Conclusion
p. 361-370
Texte intégral
Rappel de la problématique et des principales conclusions
1En 2001, à la suite du contre-sommet de Gênes, nous avons décidé d’étudier le mouvement altermondialiste. Nous y voyions l’occasion de suivre l’évolution d’un mouvement quasiment depuis sa création. La concomitance de l’émergence de l’altermondialisation sur les deux bords du Rhin – avec un départ différé pour ATTAC-Allemagne qui ne connaît un véritable essor qu’à partir de 2001, alors qu’ATTAC-France est apparue dès 1998 – se prêtait en outre parfaitement à notre démarche comparative.
2La sociologie de trajectoires altermondialistes nous permettait par ailleurs de mettre à profit notre expérience militante passée, qui incluait notamment la fréquentation d’événements considérés a posteriori comme étant altermondialistes, le contre-G7 de Lyon en 1996 et le rassemblement de Millau à l’été 2000. La connaissance des réseaux et des rouages du champ militant français nous offrait alors la possibilité d’interroger la nouveauté d’ATTAC et du mouvement altermondialiste. Notre intention était de contribuer à la recherche sur ce mouvement en abordant l’engagement des jeunes à partir d’une démarche à la fois microsociologique et diachronique. En somme, notre travail de terrain s’est inscrit dans une continuité de l’observation et de la réflexion, en assurant un suivi sur plusieurs années des réunions et des rassemblements altermondialistes, mais aussi en renouvelant les entretiens avec un même échantillon de militants à deux-trois ans d’intervalle.
3En 2002, nous avons donc rencontré de jeunes militants français et allemands engagés dans le mouvement altermondialiste ; ils étaient alors séduits par la nouveauté de ce cycle de mobilisation. Nous faisions plusieurs hypothèses. Nous pensions que les jeunes que nous allions interviewer resteraient dans le mouvement altermondialiste, qu’ils seraient conquis par ce mouvement émergent, que leurs méthodes de fonctionnement au sein des groupes seraient différentes de celles que nous avions pu observer dans les partis politiques et les organisations traditionnelles, et enfin que leurs moyens d’action seraient novateurs. En choisissant une approche comparative France/Allemagne, nous souhaitions mesurer la portée de la dimension transnationale de l’engagement altermondialiste, mais aussi la spécificité des mouvements altermondialistes des deux pays du point de vue des origines, de la temporalité, des acteurs, des méthodes, etc.
4À l’issue de plusieurs années d’enquêtes, nos hypothèses ne se sont pas vérifiées. Les jeunes militants se sont distanciés du mouvement altermondialiste, leurs organisations ont connu les mêmes difficultés que celles qu’ont rencontrées les organisations d’autres courants militants – autodissolution de plusieurs groupes affinitaires et tendances oligarchiques au sein d’ATTAC-France –, et leurs moyens d’action se sont peu distingués des répertoires d’action existants. Seul le concept des contre-sommets et des Forum sociaux semble constituer un apport spécifique à ce courant : ce n’est pas tant ces formes d’action qui sont novatrices, puisque des contre-sommets se sont tenus avant l’émergence de l’altermondialisation et que les Forum sociaux rappellent finalement fortement le concept des journées d’été des partis politiques, mais c’est davantage le systématisme de cet agenda qui représente une particularité.
5L’étude diachronique de ces trajectoires individuelles menée sur trois ans a montré que la faiblesse de l’ancrage du mouvement à l’échelon local, l’abstraction des revendications altermondialistes et la multiplicité des acteurs notamment, ainsi que d’autres spécificités qui paraissaient attractives de prime abord, sont désormais perçues avec un regard moins enthousiaste. La diversité politique est suspectée de ralentir le travail militant, la multitude des thèmes disperserait les forces, les Forum sociaux seraient trop académiques, les contre-sommets trop éloignés géographiquement. En France, le verrouillage d’ATTAC par les générations militantes des années 1970, la professionnalisation de l’organisation (permanents salariés, important travail de communication, etc.) et son caractère de plus en plus hybride (entre mouvement social et mouvement politique) ont ajouté à la déception des militants qui étaient, pour la plupart, à la recherche d’un engagement à la marge des organisations traditionnelles. À cela est venue se greffer une actualité politique nationale, depuis 2003, qui a recentré l’activité des militants multi-encartés sur leur territoire français ou allemand.
