9. Rester engagé en dehors des organisations altermondialistes
p. 345-360
Texte intégral
1La majorité des militants que nous avons suivis pendant cinq ans ont pris leur distance de l’altermondialisation. À l’exception de Juliette (AARRG !!) qui n’était que très peu engagée avant d’entrer en altermondialisation et qui n’a rejoint aucune autre organisation après l’autodissolution d’AARRG !!, tous les autres militants de notre échantillon dont l’organisation s’est auto-dissoute ou qui se sont distanciés de l’altermondialisation n’ont pas eu à se poser la question de la continuité de leur engagement : pour eux, cette continuité était de l’ordre de l’évidence.
2Aussi est-on amené à se demander comment ces jeunes militants réinvestissent cette expérience inter-ou transnationale glanée au sein du mouvement altermondialiste. Si le choix n’a pas été long pour les militants de SPEB et de Linksruck qui n’ont eu qu’à suivre le mouvement collectif de leur organisation vers la LCR et Die Linke, qu’en est-il des autres ? L’intérêt de l’étude de la reconversion militante a été montré notamment par Doug McAdam qui a suivi les étudiants du Freedom Summer. Contrairement à cette étude de cas, les jeunes individus que nous avons étudiés ne sont pas orphelins d’un cycle de mobilisation, mais se trouvent tout de même dans le contexte du déclin (relatif en Allemagne) d’un mouvement et dans le cas de l’autodissolution de leur groupe pour les militants d’AARRG !!-Paris et d’INKaK. Nous nous intéresserons ici à la reconversion des ressources militantes acquises, dans leurs trajectoires personnelle et militante ou dans leur carrière professionnelle.
L’entrée dans un parti
3L’évolution d’ATTAC, en France particulièrement mais aussi en Allemagne, qui va dans le sens d’un plus grand intérêt pour l’agenda politique et militant national, rapproche l’activité de l’organisation de celle des partis politiques. ATTAC ne présente pas pour autant les mêmes perspectives politiques que les structures partisanes, ni les mêmes possibilités d’influence de l’agenda politique. L’entre-deux dans lequel s’est progressivement installé ATTAC – ni organisation radicale, ni parti politique – est perçu comme un statut inconfortable par certains des jeunes militants. Ceux-ci ne trouvent pas entière statisfaction dans ce mi-chèvre, mi-chou altermondialiste.
Du mouvement au parti : reconversion du capital militant
4L’expérience de l’échelon international ou transnational constitue une plus-value dans le curriculum vitae militant de ces jeunes. Cet avantage gagné au niveau transnational se répercute au niveau national où ces militants récoltent le fruit de leur investissement. Les ressources et le capital militant accumulés en altermondialisation leur permet de se « placer » dans le marché concurrentiel du militantisme. La moitié des militants interrogés perçoivent en effet l’altermondialisation comme une étape avant d’intégrer une organisation nationale ou un parti. Lors du premier entretien, plusieurs militants disaient avoir été rebutés par les partis, notamment en raison de la hiérarchie qui y est la règle et qui aurait voulu qu’ils commencent en bas de l’échelle du parti en tant que militants de base ou comme « colleurs d’affiche », comme Sophie l’avait expérimenté.
5Le passage par l’altermondialisation leur a permis d’avoir accès à ces responsabilités, « d’être leur propre chef », d’acquérir un capital militant pour intégrer ensuite les partis politiques et les organisations, forts de cette expérience. Les militants de VAMOS ont ainsi à leur actif l’organisation du Village Intergalactique pendant le contre-sommet d’Évian qui a réuni environ 5 000 personnes. Il a par exemple nécessité, pour Nicolas, une activité à mi-temps pendant plusieurs mois en amont du VIG, des négociations avec les autorités publiques, avec les syndicats, les artisans de la région, etc.1.
6L’expérience accumulée dans l’organisation de contre-sommets ou dans la constitution de réseaux internationaux ponctuels – les « event coalitions2 » –, ainsi qu’une notoriété acquise au sein du mouvement altermondialiste sont reconvertibles à peu de frais. Elles permettent à ces jeunes d’intégrer les organisations traditionnelles sans passer par le bas de leur structure hiérarchique et sans avoir à gravir tous les échelons des organisations. Ils peuvent ainsi espérer pouvoir porter des responsabilités dès leur adhésion dans l’organisation. Pour ceux qui étaient adhérents dans un parti avant de rejoindre l’altermondialisation, comme c’est le cas de Nicolas (VAMOS/ATTAC/LCR), Jérémie (ATTAC/LCR) et Tobias (ATTAC/Grünen), cette expérience a pu renforcer leurs positions dans ces organisations et leur donner les moyens de les renégocier. D’autant que ce savoir acquis (rédiger un tract, déclarer une manifestation, manifester et encadrer une manifestation, se construire un carnet d’adresses et un réseau militant, organiser des collectifs sur la base d’une plateforme revendicative, rédiger un communiqué de presse, etc.) est un savoir difficilement accessible autrement que par la pratique militante3. Sylvain Bourmeau, Dominique Cardon et Jean-Philippe Heurtin ont montré à cet égard que le militantisme représente un modèle réduit du jeu politique, dans lequel les agents se forment aux règles du jeu, aux pratiques, aux codes, aux connaissances du « marché central4 ».
Le retour sur investissement de la LCR ?
7Les partis vers lesquels se tournent alors les dix-huit jeunes de notre échantillon – soit simplement par le vote lors des élections, soit en y adhérant – sont ceux qui se sont eux-mêmes investis dans le mouvement altermondialiste : la Ligue communiste révolutionnaire (LCR, autodissout en 2009 dans le Nouveau Parti anticapitaliste) en France, le parti Die Linke en Allemagne. Quasiment tous les militants français suivis dans le cadre notre travail ont rejoint la LCR à l’issue de notre enquête. Ceci, d’une part, parce que les militants ont tendance à s’engager dans les mouvements politiques présents dans le champ de leurs activités5 ; d’autre part, parce que les militants ont plus de chance de réinvestir le capital acquis dans des partis ou organisations eux-mêmes engagés dans l’altermondialisation et pouvant donc valoriser l’expérience acquise. L’arrivée d’Olivier Besancenot à la tête du parti, son bon score à l’élection présidentielle de 2002, mais aussi son investissement dans le mouvement altermondialiste signifient une fenêtre d’opportunité pour les nouveaux arrivants. L’ouverture du parti est en effet un phénomène qui s’autoalimente, l’entrée massive de nouveaux adhérents pouvant attirer à son tour de nouveaux adhérents qui verront là des possibilités d’influence au sein du parti en raison du renouvellement de ses effectifs, mais aussi les conditions d’une possible ascension interne.
