1L’analyse de l’usage de la diplomatie par les sept rois de Rome doit, dans une première étape, s’appuyer sur la succession chronologique des règnes, afin de dégager les spécificités des pratiques de chacun des rois. Seront ici évoquées, outre les questions de datations de quelques échanges, l’intensité de l’usage de la diplomatie, l’extension géographique des relations et les innovations de chacun des règnes.

Le rôle des rois fondateurs : Romulus, Numa

Romulus, fondateur de la diplomatie romaine ?

2En tant que fondateur premier de la ville, Romulus devait apparaître également comme le fondateur des institutions les plus anciennes de la cité1, celles qui devront régir son fonctionnement interne, mais aussi celles qui organiseront les relations avec les voisins proches ou plus lointains. Bien que nombre d’incertitudes subsistent sur le rôle historique de Romulus, pour les Romains (comme pour les Latins sans doute), il a été admis très tôt que la fondation de la cité devait lui être attribuée2. Son premier acte, après avoir déterminé l’emplacement de la cité et accompli les actes religieux liés à la fondation, aurait été de créer le Sénat, afin de ménager à Rome « une direction sage avec 100 citoyens capables de devenir sénateurs3 ». Tite-Live en déduit que désormais Rome était devenue « assez forte pour combattre n’importe quel État voisin à armes égales4 ». Cette affirmation est assurément une anticipation du fonctionnement des institutions républicaines : si l’existence d’un Sénat ou d’un conseil (quel qu’en soit l’appellation) est fort plausible5, son rôle est fort mal attesté à l’époque royale. Mais le récit de Tite-Live présente l’intérêt de souligner la relation affirmée (peut-être artificiellement) entre la fondation des premières structures politiques de la cité – le Sénat – et la capacité de la cité à envisager le recours à la force. Si l’on suit Cicéron, le choix des sénateurs avait été effectué, avant la mort de Titus Tatius, en accord avec lui6. Le fondateur de Rome n’est plus seul à être impliqué dans un éventuel conflit : les Sabins, à travers l’accord entre les deux rois, mais également l’ensemble du corps civique, sont dorénavant associés ; les Sénateurs en étant l’émanation institutionnalisée : « C’est donc soutenu et renforcé par cette assemblée, qui était presque un Sénat, qu’il fit maintes guerres à ses voisins, avec les plus heureux succès7. »

3Pour autant, dès le premier des règnes, le rôle du roi s’affiche de façon prééminente dans la prise d’initiatives et la conduite des opérations, tant militaires que diplomatiques8. Romulus est à la fois fondateur politique et roi belliqueux par nature ; ces deux aspects se retrouvent dans son assimilation à Quirinus, renforçant l’idée que Quirinus n’est pas un dieu de la paix, mais plus sûrement le dieu créateur et protecteur de la communauté romaine et de ses institutions9. Romulus, fondateur des pratiques guerrières, affirme hautement que le recours à la force est nécessaire voire inévitable. Pourtant, sa première initiative en matière de relations extérieures aurait été d’ordre diplomatique, en proclamant sa volonté de négocier afin d’obtenir alliance et soutien de la part de ses voisins. Soucieux de la pérennisation d’une ville dans laquelle les femmes n’auraient pas été assez nombreuses, Romulus proposait aux voisins de sa cité, « sur le conseil des Pères… de contracter une alliance et des mariages avec le nouveau peuple10 ». L’urgence de la situation démographique serait donc à l’origine du premier acte diplomatique de l’histoire de la Cité, à l’initiative duquel Tite-Live associe, en toute invraisemblance, les Sénateurs qui auraient donné leur avis11. Cette initiative paraît cependant en contradiction avec un autre élément du récit de Tite-Live, décrivant les conditions dans lesquelles les jumeaux fondateurs élaborent leur projet ; il assure qu’il y avait alors « surabondance de population à Albe et dans le Latium12 ». Or, selon Plutarque (qui, précise-t-il, suit Fabius Pictor), l’enlèvement des Sabines se serait produit quatre mois seulement après la fondation de la Cité. Sauf à admettre que la surpopulation était essentiellement masculine, on voit mal comment cette contradiction peut être levée13. Quoi qu’il en soit, Rome est devenu rapidement la cité la plus étendue et, probablement, une des plus peuplées de l’Italie centrale14.

4Après ce premier épisode, les activités guerrières et diplomatiques de Romulus paraissent en permanence étroitement imbriquées. Les récits de ses engagements militaires le présentent vainqueur de tous ses ennemis15, des récits qui contribuent à renforcer l’image d’un fondateur, cherchant à ancrer la cité nouvelle au cœur du Latium, en établissant des rapports de force, mais également des relations de caractère diplomatique avec tous ses voisins : les Sabins, les Latins et les Étrusques. Quelles furent les formes de ces relations ? Il serait assurément vain de tenter de restituer les faits précis et l’usage que font les annalistes d’un vocabulaire de type diplomatique ne peut pas attester des formes réelles de ces premiers contacts. Les récits du règne de Romulus procèdent d’une reconstruction tendant à synthétiser dans la figure du fondateur les trois fonctions de l’idéologie indo-européenne16.

5Une particularité des récits doit être soulignée : les relations d’ordre diplomatique établies par Romulus ne sont presque jamais directement en rapport avec les conflits déclenchés. Les engagements militaires (guerres et conquêtes) aux dépens de Caenina, Antemnes, Crustumerium, Medullia, Cameria ou Fidènes17 s’opèrent sans aucun contact diplomatique ni avant, ni pendant, ni même après les conflits. La seule exception concerne le conflit avec Véies qui constitue également le dernier engagement militaire du règne de Romulus : il est précédé et suivi des deux dernières démarches diplomatiques du fondateur18. Les objectifs de tous les autres contacts n’ont qu’un rapport indirect avec les opérations militaires. À ce moment de l’histoire de Rome, la primauté des rapports de forces et l’absence de toute forme de négociation ou de tentative de conciliation ne peuvent surprendre, mais la tradition s’attache à présenter les conflits auxquels Romulus est confronté comme une suite d’enchaînements inéluctables. Chacun des conflits n’est que la conséquence du ou des précédents affrontements, de sorte que, dans cet engrenage, la diplomatie ne semble pouvoir jouer aucun rôle. En outre, l’échec de la première initiative de Romulus auprès de ses voisins (pourtant présentée dans un contexte peu agressif) pourrait expliquer le renoncement du roi à recourir à l’usage de la diplomatie dans les conflits postérieurs.

6Lors de ses contacts diplomatiques, Romulus a d’ailleurs rarement l’initiative des démarches puisqu’il reçoit cinq délégations extérieures, mais n’envoie que deux missions (trois tout au plus19), des missions correspondant à de simples réponses aux initiatives des Sabins et de Lavinium. Enfin, à l’exception du premier contact avec les voisins latins – des voisins non énumérés, mais forcément multiples -, toutes les relations diplomatiques du règne de Romulus sont constituées d’actes simples (c’est-à-dire ni multiples, ni doublés). Cette particularité traduit une pratique diplomatique primaire, sans doute en conformité avec le contexte des relations extérieures commençantes de la cité.

7Géographiquement, les relations établies par Romulus concernent exclusivement les peuples voisins de Rome : les Sabins puis les Latins, dont Lavinium (la seule cité avec laquelle un traité durable aurait été conclu20) et enfin les Véiens après la prise de Fidènes. La prise de cette dernière cité est cependant suspecte puisque, selon Denys, tous les rois de Rome (à l’exception de Servius Tullius) auraient à leur tour pris ou repris la ville21. Ces soumissions multiples ne peuvent s’expliquer qu’à condition d’admettre que les Fidénates limitaient leur engagement au roi romain, personnellement, et non à Rome. La pratique en est effectivement courante à l’époque de la royauté latine, elle est également attestée durant la période étrusque22. L’argument sera d’ailleurs utilisé par les Fidénates, lorsque Tullus Hostilius leur fait demander les raisons de leur soulèvement23.