6Cette déception perceptible dans la deuxième vague d’entretiens entraîne l’arrêt de la fréquentation des événements altermondialistes par la quasi-totalité des militants. Toutefois, au-delà de cette forme d’apprentissage douloureux qui remet en cause l’idéalisme des premiers temps de l’engagement, tous continuent à se qualifier avant tout d’« altermondialistes », ou de militants « antimondialisation » ou « critiques de la globalisation » (à l’exception des militants de SPEB et de Linksruck), ceci parce qu’ils essaient systématiquement de lier leurs engagements locaux à des problématiques internationales, mais surtout parce que l’émergence de ce mouvement a accompagné leur socialisation politique. Cet attachement des jeunes au master frame – « cadre dominant » – qu’est l’altermondialisation montre, comme l’a écrit Sylvie Tissot, qu’une reconversion militante ne signifie pas toujours que l’individu « change d’idées », mais qu’elle peut simplement consister en un repositionnement dans l’espace social ou militant1. Cela indique également que si l’altermondialisation semble avoir réussi à inscrire la « loyauté » de ses militants dans la durée2, le mouvement n’est pas pour autant parvenu à imposer la « captation » de ces individus3 – au moins en partie à cause d’un coût trop bas des droits d’entrée et de la défection.
7Un événement intervenu à la fin de notre période d’enquête a marqué l’évolution du mouvement altermondialiste allemand. La tenue d’un contre-sommet à Heiligendamm en 2007 a mêlé à la fois la dimension nationale pour les Allemands et la dimension internationale de la tenue du G8. Cette mobilisation a constitué une brève parenthèse dans la distanciation de l’altermondialisation pour certains des jeunes militants allemands que nous avons interviewés. L’occasion de cette mobilisation sur le sol allemand a notamment été saisie par ATTAC-Allemagne pour redynamiser son organisation, comme en témoigne un texte interne à l’organisation qui, un an auparavant, l’envisage comme une « cure de jouvence pour le mouvement altermondialiste » et espère que ce contre-sommet sera le « Gênes allemand4 ». La référence au contre-sommet de Gênes peut étonner quand on a en mémoire la violence qui l’avait caractérisé, et qui avait culminé avec le décès du jeune militant italien, Carlo Giuliani. Elle étonne moins quand on sait que cet événement a été le moment fondateur d’ATTAC en Allemagne et plus généralement du courant modéré du mouvement altermondialiste dans ce pays5. Dès lors, l’appel d’ATTAC-Allemagne illustre bien cette tentative de retour aux sources d’ATTAC et de reconquête des franges jeunes et radicales.
Altermondialisation : une coalition de mouvements locaux et nationaux
8Au niveau microsociologique, nous avons illustré la thèse selon laquelle des domestic antiglobalization movements – des mouvements altermondialistes ancrés nationalement – constitués de groupes locaux ou nationaux alimentent les « coalitions transnationales6 ». Ainsi, notre approche de l’altermondialisation au contact de dix-huit individus a révélé que les ascendances différentes de l’altermondialisation en Allemagne (plutôt ancrée dans les NMS) et en France (davantage liée au militantisme social, aux partis et aux syndicats) ont des répercussions concrètes sur les pratiques des militants. L’influence du mouvement écologiste en Allemagne est, par exemple, perceptible au niveau de la plus grande réflexivité au sein des organisations et du souci d’adéquation théorie/pratique des jeunes militants allemands dans les domaines de la consommation, des transports et plus généralement du respect de l’environnement. L’importance des NMS dans ce pays et celle des organisations traditionnelles en France se lisent également au niveau de la structure des groupes ATTAC et de leur auto-présentation sur les deux rives du Rhin : en France, ATTAC se présente comme une « association d’éducation populaire » qui « produit analyses et expertises, organise des conférences, des réunions publiques, participe à des manifestations » ; en Allemagne, ATTAC se définit comme un hybride entre « réseau, ONG et mouvement7 ». Autre exemple des répercussions des configurations différentes de l’altermondialisation en France et en Allemagne, les passerelles entre mouvement social et partis politiques sont simplifiées du côté français, en raison de l’existence d’une extrême gauche structurée qui facilite le prolongement du social dans le politique. En Allemagne, le mouvement altermondialiste est resté assez autonome et séparé du champ partisan, même si le PDS (et les Grünen dans une bien moindre mesure) s’y sont investis.