8Les changements récents que la direction de la LCR a initiés au sein de l’organisation sont un signe du ressourcement du parti. Comme l’a montré Florence Johsua, ceux-ci s’inscrivent dans un désir de sortie par le haut de la période de creux que traverse l’extrême gauche française depuis les années 1980 et de la crise de son corpus référentiel (anticapitalisme, anti-impérialisme, internationalisme). L’investissement dans l’altermondialisation a alors représenté un moyen pour les militants de la LCR de continuer à militer6. Ces changements engagés au sein de la LCR étaient déjà perceptibles dans les propos des militants de la LCR que nous avons interrogés en 2002-2003 :
« C’est une période qui est encourageante. Qui est plus encourageante qu’avant. Et le développement d’un mouvement depuis Seattle, d’un mouvement qui conteste le système, ça crée les conditions pour créer une nouvelle gauche. Et une gauche qui se développerait à partir des luttes et, de fait, qui se créerait mais en opposition avec l’ancienne gauche qui est institutionnalisée qui est le PS, le PC, les syndicats ouvriers. Enfin pas forcément par opposition, mais ils ne correspondraient pas au même milieu. Et qui serait beaucoup moins écrasée par le poids des défaites du passé que l’ancienne gauche traditionnelle… À la LCR, il y a des militants de la “génération 68, 1970” qui ont connu des périodes très dures, de refus des luttes sociales dans les années 1970-1980 et ces gens-là ont quand même ce poids sur eux des défaites du passé. […] Et ils se retrouvent avec des jeunes qui arrivent et, eux, se sont vachement politisés dans les mouvements de ces dernières années, qui eux n’ont pas souffert des défaites du passé, au contraire ! […] Et la Ligue va vraiment se ressourcer et s’inspirer de ces mouvements-là ! Le mouvement social altermondialiste. C’est là que le choix qu’a fait la Ligue d’y rentrer très sérieusement, c’est une vraie garantie pour son avenir. Ça veut dire qu’elle a bien compris aujourd’hui où était la nouveauté et où elle pouvait se ressourcer. » Jérémie (ATTAC/LCR), 1er entretien.
9La distanciation du qualificatif « trotskiste », les renouvellements sémantiques, le look « jeune » et décontracté utilisé par le leader Olivier Besancenot de ce parti trotskiste montrent une volonté d’occuper un espace laissé vacant à la fois par le PS et le PCF, et de récupérer les militants engagés dans les mouvements protestataires. L’annonce faite par ce leader, d’un projet de création d’un « nouveau parti anticapitaliste » prévu pour fin 2008 pour « refermer la page du vieux mouvement ouvrier pour en écrire une nouvelle, vierge » va également dans ce sens7, d’autant que les « collectifs d’initiatives » engagés dans l’« assemblée constituante » de cette nouvelle formation sont ouverts aux « anonymes » et « aux déçus » des partis de gauche8.
10Le choix de la LCR par les militants d’ATTAC et de VAMOS ayant décidé de rejoindre un parti politique est également fortement lié à la présence d’adhérents de la LCR dans les organisations altermondialistes. Ces derniers ont progressivement convaincu d’autres militants altermondialistes de la pertinence d’une continuité partisane après un engagement dans le mouvement social. Dans certains cas, aucune propagande active n’a été nécessaire, la seule présence de ces militants de la LCR a suffi à motiver la préférence pour ce parti, les individus ayant tendance à rejoindre les partis qui sont présents et actifs dans leur environnement social. Sophie fait partie des militants qui se sont laissés persuader du bien-fondé de cette continuité de son engagement militant vers un engagement partisan :
« Alors pourquoi, après, maintenant, j’adhère à la Ligue ? C’est parce que j’ai du mal à traduire [mon engagement altermondialiste] en terme purement politique. C’est la question de “La prise de pouvoir ou pas la prise de pouvoir ?” […] À un moment, on se dit OK, mais s’il n’y a pas des partis qui accompagnent ce mouvement-là [altermondialiste] pour ensuite le traduire en termes politiques, une fois que ce sera possible d’effectuer un changement plus ou moins radical… [La LCR], c’est le seul parti en France qui a investi le mouvement social et qui se construit même beaucoup moins en tant que parti, qu’il ne se construit dans le mouvement social. C’est ça qui m’intéressait. […] À la fin, s’il y a une possibilité de changement ou de prise de pouvoir, ben il faut qu’il y ait un parti qui soit construit. » Sophie (ATTAC/VAMOS/LCR).
11Ce choix fait par plusieurs des jeunes individus que nous avons rencontrés de s’engager dans un parti politique après avoir milité au sein du mouvement altermondialiste est lié à différents facteurs. Il est, d’une part, la conséquence d’un désir personnel d’évolution de leur trajectoire individuelle : les militants ne sont pas tous forcément déçus par le mouvement altermondialiste, mais ils ont pour certains l’impression d’en avoir fait le tour, d’avoir appris du mouvement, de ses méthodes et de ne plus pouvoir progresser dans cet univers. D’autre part, ce choix de rejoindre un parti politique est aussi la conséquence d’un changement des opportunités politiques nationales, comme nous l’avons montré. Enfin, l’avancée en âge des militants est également un élément à considérer. Comme l’a noté Annick Percheron, la phase d’installation dans l’âge adulte semble correspondre à une phase de non-participation aux organisations politiques traditionnelles et de remise en question des attitudes et des opinions acquises. Passé 25 ans, ces attitudes s’estompent pour laisser place à des comportements politiques traditionnels9. En gardant toutes nos réserves par rapport à la validité de la mesure des positions politiques grâce au continuum gauche-droite, nous observons toutefois une dé-radicalisation d’une partie des militants lors du deuxième entretien, et en particulier ceux qui ne se situaient pas sur les positions les plus extrêmes de l’échelle. La jeunesse est une période où les individus mettent la vie politique à l’épreuve de la réalité, parce qu’ils sont engagés dans la construction de leur vie sociale et d’une identité politique personnelle10. Ainsi, la fin des études de certains militants et leur installation dans une vie professionnelle et parentale semblent leur avoir accordé une stabilité et un cadre de vie mieux délimités, qu’ils recherchent également pour leur engagement politique.
