Les limites chronologiques et géographiques

1Le sujet se devait d’être traité, nous semblait-il, sur la longue durée, c’est-à-dire sur l’ensemble des périodes royale et républicaine, correspondant aux siècles de la plus vigoureuse extension territoriale. L’analyse de la pratique diplomatique et de son évolution aux différentes étapes de la conquête imposait d’intégrer l’examen des premiers échanges, dès la fondation de la Cité – même si les données transmises par la tradition sur l’histoire des premiers siècles doivent être maniées avec la plus grande précaution. La diplomatie de l’époque royale, comme celle du premier siècle de la République paraît peu développée, limitée tant quantitativement que géographiquement ; l’intensité des échanges et les champs d’interventions de la diplomatie de ces premiers siècles sont assurément sans commune mesure avec ceux des deux derniers siècles républicains. La tradition attribue pourtant aux rois de Rome et aux premiers consuls des innovations majeures en matière de diplomatie dont on ne peut sous-estimer l’importance, d’autant que leur ancienneté est censée légitimer le recours à ces pratiques durant les siècles postérieurs.

2En revanche, la partie de la tradition faisant commencer l’histoire de Rome avant le milieu du viii^e siècle semble peu exploitable, bien que les sources mentionnent quelques accords ou contacts établis directement entre les chefs archaïques. Les vocables décrivant le contenu de ces accords correspondent assurément à un usage anticipé d’une réalité très postérieure. Lorsque, par exemple, nos sources mentionnent un foedus établi entre Enée et Latinus ou une pax conclue entre Étrusques et Latins, que recouvrent ces termes1 ? Bien que l’existence de contacts entre Grecs, Étrusques et Latins ne puisse plus être contestée2, l’exploitation de ces récits paraît fort difficile. Nous retenons donc la datation varronienne de la fondation – 753 –, comme limite haute de notre enquête3.

3Quant à la limite basse, elle devra permettre d’intégrer les dernières décennies de la République malgré le net ralentissement de la conquête et l’importance des changements politiques qui modifient considérablement les conditions de l’exercice du pouvoir diplomatique : la personnalisation du pouvoir politique a des prolongements importants sur le fonctionnement de la diplomatie républicaine, annonçant celui de la diplomatie impériale. Deux ou trois dates terminales pouvaient être retenues : devait-on privilégier l’aspect militaire de la fin des guerres civiles (donc 31, la bataille d’Actium), la valorisation symbolique de l’instauration de la Paix (en 29, la fermeture solennelle des portes du temple de Janus) ou encore l’évolution des institutions (la date de 27 marquant le début de l’exercice du pouvoir personnel) ? La victoire d’Actium n’a, en elle-même, que peu d’incidence directe sur la pratique diplomatique qui devient, à partir de 27, l’affaire exclusive du princeps. Certes, au-delà de cette date, le Sénat continue à être informé des initiatives d’Auguste, mais toute décision en matière de relations extérieures dépend désormais de la seule volonté du Prince, et les légats auxquels il délègue ses pouvoirs sont nommés par lui et n’ont de compte à rendre qu’à lui. Il nous a donc semblé que la symbolique puissante de la fermeture du temple de Janus rendait compte avec plus de pertinence de l’image dominante que le pouvoir politique et les historiens antiques avaient voulu donner de la vocation de la diplomatie, c’est-à-dire l’instauration de la Paix – une Paix nécessairement romaine, universelle et victorieuse4.

4La détermination des limites géographiques présentait a priori peu de difficultés, tant il paraissait assuré que cette enquête devait intégrer tous les espaces avec lesquels les Romains avaient pu établir des relations au cours des siècles de la conquête royale et républicaine. Les multiples facettes de la pratique romaine se devaient d’être analysées à partir d’investigations n’excluant aucune zone géographique. Chaque entité géopolitique, selon la nature de ses institutions, le statut de ses gouvernants et de ses représentants, selon son poids politique dans les rapports internationaux, induit de la part de Rome des comportements politiques différenciés, entraînant des pratiques diplomatiques adaptées. Le pragmatisme saisissant des Romains en matière de diplomatie doit être évoqué à partir de l’analyse comparée des différentes formes de contacts qu’ils ont pu et su appliquer aux multiples interlocuteurs rencontrés au cours de ces sept siècles. La richesse de cet outil politique et juridique tient précisément à la prodigieuse diversité des modes de contacts qui confère à la diplomatie romaine une place, à notre sens, trop longtemps sous-évaluée. Les limites géographiques retenues correspondent donc à l’ensemble des zones contactées entre 753 et 29 ; en revanche, les régions progressivement soumises ont bénéficié de statuts imprécis, souvent provisoires ou fréquemment remis en cause, qui posent des problèmes non pas d’ordre géographique, mais d’ordre institutionnel et juridique nettement plus délicats à résoudre.

Le cadre institutionnel et juridique

5Une définition historiquement satisfaisante d’un contact d’ordre diplomatique ne peut être fournie par la seule référence à l’usage des vocables grecs ou latins servant à désigner les diplomates et les différentes formes de missions. En effet, les termes legatus ou πρεσβευς, par exemple, sont fréquemment utilisés dans des circonstances fort éloignées d’un échange de caractère diplomatique ; en revanche, ces mêmes vocables sont souvent absents des récits de contacts qui doivent cependant être assimilés à des relations de caractère diplomatique. Au-delà de l’usage ou du non-usage d’un vocabulaire spécifique, les omissions, les ambiguïtés, voire les falsifications de certaines de nos sources (notamment en ce qui concerne le degré d’autonomie accordé aux vaincus) ne permettent pas aisément de délimiter le champ réel de la diplomatie.