9Les entrepreneurs politiques qui animent le mouvement ont été hérités, eux aussi, en grande partie de l’« avant-altermondialisation ». Le personnel militant « à la tête » du mouvement altermondialiste est faiblement renouvelé. Ceci va dans le sens des résultats des travaux se réclamant d’une approche généalogique de l’altermondialisation8 et à contre-courant de ceux – essentiellement journalistiques9 – relevant de ce que Lilian Mathieu a appelé la tendance du « surgissement de l’inédit10 ». Se trouve ainsi renforcée l’idée que l’altermondialisation est bien une « construction politique et non une réaction spontanée et mécanique au processus de mondialisation11 ». Pour autant, tout n’est pas que répétition de scénarios antérieurs. La coalition d’organisations très diverses – matérialistes et post-matérialistes – sur le moyen terme est une des particularités du mouvement altermondialiste. Cette hétérogénéité des origines des militants altermondialistes, le « camaïeu12 » d’idées politiques au sein du mouvement, l’absence d’« orthodoxie altermondialiste », signent la spécificité du « mouvement des mouvements ». Ceci en fait une illustration de l’assertion aristotélicienne qui veut que la totalité soit plus que la somme des parties.
10La construction du répertoire revendicatif altermondialiste suit un schéma similaire, puisqu’il reprend en grande partie les thématiques de mouvements préexistants à l’altermondialisation. La lutte contre la mondialisation libérale se révèle ainsi être un master frame pour une grande variété de luttes militantes, mais aussi un créneau d’alignement ou d’extension de cadre pour des organisations en recherche de nouvelles recrues. En affirmant que l’environnementalisme n’est qu’une composante parmi d’autres de l’altermondialisation, ou encore que l’anticapitalisme englobe l’altermondialisation, des organisations écologistes ou trotskistes peuvent ainsi espérer convaincre des primo-militants engagés dans le mouvement altermondialiste d’adhérer à leur cause.
Reconversions militantes
11Un des principaux bénéfices de notre approche diachronique est d’avoir pu observer le retour sur investissement des partis engagés dans l’altermondialisation. La LCR et le PDS ont, à l’issue de notre enquête, conquis une partie importante de notre échantillon qualitatif, que ce soit en les accueillant dans les rangs de leurs adhérents ou en les comptant dans ceux de leurs électeurs. Ceci est révélateur par ailleurs d’une autre caractéristique révélée par notre étude : la difficulté éprouvée par le mouvement altermondialiste à retenir ses militants. Passés les moments d’expérimentation de la violence symbolique et politique, de participation aux forums de discussion, de militantisme festif lors des contre-sommets, d’exploration de la « grande braderie idéologique » – un peu à la manière du concept de catch-all party, ou « parti attrape-tout13 » – que constitue la variété des courants en présence dans le mouvement, les jeunes militants se trouvent confrontés aux limites de l’altermondialisation. L’absence de perspective politique et de continuité organisationnelle les oriente alors vers la « voie de sortie » que sont la LCR et le PDS – devenu Die Linke, à la suite d’un rassemblement avec des altermondialistes, des syndicalistes et des dissidents du SPD –, ressourcés par le passage dans le mouvement social. Il n’est pas anodin que ces militants passent d’une forme de militantisme alternatif à un militantisme beaucoup plus conventionnel, au sein de partis politiques, certes protestataires, mais jouant le jeu de la démocratie élective.
