont probablement renoncé à solliciter l’aide des Romains et ont, pour l’essentiel, pris en charge l’ensemble des affrontements69.

32Après la conclusion de la trêve avec Véies en 474, Tite-Live reprend un thème déjà exploité : « À la paix extérieure succèdent immédiatement les troubles intérieurs70. » Depuis le début de la République, Tite-Live a utilisé, explicitement et à plusieurs reprises, l’argument de l’alternance entre les problèmes intérieurs et extérieurs, avec une progressivité du discours très significative. En 494, l’inaction cause les désordres populaires avec les revendications de la plèbe au sujet des dettes ; en 484, c’est le conflit patricio-plébéien « qui déclenchant une guerre au-dehors ; la guerre à son tour suspendit les discordes intérieures71 ». Mais à partir de 474 et jusqu’en 458, Tite-Live exploite systématiquement (à dix reprises) le thème de l’alternance entre conflits internes et externes. Son propos paraît donc avoir pour fonction essentielle d’expliquer – voire de justifier – la stagnation ou les reculs de Rome face à ses voisins ennemis. Ainsi en 471, les Volsques et les Èques attaquent Rome, profitant de ses difficultés internes et du refus de combattre de la plèbe – refus si radical qu’il fallut sévir en pratiquant la décimation72. Ni la défaite subie par une armée romaine contre les Volsques, ni la victoire remportée par l’autre armée consulaire contre les Èques ne furent suivies de traités ou même de trêves, confirmant que rien de décisif militairement n’avait été obtenu. Du reste, l’année suivante, les combats reprennent contre les Èques, puis contre les Sabins, des combats toujours aussi indécis : « Le consul se contenta de ce semblant de victoire et, laissant là l’ennemi, se retira sans avoir obtenu de décision73. »

33Les conflits des années 470-468 paraissent tout aussi confus et incertains jusqu’à un événement présenté par Denys et surtout par Tite-Live comme étant décisif, la deditio d’Antium en 468. J. Bayet affirme que cette « reddition semble une anticipation hardie des événements de 338 av. J.-C.74 ». Pourquoi en effet « une des villes les plus riches de l’époque75 » se serait-elle donnée à Rome, alors que le rapport des forces ne semble pas avoir nettement évolué en faveur de Rome après tant d’années de luttes indécises ? L’historicité de cette deditio paraît bien suspecte : Tite-Live y voit la conséquence du découragement des Volsques après une défaite et la perte de leur camp, mais leur abattement n’aurait duré que bien peu de temps puisque, dès 464, ils rejoignent les Èques dans leurs attaques contre Rome76. Qui plus est, dès 461, Antium est nommément désignée comme étant le centre de la révolte et de la concentration des forces volsques et èques, la rupture est consommée. L’information est rapportée par les Herniques, les alliés très fidèles : « Antium est le centre de l’entreprise : à Ecetra les habitants d’Antium tiennent publiquement des réunions ; là était la tête, là les forces de cette guerre77. »

34Le rôle des Herniques dans la transmission de ces informations pose, sous un autre angle, le problème de l’historicité de la deditio de 468. Denys affirme qu’elle fut suivie de l’installation d’une garnison et que, dès 467, une colonie y fut déduite – avec quelques difficultés, il est vrai78. Si ces assertions sont exactes, soldats ou colons romains auraient pu informer directement le pouvoir de la situation. Il faut en déduire que le contrôle de Rome a été, au moins, de courte durée, au plus, illusoire. Le calme relatif constaté entre 468 et 464/461 n’est peut-être que la traduction d’une trêve dont l’échange de 468 donne probablement une image travestie en deditio. Cette trêve ( ?) a en outre pu se prolonger au-delà de 461, en raison de l’agitation de la plèbe, s’opposant à la volonté des patres d’engager les hostilités contre Antium. Bien que la rivalité entre Rome et les Volsques ne se soit pas atténuée, aucun échange direct n’est mentionné entre 468 et 423 (presque un demi-siècle), à l’exception d’une aide frumentaire en 433 dans le pays pontin, qui ne fut pas nécessairement adressée à Antium79. Durant toutes ces années, l’initiative des relations revient aux Èques, alliés des Volsques, alors que ces derniers n’apparaissent plus dans les rapports avec Rome.