8Les récits des échanges diplomatiques du premier roi de Rome présentent un autre point commun : aucun ne contribue à l’identification précise de l’origine des guerres romuléennes. Dès les débuts de l’histoire de la Cité, la tradition semble s’être attachée à montrer les cités et les peuples voisins comme seuls agresseurs de Rome ; la cité se serait donc trouvée dans l’obligation de se défendre, puisque victime d’agressions extérieures. Ainsi les habitants de Caenina, d’Antemnes et de Crustumérie pratiquent des incursions sur les terres des paysans romains24, les Sabins agressent les Romains parce qu’ils refusent l’enlèvement de leurs femmes. Ce sont également les Fidénates qui attaquent Rome, inquiets de la croissance de la cité, selon Plutarque25 ; de même, Cameria agresse la Cité vers 737 et les Véiens pillent le territoire romain26. Les conflits de frontières et les accaparements de territoires sont assurément fréquents et attestés et ils étaient probablement encore plus nombreux au cours des décennies suivant la fondation de la cité qu’au cours des siècles postérieurs. En revanche, la version proposée par l’annalistique, selon laquelle les Romains n’auraient pratiquement jamais été à l’origine de ces sortes d’agressions ou de pillages, est bien peu crédible ; Tite-Live qui admet pourtant cette réciprocité sous le règne de Tullus, la rejette sous celui de Romulus27.

9Puisque Romulus est toujours agressé, aucun conflit n’a besoin d’être précédé d’une déclaration de guerre. Romulus a mené sept combats contre les cités de Caenina, Antemnes, Crustumérie, Fidènes, Véies, Cameria et le peuple des Sabins ; aucune de ces guerres n’aurait été déclarée. Mais ces conflits sont tous antérieurs, il est vrai, à l’instauration du rite fétial et du lien devenu impératif entre fides, fetialis et foedus28. Cependant la tradition paraît prendre le soin de présenter Romulus respectueux d’un bellum iustum qui n’était certainement pas encore formalisé et dont le concept même n’est nullement attesté. Bien que le fondateur sorte toujours vainqueur des affrontements qu’il n’aurait pas provoqués, il ne pouvait paraître avoir pris le risque d’engager les premiers affrontements dans des conditions très éloignées de ce qui allait devenir un des aspects dominants de la conquête romaine : les guerres étaient inévitables parce qu’elles étaient imposées par les ennemis de Rome ; il fallait donc que, dès la fondation, le roi n’ait eu à engager des combats qu’en raison de la contrainte exercée par l’agressivité de ses voisins.

Numa, créateur d’une diplomatie protégée des dieux

10Le contexte de l’accession au pouvoir de Numa et le contenu de la démarche effectuée auprès des Sabins de Cures destinée à proposer à Numa la succession de Romulus, présentent quelques difficultés. Plutarque affirme que la cité sabine a été unie à Rome, donnant naissance au nom des Quirites29. Cette étymologie a été rejetée par G. Dumézil qui la juge « certainement fausse30 » comme par J. Poucet qui y voit un artifice tardif de la tradition31. L’étymologie est manifestement suspecte, mais une forme de rapprochement entre Cures et Rome peut être confirmée indirectement par le fait que la démarche (dont Plutarque témoigne) soit le seul exemple de contact unique sous les rois latins. La seule cité, Albe, qui disparaît définitivement du champ diplomatique romain sous le règne suivant de Tullus Hostilius est précisément une autre cité sabine, dont les liens avec Rome sont particulièrement étroits32. Les relations avec Cures paraissent avoir été assez singulières pour émettre l’hypothèse que des événements significatifs, dont le détail nous est inconnu (une association plutôt qu’une annexion ?), aient pu prendre place, expliquant que la tradition se soit emparée de cet épisode pour en amplifier les incidences33.

11L’activité diplomatique du deuxième roi de Rome semble calquée entièrement sur son image dominante, celle d’un monarque pacifique et pieux. Il paraît être même, selon la formule de D. Briquel, « l’exacte antithèse de Romulus34 ». Le seul acte diplomatique dont il soit crédité est une initiative qu’il aurait personnellement prise : « Numa ferma (le temple de Janus) après s’être lié à tous ses voisins par des pactes d’alliances35. » Dans la même perspective, Tite-Live attribue au roi la volonté, affirmée dès sa prise de pouvoir, « d’adoucir ce peuple farouche en le déshabituant du métier des armes36 ». Cicéron confirme l’initiative de Numa et en précise les raisons : lorsqu’il « se fut aperçu que les habitudes données par Romulus aux Romains avaient excité en eux le goût de la guerre, il jugea qu’il fallait leur faire abandonner quelque peu ces coutumes37 ». Cette résolution aurait effectivement inspiré tout son règne, puisque, après la conclusion des alliances avec ses voisins, aucune guerre, aucun échange diplomatique ne lui est plus attribué. Numa est en outre le seul roi dont la tradition ne fournit aucune trace de réception d’ambassade extérieure. Les accords conclus auraient-ils stabilisé de façon durable les rapports de force dans le Latium ? L’absence de relations diplomatiques n’implique pas, il est vrai, la disparition de conflits plus ou moins latents, mais cette inactivité peut aussi signifier – outre la priorité affichée pour la mise en place des structures religieuses –, une certaine stagnation de la cité contrastant avec les nombreuses initiatives, tant militaires que diplomatiques, des deux règnes encadrant celui de Numa : ceux de Romulus et Tullus Hostilius38.

12Une assertion de Tite-Live tend à justifier, en quelque sorte, l’inactivité guerrière de Numa : avant de faire le récit des conditions de la disparition de Romulus, l’annaliste affirme que le roi fondateur avait rendu la cité romaine « assez puissante pour connaître après lui quarante années d’une paix assurée39 ». L’alternance entre un règne belliqueux et un règne pacifique n’est cependant possible que grâce aux victoires romuléennes et au renforcement de la puissance romaine ; la paix ne se conçoit que dans un rapport de force devenu favorable à Rome. Cicéron confirme que les terres conquises par Romulus au cours de ses campagnes « devaient permettre aux citoyens qu’ils pouvaient, sans ravager et sans piller, jouir largement de toutes les commodités de la vie en cultivant leurs champs40 ». Ces acquis ne sont pas pour autant définitifs et, au-delà de son règne, Numa prévoyait le retour des temps de guerres. Il justifie la création du flamine de Jupiter par la nécessité d’assurer la présence dans la cité d’un sacerdoce en l’absence du roi : « Prévoyant qu’une nation belliqueuse aurait comme rois plus de Romulus que de Numa et qu’ils feraient la guerre en personne, il ne voulut pas que les fonctions sacerdotales du roi fussent négligées41. » La tradition attribue ainsi à Numa une saisissante intuition : la période de paix de son règne est éphémère et la guerre reviendra, inéluctablement.

13Tite-Live lui attribue en outre le mérite d’avoir amené les peuples voisins de Rome à vénérer la cité « au point de considérer une attaque contre une nation entièrement tournée vers le culte des dieux comme un sacrilège42 ». Les artifices de l’annalistique sont ici particulièrement visibles : Numa par sa piété et ses innovations religieuses inspire le respect à tous, dans et hors de Rome ; il peut donc renoncer à l’usage de la force, mais en toute logique, la fin de son règne marque aussi la fin de cette pause dans l’agressivité des rapports avec les voisins. La complémentarité des deux fonctions antagonistes, guerre et paix, est fortement affirmée par la tradition, dès les deux premiers règnes. Tite-Live en résume la mise en place en concluant ainsi son récit du règne de Numa : « Deux rois de suite contribuèrent par des voies différentes (alius alia via), l’un par la guerre, l’autre par la paix, à la grandeur de Rome43. » Deux voies différentes et complémentaires qui définissent le cadre de l’histoire de la conquête romaine au moment où l’annaliste rédige son œuvre : la guerre comme la paix (la pax Romana augustéenne) ont contribué à la construction de la puissance romaine. Dans ce schéma primitif, la diplomatie aurait eu, dès ce moment, si l’on suit la tradition, un rôle – certes timide – à jouer dans le passage d’un état à l’autre.