12Ce constat rappelle les théories de Michel Dobry sur la « capacité à capter les calculs » que certains « secteurs » (au sens de « champ ») auraient sur les acteurs, particulièrement lors des périodes routinières d’un mouvement. Dans les conjonctures de crise en revanche, ou en fin de cycle, certaines « solutions » émergent et parviennent à canaliser les stratégies de ces acteurs qui échappent alors à la « logique sociale » du secteur14. Les mécanismes de sortie d’un mouvement étant en permanente interaction avec les habitus individuels, les solutions proposées lors de la conjoncture de crise ne représentent pas pour tous les militants la même opportunité politique et l’on trouve parmi les trajectoires de notre échantillon qualitatif des réorientations divergentes à la sortie du mouvement altermondialiste. Nous avons ainsi pu observer comment les militants qui n’ont pas opté pour une (re)conversion partisane, se sont repliés sur leurs amours militantes antérieures à l’altermondialisation. Le plus souvent, ceux-là se concentrent alors sur des revendications ou des actions concrètes (aide aux précaires ou aux immigrés, défense de l’environnement) au niveau local ou national. Cette dernière forme de reconversion répond à la frustration produite par l’abstraction et le flou de la revendication altermondialiste « Un autre monde est possible » et à l’éloignement des cibles que sont les instances supranationales.
13Ces trajectoires de sortie différenciées qui sont en cohérence avec les débuts du parcours des jeunes militants, témoignent d’une forme de continuité dans ces carrières. En effet, le choix de rejoindre ou de se réinvestir dans un parti a été fait par les militants français multi-encartés (et déjà adhérents à la LCR), par un militant allemand qui avait mis son militantisme vert en veilleuse pendant son passage dans l’altermondialisation, et enfin par les jeunes trotskistes de SPEB et Linksruck dont le projet collectif a, dès le départ, été de construire un parti de masse en puisant dans le vivier altermondialiste. Seule une militante française a intégré la LCR pour la première fois et individuellement, grâce à l’influence de ses camarades altermondialistes multi-encartés. Les autres militants qui ont été échaudés par un passage précoce dans un parti ou qui refusent cette forme de militantisme, ont opté pour le militantisme aux « revendications concrètes ». Dans leur cas, c’est donc au niveau du capital de sympathie et de la légitimité militante accordés à la LCR et au PDS/Die Linke – qui se manifestent notamment au travers du vote et des intentions de vote des militants – que l’on peut réellement mesurer le bénéfice accumulé par ces deux partis dans l’altermondialisation. Le choix des militants de SPEB et de Linksruck de se tourner vers la LCR et Die Linke va également dans ce sens, puisque la stratégie de ces organisations consiste à intégrer des partis en plein essor. Ils avaient précédemment porté leur choix sur les partis sociaux-démocrates en France et en Allemagne, puis sur Lutte ouvrière en France.
14À la lumière des travaux d’Albert O. Hirschman et de son analyse en termes d’alternance de bonheur privé et d’action publique, nous avons pu constater l’existence d’interactions entre le repli des individus sur leur vie privée et leur participation à l’actualité politique et militante, expliquant une partie des défections observées dans notre échantillon. Nos observations et les entretiens que nous avons menés nous portent cependant à penser que ces deux sphères publique/privée ne sont pas aussi cloisonnées qu’Albert O. Hirschman le prétend et que l’action publique peut coexister avec une phase intense de la vie privée d’un individu.