12Du côté des militants allemands, l’absence dans leur pays de parti de gauche n’ayant pas pris part à l’exercice du pouvoir n’incite pas les militants à adhérer à une telle structure, puisque leur méfiance par rapport aux institutions reste forte. Seul l’un d’entre eux a réactivé son engagement chez les Grünen. Les autres militants se sont repliés sur un engagement au niveau local, dans des groupes écologistes, de défense des précaires ou des immigrés.
Un désir de « concret » : environnementalisme et aide aux « sans »
13On l’a vu, l’absence de perspectives de victoire au sein du mouvement altermondialiste a certainement été un des éléments ayant contribué à décourager les jeunes militants que nous avons étudiés et à infléchir progressivement le répertoire d’action des altermondialistes. L’intérêt donné au terrain national depuis 2003 en France et en Allemagne par ATTAC (mouvement des retraites, référendum français pour le TCE, CPE ; Hartz IV, privatisations) peut s’analyser comme une réaction à cette faiblesse des avancées altermondialistes au niveau international. Cet intérêt pour l’actualité politique nationale est évidemment lié aux activités parallèles des dirigeants d’ATTAC dans d’autres organisations traditionnelles et nationales (syndicats, partis politiques, etc.) qui déteignent sur l’agir politique de l’organisation altermondialiste. Mais ce repli sur le national est certainement aussi stratégique et vise avant tout à redonner aux militants d’ATTAC des perspectives de victoires à plus court terme que l’objet principal et très flou du mouvement, la lutte contre la mondialisation. La communication autour de la « victoire » du NON lors du référendum concernant le TCE, que s’est grandement attribuée ATTAC, illustre ces tentatives de redynamisation de l’élan altermondialiste. Cet investissement dans la campagne référendaire a été un signe important de la progressive implantation d’ATTAC en France et en Allemagne dans le champ politique national. De la position de contre-pouvoir détaché des frontières nationales, ces deux organisations sœurs passent progressivement dans l’arène de la politique plus classique et nationale.
Orientation vers un engagement pragmatique
14Face à cette évolution, si certains militants français que nous avons suivis (excepté ceux d’AARRG !!), se sont tournés vers un engagement dans un parti politique, d’autres se sont plutôt repliés sur des engagements locaux ou ont renoué avec les thèmes qui avaient été à l’origine de leur premier engagement : féminisme, environnement, soutien des réfugiés et des immigrés. C’est le cas d’Anja qui a rejoint l’organisation écologiste Robin Wood, revenant ainsi à ses préférences militantes initiales et antérieures à l’altermondialisation :
« L’essentiel de mon activité actuelle se résume à l’escalade. Et du coup, je ne suis active dans aucun groupe politique. Le groupe d’escalade dépend de Robin Wood, c’est un truc très ponctuel. Rien de continu, pas de travail de groupe militant. [Tu ne qualifierais pas Robin Wood de “politique” ?] Si, si. Mais je ne fais pas d’action d’escalade moi-même, j’entraîne les autres. » Anja (ATTAC).
15La distanciation de cette militante de l’engagement intense qu’elle pratiquait au sein d’ATTAC a notamment pour conséquence qu’elle a du mal à poser des mots sur son engagement actuel. Les fines nuances qui distinguent les appellations politiques n’ont plus de pertinence en dehors du champ militant :
« Les gens voient bien que je ne viens pas d’un courant genre d’extrême gauche (linksradikal), que je ne suis pas du genre à jeter des pavés et que je ne suis pas forcément marxiste ou un truc comme ça… Alors du coup, euh, je me dis tout simplement “de gauche” et la plupart du temps je précise “tendance écolo”. Et vu que les gens ont souvent du mal à se faire une idée de ce que ça peut représenter, je donne quelques précisions. Du genre “Je suis végétarienne” ou “Je fais de l’escalade pour des actions militantes.” C’est ça qui a pas mal changé dans mon cas depuis ton dernier entretien. Il y a trois ans, je savais beaucoup mieux me décrire, quels termes utiliser. J’étais dans un contexte complètement différent, j’étais très engagée politiquement [dans ATTAC] et tout le monde était très calé en matière politique et savait s’il était anarchiste ou, euh, écologiste, ou plutôt de la mouvance développementaliste ou plutôt d’un courant genre “Je suis végétalien” ou “Je suis en train de monter une communauté” ou… C’était important à ce moment-là de savoir si on était plutôt communiste ou trotskiste, ou je ne sais pas quel courant… Et c’est pour ça que je pouvais mieux me définir politiquement, il y a trois ans. » Anja (ATTAC).
16Autre exemple, celui d’Andreas qui a quitté Hambourg peu de temps après la première autodissolution d’INKaK. Il a ensuite vécu six mois dans des communautés en Espagne, politiquement proches du réseau Peoples’ Global Action (PGA). Puis il s’est installé dans une communauté à Munster, en Allemagne, où il a créé une association avec quinze autres personnes, qui propose des séances de formation continue autour des thèmes de l’antimilitarisme, la mondialisation, la privatisation des biens publics, etc.
17Enfin, un tiers des dix-huit militants a rejoint un groupe travaillant sur le thème de la précarité, tout en gardant un pied dans l’altermondialisation. L’investissement des militants dans le secteur de la précarité est un phénomène ancien11 qui a a connu un regain à partir du milieu des années 1990 avec les différents mouvements de « sans » en France. Le mouvement de sans-logis a culminé fin 1994 avec l’occupation d’un immeuble dans la rue du Dragon (Paris) par le DAL et le CDSL, et celui des sans-papiers avec l’occupation médiatique de l’église Saint-Bernard en 1996. En 2001, le réseau Euromayday12 apparaît et s’étend rapidement au niveau international. Cette constellation agrège différents groupes locaux, dont Hamburg for free, Berlin for free ou Stop Précarité !, concernant les villes qui nous intéressent.