14Bien que les activités guerrières et diplomatiques de Numa soient très limitées, ses innovations religieuses concernent aussi les relations extérieures. Certaines innovations semblent avoir été artificiellement plaquées sur l’image du roi fondateur, selon Denys, de toutes les institutions religieuses romaines44. Concernant les relations extérieures, ses innovations relèveraient d’un objectif prioritaire : garantir le respect des engagements internationaux grâce à l’élaboration du rite fétial d’une part, et à l’instauration d’un rite et d’un sanctuaire en l’honneur de Fides d’autre part. Denys décrit les circonstances dans lesquelles Numa aurait fondé le rite fétial : le collège des Fétiaux « fut institué par Numa alors qu’il s’apprêtait à faire la guerre au peuple de Fidènes qui avait ravagé ses territoires, afin de voir s’il voulait trouver un arrangement avec lui sans guerre45 ». C’est donc pour éviter une guerre grâce à la négociation que Numa a institué le collège dont la fonction première aurait été de négocier. Cette fonction va perdurer, il est vrai, à travers la formule de demande de réparation, la rerum repetitio, mais le cadre de la négociation devient rapidement de plus en plus fermé, de sorte qu’on est en droit de se demander s’il était même prévu que la négociation puisse aboutir46. Le récit de Denys ne permet pas de savoir s’il y eut effectivement tentative de conciliation, mais l’absence de conflit avec Fidènes peut laisser supposer que, si cette tentative a eu lieu, le résultat en fut positif – sauf à émettre l’hypothèse, suivant la suggestion de P.-M. Martin, que Numa ait élaboré une pratique qu’il n’aurait pas lui-même utilisée47. Alternative paradoxale, comme est paradoxal le fait que Denys ait privilégié le contexte diplomatique de la création du Fétial, alors que son récit s’insère dans la présentation de Numa comme fondateur religieux. On attendrait plutôt de voir décrites les conditions qui auraient amené Numa à définir les garanties religieuses de la déclaration de guerre ou celle de la sacralisation des traités ; or Denys dresse ensuite un catalogue des différentes fonctions du collège des Fétiaux qui résultent nécessairement de l’accumulation d’innovations postérieures, sur lesquelles il ne dit mot48.

15Une autre innovation religieuse de Numa, liée à la précédente, sera amenée à jouer un rôle également considérable dans le développement des relations internationales : l’instauration d’un rite et d’un temple (ou d’un sanctuaire) en l’honneur de Fides., Numa « institua exclusivement pour la Bonne Foi une fête solennelle » selon Tite-Live49 ; tandis que Denys et Plutarque affirment que Numa fut le premier à élever un sanctuaire à Fides. Varron fait de Fides une divinité d’origine sabine et G. Freyburger a montré, après G. Wissowa, que Fides doit être considéré comme une hypostase d’un des aspects de Jupiter50. Une des fonctions principales de Fides est en effet de protéger la foi jurée, la foi des serments ; or le serment est issu de Jupiter (comme de Zeus en Grèce), les Fétiaux sont ainsi liés à Fides, donc à Jupiter. G. Freyburger ajoute fort justement qu’« il serait bien étonnant que le rapport sémantique et même étymologique fait par Varron entre fetialis, fides et foedus, n’ait pas non plus correspondu dans l’esprit des Anciens à un rapport religieux51 ».

16Que le règne de Numa soit associé à des initiatives déterminantes pour deux de ces trois termes est représentatif du rôle fondateur de premier plan que la tradition fait jouer au deuxième roi de Rome dans l’élaboration des fondements religieux des relations extérieures de Rome52. Le rôle éventuel de Numa dans la construction d’une tradition relative au foedus ne peut pas, en revanche, être confirmé par les textes. Tite-Live en effet se contredit en utilisant le terme de foedus pour qualifier l’alliance conclue avec ses voisins par Numa, tout en affirmant peu après que le traité entre Tullus et Albe est le plus ancien traité connu53. Aucun autre témoignage ne permet d’attribuer à Numa une innovation concernant la notion de foedus, et l’indigence de la politique extérieure du deuxième roi de Rome n’imposait probablement pas de préciser les conditions juridico-religieuses de son application.

L’usage renforcé de la diplomatie par les deux derniers rois latins

Tullus Hostilius, roi guerrier et diplomate

17Après le règne du plus pacifique des rois, celui de Tullus Hostilius apparaît singulièrement contrasté, puisque le troisième roi de Rome est présenté par la tradition comme « plus belliqueux que Romulus… persuadé que Rome se mourait dans la paix, il cherchait partout l’occasion de rallumer la guerre 54 ». L’idée d’un état de paix néfaste aux corps et aux esprits alors que la guerre permettrait l’épanouissement des citoyens, constitue un thème récurrent de la tradition jusqu’au ii^e siècle au moins55. L’activité de Tullus, pour importante qu’elle soit, n’en reste pas moins géographiquement limitée à deux secteurs : avec les Sabins d’une part, avec les Latins et Albe d’autre part.

18Le début du règne de Tullus est entièrement consacré au conflit avec Albe – tout au moins à ce qui est présenté comme une rivalité irréductible56. La réalité des relations entre Rome et Albe est probablement plus complexe que ce qui nous est transmis par la tradition. La prétendue guerre de Rome contre Albe n’a laissé aucune trace archéologique et vraisemblablement, ainsi que le suggère B. Liou-Gille, le récit annalistique transpose

« sur le plan militaire l’intégration, à la Ligue Latine, d’un État qui n’en faisait pas partie jusqu’alors et qui a obtenu, par jugement du dieu des Latins, d’y accéder, en vertu d’un accord conclu avec le roi de Rome, mais à titre précaire et viager57 ».

19La suite des rapports entre Rome et Albe se confondrait donc avec ceux de la Ligue Latine, dont les deux cités étaient désormais membres, mais le détail des contacts entre Rome et Albe au moment de cette fusion révèle d’autres particularités. Les six échanges avec un même interlocuteur constituent en effet un cas unique pour toute la période royale et la multiplication des rencontres confirme peut-être la complexité de la structure de cette cité, présentée abusivement comme une cité classique. A. Grandazzi affirme en effet qu’Albe la longue n’a jamais été une ville, mais seulement une zone de peuplement plus dense, correspondant à l’organisation primordiale des Latins autour d’un sanctuaire fédéral58. En outre, chaque démarche parait avoir été en quelque sorte doublée : deux demandes de réparation ont été faites en des termes presque équivalents, puis le rapprochement se négocie également en deux temps, enfin la paix est elle-même sacralisée et renforcée par deux autres démarches59 ; les interlocuteurs sont d’ailleurs différents pour chacun des actes doublés. Ces particularismes semblent ainsi renforcer l’interprétation de Grandazzi et traduisent peut-être la nécessité de dialogues avec plusieurs interlocuteurs.

20Enfin, dans le contexte du conflit avec Albe, figure le premier acte diplomatique multiple comportant deux interlocuteurs successifs : le roi d’Albe délègue un envoyé, avant de rencontrer en personne Tullus60. Curieusement, cet acte doublé est prolongé par le combat de substitution entre les Horaces et les Curiaces, comme si l’affrontement entre les deux cités – tant diplomatiquement que militairement – ne pouvait se faire ni directement, ni collectivement. Le simulacre de conflit est toutefois garanti d’un double point de vue, religieux et diplomatique, puisqu’un foedus est conclu avant le fameux combat engageant Romains et Albains61. Les indices sont ténus, mais le caractère exceptionnel des relations avec Albe est également confirmé par le fait qu’Albe est la première cité (mais également la seule cité pour toute la période royale) à disparaître de la scène diplomatique62. Qu’aucun échange ne soit mentionné entre Rome et Albe après le règne de Tullus plaide en faveur d’un règlement décisif de leurs relations.

21Les fonctions de la diplomatie royale se trouvent, dès le règne de Tullus, élargies et renforcées par l’intégration de Rome à la Ligue, à l’intérieur de laquelle, les rapports entre cités doivent obéir à certaines règles applicables à tous les membres. Tout désaccord entre les Latins devra dorénavant être soumis « à une diplomatie extrêmement méticuleuse, tendant obstinément à une solution pacifique… cherchant à éviter le sacrilège que constituerait une agression impromptue contre un État confédéré63 ». Dans ses relations avec les Latins, le roi de Rome devait prendre quelques précautions politiques mais aussi religieuses. Le roi ne manifesta cependant nullement l’intention de limiter ses ambitions : l’accord avec Albe lui permit de triompher, comme s’il s’agissait d’un ennemi64, puis de se tourner contre Fidènes et les Sabins. Les deux derniers actes de son règne confirment sa volonté de tenter d’imposer l’hégémonie romaine sur la Ligue : les Latins furent contraints d’accepter diplomatiquement, puis militairement, la prise de contrôle par Tullus des colonies d’Albe65. Le troisième roi de Rome augurait ainsi une politique que ses successeurs (le dernier roi latin, les rois étrusques, mais aussi les consuls républicains) allaient développer largement : la prise de contrôle progressive des composantes de la Ligue Latine.