Des mécanismes d’entrée et de sortie identiques en France et en Allemagne
15Nous arrivons ainsi à la conclusion que les mécanismes de défection altermondialiste des dix-huit jeunes Français et Allemands étudiés semblent répondre à une dynamique identique : une déception face aux caractéristiques du mouvement et parfois à son institutionnalisation grandissante, un désir de prolongation de leur engagement dans un cadre partisan ou, au contraire, de retour vers des revendications concrètes ; ceci, en interaction avec les fluctuations de leur vie privée (activité estudiantine ou professionnelle, vie amoureuse et familiale). En somme, nous avons identifié trois types de causalités dans le processus de désaffiliation, en France comme en Allemagne : les raisons liées aux trajectoires biographiques des individus, celles tributaires des caractéristiques ou de l’évolution du mouvement altermondialiste, et enfin celles dépendant du changement des opportunités politiques et militantes nationales.
16Ainsi, si le contexte national joue un rôle déterminant au niveau des pratiques et de la prévalence de certaines orientations idéologiques, il semble que les processus d’engagement et de désengagement ne soient pas réellement déterminés par l’origine nationale des jeunes militants. Des deux côtés du Rhin, l’entrée en militantisme était mue par un désir d’action protestataire et par la nouveauté apparente du mouvement altermondialiste, mais aussi par la déception qu’a causée l’accession au pouvoir des partis de gauche en France et en Allemagne à la fin des années 1990. Ceci a contribué à une certaine ressemblance des profils altermondialistes français et allemands, particulièrement pour ce qui est de leur volonté de se situer à l’écart des forces gouvernementales. La comparaison nous a ainsi donné les moyens de monter en généralité en montrant que les différences que l’on peut relever entre les militants de l’échantillon qualitatif ne dépendent pas uniquement des origines nationales, mais aussi d’autres variables (origines sociales, rapport à la politique, orientation idéologique, genre, âge…). Ce poids limité des variables nationales a été confirmé par l’étude quantitative que nous avons menée auprès de militants d’ATTAC, en France et en Allemagne.
L’altermondialisation, un mouvement transnational ?
17Enfin, la comparaison a permis de mettre en évidence le peu de relations qui existe entre les mouvements altermondialistes des différents pays européens, et ainsi d’apporter un point de vue différent de celui des travaux – essentiellement états-uniens – qui constatent l’émergence d’une société civile transnationale15. Comme l’a écrit Daniel Mouchard, ces différences qui existent entre les analyses qui pondèrent la dimension transnationale des mouvements sociaux et celles qui tendent à l’« extrapoler » pour conclure à l’existence de réseaux transnationaux, tiennent essentiellement à des approches méthodologiques différenciées16 : d’un côté une vision plus « aérienne17 » du mouvement, de l’autre une approche « par le bas ».
18En adoptant une démarche empirique et microsociologique, on constate que la dimension transnationale du mouvement se manifeste essentiellement au niveau des cibles de l’altermondialisation que sont les instances supranationales mises en cause. Elle est également présente au niveau cognitif chez les militants qui se réfèrent volontiers à des personnalités étrangères pour définir leur engagement. La transnationalité est en revanche peu perceptible au niveau des liens et réseaux tissés entre militants, que ce soit lors des contre-sommets – qui rassemblent certes des militants d’origines différentes, mais lors desquels les affinités nationales continuent à prévaloir –, ou dans les périodes intercalées entre ces rassemblements où l’actualité locale ou nationale et les réseaux militants nationaux prennent le dessus18. Ceci confirme une fois encore que les dynamiques internationales – telles que le processus de globalisation ou celui de l’extension du capitalisme – ne peuvent être analysées séparément des échelons nationaux et/ou locaux19.