18Plusieurs militants français que nous avons étudiés ont participé au soutien des précaires avant leur engagement altermondialiste : depuis le milieu des années 1990, Jérémie (ATTAC) et Guillaume (AARRG !!) aident les sans-papiers dans leurs démarches, Charlotte (AARRG !!) a quant à elle été aux côtés des sans-abris. Cette préoccupation pour le thème de la précarité correspond à celle de leur génération si l’on en croit l’étude EUYOUPART qui montre que 77 % des jeunes se disent préoccupés par le chômage, 75 % par la précarité et la pauvreté. Elle fait sens quand on considère que le chômage touchait 21 % des jeunes Français de 18 à 25 ans au moment de l’étude en 2003-200513. Ces préoccupations ont été confirmées par d’autres enquêtes, comme celle de la SOFRES en 1990 portant sur les « sujets de révoltes des 16-22 ans », par exemple14. Celle-ci montrait alors que leur révolte était avant tout motivée par les difficultés rencontrées par les jeunes pour entrer sur le marché du travail (74 %), la grande pauvreté (62 %), le chômage (62 %), le racisme (62 %), les inégalités sociales (57 %) et les atteintes à l’environnement (36 %). Les difficultés liées à l’emploi, la précarité et le racisme sont les trois constantes de ces deux enquêtes menées à 15 ans d’intervalle. Elles correspondent également aux thèmes de mobilisation des militants que nous avons étudiés. L’augmentation du souci de la protection de l’environnement dans l’espace-temps séparant ces deux enquêtes est par ailleurs à relever.
Les liens cultivés entre les mouvements de précaires et les altermondialistes
19Le militantisme de soutien aux précaires ne s’est pas arrêté brusquement avec l’émergence de l’altermondialisation, il a été intégré dans ce mouvement émergent. On observe les continuités de ces mouvements de précaires au niveau des organisations altermondialistes françaises. Le DAL (sans-logis), le MNCP et AC ! (sans-emploi) sont par exemple membres fondateurs d’ATTAC. Et AARRG !! envisage, dans son appel de création en 2001, des coopérations notamment avec le Comité des Sans Logis (CDSL), AC !, le DAL.
20Les militants d’AARRG !! se conçoivent comme des intermédiaires entre l’État et ces précaires, au service desquels ils mettent leurs compétences et leur capital militant. Ils ont par exemple aidé les employés lors de la campagne « Pizza lutte » en septembre 2001, mais aussi les grévistes de McDonald’s. Leur apport à ces luttes consiste alors à prodiguer aux grévistes des conseils pour gagner en visibilité, pour la confection d’affiches et de tracts, pour l’organisation d’actions15. En retour, leur rôle de consultant en militantisme ou leur travail de prestataire de services leur confère une légitimité à intégrer les réseaux de précaires ou de « sans » et leur donne la satisfaction de ne pas être une élite coupée des « réalités sociales ». Ceci montre la volonté des militants surdiplômés d’AARRG !! de se montrer « utiles », selon leurs propres mots, et d’éviter ainsi que leur engagement ne suive « une dérive dans le spectaculaire creux ». Dès la création du groupe, ils écrivent ainsi : « AARRG !! est sans-papier, sans-domicile fixe, terre d’asile imaginée pour passager-e-s clandestin-e-s », et se définissent comme des « “tout-branques” en tous genres16 ».
21D’autres mouvements liés à la précarité ont été soutenus par les militants que nous avons étudiés : les intermittents du spectacle, « Sauvons la recherche », la grève des fast-food en France et le mouvement Hartz IV en Allemagne. La coopération entamée par VAMOS avec Bouge qui bouge de Dammarie-Les-Lys en banlieue parisienne va également dans le sens d’une volonté de rapprochement avec les couches populaires, les « quartiers sensibles », « les banlieues ». Ces différentes collaborations sont toutefois généralement réduites à des campagnes ou à des événements ponctuels, en raison du décalage existant entre les attentes, les modes d’action, les socialisations, les revendications, les langages des partenaires.
22VAMOS et certains militants d’INKAK et d’ATTAC-Allemagne se sont également investis dans les réseaux de précaires par l’intermédiaire du réseau Euromayday. L’implantation du mouvement des précaires dans un cadre transnational (France, Allemagne, Italie, Espagne, Argentine17…) et la présence concomitante des militants que nous avons étudiés, en France et en Allemagne, dans ce mouvement, laissent penser que ce sont les réseaux créés dans le cadre de l’altermondialisation qui continuent à vivre à travers cette mobilisation.
L’après-altermondialisation : une recherche d’efficacité immédiate pour les actions
23Ainsi, les militants orphelins de leur organisation auto-dissoute (AARRG !! et INKaK) et ceux s’étant volontairement éloignés de leur organisation altermondialiste se replient sur cette aide aux précaires, aux démunis, aux migrants et aux sans-papiers. Le militantisme auprès des immigrés répondant au credo « agir local, penser global » du mouvement altermondialiste, les trois militants engagés aux côtés des migrants et des sans-papiers restent ainsi dans un secteur dépassant cognitivement les frontières nationales. Ce qu’ils trouvent dans cet engagement et qu’ils ne trouvaient pas dans l’altermondialisation est une efficacité et une satisfaction immédiate, qui nourrissent au passage leur estime de soi. Ces militants attachent dès lors davantage d’importance à l’aide directe et concrète aux individus et ne souhaitent pas disperser leurs forces dans les structures organisationnelles :
« Je milite [encore], mais d’une autre façon. Je ne suis plus activiste comme je l’ai été. Ça, je pense que je ne le serai plus. Enfin, plus de cette façon-là, je pense que ce n’était pas très efficace tout ça. Mais je milite… Je m’occupe toujours de problèmes de personnes sans-papiers que j’aide à faire des dossiers. [Tu ferais comment, si tu devais tout recommencer à zéro ?] Je ferais très attention à ne pas m’engager à temps plein sur des activités comme avant. Faut faire gaffe ! Parce qu’il y a tellement à faire qu’on a tendance à se substituer aux autres. Donc déjà, je ne militerais plus de façon seulement idéologique. Enfin, “idéologique”, ça n’exclut pas le côté activiste. Mais ça veut dire aussi quand même le gars qui en permanence doit convaincre et convaincre et… On se perd tellement dans des débats internes aux structures, qu’à un moment donné on se demande : est-ce que ces structures en valent tellement la peine ? Parce que tu vois, par exemple, ces gens qui animent ces structures, ils ne se confrontent pas tellement au réel… Ils ne vont pas tellement donner un coup de main à ceux qui luttent dans leur entreprise, qui [pourtant] ont besoin d’un soutien de ces mouvements-là : des [mouvements] citoyens, des altermondialistes… En quoi est-ce qu’on est utile, si on ne contribue pas à renforcer ces résistances-là ? Donc tout le temps y être pour discuter, débattre, convaincre ces gens-là [dans les structures militantes et partisanes], je trouve que c’est un peu une perte de temps, par moment. » Jérémie (ATTAC).