35Pourquoi les Volsques ne sont-ils pas contactés durant ces années alors qu’ils sont alliés des Èques et présents à leurs côtés dans presque tous leurs engagements, notamment après 463 ? Ainsi en 462, le consul T. Veturius combat seul les Volsques, tandis que son collègue L. Lucretius tente de s’attaquer aux Èques. La victoire est, selon Tite-Live, tout à fait décisive puisque « la race des Volsques faillit y être exterminée80 » ; or, malgré le triomphe pour un des deux consuls et l’ovatio pour l’autre, cette victoire n’est sanctionnée par aucun accord. D’ailleurs, les Volsques reprennent dès l’année suivante, en 461, leurs attaques et Tite-Live constate, laconiquement, au début de l’année 460, que « la guerre, maintenant presque normale, périodique et annuelle, était menaçante81. Les Èques seuls demandent la paix en 459 et concluent un traité avec Rome (ou plus sûrement avec les Latins)82– un accord de bien courte durée puisque dès 458 la reprise des hostilités ne laisse, cette fois-ci, place à aucune forme de négociation : les Romains se contentent d’envoyer demander réparation par l’intermédiaire des Fétiaux83

36Enfin, les dernières années séparant la pseudo-deditio d’Antium du décemvirat ne comportent aucune innovation diplomatique qui pourrait traduire une évolution sensible des rapports de forces en Italie centrale. Les Èques rencontrent des représentants romains à dix reprises et, en outre, sept des neuf démarches accomplies par les Latins ou les Herniques dénoncent les agissements des Èques : ainsi 17 des 21 actes diplomatiques des années 467-455 se rattachent au conflit singulièrement dominant contre les Èques. Aucun échange n’est par exemple mentionné avec les Étrusques, ni même avec les Volsques et le seul interlocuteur nouveau mentionné dans les sources, Tusculum, ne peut constituer, nous l’avons vu, une évolution entre deux cités si proches. Avec seulement quatre interlocuteurs différents, la diplomatie de ces années paraît particulièrement étroite – et même la plus étroite depuis le début de la République, se rapprochant des statistiques de l’époque royale84 Les relations entre Romains et Èques n’évoluent pas davantage que les rapports avec les Volsques : tout compromis s’avère inopérant, les armes devant seules décider du sort des rivaux.

37S’agit-il d’un échec durable de la diplomatie ? Dans cet affrontement singulier, elle paraît incapable de trouver une solution politique aux conflits permanents et aucun des belligérants ne semble manifester une réelle volonté de négocier. Le déséquilibre des forces ennemies ne devait pas être assez patent pour que l’une des deux parties puisse imposer à l’autre une solution politique. La pauvreté de l’activité diplomatique de cette période reflète avec vraisemblance le piétinement de la politique extérieure romaine. L’absence de progrès militaires décisifs sur les différents fronts, les difficultés internes de la Cité et les rivalités au sein de la ligue trouvent logiquement leur traduction dans l’indigence exceptionnelle des échanges diplomatiques de cette décennie.

Une mission en Grande Grèce et/ou à Athènes ?

38L’envoi en 454 d’une commission chargée d’étudier le droit grec en Grande Grèce et peut-être en Grèce continentale (plus précisément à Athènes), fait encore débat. Les influences helléniques dans les lois des Douze tables sont désormais bien établies85 mais l’historicité de la démarche en Grèce continentale est plus contestée et, pour nombre d’historiens, la mission a dû se limiter aux cités de la Grande Grèce. J. Heurgon affirme ainsi que « personne ne croit plus à l’ambassade que Rome aurait envoyée à Athènes pour consulter les lois de Solon86 ; pour M. Humbert, il ne s’agit que d’une légende, dont l’origine est liée à la permanence des « contacts maintenus entre Rome et le monde grec depuis au moins les années 50087 ». F. De Martino est pour sa part plus nuancé, estimant que cette ambassade « puo essere in se non vera88. Les témoignages divergent en effet sur l’identité des destinataires : Tite-Live soutient que la commission fut envoyée à Athènes ; Denys évoque quant à lui deux destinataires, Athènes et les cités grecques de l’Italie89Si une consultation du droit dans les cités grecques d’Italie est généralement admise, l’envoi d’une mission à Athènes, au milieu du v^e siècle, est en revanche le plus souvent rejeté. O. De Cazanove, dans un article très éclairant sur les conditions de l’introduction et du développement du culte de Cérès à Rome au v^e siècle90 évoque la mission de 454 : à la lumière des liens religieux attestés entre les espaces grec et romain, il estime que « il serait excessif de rejeter en bloc cette tradition comme un faux… l’idée centrale du récit annalistique peut être préservée91 ». Il ajoute cependant que la mission a pu se limiter à la Grande-Grèce, notamment à Naples, en raison de ses liens archaïques avec Rome92