6Une première définition peut admettre que tout contact, toute relation ou rencontre entre les représentants de deux entités politiques distinctes – l’une étant Rome – constitue un acte diplomatique, quel que soit le statut politique et juridique des interlocuteurs en présence, quelle que soit la nature du pouvoir représenté, que les différents interlocuteurs soient investis d’un pouvoir seulement diplomatique ou non, quels que soient enfin les objectifs et le contenu de l’entrevue. En revanche, deux conditions doivent impérativement être satisfaites pour qualifier un contact de relation à caractère diplomatique : d’une part, les pouvoirs représentés doivent être politiquement indépendants (c’est-à-dire avoir qualité à mettre en œuvre des relations de caractère diplomatique5) ; d’autre part, l’objet de l’entrevue doit nécessairement concerner des questions publiques. Mais au-delà de ces définitions premières, la mise en œuvre réelle de la diplomatie au cours de toute la période considérée a imposé de préciser avec la plus grande fermeté possible les cadres de l’activité diplomatique.

7Trois types de questionnements devraient permettre de préciser les limites du champ de la diplomatie. Il est tout d’abord nécessaire de définir quels sont, à Rome et hors de Rome, les décideurs et les intermédiaires romains qualifiés pour mettre en œuvre des activités de caractère diplomatique. De la même façon, le statut des interlocuteurs étrangers avec lesquels le pouvoir romain et ses représentants peuvent établir des relations diplomatiques, doit être précisé. Les interlocuteurs qualifiés étant définis, il reste enfin à déterminer le contenu et les objectifs des rencontres ou contacts pouvant être identifiés à un échange diplomatique.

Les détenteurs d’un pouvoir diplomatique

8La plupart des historiens modernes ont affirmé que le Sénat constituait la seule structure habilitée à prendre des initiatives en matière de relations extérieures, tant dans la procédure d’envoi des ambassades que lors de la réception des délégations étrangères6. Ainsi J. Gaudemet écrivait : « Le Sénat représente la cité vis-à-vis de l’étranger et, à ce titre, reçoit les ambassades, mène les négociations7. » Ce quasi-monopole sénatorial paraît renforcé, aux yeux de nombreux historiens, par l’obligation faite aux magistrats de demander la ratification de leurs actes au Sénat à la fin de leur mandat. Comme en outre, le rôle des assemblées populaires semble avoir été le plus souvent limité à une simple approbation des déclarations de guerre et des traités de paix, devons-nous limiter notre inventaire aux seuls échanges dans lesquels le Sénat serait unique partie prenante ?

9Une nette distinction doit être établie : dans la ville de Rome, les Sénateurs semblent effectivement seuls habilités à recevoir des ambassades étrangères et ce, dès les premières années de la République ; l’oligarchie sénatoriale s’étant rapidement substituée au roi dans cette fonction prestigieuse et politiquement essentielle. Le Sénat semble également seul habilité à nommer les légats officiels qui, partant de Rome, sont mandatés auprès des puissances étrangères : ces légats sénatoriaux représentent officiellement le Sénat et le Peuple romain et sont investis d’un pouvoir diplomatique dont l’extension paraît limitée, ponctuellement, au contenu d’une mission. À l’intérieur de la Cité, le Sénat, présent en tant que corps constitué, paraît donc avoir été le détenteur d’un pouvoir longtemps sans partage dans le domaine des rapports avec les États étrangers8.

10En revanche, le fonctionnement de la diplomatie se pose en termes bien différents lorsque des relations se nouent hors de Rome, c’est-à-dire hors de la présence des Sénateurs, ancrés dans la Cité. Partout où Rome intervient militairement (ou non), les magistrats et les représentants du pouvoir romain ont à prendre des initiatives diplomatiques, en acceptant de recevoir des délégations de cités ou de régions dans leur provincia, en rencontrant directement les responsables étrangers ou leurs représentants, soit enfin en déléguant eux-mêmes des plénipotentiaires auxquels ils confient des missions de caractère diplomatique. Aussi, hors de Rome, comme le souligne P. Jal, « le legatus romain se conduit maintes fois comme s’il était revêtu de pouvoirs dépassant largement ceux d’un “envoyé” chargé de la transmission pure et simple des mandata qui lui ont été confiés9 ». Que la plupart des magistrats soient eux-mêmes membres de l’oligarchie sénatoriale, et qu’ils aient à rendre compte de leurs initiatives au Sénat – si tant est qu’ils le fassent régulièrement, ce dont les sources ne témoignent que très rarement –, n’autorise pas à minimiser la part de plus en plus importante de la diplomatie qui se joue hors de Rome. Or, sur cette part de la diplomatie, le Sénat ne peut – nolens, volens – exercer un contrôle direct comparable à celui qu’il opère sur les échanges prenant place dans la Cité. Qui plus est, les sénateurs se sont trouvés, dans une certaine mesure, contraints de ratifier les initiatives de leurs délégués : ils ne pouvaient pas prendre le risque de désavouer fréquemment des magistrats qu’ils avaient eux-mêmes investi du pouvoir de les représenter. La crédibilité politique du pouvoir romain en aurait été fortement affaiblie.

11Mais jusqu’où peut aller l’extension de la capacité d’initiative des magistrats en matière de diplomatie ? L’étendue précise des pouvoirs et des possibilités d’initiatives des magistrats n’a probablement pas été limitée réglementairement. Au contraire, en fonction des circonstances politiques et militaires auxquelles ils étaient confrontés dans leur provincia, les magistrats devaient pouvoir agir avec pragmatisme. Cicéron en témoigne admirablement dans le pro Balbo : « Parce que la pratique assidue d’une seule spécialité l’emporte souvent sur le génie et sur la théorie, qui hésitera, pour les traités et pour l’ensemble du droit de la paix et de la guerre, à préférer nos généraux aux plus habiles jurisconsultes10 ? » La confrontation des magistrats aux réalités géopolitiques leur confère une priorité incontestable sur tout autre théoricien. En outre, en choisissant comme légats des personnalités de la vie politique ayant déjà une forte « compétence administrative et militaire11 », le pouvoir romain confère de facto une certaine auctoritas à ses représentants : par son statut personnel, l’ambassadeur romain bénéficie d’une autorité que la plupart de ses homologues étrangers – souvent de simples exécutants – ne peut revendiquer.