22La phase suivante de l’activité de Tullus Hostilius donne lieu à trois échanges, un avec Fidènes, deux avec les Sabins66. Bien qu’un premier conflit ait antérieurement opposé Romulus à la cité de Fidènes, aucune rencontre de caractère diplomatique n’avait été mentionnée, il s’agirait donc ici du premier rapport de cette nature avec les Fidénates. L’ancienneté des rapports (autres que diplomatiques) entre Rome et Fidènes est indirectement confirmée par la réponse donnée aux légats de Tullus demandant des explications sur les raisons de la révolte : depuis la mort de Romulus, Fidènes n’a plus de compte à rendre à Rome67. Cette réponse implique en outre que les Fidénates n’aient eu aucun contact avec Numa qui, pour sa part, ne se serait pas préoccupé de savoir quelle attitude ils avaient adopté à son égard. Peut-être faut-il voir ici la confirmation des priorités de Numa, mais aussi celle d’une certaine stagnation de Rome sous son règne.

23Parmi les six échanges avec Albe, figure la première ambassade faisant référence au ius fetiale. Cicéron précise en ces termes les intentions du roi :

« Il fixa la forme juridique des déclarations de guerre et cette institution nouvelle, très juste en elle-même, il la sanctionna par le rite des Fétiaux ; ainsi on considérait comme contraire à la justice et à la religion toute guerre qui n’avait pas été proclamée et déclarée68. »

24Bien qu’aucune référence ne soit alors faite au bellum iustum, Cicéron semble attribuer à Tullus la création de ce lien impératif entre justice et guerre par le respect du rite fétial, en associant les dieux à l’acte belliqueux. Ce témoignage confirme (partiellement au moins) celui de Denys sur le rôle que Numa aurait attribué primitivement aux Fétiaux. Avec Tullus, la fonction du Fétial a évolué afin d’assurer prioritairement la garantie de la conformité des déclarations de guerre avec le rite fétial69. Tite-Live se contente de décrire le rite et précise simplement les circonstances de la première utilisation du rite fétial, la sacralisation du traité entre Albe et Rome qu’il qualifie de « plus ancien traité dont on ait souvenance70 ». Si cette assertion est exacte, elle est contredite par l’usage que Tite-Live lui-même a fait précédemment du terme foedus à trois reprises lors des traités conclus par Romulus avec les Sabins et Lavinium et par Numa avec ses voisins71. Sans doute ces usages étaient-ils inadéquats car, selon Ernout et Meillet, l’utilisation du terme fut liée à l’instauration du ius fetiale ; le genre neutre du mot s’expliquant par le fait que « le mot foedus a du désigner à l’origine un acte engageant la foi, le sacrifice d’un porc par les Fétiaux lors de la conclusion d’un traité72 ». Quoi qu’il en soit, les innovations de Tullus dans la procédure de déclaration de guerre ont dû correspondre à une étape décisive, imposée par les nouvelles dimensions des conflits auxquels le troisième roi de Rome était confronté.

Les ambiguïtés du règne d’Ancus Marcius

25L’activité diplomatique d’Ancus paraît plus délicate à interpréter que celle de Tullus car, malgré un nombre limité d’échanges (quatre seulement au cours de son règne), les initiatives du roi paraissent fort agressives en matière de politique extérieure. Après l’échec de la démarche de Tullus auprès des Latins73, Tite-Live le compare à Numa : « La paix s’était offerte à Numa sans aucun mal tandis que lui ne l’obtiendrait pas aisément ; on mettait à l’épreuve sa patience, l’épreuve faite, on le méprisait ; les circonstances demandaient un Tullus plutôt qu’un Numa74. » L’image des deux rois cités en référence permet également de présenter Ancus, le dernier roi latin, comme susceptible de faire la synthèse des caractéristiques de ses prédécesseurs, tout en s’en différenciant et en prolongeant leurs innovations. Ancus renforce ainsi les créations religieuses de Numa en mettant au point les rites de la rerum repetitio. L’accent mis par Tite-Live sur les préoccupations religieuses du nouveau roi laisse penser qu’Ancus a dû emprunter sa règle de conduite tant à Numa qu’à Tullus. En effet, après avoir établi les formules de la réclamation et de la déclaration de guerre qu’il appliqua aux Latins75, il entre en campagne et prend d’assaut la cité latine de Politorium puis les cités de Tellènes, de Ficana et enfin de Medullia76. Cependant, ainsi que le souligne D. Briquel, le récit du règne d’Ancus « a une coloration trifonctionnelle, le faisant se mouvoir successivement dans le champ des trois fonctions77 ». Avec Romulus, il est le seul roi susceptible d’apparaître comme faisant la synthèse des trois fonctions : s’il fait la guerre, ce n’est pas parce qu’il incarne la fonction unique de roi-guerrier, c’est « dans une perspective défensive, parce qu’il y est obligé par les attaques de ses ennemis78 ». Les deux autres fonctions ne sont alors plus incompatibles avec sa pratique guerrière ; il devient « l’homme complet79 » dont on trouve quelquefois la trace dans le monde indo-européen.

26La prise de chaque cité, parfois difficile (deux assauts furent ainsi nécessaires pour s’emparer de Politorium), est suivie de déplacements de population ; les Latins déplacés venant renforcer la cité romaine. Plutarque avait attribué les premiers transferts de population à Romulus, après ses victoires sur les cités de Caenina, Fidènes, Crustumérie et Antemnes80. Des transferts de population aussi massifs, tant à l’époque du règne de Romulus qu’à celle d’Ancus, paraissent cependant peu crédibles ; seule la cité de Caenina (probablement proche de Rome) a pu être concernée. Le cas des autres cités conquises par Ancus (Politorium, Tellènes et Ficana) est différent puisque ces cités sont situées entre Rome et la mer. Il paraît assuré qu’Ancus a commencé à accentuer la présence de Rome dans cette direction81, mais ce sont ses successeurs étrusques qui amplifient et consolident cet axe de développement jusqu’à la fin du vi^e siècle. Aussi est-il bien difficile d’admettre qu’à la fin du vii^e siècle, Ancus ait pu établir avec les cités de cette région un rapport de forces assez favorable à Rome pour autoriser des déplacements importants de populations. Alors que la guerre contre les Latins avait été déclarée dans le respect des formes, aucun acte diplomatique ne précède les opérations militaires et ne sanctionne leurs prolongements ; de la même façon, les interventions contre Véies et Fidènes ne sont accompagnées d’aucune démarche – pas même une déclaration formelle de guerre, ce qui différencie fortement les rapports établis par Ancus avec les Étrusques de sa pratique avec les Latins.

27L’annalistique présente un récit de la fin du règne d’Ancus peu crédible. Si son activité contre les Sabins et les Latins au début du règne est plausible, les conquêtes qui lui sont attribuées ensuite aux dépens des Étrusques paraissent fort suspectes. Tite-Live affirme que le roi « étendit les limites de son territoire, enleva à Véies la forêt Maesia, porta son pouvoir jusqu’à la mer, fonda Ostie à l’embouchure du Tibre et fit des marais salants autour82 ». Beaucoup d’historiens s’accordent à voir dans la fondation d’Ostie « une fable de la tradition royale83 », cependant P.-M. Martin ne rejette pas totalement l’idée d’une progression vers la mer voulue par Ancus et reprise ensuite par les rois étrusques, puisqu’elle s’accordait avec leurs propres intérêts84. En revanche, il est peu vraisemblable que des opérations contre Fidènes et Véies aient pu se dérouler sans réaction militaire et/ou diplomatique de la part des Étrusques face à une progression aussi décisive. Il faut donc reprendre l’hypothèse, déjà souvent émise, d’une déformation de l’histoire de la prise du pouvoir à Rome par les Étrusques85. Les conquêtes attribuées à Ancus ont été plus probablement effectuées par ou pour le compte de quelques cités étrusques, ou en association avec les élites locales.