39Le rappel des contacts précédents de Rome avec des interlocuteurs d’origine hellénique peut nous éclairer – même si certains sont également contestés. Avant 454, deux délégations ont peut-être été envoyées à Delphes – l’une par Tarquin le Superbe à la fin de son règne, l’autre dans les premières années de la République93 Plus nettement confirmés, des contacts ont été établis avec les colons grecs de Phocée au moment de la fondation de Marseille, et quelques relations avec les Grecs d’Occident sont datées de 508 avec Cumes et de 492 avec Cumes à nouveau et avec Syracuse afin de solliciter une aide frumentaire94 Les relations avec les Grecs d’Occident ou avec la Grèce continentale sont majoritairement d’ordre économique (ce dont l’archéologie témoigne abondamment), sans pour autant avoir débouché sur des traités commerciaux, à l’instar de l’accord établi avec Carthage. Pour autant, les contacts ne semblent pas limités à des rapports économiques ; ils sont également d’ordre religieux et ont peut-être été juridiquement confirmés (avec Marseille, notamment). Soulignons en outre que les missions évoquées ont toutes été accomplies par des legati mandatés officiellement par le pouvoir sénatorial et choisis parmi les cercles dirigeants du Sénat. C’est dire que les relations avec les Grecs ne concernent pas les seuls marchands – qui eux-mêmes pouvaient transmettre des informations. Lors des consultations religieuses, par exemple, il est plausible que des délégués aient pu rencontrer, dans l’enceinte du sanctuaire ou au cours de leur voyage, non seulement des membres du clergé de Delphes, mais aussi d’autres consultants d’origine hellénique. Que les contacts aient été directs ou accomplis par des intermédiaires, ils ont nécessairement contribué à favoriser la circulation de multiples informations – y compris des informations relatives aux innovations du droit grec. L’ambassade de 454 a certes un objectif très exceptionnel – et même unique95–, mais les relations antérieures avec la zone grecque et les imbrications multiples entre les différents aspects d’une même mission ne nous autorisent pas à exclure l’historicité de la consultation, tant en Grande Grèce qu’en Grèce continentale.

Du décemvirat au siège de Véies (454 – 396)

40Les décennies de la deuxième moitié du v^e siècle présentent une activité diplomatique très inférieure quantitativement à celles des premières années de la République, puisqu’on ne compte que 40 échanges en 58 ans et nos sources ne livrent aucune trace d’échange pour 34 de ces 58 années96 En outre, on dénombre seulement 16 interlocuteurs différents et les initiatives romaines restent minoritaires, avec seulement 16 missions envoyées contre 24 reçues. Ces données quantitatives brutes font de ces années les moins actives diplomatiquement, non seulement depuis le début de la République, mais aussi pour l’ensemble de la période républicaine.

Tableau XV. – Les interlocuteurs de Rome dans la seconde moitié du v^e siècle.

41Note*

42La géographie diplomatique de Rome paraît n’avoir pratiquement pas évolué durant ces 58 années : on ne compte que trois interlocuteurs uniques et trois nouveaux, dont bien peu représentent une véritable avancée. Les trois contacts uniques ne concernent que des cités ou des voisins de l’Italie centrale97 et deux des trois nouveaux ne constituent nullement une progression : Labicum est membre de la ligue latine et l’appellation générique de « Sicile » utilisée seulement à deux reprises, en 433 et 411, ne constitue pas non plus le premier contact avec l’île. Seule la première démarche auprès des Samnites de Capoue et de Cumes constitue une nouveauté – bien que Cumes ait été déjà contactée dans le cadre de demandes d’aides frumentaires98

Tableau XVI. – L’évolution géographique de la diplomatie de 453 à 396.