24D’autres militants de l’échantillon expriment leur préférence soudaine pour un engagement strictement local, notamment pour justifier leur rejet des contre-sommets, comme nous l’avons vu plus haut. L’activisme au niveau local semble être apprécié par les militants parce que leur action y est jugée utile et visible, à la différence notamment des contre-sommets où ils se trouvent noyés dans la masse. Les militants qui se sont repliés sur le local veulent que leur présence ait une incidence sur le succès d’un événement et que ce succès ait en retour une incidence sur leur propre existence. La rupture avec le mouvement altermondialiste n’est cependant pas franche pour tous les militants. Ainsi, Jens, qui n’est plus engagé dans une structure altermondialiste, continue à se rendre aux contre-sommets, à la condition toutefois qu’aucun événement militant touchant à sa vie sociale et militante proche n’ait lieu au même moment.
« J’avais l’intention [d’aller à Gleneagles]. Mais il y a un problème au même moment dans un squat [politique] de Vienne qui va se faire expulser. Du coup, je vais à Vienne, fin juillet. [Pourquoi est-ce que tu préfères aller à Vienne ?] Parce qu’il s’agit très concrètement d’une expulsion […]. Parce que mes amis et amies y vivent. Parce que je passe souvent par Vienne [sur le chemin vers des mobilisations] et que je dors là-bas. C’est-à-dire que ça me touche personnellement. Et qu’on a bien davantage besoin de moi là-bas. » Jens (INKaK).
25C’est également le cas d’Anja dont nous avons vu plus haut qu’elle avait abandonné son engagement dans ATTAC au profit d’actions coup-de-poing :
« [Et ton engagement aujourd’hui, c’est quoi ?] C’est aussi des choses complètement différentes que l’on ne définirait pas forcément de prime abord comme étant politiques. Mais par exemple, j’ai des copines qui sont étudiantes et qui ont des enfants et un job en plus, et c’est leur dire par exemple : “Je t’offre un soir de babysitting.” Et là, parfois on se dit que ces démarches sociales sont beaucoup plus importantes que d’aller fréquenter un groupe politique. C’est-à-dire passer de “Je vais rejoindre n’importe quel groupe”, “Je suis super politisée”, “Je passe mon temps à discuter avec les autres” à une autre attitude qui est “Je fais des choses pratiques”, “Je vais rendre visite à mes parents qui vieillissent”, etc. C’est-à-dire évoluer vers une dimension plutôt sociale. Je me demande un peu si ce n’est pas juste une excuse et si je ne suis pas en train de prendre un coup de vieux, tout simplement. Peut-être que c’est important d’avoir les deux : un engagement politique centré sur un truc précis, comme les actions d’escalade pour moi, et puis à côté de ça avoir un point d’appui social – genre, le grand classique en Allemagne, le club de bowling ou l’association d’élevage de lapins ! –, enfin, plutôt du genre s’occuper d’enfants ou d’une soupe populaire ou d’une maison pour personnes handicapées. Et puis montrer l’exemple et être serviable dans son cercle d’amis. C’est le concept que j’élabore en ce moment. […] J’obtiens de bons résultats en m’impliquant dans mon entourage social : il y a de plus en plus de gens qui se mettent à manger écologiquement autour de moi, par exemple, ou qui s’interrogent quand il s’agit de prendre l’avion, etc. […] Il y a quelques années, j’aurais dit de moi : “Elle vieillit et elle se cherche des excuses !” » Anja (ATTAC).
26Les scénarios de sortie de l’altermondialisation sont donc multiples. Parmi les dix-huit jeunes que nous avons suivis pendant cinq ans, certains sont devenus des « militants distanciés » opposés à la figure classique du militant totalement dévoué à sa cause et bien inséré dans son organisation18, d’autres se sont réfugiés dans des niches au sein de l’organisation ATTAC-Allemagne, d’autres enfin ont quitté le mouvement altermondialiste pour rejoindre un parti ou une ONG. Plusieurs d’entre eux sont, par ailleurs, en attente d’un changement des opportunités politiques ou d’un cycle de mobilisation qui serait à même de nourrir leurs nouveaux désirs militants.
Altermondialiste un jour, altermondialiste toujours ?
27La grande majorité des dix-huit jeunes militants que nous avons interrogés ne sont donc plus organisés dans les groupes altermondialistes dans lesquels nous les avions rencontrés au début de notre enquête. Font-ils pour autant toujours partie du mouvement altermondialiste ?
« Faire », « faire partie de », « se réclamer de »…
28Comment quitte-t-on un mouvement qui semble ne pas avoir de frontières, de contours clairement délimités ? Pour répondre à cette question, nous revenons brièvement sur la question des conditions de l’entrée des militants dans le mouvement altermondialiste. Si nous avons pu avoir l’impression, au début de notre enquête, que l’appartenance à l’altermondialisation était davantage marquée par la participation aux événements altermondialistes19 que par une carte d’adhésion à ATTAC ou à une organisation s’affichant comme altermondialiste, le cas de Michael (Linksruck) notamment nous a montré que ce n’est pas uniquement le fait d’agir au sein du mouvement qui signe l’appartenance à celui-ci. En effet, Michael n’a pas adhéré à ATTAC, n’a jamais participé aux contre-sommets, aux Forum sociaux, et se dit pourtant altermondialiste sur la base de la participation de son organisation (Linksruck) à ATTAC, et donc au mouvement altermondialiste. Sa participation indirecte aux activités de Linksruck au sein d’ATTAC, son aide à la préparation des contre-sommets suffisait alors largement à ce qu’il trouve légitime de se dire altermondialiste. L’étude quantitative menée par des étudiants de l’université de Saint-Denis en 2003 auprès des militants d’ATTAC a montré le même phénomène de fluidité de l’appartenance au sein de cette organisation : certains militants interrogés se disent adhérents sans pour autant avoir versé leur cotisation ; d’autres militants, non-adhérents mais pourtant fortement impliqués, ne se déclarent pas pour autant adhérents20.