28L’absence d’échanges diplomatiques entre ceux qui sont présentés comme des conquérants et les représentants des territoires soi-disant conquis, renforce l’invraisemblance d’une conquête exclusivement romaine. Si des contacts avaient été établis lors de cette progression, la tradition romaine en aurait peut-être gardé la trace, afin de valoriser le dernier roi latin – sauf à admettre que les Étrusques étaient la seule partie prenante dans ces opérations. Il est en ce sens significatif que la tradition crédite Ancus de l’initiative des deux premiers échanges avec les Latins, alors qu’après ses échecs, il perd l’initiative et ce sont les Sabins et Velitrae qui entrent en contact avec lui86. Le rapport des forces avec ses deux interlocuteurs est abusivement présenté comme étant très favorable à Rome – la suite des rapports avec les Sabins et les Volsques, aux deux premiers siècles de la République, prouve qu’il n’en est rien. L’hypothèse de P.-M. Martin, évoquant une collaboration volontaire (ou imposée) entre Ancus et les forces étrusques87, peut être confortée par l’analyse de l’activité diplomatique du dernier roi latin : après sa victoire sur les Latins, il n’a pu prendre aucune initiative et n’a été en mesure de conclure aucun accord avec ses voisins ou ennemis.

L’élargissement de la pratique diplomatique par les Tarquins

29Contrairement à ce que laissait supposer la tradition annalistique, nous savons désormais que l’arrivée des Tarquins à Rome ne constitue pas une rupture dans l’histoire de la royauté ; il s’agit plus probablement d’un acte individuel et non d’une conquête88. La ville reste fondamentalement une ville latine, ayant une identité déjà marquée. J.-H. Sautel a montré que le vocabulaire de Denys traduit cette continuité dans la désignation du tenant du pouvoir romain, qu’il soit latin, sabin ou étrusque89. Cependant, l’arrivée des Tarquins à Rome a quelques conséquences sur les relations extérieures de la Cité : alors que sous les rois latins, seul Romulus aurait eu deux contacts avec Véies, les rois d’origine étrusques auraient établi sept échanges avec d’autres cités étrusques90. Les relations avec les peuples de l’Italie centrale se multiplient, au-delà du Latium (avec les Herniques et les Èques, notamment) marquant une évolution sensible du champ diplomatique, auquel il faut ajouter les premiers contacts officiels avec des représentants du monde grec – les Phocéens, et peut-être Delphes. Les Étrusques, « imprégnés91 » d’hellénisme et ouverts sur le monde méditerranéen, ont pu favoriser ces contacts d’une ampleur toute nouvelle.

Tarquin l’Ancien, le roi le plus actif diplomatiquement

30Le premier roi étrusque est aussi celui qui, des sept rois de Rome, est crédité par nos sources de la plus intense activité diplomatique, avec treize échanges (le règne de Tarquin le Superbe n’en compte que onze) ; le nombre des interlocuteurs rencontrés est également un peu supérieur (dix contre neuf sous le dernier Tarquin). La géographie des relations extérieures évolue rapidement, dès l’arrivée de Tarquin, puisque seulement deux des dix cités ou peuples contactés avaient eu antérieurement des rapports avec Rome : quatre cités latines sont mentionnées pour la première (mais aussi la dernière) fois – Collatie, Crustumérie, Nomentum et Corniculum –, et trois nouveaux interlocuteurs apparaissent dans le champ diplomatique de Rome92. Enfin, un autre trait caractérise le règne du premier roi étrusque : il n’a eu que très rarement l’initiative des échanges diplomatiques. Seules deux des treize missions recensées sous son règne auraient été envoyées sur son ordre93 ; toutes les autres relèvent de l’initiative de ses interlocuteurs. Cette proportion exceptionnellement faible d’initiatives tempère l’image du souverain crédité pourtant de la plus forte activité en matière de relations diplomatiques. Faut-il en déduire qu’il a subi plus que choisi l’usage de l’outil diplomatique ? En ce sens, la politique du premier roi étrusque contrasterait singulièrement avec celle du dernier des Tarquins94, imposant un examen attentif de sa pratique. Les sources sont en vérité assez difficiles à interpréter, car certaines démarches (notamment la soumission de plusieurs cités) paraissent être des doublets des prétendues conquêtes de Romulus : plus ces cités sont anciennes, plus forte paraît être la propension de la tradition à les présenter comme objets de toutes les convoitises des rois successifs95.

31Selon Tite-Live, Tarquin s’est attaqué aux Latins après avoir « raffermi son trône tout en augmentant la puissance de l’État par la nomination de cent nouveaux pères96 ». Cette démarche doit être rapprochée de celle attribuée par l’annaliste à Romulus, accordant la priorité au renforcement du pouvoir politique avant l’engagement militaire. Le changement de dynastie imposait probablement un élargissement du corps sénatorial aux proches du nouveau roi, mais Tarquin a également la volonté de limiter les prétentions oligarchiques de la classe sénatoriale naissante97. La décision peut en revanche difficilement être liée à des divergences entre le Sénat d’origine romuléenne et Tarquin concernant la conduite de sa politique extérieure. En ce domaine, le roi étrusque, comme le roi latin, semble conserver la pleine maîtrise de ses initiatives98. Quoi qu’il en soit, les choix politiques de Tarquin – y compris dans le domaine des relations extérieures –, ont dû être approuvés par les nouveaux sénateurs, nécessairement proches du roi, ceux qui, suivant l’expression de P.-M. Martin, constituaient « le parti des inconditionnels du roi99 ».

32Tarquin est présenté par la tradition comme le successeur pratiquement désigné d’Ancus100, et sa pratique semble prolonger en effet celle de son prédécesseur. Les trois guerres livrées successivement par le premier des rois étrusques contre les Latins, les Sabins et les Vieux Latins101 ne sont ni déclarées, ni précédées d’actes diplomatiques, à l’instar des guerres d’Ancus. La guerre contre les Latins paraît relever de la seule initiative de Tarquin, mais aucune précaution juridique ou religieuse ne semble avoir été prise. Il est vrai que l’usage du droit fétial est de tradition italique ; il peut difficilement être appliqué par les rois étrusques. Les guerres ne sont donc pas précédées d’échanges et sont en outre rarement suivies de démarches diplomatiques ; deux exemples en témoignent. D’une part, l’importance du butin pris à Apiolae justifie à elle seule la poursuite des interventions du roi ; aucun échange n’est alors possible après la destruction de la cité102. D’autre part, la guerre avec les Sabins aurait été engagée par surprise, à l’initiative de ces derniers103, sans aucun contact préalable. En revanche, ce conflit (plus difficile que le précédent) s’achève avec une innovation de grande importance au regard de l’histoire diplomatique, la deditio de Collatie – la première deditio connue104.

33Le troisième conflit non déclaré contre les Vieux Latins (prisci Latini)105 s’enclenche immédiatement après le triomphe de Tarquin sur les Sabins, et l’affrontement est particulièrement rude. C’est seulement en attaquant chaque cité, l’une après l’autre, que Tarquin obtient des soumissions ou des déditions de la part des cités de Crustumérie et Nomentum106. Les propositions faites par Tarquin afin d’obtenir la deditio de certaines cités ne reçoivent pas toutes le même accueil : si Ficulea, Cameria et d’autres petites cités ou forteresses acceptent la procédure, le refus des habitants de Corniculum d’entrer dans l’amitié de Rome est suivi par la prise d’assaut de la cité107. Le traitement infligé à Corniculum inaugure ainsi la pratique postérieure en cas de refus d’une deditio ; l’attaque immédiatement mise en œuvre ne peut alors donner lieu qu’à une capitulation. Tite-Live mentionne en outre la prise de deux villes par Tarquin, Ameriola et Medullia, mais il ne dit rien des conditions dans lesquelles elles seraient entrées dans la mouvance romaine108.

34Le récit de la fin du règne de Tarquin signale quelques engagements contre Fidènes, Véies et Caere, sans aucune trace d’activité diplomatique109. Ces conflits précèdent la période de paix consacrée aux grands travaux dans la cité de Rome110, à l’instar de Romulus ou de Tullus après leurs victoires. De ce point de vue également, le premier règne étrusque paraît prolonger la tradition des rois latins. L’alternance entre activités de politique intérieure et interventions extérieures est rendue possible par les victoires de Tarquin dont les butins contribuaient directement au financement des travaux111.