43Note*

44Le moindre usage de la diplomatie doit-il être imputé aux lacunes de nos sources ou traduit-il la réalité de la politique romaine durant ces six décennies ? Le texte de Tite-Live est complet pour ces années, même s’il est entaché de nombreuses incertitudes : erreurs chronologiques, doublets et ajouts plus ou moins artificiels traduisent les difficultés rencontrées par l’annaliste pour faire coïncider les listes éponymes avec les données factuelles incomplètes dont il disposait99En revanche, la perte partielle de l’œuvre de Denys après 443 (à partir du livre xii, son œuvre ne nous est parvenue que sous forme de fragments) a nécessairement eu un impact fort sur notre connaissance des échanges de la seconde moitié du v^e siècle. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer les apports respectifs de nos deux sources principales depuis 509.

Tableau XVII. – Les témoignages comparés de Denys et Tite-Live.

45Les témoignages de Denys ont été si majoritaires jusqu’en 443, grâce à la conservation de ses onze premiers livres que, logiquement, la perte des livres suivants a dû amputer notre inventaire d’un certain nombre d’échanges. Bien que le nombre des témoignages de Tite-Live ait sensiblement augmenté dans la seconde partie du siècle, a-t-il pu exister de fortes distorsions entre la réalité historique et les récits qui nous en sont parvenus ? Si un événement important, politiquement ou militairement, s’était produit, il paraît peu vraisemblable qu’il n’ait laissé aucune trace dans les sources conservées : l’examen comparé de la situation de Rome avant et après ces années moins bien connues en atteste. Apparemment le rapport des forces en Italie centrale ne semble pas avoir été fortement modifié dans les années précédant le siège de Véies. Des remaniements ont pu être effectué, par Tite-Live notamment, afin d’ajuster les récits lacunaires au comput officiel, mais ils ont été probablement limités. Quoi qu’il en soit, la position de Rome ne semble pas évoluer de façon marquante : l’impression dominante, qui transparaît à travers la pauvreté de l’activité diplomatique, est celle d’une stagnation quasi totale de Rome au cours de ce demi-siècle.

Les échanges du décemvirat à la reprise du conflit avec Véies

46Entre 453 et 428, jusqu’au rebondissement du conflit avec Véies, on ne dénombre que 20 échanges ; l’activité diplomatique reste donc toujours aussi faible. Les conflits entre Rome et ses voisins semblent suspendus, étroitement dépendants de l’évolution de la situation intérieure. Curieusement en effet, durant la période du décemvirat, l’agressivité des « ennemis éternels » de Rome se serait estompée. Évoquant, par exemple, les années 453-452, Tite-Live note que « aucune guerre étrangère ne troubla la paix cette année-là ; plus paisiblement encore s’écoula la suivante100. Les Sabins et les Èques ne reprennent qu’en 449 leurs incursions sur le territoire de Rome et de Tusculum. La menace qu’ils exercent est alors amplement exploitée par les décemvirs et le Sénat dans le débat qui les opposent sur la question du retour au pouvoir des consuls. Les sénateurs estiment que le rétablissement des consuls serait facilité par leur modération envers la plèbe, mais également par la diversion que pourraient fournir des guerres qui permettraient « de faire oublier ses tribuns à la plèbe101. Une des fonctions de la guerre est ici clairement énoncée : la guerre a la capacité de dévier les revendications internes. L’alternance entre problèmes intérieurs et extérieurs est perçue non comme une évolution fatale ou incontrôlable, mais elle constitue un argument permettant l’exploitation de l’agressivité latente de certains voisins au moment opportun, soit pour accélérer le processus d’un changement politique (ici le retour des consuls), soit pour rendre prioritaire la cohésion du corps civique et occulter toute velléité de revendications. Il est en ce sens très significatif qu’en 448, à la fin de la sécession de la plèbe, l’information apportée par les Latins et les Herniques concernant la menace des Èques et des Volsques ne soit ni vérifiée, ni discutée102 Contrairement à l’embarras manifesté par le Sénat en 461, la décision est immédiatement prise de mobiliser les Romains et de répartir les armées entre les deux consuls.