12Aussi, faute de pouvoir définir les limites réelles de la délégation du pouvoir, nous pouvons au moins tenter d’identifier le statut des magistrats investis officiellement d’un pouvoir en matière de relations extérieures. La possession de l’imperium constitue probablement le critère le plus déterminant, R. Combes estime qu’un magistrat détenteur d’un imperium est devenu « une sorte d’administrateur des relations avec l’ennemi12 ». Les magistrats inférieurs n’étant pas investis d’un imperium ne sont probablement pas habilités à exercer une activité diplomatique et la validité même de leurs actes peut être mise en cause13. Cependant, lorsqu’un magistrat supérieur délègue, pour une mission particulière, un de ses subordonnés, ce dernier paraît pouvoir agir au même titre qu’un légat désigné par le Sénat. Ainsi, en 310, le consul Q. Fabius envoie son frère en éclaireur chez les Camertes ombriens, dans une région inconnue des Romains, qui plus est au mépris d’une interdiction explicite du Sénat de pénétrer dans cette zone14. Le frère du consul – qui n’était investi d’aucun imperium – parle d’alliance et d’amitié avec les Camertes et obtient de leur Sénat un soutien en hommes et en vivres. Malgré ces irrégularités, les acquis diplomatiques des deux frères reçurent l’aval du Sénat15. De la même façon, au cours de la deuxième guerre punique, Scipion prend de nombreuses initiatives diplomatiques personnelles, mais il confie également des missions à des membres de son entourage, notamment C. Laelius16. Or ses initiatives, tant en Espagne qu’en Afrique, furent également entérinées par les Sénateurs. La possession de l’imperium militiae semble inclure le pouvoir de désigner des légats, qui, à l’instar des legati sénatoriaux, possèdent un pouvoir diplomatique réel, également limité à une mission précise17.

Les interlocuteurs de Rome

13Tous les étrangers politiquement autonomes, investis personnellement d’un pouvoir politique ou investi du pouvoir de représenter leur cité, leur peuple ou leur royaume, sont susceptibles de devenir des interlocuteurs de Rome. Les non-citoyens semblent naturellement exclus de la capacité à établir des contacts diplomatiques ; en revanche, les interlocuteurs ayant un statut inférieur (les mercenaires ou les pirates) paraissent en mesure d’établir des relations de caractère diplomatique18. La question est plus délicate à trancher lorsqu’il s’agit de représentants issus de régions en voie d’intégration dans l’Empire romain : la diversité des statuts appliqués aux étrangers impose de préciser quel degré d’autonomie leur permet d’établir encore une diplomatie véritable.

Les régions soumises et les provinces

14Une différence fondamentale a été soulignée par Cl. Nicolet lors

« du passage d’un territoire jusqu’alors resté dans la simple mouvance de Rome à l’état précis de province ; il ne s’agit plus seulement d’amitié, d’obéissance, de fidélité : désormais la responsabilité suprême sera exercée par un magistrat du peuple romain, en son nom19 ».

15Le nouvel état de dépendance ainsi créé entre Rome et les régions réduites en provinces ne permet plus l’établissement de relations à caractère diplomatique, bien que la terminologie utilisée ne marque aucune différence dans la désignation des représentants délégués par Rome avant ou après l’octroi du statut de province. Les exemples sont nombreux de legati dépêchés par des provinciaux à Rome : en 141 les Macédoniens envoient des legati afin de porter aux Sénateurs une plainte contre le gouverneur D. Iunius Silanus20 ; en 87 également, toutes les villes de Grèce (sauf Athènes) envoient des légats à Sylla pour l’assurer de leur fidélité21. Ces démarches doivent être exclues de notre inventaire puisque à ces dates, Macédoniens et Grecs sont des provinciaux n’ayant plus l’autonomie nécessaire à l’établissement de relations diplomatiques.

16Certaines difficultés apparaissent cependant dès qu’on aborde le détail de la chronologie des contacts avec quelques zones ayant officiellement reçu le statut de province alors que, nous le savons, Rome n’exerce pas un contrôle réel sur l’ensemble du territoire. L’exemple le plus significatif, probablement, concerne la péninsule ibérique : dans cette région, la création des deux provinces en 197 ne se traduit nullement, dès cette date, par un contrôle effectif de la péninsule. C’est seulement au dernier siècle de la République que l’autorité romaine s’impose à l’ensemble de la péninsule. Faudrait-il ignorer les démarches des multiples peuples ibériques qui, jusqu’à la chute de Numance (et même au-delà), se comportent comme des entités indépendantes22 ? De telles situations ne se limitant pas à la péninsule ibérique, nous imposent de prendre en compte le décalage manifeste entre un statut officiel et une réalité politique et militaire fort éloignée de la soumission que le respect de ce statut impliquerait.

17En outre, certaines zones provinciales (mais aussi l’Italie) réellement soumises ont à plusieurs reprises remis en cause leur soumission, en changeant d’alliance (ou en étant contraintes de le faire). Il devient dès lors délicat d’évaluer ces événements dans un contexte où parfois les partis pro et anti-romains s’affrontent, sans qu’il soit toujours possible de définir qui détient effectivement le pouvoir. Si un des camps tente un rapprochement avec les autorités romaines, doit-on considérer qu’il s’agit d’un acte diplomatique ? Lorsqu’une faction minoritaire (ou non) prend l’initiative d’un contact avec un représentant de Rome, peut-on considérer qu’elle est représentative de la cité ou du peuple ? Dans la plupart des cas, le consul se contente de récompenser les partisans d’un rapprochement (notamment s’ils ont aidé à reprendre la cité en la trahissant) et de punir les auteurs de la défection, sans aucune forme de négociation ni même de deditio. En effet, officiellement tout du moins, toute trahison ou changement d’alliance ne peut plus donner lieu à de nouvelles tractations diplomatiques. Ainsi en 314, après la victoire romaine, certains Capouans veulent changer de camp et rejeter les Samnites ; seuls ceux qui ont dénoncé les auteurs de la trahison furent individuellement pardonnés23 – nous sommes ici aux confins d’une diplomatie véritable.

18La date de l’octroi du statut de province à une zone plus ou moins contrôlée ne paraît donc pas suffire à délimiter le champ des interlocuteurs possibles. Dans de nombreux cas, la pratique diplomatique romaine admet une si grande souplesse qu’elle imposera d’établir une date butoir qui, tout en s’appuyant prioritairement sur le statut officiel, devra prendre en compte le contexte spécifique de certaines relations.