La deditio, une innovation remarquable ( ?)

35Comme précédemment lors de la présentation du rite fétial, Tite-Live décrit sous la forme d’un dialogue la procédure suivie lors de la première deditio. La formule primitive ne semble guère laisser de place à la négociation puisque les représentants de Collatie se contentent d’acquiescer à chacune des questions posées par Tarquin. Certes, un embryon de dialogue apparaît, mais, contrairement à la pratique républicaine, aucune clause de la deditio ne paraît pouvoir être discutée ou refusée. Malgré cette différence d’importance, ce premier récit fait référence à ce qui constitue un des fondements de la procédure : une cité déditice ne peut pas être détruite et sa population ne doit pas être exterminée ou réduite en esclavage. C’est précisément ce qui différenciera, au moins jusqu’à la fin de la République, la deditio d’une simple capitulatio112. Dans le cas de Collatie, non seulement la cité n’est pas détruite, mais en outre Tarquin place à sa tête son neveu Egerius, soit comme gouverneur selon Tite-Live, soit avec un pouvoir viager suivant Denys113. Le contrôle de la première cité déditice par un parent de Tarquin n’est pas assuré, mais il est probable, car le nom du nouveau maître de Collatie est certainement étrusque114. C’est dire combien la volonté de Tarquin n’était pas de détruire la cité, mais de la placer sous son autorité en y installant un de ses proches. L’acte d’autorité imposant au déditice la reconnaissance de la supériorité de Rome est ainsi prolongé par un acte signifiant une certaine volonté d’intégration.

36Denys ne mentionne pas la procédure de deditio de Collatie, mais sa description des soumissions de Crustumérie et de Nomentum assimile ces démarches à de véritables deditiones115 ; l’initiative des citoyens les plus âgés et les plus honorés de Crustumérie, demandant à être traités avec clémence et modération, a pour effet d’éviter le massacre de la population ; seuls quelques responsables de la révolte furent exilés116. Denys est encore plus explicite lorsqu’il précise les raisons pour lesquelles des cités latines acceptent les propositions de Tarquin : elles n’ignorent pas que « quand les cités sont prises de force, les habitants sont réduits en esclavage et les villes rasées117 ». Si les Latins connaissent les modalités de la deditio, c’est probablement que l’usage étrusque de cette pratique est antérieur à Tarquin car ses opérations contre les prisci Latini suivent de peu son triomphe sur Collatie – à moins que la nouvelle d’une procédure si avantageuse pour des cités en position d’infériorité ne se soit fort rapidement propagée dans le Latium. La deditio devint en effet l’un des atouts les plus puissants de la diplomatie romaine : cette procédure permet à la cité conquérante, dès les premières témoignages de son usage, d’économiser une bataille et une répression fort négative pour les deux belligérants, tant humainement qu’économiquement ; elle permet surtout d’imposer aux déditices la reconnaissance, presque toujours définitive, de l’autorité de Rome118. Le témoignage de Denys permet assurément d’attribuer aux rois étrusques cette remarquable innovation (ou tout au moins son usage par Rome), sans qu’il soit possible de préciser si le modèle était lui-même d’origine étrusque ou emprunté à d’autres peuples de la péninsule, ni s’il avait déjà été utilisé dans les conflits mettant en jeu des cités étrusques.

Le premier contact diplomatique avec un peuple extra-italique

37Le règne de Tarquin l’Ancien est aussi le cadre du premier double contact avec des colons méditerranéens venus d’Orient, les Phocéens – un contact dont le premier roi étrusque n’a manifestement pas l’initiative. Justin, notre seule source, date de l’époque du premier des Tarquins l’arrivée de ces colons grecs en Occident. Il témoigne de deux contacts : l’un avant la fondation de Marseille, au cours duquel les Phocéens auraient conclu une amitié avec Tarquin ; l’autre après la fondation, les Massaliotes auraient juré un foedus auquel ils resteront fidèles jusqu’à la fin de la République119. Les relations entre Rome et Marseille sont, de ce point de vue, exceptionnelles et constituent d’ailleurs les rapports de la plus longue durée de toute l’histoire diplomatique romaine entre la fondation et l’Empire.

38La datation haute des relations entre Rome et Marseille n’est plus aujourd’hui contestée. M. Clavel-Lévêque a démontré l’ancienneté de ces rapports en rapprochant les témoignages littéraires de Justin, Strabon et Tite-Live des données archéologiques, notamment l’influence d’Artémis de Marseille sur la construction du temple de Diane120. Le caractère singulier des rapports entre les deux cités, jusqu’à la fin de la République, conforte le témoignage de l’existence de relations anciennes, officielles et religieusement confirmées121. Une datation très précise ne peut être avancée, mais elle doit logiquement être antérieure au règne de Servius, puisque c’est lui qui fit ériger le temple de Diane sur l’Aventin. Selon C. Ampolo, « l’ellenizzazione del culto di Diana in Rome è dovuta alle relazioni con i Focei122 ». M. Gras évoque la fondation de Marseille indirectement dans son approche de la démographie de Phocée et ne remet pas en cause la datation haute de la fondation123. D. Briquel affirme également que, dès le début du règne des Tarquins, « Rome était certainement susceptible d’attirer directement des éléments helléniques124 ». Les indices attestant de la présence des Phocéens dans tout le bassin occidental de la Méditerranée et notamment dans la mer Tyrrhénienne se sont multipliés, renforçant la crédibilité du témoignage de Trogue Pompée.

39Bien que la datation ne soit plus contestable, le contenu réel de ces premiers contacts reste délicat à préciser. Justin lui-même a distingué l’amicitia conclue avec de « jeunes Phocéens » inorganisés et le foedus juré avec les habitants de la cité qui venait d’être fondée selon les règles grecques125. Cette différenciation entre le lien établi avec les Phocéens puis avec les Marseillais, en évoluant d’une amitié vers un traité, accrédite partiellement la version de Justin. Pour autant le contenu réel de l’accord scellé entre Tarquin et la cité nouvelle des Phocéens peut difficilement être assimilé à un véritable foedus, juridiquement confirmé. L’usage du mot foedus est vraisemblablement antérieur aux Tarquins126, mais il est bien hasardeux de donner un contenu juridique précis au pacte ou à l’accord conclu entre Rome et Marseille. Il est simplement logique de supposer que les préoccupations commerciales des deux cités étaient privilégiées dans les clauses de cet accord qui ne pouvait assurément pas avoir un contenu politique. Que Tarquin ait accepté un tel rapprochement illustre surtout la volonté des rois étrusques évoquée, notamment par J.-C. Richard, de « promouvoir Rome au rang de “métropole” en l’ouvrant largement aux courants commerciaux qui convergeaient vers la péninsule italique127 ». Cette volonté politique ne s’exprime pas encore sous Tarquin I par des initiatives d’importance, mais au moins se manifeste-t-elle par l’accueil favorable de partenaires nouveaux venus dans le bassin occidental de la Méditerranée.

La place singulière du règne de Servius Tullius

40La question des origines réelles de Servius n’a pas à être évoquée ici128, mais il faut souligner que ce roi, dont la place est si singulière dans la dynastie étrusque, se signale également par une activité diplomatique tout à fait particulière : il fut de tous les rois étrusques le moins actif diplomatiquement. Il n’est impliqué que dans trois contacts avec des représentants étrangers, soit une activité quatre fois moins importante que celle de son prédécesseur et de son successeur129. La tradition a valorisé son règne à travers l’établissement des réformes politico-militaires et l’importance de son œuvre intérieure130 ; son activité en matière de politique extérieure est cependant plus riche que ne le laisse supposer le faible nombre des échanges connus.

41Son règne commence par une guerre non déclarée contre Véies et d’autres cités étrusques, mais les origines réelles du conflit sont mal établies. Tite-Live note seulement que la trêve avec Véies, conclue pour cent ans par Romulus, était arrivée à son terme131. Denys, plus précis, mentionne une mission envoyée par Servius à Véies afin de demander à la cité les raisons de la rupture, car elle semblait avoir pris la tête de la révolte. Les Véiens, comme les Latins l’avaient fait précédemment avec Ancus132, répondirent que les engagements antérieurs étaient rendus caduques par la mort de Tarquin. C’est dire que la tradition attribue aux interlocuteurs des rois, tant latins qu’étrusques, la même attitude au moment des changements de règnes : les engagements diplomatiques sont personnels, ils doivent donc être renouvelés à l’arrivée de chaque nouveau souverain.