47Les campagnes se suivent, entre 448 et 443, sans résultats notables en dépit des rapports triomphalistes de Tite-Live sur les événements des années 448, 445 et 443103 Pendant les deux années suivantes, aucun combat, aucun échange diplomatique ne sont mentionnés. Puis à nouveau en 440, la situation intérieure de Rome redevenue catastrophique, étrangement, les menaces extérieures s’estompent : « L’année… se distingue par toutes espèces de désastres et de dangers : des troubles, la famine, la royauté dont les largesses séduisantes faillirent faire accepter le joug. Il n’y manqua que la guerre étrangère104 » De la même façon, en 436-435, alors qu’une grave épidémie sévit dans Rome, une coalition des Étrusques ne parvient pas à se constituer, Véies n’ayant pas réussi à convaincre les autres cités étrusques d’engager les hostilités contre Rome105 Cet échec évite, fort opportunément à la ville en grande difficulté, d’avoir à affronter un ennemi de taille. Un consensus se serait même établi dans Rome sur la nécessité de temporiser : « L’idée d’entrer en campagne ne vint ni aux Pères ni à la plèbe106 » En revanche quand, en 433, les plébéiens « profitent de la paix extérieure » pour relancer l’agitation, le Sénat décide d’accélérer la procédure des élections consulaires : « Le prétexte (causa) fut une soudaine menace de guerre venue des Èques et des Volsques107 » La situation intérieure paraît déterminer l’opportunité d’une exploitation des informations fournies par les alliés. Si la guerre peut permettre de dévier les revendications plébéiennes, la diplomatie devient alors l’auxiliaire des décisions politiques du Sénat – y compris dans le cadre des décisions de politique intérieure108

48L’activité diplomatique de ces années semble encore une fois refléter avec une certaine vraisemblance les atermoiements de la politique extérieure de la période et l’absence de continuité et surtout d’efficacité des interventions romaines, en raison, probablement, de la gravité des problèmes internes de la cité. Si le nombre des interlocuteurs reste relativement élevé (neuf régions représentées et 15 cités différentes mentionnées entre 453 et 426), aucune orientation politique ou militaire précise ne domine ces échanges – pour preuve, 12 des 15 cités nommées ne figurent que par un seul contact au cours de ces décennies. L’inefficacité de la politique extérieure est corroborée par l’absence quasi totale d’accord ou de traité de paix ou d’alliance – seule une trêve pour huit ans est conclue en 430, avec les Èques109 La diplomatie n’a pas la capacité à traduire l’absence d’avancées militaires décisives : aucun des multiples engagements contre les Volsques, les Èques ou les Sabins ne pouvait être sanctionné par une avancée politique. L’usage quasi-systématique par Tite-Live du vocable bellum ne permet pas d’ailleurs pas d’évaluer la réalité et l’intensité des combats. Nombre de ces affrontements ont dû se limiter à des escarmouches dont l’issue, quelle qu’elle soit, n’imposait certainement pas de mettre en œuvre un règlement d’ordre diplomatique.

L’éclatement des contacts jusqu’au siège de Véies (426-396)

49L’activité diplomatique des trois dernières décennies du v^e siècle renforce le sentiment d’une nette dispersion des relations extérieures et de l’absence d’une politique extérieure forte. Jusqu’au début du siège de Véies, aucun des dix cités ou peuples différents rencontrés n’a eu, comme précédemment, plus d’un contact avec les représentants romains. Les échanges, fortement éclatés, restent géographiquement limités au Latium110 Le siège de Véies ne modifie d’ailleurs pas la géographie des contacts : il se traduit simplement par la concentration de toute l’activité diplomatique sur l’opération majeure en cours. Avec Véies, on compte quatre échanges directs111et les Latins et Herniques proposent leur aide militaire peu avant la fin du siège112 seule la démarche auprès de Delphes (également liée au conflit avec Véies) représente une innovation, si l’on réfute les précédentes : elle est en effet la première à n’être plus contestée par les historiens modernes devant la multiplicité des témoignages113 oulignons d’ailleurs qu’aucun des cinq auteurs évoquant la démarche auprès de l’Apollon pythien ne suggère qu’elle constituerait la première consultation de l’oracle – ce qui peut indirectement renforcer l’hypothèse de précédents antérieurs.