19Plus généralement, nos observations rejoignent celles de divers travaux sur les dynamiques de transnationalisation ou d’européanisation qui ont montré que la circulation des idées fonctionne au niveau supranational, que les références culturelles traversent les frontières, que les agendas militants se synchronisent, mais que les réseaux et les trajectoires individuelles restent dépendants des champs nationaux. L’influence persistante des logiques nationales (mode de recrutement, relation aux médias, etc.) et de l’attraction des champs nationaux a ainsi été mise en évidence, et le « supranationalisme » supposé des acteurs européens a fortement relativisé20. Dans le cadre de ses études, l’échelon européen a parfois été analysé comme une alternative (souvent temporaire) à une carrière nationale frustrée, pour des individus dotés en capital multiculturel. Ceci converge également avec nos conclusions concernant certains des jeunes militants altermondialistes.
Prospective
20Le défaut d’encadrement que nous avons observé au sein du mouvement altermondialiste et la fuite des jeunes adhérents vers d’autres formes de militantisme nous amènent à nous interroger sur les perspectives de l’altermondialisation en France et en Allemagne. La fluidité du mouvement altermondialiste engendre un phénomène de « serpent qui se mord la queue », en ceci que c’est ce caractère diffus et la séparation affichée des partis politiques qui attirent les jeunes militants, et que ce sont ces mêmes caractéristiques qui constituent une des causes de la perte des effectifs après quelques années d’expérimentation de l’action protestataire. On peut alors se demander si le mouvement altermondialiste va rester durablement dans cette position de sas ou de « marche-pied » soit vers les partis, soit vers des engagements aux revendications plus « concrètes ». Fin 2008, l’évolution des mouvements altermondialistes français et allemands avec, d’un côté, la professionnalisation des organisations ATTAC – et plus particulièrement ATTAC-France – et, de l’autre, le maintien dans la radicalité politique des franges protestataires, semble indiquer que le mouvement se scindait alors de plus en plus en deux courants distincts. La baisse importante des effectifs d’ATTAC-France est liée à des dysfonctionnements internes, mais certainement aussi à son institutionnalisation. La clarification de son statut, de ses objectifs aurait pu mettre un terme au sentiment de « tromperie sur la marchandise » ressenti par de jeunes militants pensant avoir rejoint une organisation au fonctionnement démocratique et aux modes d’action protestataires et radicaux. On aurait pu penser qu’en retour, ATTAC fidélise une autre partie de ses adhérents, notamment les entrepreneurs politiques minoritaires – ou outsider – dans leur famille d’appartenance politique nationale et qui ont profité de l’émergence de l’altermondialisation pour se démarquer et se construire une nouvelle légitimité21. La primo-adhésion en 2012 de 1 197 nouveaux adhérents à ATTAC-France montre qu’un attrait subsiste pour cette forme de militantisme. Il n’en demeure pas moins que la chute continue et notable des effectifs depuis 2003 confirme l’ancrage des déceptions succesives liées à cette organsiation-phare de l’altermondialisation.
21Le statut d’ATTAC-Allemagne reste plus confus en raison de sa plus grande proximité du mouvement social et de son fonctionnement plus horizontal. L’organisation allemande résiste à la tentation d’une professionnalisation trop rapide. Sa structuration qui a dès le départ écarté un mode de fonctionnement présidentialiste l’a probablement « préservée » ou tenue à distance de l’évolution de son homologue français. La croissance rapide et continue d’ATTAC-Allemagne nous autorise cependant à nous interroger sur la pérennité de ce statu quo.
22Un autre signe d’un écartèlement toujours plus grand des courants modérés et radicaux au sein du mouvement peut être observé au niveau de l’évolution des Forum sociaux. Initiés par ATTAC et fortement portés par cette organisation, leur focale s’est continuellement resserrée depuis 2001. Du Forum social mondial organisé à Porto Alegre, les forums se sont d’abord déclinés en forums continentaux, puis se sont repliés sur l’échelon local : en 2008, le Forum social mondial a été décentralisé et s’est incarné en une multitude d’événements locaux. Ceci donnait l’impression qu’ATTAC souhaitait renforcer ses bases militantes aux niveaux local et national. L’échelon international ou transnational semblait revenir cette année-là aux franges protestataires du mouvement, qui avaient d’ailleurs été les premières à l’investir en Europe, dès le contre-sommet de Prague en 2000. Depuis, les Forum sociaux mondiaux se sont tenus alternativement sur les continents africain et (sud-) américain.