42Dans les récits souvent suspects du règne de Servius, deux assertions méritent quelque commentaire. Pour Denys, comme pour Tite-Live, la victoire sur Véies et sur les Étrusques après l’échec de la mission de Servius aurait permis au roi de conforter son pouvoir. « Sa royauté fut incontestée à son retour à Rome, de l’aveu du Sénat comme de la plèbe. Il entame alors la plus considérable des entreprises pacifiques133 ». L’alternance est, encore une fois, clairement affichée entre les préoccupations de politique intérieure et extérieure, la victoire militaire ayant conféré à Servius l’autorité nécessaire au règlement des difficultés intérieures de la cité. Cette alternance, qui se retrouve à plusieurs reprises dans l’histoire royale et républicaine134, peut constituer un artifice, mais elle peut aussi correspondre à une réalité que la tradition s’attache à souligner. La seconde assertion de Tite-Live, située dans le contexte du conflit contre les Étrusques, est plus suspecte. Servius, pour regagner sa popularité à la fin de son règne, aurait distribué « à chaque citoyen une part des terres conquises à l’ennemi135 ». Or aucune conquête ne lui est attribuée et rien ne laisser penser que sa victoire sur les Étrusques se soit traduite par des confiscations de territoires ; il se serait contenté de mettre l’armée étrusque en déroute. Servius aurait-il redistribué les fruits des victoires de Tarquin l’Ancien ? Il est bien difficile de trancher, car Tite-Live peut également avoir anticipé des événements très postérieurs136, à l’instar de Plutarque qui avait, en toute invraisemblance, attribué à Romulus les premières distributions de terres aux citoyens137.

43Après avoir achevé sa réforme, Tite-Live affirme que Servius veut donner à la diplomatie un rôle premier. Le roi choisit de ne pas « avoir toujours recours aux armes pour augmenter sa puissance et usa de diplomatie (consilium) pour agrandir son empire138 ». La politique de Servius, au cours des années suivantes, ne se signale pas par un important usage de l’outil diplomatique : seuls deux contacts auraient été établis, l’un avec les Étrusques (qui n’est peut-être pas postérieur au commentaire de Tite-Live sur les choix politiques de Servius), l’autre avec l’aristocratie des Latins. Aux premiers, Denys est seul à préciser que Servius refusa la clémence après vingt ans de guerre, au motif qu’ils avaient violé les temples et n’avaient pas respecté les traités139. Avec les seconds, le roi noua « des relations d’hospitalité et d’amitié tant officielles que privées140 ». Outre le fait qu’il s’agisse de la seule initiative diplomatique de Servius, c’est également un acte dont les prolongements furent particulièrement importants puisque, grâce à cette démarche et « à force de répéter la même chose, il finit par décider les peuples latins à élever à Rome un temple de Diane, de concert avec les Romains141 ». L’établissement d’un temple romain au sanctuaire fédéral de la Diane de Nemi constitue un événement marquant, même si cette substitution ne traduit pas une domination politique et militaire véritable de Rome sur l’ensemble de la Ligue Latine, contrairement à ce qu’affirme Tite-Live142.

44Soulignons enfin que, pour la première fois, la fonction diplomatique semble pouvoir constituer un auxiliaire pacifique de la conquête, dissociée des interventions armées. En effet, l’établissement de relations d’hospitalité et d’amitié aurait semble-t-il permis, dans un contexte non belliqueux, d’élargir l’influence de Rome – sinon sur tous les Latins tout au moins sur ceux (probablement les aristocrates) qui avaient accepté la fondation religieuse commune. La première référence à la notion d’hospitium constitue un des points forts de l’histoire diplomatique du règne de Servius, confortant l’image que lui attribue la tradition, d’avoir privilégié la négociation au détriment d’un recours exclusif aux armes143.

Le dynamisme de la diplomatie de Tarquin le Superbe

45Le dernier roi de Rome est crédité par les sources de la politique extérieure la plus dynamique, bien que son nom soit associé à un nombre d’échanges diplomatiques un peu inférieur à celui de Tarquin l’Ancien. Sa préoccupation première fut de mettre le Sénat en coupe réglée après son coup de force contre Servius ; les sénateurs supposés hostiles auraient été exécutés ou exilés et ne furent pas remplacés144. Tite-Live présente en quelques mots la ligne de conduite que se serait fixé le nouveau souverain en matière de politique extérieure : « C’était le peuple latin surtout qu’il tâchait de gagner : il cherchait l’appui de l’étranger pour être en sûreté dans son pays145. » Bien que Tarquin ait éliminé Servius, il n’en reprend pas moins la politique de son prédécesseur en matière de relations extérieures, en privilégiant les rapports avec les Latins et en renforçant les liens d’hospitium par des liens de parenté.

46Dès le premier acte diplomatique, sa rencontre avec les proceres latins, le mépris (la superbia) de Tarquin est dénoncé avec violence par ses interlocuteurs, selon la tradition annalistique. Alors qu’il avait donné rendez-vous aux chefs latins, il ne serait arrivé qu’à la tombée de la nuit, de sorte que, l’ayant attendu toute la journée, les Latins estimèrent que Tarquin s’était moqué d’eux. Cet incident est dramatisé par le discours de Turnus, repris complaisamment par Tite-Live et par Denys146. L’alliance avec les Latins lui permit d’obtenir les renforts militaires nécessaires pour « porter la guerre chez les étrangers147 ». Les affrontements avec les peuples voisins relèveraient donc de la seule initiative de Tarquin auquel les annalistes attribuent, sans ambiguïté, une véritable volonté d’expansion. Dans ce contexte, imprégné de polémique et de propagande anti-étrusque, l’activité diplomatique qui lui est imputée reflète avec logique l’image d’un roi déterminé et conquérant. Le topos de l’annalistique est ici particulièrement grossier : alors que la pratique de Tarquin le Superbe semble surtout prolonger celle de ses prédécesseurs, il est d’emblée accusé d’avoir une attitude diplomatiquement condamnable, puisque méprisante.

47Servius n’avait eu que deux interlocuteurs différents, Tarquin le Superbe n’en rencontre pas moins de neuf ; en outre cinq de ces interlocuteurs apparaissent pour la première fois dans les relations diplomatiques de Rome : quatre sont Italiens (la cité de Gabies, la Ligue Latine, les Herniques, les Volsques – dont Suessa Pometia148 – et les Èques) et un Grec, peut-être, avec la première consultation de Delphes149. La vigueur de la politique extérieure de Tarquin le Superbe s’est apparemment traduite par une nette extension de son influence, transformant en « glacis politico-militaire », selon l’expression de P.-M. Martin150, une zone plus étendue géographiquement que celle contrôlée par les rois précédents – en outre plus étendue que celle contrôlée par ses successeurs, les consuls du début de la République.

48À la différence de Romulus, la diplomatie de Tarquin paraît être à la fois liée à des engagements militaires, mais également pratiquée hors du contexte belliqueux. Parmi les guerres de Tarquin, une seule aurait été précédée d’une demande de réparation (qui échoua), l’attaque contre Suessa Pometia151 ; les autres guerres, contre les Sabins, Gabies et Ardée, n’auraient pas été déclarées. Le cas de la guerre contre les Volsques est plus délicat à trancher, car Denys et Tite-Live ne témoignent pas des mêmes démarches avant le conflit. Tandis que ce dernier attribue à Tarquin l’engagement des hostilités contre les Volsques, Denys est seul à mentionner la tentative de rapprochement de Tarquin auprès des Herniques et des Volsques152. Est-il possible que la guerre non déclarée contre les Volsques soit la conséquence de l’échec diplomatique partiel de la demande d’alliance de Tarquin ? En effet, seules les cités d’Ecetra et d’Antium avaient répondu positivement ; pourtant selon Denys, les préoccupations de Tarquin après son demi-échec ne furent pas belliqueuses, mais religieuses. Il voulut instaurer un temple et un culte commun à tous les nouveaux alliés (Latins, Herniques et les deux cités volsques) en l’honneur de Jupiter Latiaris153.