29Autre cas de figure, celui des militants du BUND (que nous avons interviewés lors d’une enquête exploratoire) au moment où l’organisation écologiste allemande a décidé de rejoindre le mouvement altermondialiste21. Les jeunes militants que nous avons rencontrés avaient alors le plus grand mal à justifier leur recours soudain au terme « altermondialiste », alors même qu’ils n’avaient participé à aucun événement altermondialiste, et que ni les activités de leur organisation, ni leur corpus revendicatif n’avaient changé.
30Ces deux cas de figure semblent indiquer que le mot « altermondialiste » est avant tout un label que les militants apposent sur leur engagement. Ce que confirme la difficulté qu’ont les militants à définir ce qu’est « être altermondialiste », puisque, nous l’avons vu, la moitié d’entre eux répond « être anticapitaliste » ou « anti-libéral », l’autre moitié répond « se battre pour un monde meilleur », « lutter contre les injustices », « réenchanter le monde », « faire partie d’un front commun mondial »… Certains reprennent ici des idéologies préexistantes, d’autres conviennent que le terme est avant tout un « mot passe-partout » qui permet de renouveler la terminologie militante.
Altermondialiste : la marque d’une « génération » militante ?
31Notre approche étant microsociologique et reposant avant tout sur la perception que les militants ont de leur engagement, nous avons tout simplement interrogé les militants, lors du deuxième entretien, sur leurs usages du terme « altermondialiste » pour se définir. Pour ce faire, nous avons procédé en deux mouvements.
32Nous avons tout d’abord demandé à ces militants quels termes ils utiliseraient spontanément pour définir leur engagement, sans faire nous-mêmes référence au terme « altermondialiste ». Les jeunes militants français continuent alors à citer spontanément le terme « altermondialiste » lors de ce deuxième cycle d’entretiens, excepté ceux de SPEB. Quant aux jeunes Allemands, seuls deux militants encore engagés dans une niche d’ATTAC citent spontanément le terme.
33Lorsque, dans un deuxième temps, on demande directement aux militants s’ils se définiraient comme « antimondialistes » ou « altermondialistes », tous acquiescent. À l’exception des militants de Linksruck et SPEB qui posent une condition à l’acceptation du terme : une fois encore, ils précisent que, s’ils se disent « altermondialistes », c’est uniquement parce que ceci revient à dire qu’ils sont « anticapitalistes ». Enfin, nous l’avons vu, Anja (ATTAC-Allemagne) est la seule à s’être totalement distanciée du label altermondialiste à son retour de Norvège.
L’altermondialisation : un label inclus dans d’autres labels militants
34Anja se distancie du terme altermondialiste pour des raisons en partie similaires à celles des militants de SPEB et de Linksruck. Si elle envisageait, lors du premier entretien, son engagement écologiste comme faisant partie de son engagement altermondialiste, ce raisonnement s’est inversé lors du deuxième entretien. Désormais, elle met son engagement écologiste au premier plan, et considère que l’altermondialisation est incluse dans cet engagement :
« [Tu utiliserais encore le terme “altermondialiste” ou pas ?] Euh… Non. Parce que le terme s’est transformé. Je suis restée longtemps en Norvège, et dans d’autres pays étrangers avant ça, et quand on dit là-bas “Je suis vraiment critique par rapport à la mondialisation”, entre-temps, ça a pris un peu le sens de “Je ne veux pas que les étrangers viennent travailler chez nous.” Le terme “Altermondialisation” a fortement évolué vers une acception très économiste ; c’est devenu une “critique économique”, un truc qui est de plus en plus utilisé par les gens de droite. C’est pour ça que je n’ai utilisé le terme qu’une seule fois ces dernières années. Et cette fois-là, il a été très mal compris, et depuis j’ai laissé tomber. Je préfère décrire ce que je pense [plutôt qu’utiliser ce terme]. […] Et puis, je connais vraiment beaucoup trop de gens dans le mouvement altermondialiste, qui ne sont pas du tout écolos, et je trouve ça vraiment très-très problématique. Et je me dis, [l’altermondialisation] inclut à mes yeux plein d’aspects qui… Oui, l’aspect écologiste. Et pour moi, être écologiste, ça inclut automatiquement être altermondialiste. [Il y a un an, tu m’as écrit un mail dans lequel tu te disais encore spontanément “altermondialiste”. C’était à comprendre avec les mêmes restrictions qu’aujourd’hui ou est-ce que tu as évolué depuis ?] Je crois que j’ai beaucoup réfléchi avant de revenir en Allemagne. Alors que je me préparais à retourner en Allemagne, je me suis dit qu’il fallait que je décide dans quoi je voulais m’engager politiquement à mon retour. En Norvège, je n’ai quasiment pas été active politiquement. Et j’ai passé en revue tous mes vieux concepts et certains ne collaient plus vraiment. Et je me suis demandé, si je me définirais encore comme altermondialiste. Et est-ce que je veux encore faire des actions ? Est-ce que je veux rejoindre un collectif “Anti-Castor” ou retourner dans ATTAC ou dans la section jeune du BUND ou retourner dans mon groupe de Robin Wood ? Au début, je voulais retourner dans un groupe, mais surtout pas ATTAC, plutôt Robin Wood, parce qu’ils sont écolos et qu’ils se comprennent dans un contexte global. […] J’ai compris que certains des termes que j’utilisais avant, ne convenaient plus à mon environnement… Que les altermondialistes étaient associés d’une part aux gens qui jettent des pavés, et d’autre part à ceux qui craignent pour leur boulot. Et du coup, je préfère utiliser des termes issus de mon quotidien [pour me définir]. » Anja (ATTAC).
35Le groupe écologiste Robin Wood qu’Anja a choisi est engagé dans le mouvement altermondialiste et a notamment activement participé au contre-sommet d’Heiligendamm. Le cas d’Anja montre ainsi que le fait d’appartenir à une organisation qui se définit comme altermondialiste et qui participe au mouvement altermondialiste, n’entraîne pas forcément l’adoption du label « altermondialiste » par ses militants.