23L’évolution du mouvement altermondialiste présente de fortes similarités avec celle qu’ont connue les partis verts en Europe. Leur apparition a, elle aussi, coïncidé avec une crise de confiance dans les institutions représentatives22. Et, tout comme le mouvement altermondialiste, les organisations écologistes ont été marquées à leurs débuts par un désir de pluralité et de ne pas voir l’unité du mouvement céder le pas à l’uniformité23. Quelques années plus tard, l’argumentaire avancé par les écologistes partisans d’une professionnalisation de leur courant politique a été proche de celui que l’on peut entendre aujourd’hui chez les défenseurs altermondialistes d’une telle évolution : la structuration et la centralisation de l’organisation permettrait de remédier à la dispersion des forces sur des fronts locaux, la création d’un parti représenterait la suite logique et l’aboutissement du combat mené jusque-là, les campagnes électorales seraient un moyen inégalé de s’adresser aux citoyens, la constitution en parti serait le moyen le plus efficace de mettre les revendications sur l’agenda politique et de ne pas se contenter d’être une force de contre-pouvoir, etc.24. Ceci montre les rapprochements qui peuvent exister entre l’institutionnalisation des mouvements écologistes et altermondialistes, et relativise la particularité de l’émergence puis de l’évolution de l’altermondialisation.
24Cette référence à des mouvements ayant préexisté au mouvement altermondialiste ne saurait suffire. Porter son regard sur les mouvements postérieurs au déclin du mouvement altermondialiste rend là encore toute pertinente l’approche généalogique des mobilisations et des mouvements sociaux. On peut citer à cet égard le mouvement des Indignés (ou « Mouvement du 15 mai ») qui a émergé sur une place madrilène le 15 mai 2011 et qui montre de fortes continuités avec le mouvement altermondialiste. Au-delà de certaines différences (la non-violence transversale à ce mouvement, notamment25), ce sont surtout la dynamique transnationale de ce mouvement diffus, la forme de ses revendications26, son refus de dialogue avec les partis, ainsi que l’absence de leaders27 qui rappellent fortement certains traits du mouvement altermondialiste.
Notes de bas de page
1 Tissot S., « Les reconversions militantes », inTissot S., Gaubert C., Lechien M.-H. (dir.), Les reconversions militantes, PULIM, Limoges, 2006, p. 9-11.
2 Hirschman A. O., Défection et prise de parole, Fayard, Paris, 1995.
3 Dobry M., Sociologie des crises politiques, Presses de la Fondation Nationale des Sciences politiques, Paris, 1992 (1re édition 1986), p. 103.
4 Extrait d’un texte de Werner Rätz et Sven Giegold (avril 2006), document interne à ATTAC-Allemagne.
5 Rucht D., Teune S., Yang M., « La genèse des mouvements altermondialistes en Allemagne », in Sommier I., Fillieule O., Agrikoliansky É. (dir.), La généalogie des mouvements altermondialistes en Europe. Une perspective comparée, Karthala, Paris, 2008.
6 Tarrow S., « “Global” movements, complew internationalism, and North-South inequality », atelier « Contentious politics », Columbia University, 10 octobre 2003. Mathieu L., « La constitution du mouvement altermondialiste français », Critique internationale, no 27, 2005, p. 157.
7 « Zwischen Netzwerk, NGO und Bewegung ». Extrait de Das Selbstverständnis von ATTAC, texte fondateur, octobre 2001.
8 Sommier I., Fillieule O., Agrikoliansky É. (dir.), La généalogie des mouvements altermondialistes en Europe. Une perspective comparée, Karthala, Paris, 2008.