49Aucun échange ne prend place durant les conflits ; en revanche deux victoires sont prolongées par des démarches diplomatiques : la guerre contre les Sabins s’achève avec la demande de soumission des Sabins après leur défaite – une demande évoquée seulement par Denys154. Enfin, la prise par traîtrise ( ?) de Gabies se conclut par un traité important, celui qui aurait servi de modèle quelques années plus tard, en 493, au foedus cassianum155. Mais l’aspect le plus original de la pratique diplomatique de Tarquin reste le nombre relativement élevé de démarches hors d’un contexte conflictuel : outre les deux dernières initiatives du roi qui ont pour origine des préoccupations d’ordre religieux156, six échanges n’auraient pas eu de rapport direct avec un affrontement militaire. Il s’agit du double rapprochement avec les Latins au début du règne, de la recherche d’alliances avec les Herniques et les Volsques, enfin de la paix avec les Èques et du renouvellement du traité avec les Étrusques à la fin de son règne157. Pour autant, ces actes ont à voir avec l’évolution du rapport des forces imposé par Tarquin ; l’enchaînement des événements est présenté ainsi par Tite-Live, « quand il eut Gabies, Tarquin fit la paix avec les Èques et renouvela le traité avec les Étrusques. Après quoi il se consacra aux travaux de Rome158 ». Le lien entre les initiatives diplomatiques et la victoire militaire est ici clairement exprimé.

50Dix des onze actes diplomatiques de Tarquin le Superbe relèveraient de son initiative ; cette proportion, comparée à celle des autres règnes est tout à fait exceptionnelle159. Quels qu’aient été les interlocuteurs, les objectifs des démarches ou le contexte politique, Tarquin II aurait presque toujours décidé de l’établissement de ses contacts diplomatiques. La seule exception est constituée par la démarche des Sabins venus faire leur soumission après leur défaite – une démarche qui équivaut à une deditio160. En outre, la proportion importante des premiers contacts établis à l’initiative de Tarquin (quatre des neuf interlocuteurs rencontrés sont nouveaux) donne la mesure du dynamisme de la diplomatie du dernier des rois, en rupture spectaculaire avec le comportement de ses prédécesseurs, y compris celui des deux autres rois étrusques. Le rôle affiché de Tarquin lors de l’établissement de ces nouveaux rapports contraste également avec la tradition de l’époque républicaine : en effet, à partir du v^e siècle, les annalistes se sont au contraire attachés à attribuer l’initiative des nouveaux contacts aux interlocuteurs de la République romaine161. La diplomatie de Tarquin paraît ainsi si novatrice et si différente de celle des débuts de la République, qu’on pourrait y voir un artifice de la tradition.

51Il est d’ailleurs surprenant que cette tradition fasse un récit si positif de sa diplomatie ; « l’image calomnieuse162 » de Tarquin, telle qu’elle a été véhiculée par toute l’idéologie républicaine, devrait logiquement être prolongée par l’inefficacité, voire l’échec de ses initiatives diplomatiques. Or, seule la demande de réparation auprès de Suessa Pometia se solde par un résultat négatif (elle avait d’ailleurs sans doute cette fonction) et sa proposition d’alliance avec les Volsques ne rencontre un écho favorable qu’auprès de deux cités163. Dans tous les autres échanges, les objectifs annoncés ont été atteints ; aucun autre roi n’est crédité d’un bilan aussi positif. Cette contradiction confirme les difficultés rencontrées par l’annalistique pour tenter d’ajuster sa version des événements aux récits dont elle disposait. Ainsi, tout en vilipendant la politique extérieure menée par celui qu’elle qualifie de tyran, la tradition n’a pas pu ou pas su gommer les acquis incontestablement positifs de la diplomatie de Tarquin.

La datation du premier traité avec carthage

52La proposition d’une datation plus haute du premier traité entre Rome et Carthage a déjà été plusieurs fois avancée, et la bibliographie sur le sujet est fort abondante164. Polybe, notre seule source, a retenu pour ce premier contact l’année 509, la date officielle de la tradition annalistique165. Mais l’année de l’expulsion de Tarquin est si chargée en événements de tous ordres que certaines datations semblent manifestement suspectes. R. Rebuffat a montré l’importance de l’implantation phénicienne à Rome dès la royauté étrusque et souligné également l’activité considérable de Tarquin en matière de politique étrangère166. Les liens anciens privilégiés entre Carthage et l’Étrurie ont été corroborés par la découverte des tablettes de Pyrgi167, mais depuis longtemps ces liens avaient été reconnus : E. Colozier affirmait déjà que, dans le traité de 509, « l’hérédité étrusque semble évidente168 ». J. Heurgon reconnaissait aussi que « l’époque des Tarquins est bien celle en effet qui d’après la forme et le contenu lui convenait le mieux169 », même s’il ajoutait que tous les problèmes soulevés par cette nouvelle datation n’étaient pas pour autant résolus. M. Gras a depuis affirmé que « le premier traité ne peut être l’œuvre que d’un roi favorable à l’alliance avec Carthage et il ne peut s’agir que d’un roi étrusque170 », M. Pallotino va plus loin soutenant que « la datation au dernier quart du vi^e siècle ne devrait plus aujourd’hui soulever de doute171 ». B. Scardigli nuance cette opinion en conciliant la datation traditionnelle et l’incontestable influence étrusque : « L’ipotesi più probabile deve cadere sul momento del dominio di porsenna172 », tout en soulignant que, dès l’époque de Tarquin, les liens étaient étroits entre Rome et Carthage. Cependant la pratique diplomatique de Tarquin, dont j’ai tenté de montrer le dynamisme, autorise, à mon sens, une datation haute du premier traité : il s’inscrit naturellement dans un ensemble cohérent de contacts diplomatiques auprès de toutes les puissances présentes en Italie centrale. Polybe reste d’ailleurs très évasif sur le point de savoir qui eut l’initiative de la démarche : il n’évoque ni les sénateurs, ni les consuls qui seuls auraient du être les interlocuteurs des Carthaginois, après l’expulsion du roi. Ce silence signifie soit que cette information ne figurait déjà plus dans les archives qu’il consultait, soit que le rôle de Tarquin y avait été volontairement falsifié sur ce point (comme sur bien d’autres) afin de lui retirer le mérite d’une alliance qui allait se conforter pendant deux siècles et demi, avant la rupture du iii^e siècle.

53Les choix de politique intérieure de Tarquin le Superbe qui aboutirent à son expulsion sont désormais établis : J.-C. Richard a montré qu’elle fut la conséquence de la volonté du roi « de saper les fondements de la puissance des primores civitatis au profit des humiles173 » ; il est possible d’ajouter à cet argument que les initiatives diplomatiques de Tarquin II n’ont pu que contribuer à renforcer l’hostilité de certains patres. La multiplicité des contacts établis traduisait sa volonté d’insérer la cité romaine dans un réseau de relations italiques, voire extra italiques, et par là même d’ouvrir Rome aux courants d’échanges méditerranéens déjà existants. Or cette priorité politique ne pouvait pas être accueillie favorablement par la caste des propriétaires fonciers romains, attachés à des privilèges fondés sur les permanences d’un système économique presque exclusivement agricole, de sorte que Tarquin devint indésirable à Rome pour cette partie de la classe dirigeante. Lorsque, après sa chute, Tarquin chercha à mobiliser les Étrusques pour l’aider à reprendre Rome, Tite-Live commente ainsi sa situation : « Alors que ses conquêtes agrandissaient l’empire romain, il a été renversé par ses proches (proximis)174. » P.-M. Martin résume en ces termes les raisons de l’échec de Tarquin : « Par particularisme national… Rome a refusé l’étrusquisation de l’intérieur, la latinisation de l’extérieur et le ruisseau venu de Grèce que Tarquin II drainait vers la ville175. » L’analyse de son activité diplomatique, comparée à celle des six autres rois de Rome, montre à l’évidence que Tarquin le Superbe avait tenté d’imposer à la cité latine une évolution brutale – trop brutale, probablement – d’une ouverture sur l’extérieur. Avant d’être tyran et même étrusque, Tarquin était celui qui avait tenté d’offrir à Rome des champs plus vastes ; l’aristocratie, dont il avait peut-être sous-estimé les tendances conservatrices, lui fit payer cher le prix de ses audaces.