Le cas singulier du Latium et de l’Italie

19Dans l’espace italien, se pose la question délicate de la date limite de la capacité pour les Latins et les Italiens à établir des rapports d’ordre diplomatique avec les Romains. Avant 493, les rapports entre Rome et les cités latines ne sont pas fondés sur des relations de dépendance ; chaque cité conserve une autonomie juridique dont on ne peut douter24, quelle qu’ait été la réalité des rapports de forces militaire et politique. Les contacts établis avec les cités latines sont donc de l’ordre des relations extérieures jusqu’au début du v^e siècle. Après 493, les conditions ont sensiblement évolué, mais M. Humbert a montré que le foedus Cassianum a placé les Latins en situation d’isopoliteia seulement potentielle vis-à-vis de Rome : le ius latii consacrant les liens privilégiés existant entre Rome et les Latins25. Les cités ayant adhéré au foedus Cassianum ont établi entre elles des liens qui ne suppriment aucunement leur identité juridique. Le droit de battre monnaie26, de fournir des contingents militaires (toujours dissociés des légions strictement romaines27), de conserver un droit de cité équivalant juridiquement, mais non assimilable à celui de Rome, constituent autant de signes attestant que les cités fédérées ont conservé une véritable identité juridique. Nous suivons donc M. Humbert lorsqu’il affirme qu’après 493, les Latins ont continué avoir « accès à une activité diplomatique, même rudimentaire… (et ont conservé) une personnalité de droit international28 ». Le ius Latii s’appliquant à l’ensemble des colonies fédérales latines, « les Latins coloniaires sont juridiquement assimilés aux fédérés latins : ils sont comme eux des socii (et non des coloni) ou des foederati29 ».

20La question des colonies latines est assurément la plus malaisée à trancher, en raison des ambiguïtés de la tradition annalistique cherchant à dissimuler le statut réel de certaines colonies, qualifiées abusivement de colonies romaines. Ainsi Tite-Live affirme-t-il en 385, que les représentants des colonies de Circei et Velitrae ne pouvaient pas bénéficier du ius legationis, « le droit des ambassadeurs ne les couvrirait nullement, ayant été créé au bénéfice des étrangers, non de concitoyens30 ». Or, les colons fédéraux ne peuvent, contrairement aux colons des colonies romaines, être qualifiés de citoyens romains – l’histoire du iv^e siècle prouve que les Latins ont au contraire désespérément tenté d’échapper à cette assimilation31. Les précisions contenues dans le règlement de 338 confirment a contrario, qu’une activité de cette nature avait pu subsister. En effet, la dissolution de la ligue latine entraîne une modification décisive du statut juridique de certaines cités fédérées et colonies latines. Certaines cités latines se virent interdire « tous mariages, tous rapports, toutes réunions entre elles32 ». En d’autres termes, les cités concernées étaient incorporées comme municipes, perdant désormais toute capacité à établir des relations extérieures. Seules les cités restées fidèles à Rome durant la guerre latine pouvaient conserver le bénéfice du foedus Cassianum et ius Latii33. Nous considérons donc qu’au-delà de 338, les relations avec les Latins ne peuvent plus être assimilées à des relations extérieures.

21Hors du Latium, les contacts avec tous les Italiens sont assimilables à des rapports diplomatiques, à la condition expresse que ces peuples n’aient pas été incorporés dans un municipe. Sur ce point également, nous suivons M. Humbert : « Le municipe quitte la scène internationale, déchu du droit de participer à une activité diplomatique quelconque sanctionnée par l’établissement indépendant de foedera34. » Quelques difficultés subsistent cependant car nos sources ne fournissent pas avec précision le statut juridique de chacune des cités de la péninsule, probablement parce que les Romains eux-mêmes n’avaient pas fixé de façon définitive et transparente le niveau de dépendance des différentes cités italiennes. C’est assurément avec la guerre sociale que disparaît juridiquement la possibilité d’établir des relations diplomatiques avec les Italiens par la promulgation des lois réglant leur statut. Elles débouchent sur un « résultat final qui ne fait pas de doute : tous les habitants libres de l’Italie, y compris les allogènes domiciliés, purent devenir romains par la suite35 ».

22Cependant, bien avant la guerre sociale, dès la prise de Tarente, le contrôle effectif de Rome sur l’ensemble de la péninsule italienne vide de leur contenu d’éventuels rapports diplomatiques. De fait, après 265, les traces de démarches assimilables à des missions de caractère diplomatique se raréfient sensiblement : au cours de la première guerre punique, aucun échange n’est mentionné avec des cités ou des peuples d’Italie. Même la deditio de Faléries en 241, signalée par Tite-Live dans l’abrégé du livre 20, est qualifiée par Polybe de « guerre interne »36, en toute logique, puisque les Falisques avaient été soumis après leur défaite en 293 et Rome leur avait alors imposé un statut d’ailleurs mal défini. Au cours de la deuxième guerre punique, les démarches de plusieurs cités ou de peuples italiens – notamment quelques deditiones – rejoignent les cas de trahisons et de changement d’alliance évoqués ci-dessus et maintiennent certaines ambiguïtés. Tout comme reste ambigu le vocabulaire de Tite-Live : comme dans les provinces, quelques délégués envoyés en mission en Italie sont qualifiés de legati bien au-delà des années 270. Par exemple, en 210, P. Aquilius et M. Ogulnius sont dépêchés en Étrurie (dépendante et restée fidèle à Rome) pour acheter du blé destiné à la garnison romaine de Tarente. Malgré leur titre, ces envoyés ne peuvent aucunement être assimilés à des ambassadeurs37. Aussi, nous considérerons que, après la prise de Tarente, les missions dans la péninsule italienne ne peuvent plus être assimilées à des relations avec des puissances extérieures.

Les contenus des contacts à caractère diplomatique

23Dans sa présentation des prérogatives du Sénat, Polybe identifie le contenu des relations que Rome établit avec les peuples italiens et les peuples extra italiques. Il distingue trois catégories d’échanges : l’envoi d’ambassades en Italie, hors d’Italie et la réception à Rome de légations extérieures38, et il dresse ainsi la liste des objectifs des missions envoyées.