9 Losson C, Quinio P, Génération Seattle, les rebelles de la mondialisation, Grasset, Paris, 2002.
10 Mathieu L., « La constitution du mouvement altermondialiste français », Critique internationale, no 27, 2005, p. 147.
11 Mouchard D., « Les altermondialismes », Critique internationale, no 27, avril-juin 2005, p. 129.
12 Nous reprenons l’image de Florence Faucher utilisée pour décrire la variété des écologistes au sein des partis verts français et britanniques (Faucher F., Les habits verts de la politique, op. cit., p. 38).
13 Kirchheimer O., « Der Wandel des westeuropäischen Parteiensystems », Politische Vierteljahresschrift, 6e année, no 1, 1965.
14 Dobry M., Sociologie des crises politiques, op. cit., p. 102-103 et 244-256.
15 Florini A. M., The rise of transnational civil society, Carnegie Endowment for International Peace, Washington, 2000. Smith J., Chatfield C., Pagnucco R., Transnational social mouvements and global politics. Solidarity beyond the State, Syracuse University Press, New York, 1997. Keck M. E., Sikkink K., Activist beyond borders: advocacy network in international politics, Cornell University Press, Ithaca, 1998. Guidry J., Kennedy M. D., Zald M., Globalization and social movements. Culture power and the transnational Public sphere, The University of Michigan Press, Ann Arbor, 2000. O’Brien R., Goetz A.-M., Scholte J. A., Williams M., Contesting global governance, Cambridge University Press, Cambridge, 2000. Wapner P., Environmental activism and world civic politics, Suny Press, Albany, 1996.
16 Mouchard D., « Les altermondialismes », op. cit., p. 130.
17 Smith A., « “L’espace public européen” : une vue (trop) aérienne », Critique internationale, no 2, 1999.
18 Notre travail de terrain s’est trop peu penché sur le cas des Forum sociaux et ne nous autorise pas à prendre position sur ce point précis concernant ces rassemblements. Donatella della Porta a analysé les réseaux internationaux lors du FSE de Florence en 2003 et les décrit comme étant très ponctuels et centrés autour de l’organisation d’une manifestation précise (della Porta D., « La démocratie en mouvement », op. cit., p. 72). Elle souligne par ailleurs la forte participation des organisations nationales à cet événement (Fillieule O., et alii, « L’altermondialisme en réseaux », op. cit., p. 14).
19 Gobille B., « Les altermondialistes : des activistes transnationaux ? », Critique internationale, no 27, avril-juin 2005, p. 144. Braudel F., La dynamique du capitalisme, Arthaud, Paris, 1985. Bayart J.-F., Le gouvernement du monde : Une critique politique de la globalisation, Fayard, Paris, 2004.
20 Hooghe L., « Beyond supranational self-interest : Commission officials and European integration », conférence de l’European Union Studies Association, Pittsburgh, 2-5 juin 1999. Guiraudon V., « L’espace sociopolitique européen, un champ encore en friche ? », Cultures & Conflits, no 38-39, 2000.
21 Sommier I., « Sur la généalogie de l’altermondialisme en France », inSommier I., Fillieule O., Agrikoliansky É. (dir.), La généalogie des mouvements altermondialistes en Europe. Une perspective comparée, Karthala, Paris, 2008.
22 Faucher F., Les habits verts de la politique, op. cit., p. 12.
23 Villalba B., « De l’identité des Verts. Essai sur la constitution d’un nouvel acteur politique », thèse de doctorat en Science politique, université de Lille 2, 1995, p. 256-257. Faucher F., op. cit., p. 19 et p. 181-186.
24 Faucher F., op. cit., p. 70-74. Rihoux B., Les partis politiques : organisations en changement. Le test des écologistes, L’Harmattan, Paris, 2001.
25 Koller S., « Espagne : les mains fragiles des Indignés », Études, tome 416, 2012, p. 167.
26 Citton Y., « Bienvenue aux indignés, mutins et luttants ! », Multitudes, no 46, 2011, p. 16.
27 Koller S., « Espagne : les mains fragiles des Indignés », op. cit., p. 170 et 173.
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