Le cas des militants orphelins de leur organisation
36L’abandon (forcé ou non) de l’activité organisationnelle altermondialiste signe-t-elle alors la fin de l’« identité » altermondialiste des militants ? Plusieurs cas de notre échantillon qualitatif nous apportent des éléments de réponse à cette question. Charlotte, militante orpheline d’AARRG !! continue à se rendre aux contre-sommets altermondialistes, mais sans être accompagnée d’une structure militante. Un peu à la manière des militants « event-hopper », elle passe d’un contre-sommet à l’autre sans militer dans une organisation dans l’entre-deux. Charlotte continue à se penser comme un élément du mouvement « antimondialisation », tout en étant à la recherche d’une structure militante capable d’encadrer son engagement.
37Quant à Philippe (SPEB/ATTAC), il ne fait plus partie d’ATTAC lors du deuxième entretien, ni de SPEB qui a intégré la LCR. Il est alors adhérent à la LCR et à FO. Il ne manque pas de souligner la difficulté que représente pour lui le militantisme altermondialiste hors structure :
« [Tu as prévu d’aller au FSE d’Athènes ?] Bonne question. C’est une bonne question. Merci de m’obliger à me la poser. Non, mais il faut que je… Parce qu’[au FSE de] Londres, j’y suis allé, mais j’y suis allé seul. Enfin, vraiment, je n’ai pas du tout fait parti d’un collectif ni rien pour aller là-bas. Je me suis greffé sur ce qui se faisait depuis Paris. [Tu y es allé avec les gens de SPEB donc ?] Oui, oui. Du coup, il y avait ce truc-là qui était frustrant. C’est que j’avais ma vie à l’est de la France et ma vie à Paris qui étaient complètement séparées. [Du coup, tu ne sais pas pour le FSE d’Athènes ?] Je ne sais pas. […] Je dis que je suis altermondialiste parce que je participe au mouvement altermondialiste, parce que j’y suis apparenté de près ou de loin, mais mon engagement, c’est plus un engagement dans la société, un engagement révolutionnaire, un engagement critique, un engagement pour faire avancer les choses. [Pour toi, être altermondialiste, c’est davantage faire partie d’un mouvement ou d’une organisation que quelque chose de substantiel ?] Ça ne peut pas être quelque chose de substantiel. Les gens qui sont dans le mouvement altermondialiste sont tellement variés, en tous cas… Si, il y a… Bon… Il y a le même problème que dans tous les trucs militants, c’est qu’il y a une prédominance de fonctionnaires syndiqués. Mais, je pense qu’on ne peut pas dire que c’est quelque chose de substantiel sans tomber dans la caricature. Sans tomber dans le truc du mec qui écoute Manu Chao, qui mange du fromage de chèvre et qui a… [Donc, être altermondialiste, ce n’est pas lié à des idées… C’est un regroupement de gens autour d’un…] C’est la participation à un mouvement qui vit. » Philippe (SPEB/ATTAC).
38Le cas de Jérémie est également intéressant à cet égard. Nous l’avons vu, ce militant a renoncé à son militantisme effréné et ne participe plus aux activités d’ATTAC et de la LCR, lors du deuxième entretien. Il nourrit une quantité de reproches par rapport à ses anciens camarades de ces deux organisations, mais continue toutefois à payer sa cotisation annuelle à ATTAC et à la LCR, pour ne pas « partir en claquant la porte ». Jérémie se définit encore comme altermondialiste et justifie cette position par son appartenance à la « génération altermondialiste » :
« [Et du coup, c’est difficile pour toi de mettre des termes ou des qualificatifs sur ton engagement, parce que tu ne milites plus trop ?] Si, même si je ne suis plus très actif sur les mouvements plus… Enfin ceux auxquels j’ai participé… Je suis toujours membre aujourd’hui de la LCR. Je paie toujours ma cotisation, donc je suis “militant révolutionnaire”, toujours. Et altermondialiste bien sûr. [Tu le dirais spontanément ou c’est parce que je travaille là-dessus ?] Non, pour moi ce mouvement, je m’y reconnais complètement. Je m’y identifie. Je trouve que l’altermondialisme, c’est un très beau porte-drapeau. Donc ce mouvement-là, même si je ne suis plus actif dedans, je considère que je suis complètement de cette génération-là. 1998-1999, c’est là que je me suis mis le plus à m’engager. J’étais déjà militant avant, mais donc… Et puis je suis toujours membre d’ATTAC. Chaque année, je renouvelle mon adhésion. » Jérémie (ATTAC).
Les militants réinvestis dans la solidarité avec les précaires et les « sans »
39Enfin, le dernier cas de figure est celui des militants s’étant tournés vers un engagement aux côtés des précaires et des « sans ». Pourquoi ceux-là continuent-ils à se définir comme altermondialistes ? L’exemple des liens noués en France entre VAMOS et No Vox, de même que les monographies portant sur la généalogie des mouvements altermondialistes, témoignent du fait que la frontière entre les mouvements de précaires et le mouvement altermondialiste n’est pas claire du côté français – constat qui vaut aussi pour l’Allemagne. La journée d’action consacrée aux droits des immigrés lors du contre-sommet d’Heiligendamm en est un exemple, tout comme les actions d’AARRG !!, d’INKaK et d’ATTAC aux côtés des employés des chaînes de fast food, des migrants, des chômeurs, etc.
40Ces liens et la porosité du mouvement altermondialiste font que les militants d’AARRG !!, d’INKaK et d’ATTAC qui se sont reconvertis dans l’aide aux réfugiés, aux « sans » et aux précaires ont toujours un pied dans le mouvement altermondialiste. Leur reconversion militante ne s’inscrit en aucun cas en rupture avec leur militantisme passé, mais bien au contraire dans sa continuité. Cela explique que ces militants continuent à faire appel au label « altermondialiste » pour se définir.