Tableau I. Les objectifs de la diplomatie vus par polybe.

24Cet inventaire donne de la diplomatie une image étroitement liée à la guerre d’une part, puis à la mise en place de l’autorité romaine sur les territoires soumis d’autre part. L’arbitrage, dont la tradition est bien établie dans le monde grec et hellénistique39, est valorisé tant en Italie qu’hors de la péninsule, et constitue le seul objectif présenté de façon identique dans les deux ensembles. Les Italiens peuvent recevoir du secours ou une garnison, mais ils peuvent aussi être blâmés, tandis que les peuples non italiques ne reçoivent que des conseils ou des ordres. La guerre leur est déclarée et, puisque les armées romaines sont toujours victorieuses – à l’époque de Polybe tout du moins –, on reçoit leur soumission. En revanche, il n’est nullement fait allusion à des démarches ayant pour finalité de rechercher la paix ou la négociation. Polybe prolonge en ce sens la conception grecque des relations entre cités, dont Platon ou Isocrate, par exemple, témoignaient : « Tous les hommes d’une cité ont, leur vie durant, une guerre continuelle à soutenir contre toutes les autres cités40. » Dès le v^e siècle, on trouve cependant des positions contradictoires, non seulement entre les auteurs grecs, mais également à l’intérieur de leurs récits.

25Le débat sur l’état naturel de guerre ou de paix ne relève pas de notre sujet, sauf dans la mesure où il induit une conception particulière de la diplomatie puisque la recherche de la paix peut, selon que l’on adopte un point de vue ou l’autre, n’être que vaine (voire inutile) ou au contraire constituer un des buts principaux des relations internationales. Le décalage entre les vocables grecs et latins utilisés par les sources rend parfois délicate l’identification des objectifs réels de la diplomatie romaine. Alors que Polybe ne fait pas explicitement référence à des démarches ayant pour fonction d’établir la paix, les sources latines, notamment Tite-Live, présentent la paix comme étant au centre des préoccupations des ambassadeurs romains. Le contexte augustéen de la rédaction de l’œuvre de l’annaliste n’y est assurément pas étranger.

26Compte tenu des difficultés à fonder une typologie s’appuyant exclusivement sur les terminologies antiques, notre classification prend en compte le contenu factuel des démarches – un contenu dont l’identification peut elle-même être rendue délicate par le choix des vocables utilisés par les différents auteurs de langue grecque et latine. Pour plus de commodité, cette classification reprend les termes de la diplomatie moderne, en différenciant les démarches liées à la guerre, à la paix et à la négociation, mais aussi à la recherche d’informations et aux demandes d’aides41. Cette classification ne dispense pas d’une analyse plus serrée du vocabulaire, mais elle offre une plus grande intelligibilité de l’ensemble des pratiques diplomatiques de Rome – bien que les subtilités de la diplomatie romaine s’accommodent mal d’une simplification excessive. Par exemple, la terminologie utilisée par les auteurs anciens permet rarement de différencier les conditions réelles de l’établissement d’un traité de paix : fut-il totalement imposé ou partiellement négocié ? Seul l’examen attentif du contexte dans lequel la paix a été acquise peut permettre de déceler d’éventuelles inadéquations entre les récits des auteurs anciens et la réalité historique.

27Il est auparavant indispensable de préciser les critères de la sélection ou de l’exclusion de quelques échanges particuliers. Le contenu de certains échanges ne permet pas de les inclure dans notre inventaire (principalement les légations internes et les légations libres) ; en revanche, l’intégration de missions particulières dans le Corpus doit être explicitée car leurs contenus paraissent relativement marginaux, notamment par rapport à l’image de la pratique diplomatique définie par Polybe.

Les contacts à exclure

1. Les rapports entre Romains.

28Les légations internes sont des missions envoyées, le plus fréquemment sur ordre du Sénat, à un magistrat romain en fonction hors de Rome, pour lui signifier un ordre particulier. Bien que le terme de legatio soit fréquemment utilisé pour désigner ces missions, de telles démarches ne peuvent en aucun cas constituer des actes diplomatiques puisque les deux interlocuteurs sont des Romains. En 218, par exemple, deux légats, Q. Terentius et M. Antistius sont envoyés par le Sénat pour contraindre le consul C. Flaminius, accusé de n’avoir pas respecté les règles religieuses lors de sa prise de fonction, de revenir à Rome afin de « s’acquitter de tous ses devoirs envers les dieux et les hommes42 ». De même, en 171, le Sénat désigne trois sénateurs, qualifiés par nos sources de legati, afin d’obliger le consul C. Cassius à renoncer à sa marche en Illyrie43. Ces missions sont certes effectuées hors de Rome, en relation avec des conflits en cours, mais elles ne peuvent pas être assimilées à des démarches diplomatiques : il ne s’agit que de la transmission d’ordres entre Romains.

29Les entrevues ou pourparlers qui ont lieu lors de conflits internes, entre des partis romains opposés, ne peuvent assurément pas figurer dans notre inventaire. Lors de la première sécession de la plèbe, le Sénat envoie des délégués (les plus âgés des sénateurs) rencontrer les plébéiens révoltés ; bien que les termes utilisés par Plutarque (πρεσβεις) comme par Tite-Live (oratores)44 paraissent assimiler cette démarche à une activité diplomatique, il ne s’agit nullement d’un contact diplomatique. En revanche, quelques cas sont plus délicats à trancher, comme ceux de Porsenna ou de Coriolan. Pour le premier, les sources continuent à le considérer comme étranger à Rome (bien qu’aucun doute ne subsiste plus sur le fait qu’il en ait pris le contrôle) et assimilent ses rapports avec les Romains à des relations de caractère diplomatique : nous suivrons donc cette présentation textuelle des événements, au moins d’un point de vue formel. En sens inverse, Coriolan, ayant été exclu de sa cité d’origine, agissant en tant que représentant des Volsques, ne peut plus être considéré comme un Romain45 : il est alors logique d’intégrer les contacts, par ailleurs très singuliers, qui s’établissent avec lui.