50Pendant 20 ans, entre 426 et 406, les avancées diplomatiques sont rares et peu significatives : on ne compte qu’un acte unique, la disparition d’une appellation et seulement deux nouveaux interlocuteurs114 L’acte unique, qui pourrait signifier, a priori, une évolution plus décisive, concerne la cité volsque d’Artena à propos de laquelle Tite-Live évoque une procédure de deditio, mais la ville et la citadelle ayant été rasées, la prise de contrôle de la cité a été plus brutale que lors d’une deditio ordinaire115 La dernière mention de la « Sicile », sans autre précision, concerne la dernière ambassade-ravitaillement de ce siècle en 411. Cette disparition ne traduit assurément pas la fin des relations avec la Sicile, mais seulement un changement dans la désignation des interlocuteurs : en effet, durant le iv^e siècle, nous n’avons trace d’aucun échange entre Rome et la Sicile, de sorte que, quand l’île réapparaît dans la sphère diplomatique de Rome au début du iii^e siècle, les cités siciliennes sont alors désignées individuellement116 Enfin, l’ambassade de 411 comportait deux autres destinataires, les Étrusques et les Samnites – la première relation d’ordre diplomatique connue avec ce peuple, déjà évoquée117–, un premier contact d’ailleurs très négatif puisque, tant à Capoue qu’à Cumes, les Samnites s’opposèrent à tout achat de blé par les légats sénatoriaux.

51Les trêves concédées en 425 (avec Véies 20 ans, avec les Èques trois ans) semblent avoir été respectées, contrairement à celle de 430 avec les Èques118 pour autant Romains et Latins n’ont pas pu utiliser ce répit pour entamer une politique extérieure offensive ; aucune initiative n’a été prise entre 426 et 406, et, quand en 423, Rome subit une grave défaite contre les Volsques, elle semble presque paralysée pendant plusieurs années119. Même la menace de Labicum en 419 n’a pas pu être exploitée ; l’enquête demandée se contenta de conclure qu’ils « ne préparaient pas la guerre, mais que la paix ne durerait plus très longtemps120. Lorsque la ville est prise l’année suivante, une colonie fédérale (ou plus probablement mixte) y fut installée, mais plus qu’une véritable avancée romaine, il s’agit d’un partage de territoire entre les Latins, les Herniques et Rome121 Néanmoins, ce partage constituerait le seul acquis de la période, puisque au cours des dix années séparant la prise de Labicum de celle d’Anxur en 406, ne sont signalées que les ambassades-ravitaillement de 411 et le prolongement (très provisoire) de la trêve avec Véies. Les quelques escarmouches avec les Volsques ou les Èques ne donnèrent lieu à aucun prolongement diplomatique.

52Le rapport des forces en Italie centrale paraît effectivement fort peu propice à une politique extérieure offensive : l’expansion des Samnites et des autres peuplades italiques dans le dernier quart du siècle a « bouleversé toutes les données au sein du monde latin, et même de l’Italie en général122 ». La tradition annalistique ne sait pas rendre compte de ces modifications ; elle se contente de minimiser les défaites militaires – presque admises, comme celle de 423 –, ou de valoriser des demi-succès, pourtant sans cesse remis en cause. L’activité diplomatique reflète ainsi avec vraisemblance les limites des interventions romaines ou latines. Les problèmes intérieurs ont pu servir d’alibi aux atermoiements de la politique, mais à la fin du siècle, les menaces extérieures ne semblent même plus pouvoir être utilisées pour canaliser les revendications intérieures, à une exception près, en 409. L’arrivée de pillards volsques et èques sur le territoire romain est immédiatement suivie de la décision d’une intervention. Tite-Live parle d’ailleurs d’une « coïncidence admirable (mira opportunitate)123 qui permit de débloquer la crise ouverte entre le Sénat et les tribuns. L’urgence de la menace a entraîné la mobilisation immédiate des légions de Rome sans qu’on ait pris la peine, comme en 419, de vérifier la gravité de la situation. Dans le sens inverse, certains conflits, présentés quelques années plus tôt comme inévitables, sont repoussés pour des raisons parfois surprenantes, comme celle invoquée, en 407, lorsque la trêve avec Véies est renouvelée : « Le Sénat, en raison des troubles intérieurs dont Véies avait à souffrir, consentit à ne pas présenter de revendications ; tant il était loin de chercher à exploiter le malheur d’autrui124. »