41Plus généralement, la constatation de nombreuses défections altermondialistes au regard de notre étude qualitative ne doit pas être interprétée comme l’annonce d’une défection généralisée des militants de ce mouvement. Si les militants que nous avons étudiés se sont progressivement détournés de cette dimension inter-et transnationale, le contre-G8 d’Heiligendamm (2008) que nous avons observé à la fin de notre enquête a montré que le turn-over militant et l’arrivée de nouvelles recrues altermondialistes pouvaient continuer à alimenter les contre-sommets. Plus encore, l’émergence de mouvements présentant de fortes similarités avec le mouvement altermondialiste – tel celui des Indignés en 2011 – confirme l’intérêt des approches généalogiques. Elle invite à étudier les continuités qui pourraient exister entre les altermondialistes et ce « Mouvement du 15 mai ». On peut à ce titre se demander si certains altermondialistes ont converti leur engagement au sein de ces « nouvelles » mobilisations et rechercher des alignements entre les revendications et les modes d’action altermondialistes et « indignés ».
Notes de bas de page
1 Jossin A., Mathieu L., « Féminisme et altermondialisme », op. cit.
2 Tarrow S., The new transnational activism, Cambridge University Press, Cambridge, 2005, p. 171.
3 Mathieu L., « Rapport au politique, dimensions cognitives et perspectives pragmatiques dans l’analyse des mouvements sociaux », Revue française de science politique, volume 52, no 1, 2002.
4 Bourmeau S., Cardon D., Heurtin J.-P., « La gloire, c’est la galère », op. cit., p. 55-56.
5 La LCR et le PDS allemand ont renforcé leur implantation sur le terrain militant et politique en s’investissant dans l’altermondialisation. Grâce à cela, la LCR a pu rajeunir son image et attirer de jeunes recrues. Le PDS a pu se refonder en s’alliant avec des forces sociales pour former Die Linke, et mettre ainsi au rebut son étiquette marquée par la RDA.
6 Johsua F., Raison Du Cleuziou Y., « Entre radicalité et apolitisme », inAgrikoliansky É., Sommier I. (dir.), Radiographie du mouvement altermondialiste. Le second Forum social européen, La Dispute, Paris, 2005.
7 Zappi S., « Besancenot en nouveau Che Guevara ? », Le Monde, 29 septembre 2007. La motion proposant la création de ce nouveau parti anticapitaliste a été adoptée par 83 % des 300 délégués de la LCR lors du leur 17e congrès du parti en janvier 2008.
8 Geisler R., « La LCR veut séduire les déçus du PC et du PS », Le Figaro, 28 janvier 2008.
9 Percheron A., La socialisation politique, Armand Colin, Paris, 1993, p. 192.
10 Muxel A., « Les choix politiques des jeunes à l’épreuve du temps, Une enquête longitudinale », Revue française de science politique, volume 51, no 3, juin 2001, p. 416.
11 Si l’on considère par exemple les Marches des chômeurs et les Marches de la faim du début des années 1930 en France, les occupations de logements menées par les associations familiales d’origine chrétienne après la Libération (Ion J., « Engagements associatifs et espace public », Mouvements, no 3, 1999, p. 67) ou la création du premier syndicat des chômeurs français en 1981.
12 Réseau international réuni autour du thème de la précarité depuis 2001 notamment en Italie, en France, en Allemagne, en Espagne.
13 Muxel A., Riou C., Lehay V., Political participation of young people in Europe – Development of indicators for comparative research in the European Union, French national report, EUYOUPART, Work Package 8, 2005, p. 38-40. Les autres préoccupations des jeunes interrogés pour EUYOUPART sont les crimes et la violence (72 %), le terrorisme (66 %), les atteintes à l’environnement (64 %), les drogues (63 %) et le racisme (62 %). L’immigration ne constitue un problème pour eux qu’à hauteur de 45 % et 69 % des jeunes disent rejeter l’extrême droite.
14 Chiffres extraits d’une enquête SOFRES/Le Nouvel Observateur d’octobre 1990. L’enquête a classé les « jeunes » en trois catégories : les conformistes, les protestataires (« jeunes répugnant à l’action dure ») et les révoltés (« prêts pour manifester leur opposition à faire grève, occuper des locaux ou endommager des édifices ») (Percheron A., La socialisation politique, op. cit., p. 171). Nous citons ici les données relatives aux « révoltés » qui correspondent a priori le plus à notre échantillon.
15 Luck S, « Le militantisme à Aarrg ! Paris : les limites d’un engagement pragmatique et distancié », mémoire de DEA en Sociologie politique, université de Paris 1, 2004, p. 118. Luck S, « Aarrg ! Paris, des “prestataires de services” dans la lutte de précaires », communication présentée lors du colloque « Sans droits, sans travail, sans logement, sans papiers : des précaires en mouvement », AFSP, janvier 2006.
16 Extrait du texte d’appel à la création d’AARRG !!.
17 La transnationalité s’exprime notamment dans la réappropriation des actions étrangères par les militants : VAMOS a repris une cérémonie de San Precario (Italie) sous la forme de « l’Église de la Sainte-Consommation », les Allemands se réfèrent fréquemment aux intermittents du spectacle français et reprennent les actions espagnoles de Yomango.
18 Ion J., Franguiadakis S., Viot P., Militer aujourd’hui, Autrement, coll. « CEVIPOF/Autrement », Paris, 2005, p. 73.
19 Coulouarn T., Jossin A., « Représentations et présentations de soi des militants altermondialistes », op. cit., p. 136.
20 Cours-Salies P., ATTAC. Une enquête : qui sont ses adhérents ? Que veulent-ils ?, Institut d’Études européennes, université de Paris 8, 2002, p. 7-8.
21 Nous avons finalement décidé de ne pas retenir les militants allemands du BUND dans notre échantillon qualitatif.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La proximité en politique
Usages, rhétoriques, pratiques
Christian Le Bart et Rémi Lefebvre (dir.)
2005
Aux frontières de l'expertise
Dialogues entre savoirs et pouvoirs
Yann Bérard et Renaud Crespin (dir.)
2010
Réinventer la ville
Artistes, minorités ethniques et militants au service des politiques de développement urbain. Une comparaison franco-britannique
Lionel Arnaud
2012
La figure de «l'habitant»
Sociologie politique de la «demande sociale»
Virginie Anquetin et Audrey Freyermuth (dir.)
2009
La fabrique interdisciplinaire
Histoire et science politique
Michel Offerlé et Henry Rousso (dir.)
2008
Le choix rationnel en science politique
Débats critiques
Mathias Delori, Delphine Deschaux-Beaume et Sabine Saurugger (dir.)
2009