30Les problèmes soulevés par les contacts établis entre les imperatores sont plus délicats à résoudre. Lorsque les imperatores agissent dans un cadre légalisé par leur qualité de magistrat supérieur (quel que soit leur titre), ils possèdent l’imperium et, logiquement, leurs initiatives diplomatiques doivent être validées. Les pouvoirs exceptionnels conférés à certains imperatores par les rogationes, puis les leges manilia (en 66 en faveur de Pompée), Vatinia (en 59, en faveur de César) ou trebonia (en faveur de Crassus en 55)46, incluent en outre la capacité de décider seuls de la paix. Leurs activités diplomatiques ont donc leur place dans notre inventaire, même si, dans certains cas, leurs initiatives servent autant leurs propres intérêts que ceux de Rome. En revanche, les échanges entre imperatores, assimilables à des rapports entre Romains, ne peuvent pas être comptabilisés : c’est le cas de la négociation entre César et Antoine en 48 – bien qu’Antoine soit qualifié, par dérision, « d’Égyptien » par Dion Cassius47. Il faut également exclure les démarches de quelques imperatores ayant pour but de rechercher des appuis personnels auprès des provinciaux ou des peuples extérieurs à l’Empire contre le rival du moment. Pour exemple, en 69, Lucullus a joué d’alliances avec certains Orientaux pour se constituer une clientèle tout à fait personnelle48. Durant les dernières années de la République, la personnalisation de la diplomatie devient si forte que la nature de quelques initiatives devient fort difficile à établir, mais les critères de sélection doivent continuer à s’appuyer sur la réalité d’une investiture officielle et d’un échange public avec des représentants étrangers.

2. Les légations libres et privées.

31Il convient d’exclure de notre inventaire les missions – plus exactement les déplacements – d’ordre privé que certains sénateurs effectuaient aux frais de l’État, tout en bénéficiant des avantages réservés aux légats sénatoriaux officiels. Cicéron témoigne au I^er siècle des plaintes d’alliés contre cette pratique49, mais l’usage abusif du titre de légat est antérieur à cette époque, puisque dès 122, Valère Maxime mentionne que P. Cornelius Lentulus a obtenu une mission libre en Sicile50. Ces missions particulières ne peuvent pas être assimilées à des démarches de caractère diplomatique. De la même façon, il n’est pas souhaitable de comptabiliser les démarches que certains magistrats ont pu effectuer lors de leurs missions à l’étranger afin de défendre leurs intérêts privés, sans rapport avec une mission publique. Il faut nettement différencier les démarches dont l’initiative est personnelle des démarches dont le contenu (l’objectif réel) ne concerne pas des questions publiques. Lorsque les Scipions décident en 213 de prendre contact avec le roi Syphax de Numidie, l’initiative est assurément individuelle – le Sénat n’en est même pas informé –, mais l’objectif est d’ordre public : il s’agit d’établir un lien d’amitié et d’alliance entre Rome et le roi numide51.

32Enfin, un dernier type de contacts ne peut pas être assimilé à une relation de caractère diplomatique : des groupes informels ou des individus tentent, par l’intermédiaire de légats, d’obtenir des avantages personnels. En 206, par exemple, quelques mercenaires servant sous les ordres de Magon sont battus et, selon Appien, ils envoient des πρεσβεις pour négocier les conditions de leur ralliement52. Reçus par un officier dont le titre n’est pas connu, L. Marcius Septimus, leurs conditions sont refusées et les mercenaires reprennent le combat. Cette démarche ne constitue pas un acte diplomatique, non pas en raison du statut des demandeurs, mais parce que ces mercenaires ne représentent qu’eux-mêmes, contrairement aux Mamertins par exemple qui, en 264, contrôlaient Messine. De la même façon, lorsque Marius en 108, réussit à convaincre Gauda, le frère de Jugurtha, d’intercéder en sa faveur auprès du Sénat afin que lui soit confiée la responsabilité de la guerre comme consul53, l’objectif de la mission n’est pas d’ordre public : les intérêts particuliers de Marius sont ici seuls en cause. Ce contact n’a pas mis en jeu officiellement les relations extérieures de Rome, même si l’intermédiaire est un Numide et que les relations entre Rome et la Numidie aient pu être influencées par ces rapports privés.

Les missions à intégrer

1. Les demandes d’aides.

33Les propositions ou demandes d’aide militaire font assurément partie du domaine de la diplomatie puisqu’elles sont étroitement liées à la nature des rapports que Rome établit avec ceux qui les formulent ou ceux auxquels elle s’adresse. Les conditions dans lesquelles ces démarches sont accomplies et les réponses qui y sont apportées constituent des éléments précieux pour l’analyse des relations extérieures. Si les demandes de soutien militaire ou politique constituent incontestablement des activités d’ordre diplomatique, deux types de démarches, les demandes d’aides frumentaires et religieuses, paraissent plus marginales par rapport à la politique extérieure et leur intégration dans notre Corpus doit être explicitée.

34Au v^e siècle principalement, Rome s’est adressée à de multiples reprises à ses voisins immédiats ou plus lointains afin de leur acheter du blé. Au-delà de l’implication singulière de l’organe dirigeant de Rome lors de ces démarches54, les réponses (positives ou négatives) des peuples sollicités éclairent la réalité des rapports entre Rome et ceux auxquels elle s’adresse. En 508, par exemple, les Latins, bien qu’alliés des Romains, refusent de les aider parce qu’ils disent être liés aussi aux Tarquins55 ; quelques années plus tard en 492, les Volsques accusent les légats romains venus acheter du blé d’être des espions : ils faillirent être tués56. Cette accusation d’espionnage n’a été formulée que par les Volsques, ouvertement hostiles à Rome, tandis que les autres peuples contactés en parallèle (en Sicile ou en Étrurie) ont accepté de répondre positivement aux ambassadeurs officiels de Rome57. Avec D. Briquel, nous sommes convaincue que « ces secours permettent de tracer une carte des relations internationales de Rome à cette époque, de ses amis, de ses ennemis58 ». Elles doivent donc être intégrées à notre inventaire.