53Avec le début du siège de Véies, Rome reprend l’initiative sinon diplomatiquement, du moins militairement. La prise d’Anxur en 406 aurait constitué une étape importante permettant de stabiliser le front volsque quelque temps125. Elle permit surtout de contribuer à rétablir la concorde dans Rome grâce au butin pris dans la cité. « Une longue prospérité avait enrichie (Anxur qui) fut mise au pillage par les trois armées ; ainsi débuta par un trait de bienveillance des généraux la réconciliation de la plèbe avec les Pères126. » Une réconciliation d’autant plus nécessaire que l’enjeu du siège allait imposer un effort sans précédent. Quelques innovations sont même introduites dès le début du siège : les premières campagnes d’hiver sont instituées et une forme primitive de la solde a probablement été introduite dès 406. La datation en a été fortement contestée car elle supposait un usage, en effet peu vraisemblable, de la monnaie127. Mais H. Zehnacker a récemment montré de façon convaincante, qu’en cette fin de siècle, le « bronze des combattants » ne pouvait faire référence qu’à un bronze prémonétaire. Cette dotation n’était donc pas une solde – au sens classique du terme – ; elle ne le devint qu’à partir du moment où le bronze est lui-même devenu un « instrument de transactions commerciales… une évolution qui s’achève au iii^e siècle128 ».

54Les récits du siège de Véies ont été, on le sait, amplement romancés par la tradition, conférant à cet épisode l’aspect d’une reconstruction littéraire dont les artifices ont été démontrés par de nombreux travaux129. Les multiples aspects de la campagne ne relèvent pas de notre sujet ; il nous intéresse de souligner que, sur le plan diplomatique, le faible nombre des échanges ne permet pas d’attribuer à la diplomatie un rôle substantiel au cours du siège. On ne compte que trois ambassades en relation directe avec les opérations militaires – une quatrième, la deditio d’Artena, étant en marge de ces événements130. Cependant cet épisode présente quelque intérêt en raison du contraste particulièrement frappant entre cette deditio et le refus de la soumission proposée par des légats de Véies, peu de temps avant la prise de la cité. Selon Denys, notre seule source pour cette démarche, les ambassadeurs véiens (des citoyens âgés) auraient été reçus par le Sénat qui décida, par un vote, de refuser la proposition de deditio131. Tant le destinataire de la démarche (le Sénat) que le vote sénatorial constituent des exceptions surprenantes. Habituellement, la proposition de deditio des cités assiégées est reçue par le consul en charge de la campagne militaire – c’est précisément un des avantages de la deditio – de sorte que le sujet n’a, a priori, pas à être débattu par les Sénateurs. Un des envoyés étrusques, réputé pour ses compétences en matière de divination, promet alors une vengeance divine contre les Romains qui ont méprisé l’offre de Véies. La violence de cette réaction laisse à penser que, dans la tradition étrusque dont la deditio paraît être issue132, il n’était pas habituel – voire impossible – de refuser la proposition d’une cité venant faire sa soumission.

55Ce refus jugé offensant constituerait donc une pratique anormale de la procédure de deditio par les Romains. Mais l’indigence des usages antérieurs depuis le début de la République peut également renforcer l’hypothèse que, un siècle après la chute de Tarquin, les Romains ne connaissaient plus avec précision le modèle étrusque. Quoi qu’il en soit, cet épisode reste presque unique : les cas de refus d’une deditio sont en effet fort peu nombreux durant les siècles postérieurs de la conquête et, lorsqu’au iv^e s., les Romains semblent redécouvrir les avantages de cette procédure, ils ne limiteront plus les conditions de son application.