35De la même façon, les demandes d’aide religieuse sont révélatrices de la qualité des rapports entre Rome et les puissances contactées, car les réponses à ces demandes ne sont jamais exemptes de considérations d’ordre politique. La démarche en 205 auprès des Attalides, afin d’obtenir le soutien de la Grande Mère de Pessinonte, constitue sans doute l’exemple le plus significatif59. Tite-Live souligne que les Romains « n’avaient point encore d’alliés parmi les villes libres d’Asie. Cependant ils se souvinrent qu’à l’occasion d’une épidémie qui ravageait Rome, on avait autrefois mandé Esculape de la Grèce sans qu’on eût avec ce pays aucune alliance60 ». Dans les deux situations (l’appel à Esculape et celui à la Grande Mère), un parallèle est établi entre les rapports politiques – en l’occurrence l’absence de rapports antérieurs – et la demande d’aide religieuse. En 292, bien qu’il n’existât aucun lien politique entre Romains et Grecs, rien ne semblait interdire à la cité latine d’accomplir une telle démarche. En 205 en revanche, un premier conflit ayant déjà opposé les deux puissances et Philippe ayant proposé un soutien militaire à Hannibal, le contentieux politique et militaire justifie le choix de Rome. La cité se tourne, à ce moment précis, non pas vers une cité grecque, mais vers un sanctuaire asiatique. Le choix de Pessinonte n’est pas neutre historiquement : le sanctuaire est localisé sur le territoire d’Attale, ennemi déclaré du roi de Macédoine depuis plusieurs années et, pour cette raison, allié de Rome probablement depuis 212-21161. Les considérations d’ordre politique sont indissociables du contexte religieux ; ces démarches se doivent donc d’être intégrées à notre inventaire.

2. La recherche d’informations.

36Dès l’Antiquité, la différenciation entre des démarches de simple espionnage et des missions destinées à fournir ou à apporter des informations paraît aléatoire. L’histoire des premiers siècles de la République fournit nombre d’exemples de situations dans lesquelles des accusations d’espionnage sont explicitement formulées. Quels critères peuvent alors permettre de distinguer les démarches qui relèvent du seul espionnage de caractère militaire des missions d’informations assimilables à des échanges diplomatiques ? Deux éléments peuvent être retenus : en premier lieu, l’objet de l’enquête ne peut concerner, comme pour tous les actes diplomatiques, que des affaires publiques (changements d’alliance, rapprochements…). En second lieu, seules les démarches ayant effectivement comporté un contact entre des représentants de Rome et ceux d’une puissance étrangère doivent être prises en compte. Dans le sens inverse enfin, lorsque, par exemple, les Sénateurs reçoivent de la part des Latins et des Herniques des démarches multiples pour les informer de la position des Volsques62, ces sortes d’initiatives sont politiquement significatives et doivent être prises en compte.

37En revanche, doivent à notre sens être exclues de notre inventaire, les missions d’observations qu’un consul ou un chef d’armée étrangère confie à un de ses officiers ou à un subalterne auprès des camps de l’ennemi, avec pour simple mission d’épier leurs faits et gestes, sans contact effectif avec les représentants de l’ennemi. En 202, des espions sont ainsi envoyés par Hannibal au camp de Scipion ; Valère Maxime précise qu’après leur capture, Scipion n’a pas cherché à les interroger « sur les desseins et les forces de Carthage63 ». Aucun échange de caractère diplomatique ne s’est ici produit : bien que les espions puniques aient rempli partiellement leur mission, leur capture ne les transforme pas pour autant en diplomates. Au cours du ii^e s. notamment, le Sénat envoie en Grèce et en Asie des légats chargés d’observer la situation des royaumes ou de sonder les dispositions des alliés, certaines de ces missions d’informations paraissent fort proches de missions d’espionnage, comme la mission effectuée en 165 par T. Sempronius Gracchus64. Mais, au cours de ces démarches, différents contacts sont établis avec des représentants des pouvoirs locaux encore autonomes, mettant en jeu les intérêts politiques et militaires de Rome : elles doivent donc être intégrées à notre inventaire.

3. Les procédures de deditiones.

38Nombre d’historiens, y compris récemment, ont estimé que la deditio était assimilable à une capitulation, tant la terminologie utilisée par certains auteurs anciens entretient une grande confusion par son manque de rigueur, en l’appliquant à des démarches de nature apparemment fort différente. Il est tout d’abord nécessaire d’exclure du champ de la diplomatie les deditiones individuelles qui relèvent en effet d’une forme de capitulation, permettant simplement à quelques soldats en difficulté de sauver leur vie65. En revanche, les deditiones collectives, mises en œuvre par les représentants officiels du pouvoir d’une cité ou d’un peuple doivent, à notre sens, être assimilées à des démarches d’ordre diplomatique. La procédure, attestée par de multiples témoignages, permet en effet de différencier nettement capitulatio et deditio.

39En premier lieu, une deditio peut être acceptée – c’est le cas de figure le plus fréquent – ou refusée par Rome, mais également par l’ennemi. Deux exemples peuvent en ce sens être cités. En 341, « les Sidicins commencèrent par faire leur deditio aux Romains. Puis, comme le Sénat repoussait cet acte tardif et arraché en fin de compte par une extrême nécessité, ils se soumirent aux Latins66 ». Dans le sens inverse, celui auquel la deditio est proposée peut la refuser : ainsi en 109, Jugurtha rejette la proposition formulée par le consul Metellus67. En revanche, dans un contexte d’une capitulation, on ne trouve trace d’aucune forme de contact, de discussion ou de sujet débattu entre le vaincu et le vainqueur, sur quelque point que ce soit ; le droit du vainqueur (une des dispositions les mieux attestées du ius gentium) s’exerce dans tous les domaines, interdisant au vaincu de pouvoir peser sur son avenir.

40En second lieu, la distinction entre deditio et capitulatio s’appuie sur des formules, différenciées par la plupart de nos sources : venire in fidem ne semble jamais être confondu avec la formule venire in potestatem. En 241, le pontife Papirius rappelle au consul Q. Lutatius qu’il ne peut commettre de sévices contre la cité de Faléries car elle s’est « livrée, non pas à la puissance, mais à la foi des Romains68 ». Pour le pontife, cette distinction interdit tout pillage de la ville, tout massacre de la population. En 183, des Gaulois transalpins venus s’installer en Vénétie utilisent une argumentation identique auprès du Sénat, faisant valoir qu’ils « s’en étaient remis plus à la protection qu’au pouvoir du peuple romain69 ». Cependant les garanties qu’offre la deditio ne sont pas contractuelles puisque la position de force du représentant de Rome lui permet de n’engager que sa fides, c’est-à-dire une forme de protection dont d’ailleurs les déditices eux-mêmes ne semblent pas percevoir le sens. Polybe précise ainsi que lorsque les Étoliens, en 191, s’en remirent à la foi des Romains, ils « ignoraient le sens exact de ces termes et, par une mauvaise interprétation du mot foi, ils comptaient s’assurer de cette façon un pardon plus complet70 ».

41Si les garanties apportées par la deditio ne sont pas contractuellement fixées, il semble cependant admis implicitement pour les deux parties qu’elle permet d’éviter le pillage de la cité et les exactions contre ses habitants. Pour preuve, les Ligures Statellati avaient en 173 fait leur deditio au consul M. Popillius Laenas, mais « celui-ci leur enleva à tous leurs armes, détruisit leur ville, les fit vendre, eux et leurs biens71 ». Non seulement le Sénat refusa d’entériner ces actes, mais, exceptionnellement, il exigea que le consul réparât ses fautes car on craignait les conséquences de telles dérives : « Le sort survenu à tant de milliers d’innocents implorant la bonne foi (fidem) du peuple romain avait constitué le plus détestable précédent, au point que personne n’oserait plus faire sa soumission (dedere)72. » Les garanties minimales de la deditio sont d’ailleurs confirmées par les réactions négatives des soldats romains qui, en cas de deditio, sont privés du butin. En 73 par exemple, les soldats de Lucullus lui reprochent de « gagner à son parti toutes les villes sans en prendre aucune de vive force et sans leur permettre de profitables pillages73 ». Il est même plausible que le refus de certaines deditiones soit à mettre en relation avec l’importance du butin convoité qui, en cas de deditio, risquait alors d’échapper au partage entre les vainqueurs74.

42Une deditio peut comporter des clauses particulières même si, dans la plupart des cas, elles paraissent avoir été dictées par le vainqueur. Nous avons quelques témoignages de contacts lors de déditions qui, sans être assimilables à des négociations – le rapport des forces est, a priori, trop défavorable aux déditices –, donnent lieu à un véritable échange (voire à un marchandage) entre les deux parties. Le consul vainqueur peut exiger naturellement des otages75, mais certaines deditiones s’accompagnent de décisions plus circonstanciées, comme lors de la prise de Syracuse. En 212, « des ambassadeurs chargés de négocier les conditions de la capitulation (deditio) de la ville sont, après des entretiens destinés à connaître les vœux des assiégés, envoyés à Marcellus76 ». Un accord intervient sur « le principe que ce qui, partout, avait appartenu aux rois, appartiendrait aux Romains, et que les Siciliens garderaient tout le reste, avec leur liberté et leurs lois77 ». L’évolution est si sensible entre les deditiones primitives et celles des siècles suivants qu’on peut même s’interroger sur ce qui, progressivement, va permettre de différencier une deditio dont les dispositions ont été ainsi débattues d’un foedus inequum. Un exemple très éclairant de cette évolution est donné en ce sens en 173 par les conditions de la deditio des Ligures Statellati. Tite-Live précise qu’ils « se rendirent sans conclure, il est vrai, de convention78 » ; une telle affirmation laisse supposer qu’au ii^e siècle la pratique avait évolué de sorte qu’il était devenu habituel qu’une deditio s’accompagne d’un pactum.

43L’importance de cette évolution montre qu’entre la procédure de simple capitulation et celle de la deditio, les différences paraissent de plus en plus nettement marquées : cette dernière procédure se rapproche d’une forme d’accord partiellement négocié, malgré le déséquilibre patent du rapport des forces. L’évolution se poursuit à l’époque du principat et au début de l’Empire, de sorte que l’on hésite alors à identifier le statut des peuples nouvellement intégrés à l’Empire : doit-on les considérer comme des foederati ou des dediti79 ? Si, à ce moment-là, les sources entretiennent encore la confusion, c’est, affirme M. Lemosse, parce que

« la deditio a évolué pour se rapprocher dans son rôle et dans ses effets d’un traité, on peut aller plus loin et considérer que la deditio sous le principat permettait d’obtenir les mêmes résultats que le foedus, tout en présentant au surplus des avantages incontestables 80 ».

44Les avantages de la deditio sont en effet considérables : nous avons vu qu’elle peut être acceptée, refusée et même renégociée ; elle permet également de préserver l’intégrité démographique et le potentiel économique d’une cité. Mais c’est, à notre sens, au regard du fonctionnement des institutions, qu’elle présente l’avantage le plus considérable : en effet, les dispositions particulières d’une deditio sont fixées par le chef des armées, sans qu’il soit besoin de les faire ratifier par le peuple. Nul besoin d’un vote des comices ou de l’envoi d’une commission sénatoriale pour établir les conditions des relations futures entre le peuple ou la cité déditice et Rome81. La procédure est si souple qu’elle autorise bien des remaniements postérieurs en fonction de l’évolution de la situation et de la seule volonté de Rome. Cette forme très singulière de la pratique diplomatique romaine devra être analysée avec d’autant plus d’attention que son évolution débouche progressivement sur une des formes majeures de la diplomatie romaine, jusqu’à constituer « la base générale des relations internationales », selon la formule de M. Lemosse82. Si à l’origine, les différences entre deditio et capitulatio paraissent assez ténues et peu lisibles, l’évolution aisément perceptible de l’usage de ces vocables permet d’opérer une distinction assez nette pour autoriser l’intégration de l’analyse des deditiones dans le champ diplomatique. Elles constituent probablement un des aspects les plus inventifs de la diplomatie romaine.

Tableau II. – Le champ de la diplomatie.