3. Le positionnement à l’extrême gauche : l’envie d’un engagement « différent »
p. 93-122
Texte intégral
1Le militantisme protestataire n’est pas coupé du champ politique plus « traditionnel » ou « conventionnel ». Les passerelles qui relient ces deux univers sont nombreuses. Certains partis investissent par exemple les mouvements sociaux. À l’inverse, certains mouvements s’institutionnalisent jusqu’à participer aux échéances électorales. Au niveau microsociologique, ces passerelles prennent aussi forme dans le multipositionnement des militants du contre-pouvoir qui ont parfois leur carte dans un parti politique. Les configurations partisanes différentes en France et en Allemagne ont des répercussions sur le positionnement des altermondialistes, jeunes et moins jeunes, que nous avons interrogés. C’est pourquoi nous nous sommes intéressée à la multi-appartenance organisationnelle des militants, à leur relation aux organisations partisanes et syndicales, à leurs positionnements électoraux et leur vision du continuum gauche-droite. Il s’agit ainsi de mesurer l’influence de l’histoire des mouvements sociaux et des partis de chaque côté du Rhin, ainsi que les retombées de l’investissement de certains partis dans le mouvement altermondialiste. Il est alors possible de s’interroger sur les ressources éventuellement fournies par le continuum gauche-droite en politique pour comprendre les variations de positionnement politique des altermondialistes français et allemands. Le processus d’entrée en altermondialisation sera analysé ici comme un moyen saisi par les jeunes militants de s’extraire temporairement du champ militant et politique national (partiellement) insatisfaisant.
Rapport aux partis politiques
2Au-delà de ce contexte politique commun (déception provoquée par les gouvernements sociaux-démocrates et écologistes) à l’entrée en militantisme des jeunes Français et Allemands, les différences de configurations politiques entre les deux pays influent sur les formes d’engagement des militants. Comme l’ont montré certaines analyses comparatives1, la structure française se distingue de celles des autres pays européens occidentaux, en ceci que sa gauche conserve une partition entre socialistes (sociaux-démocrates) et communistes, et parce que la polarisation gauche/droite de l’échiquier politique y est prégnante. L’existence d’une extrême gauche organisée, participant aux échéances électorales mais n’ayant pas accès au pouvoir au-delà de l’échelon local (LO, LCR, Les Alternatifs), permet de créer un lien entre le champ de l’action protestataire et celui de la politique partisane. L’absence de scrutin proportionnel en France renforce la place de ces petits partis en marge du pouvoir et favorise dans le même mouvement leur alliance avec les « mouvements sociaux ». En Allemagne, l’évolution « libérale » des Grünen a laissé un goût amer à de nombreux militants et le parti écologiste ne constitue plus un pôle de radicalité aux yeux d’une bonne partie du champ militant de ce pays ; la gauche radicale et extra-parlementaire allemande reste quant à elle fortement séparée des forces électorales et enfermée dans le champ du contre-pouvoir.
Appartenance organisationnelle de l’échantillon quantitatif
3Nos enquêtes auprès des militants d’ATTAC présents lors des journées d’été de Marbourg et d’Arles ont montré qu’environ 12 % d’entre eux étaient adhérents à un parti (12,3 % à Arles, 11,4 % à Marbourg) et 26,4 % d’entre eux à un syndicat (26,2 % à Arles, 27 % à Marbourg). Le nombre de ceux déclare être actuellement adhérent à une organisation humainaire (parallèllement à ATTAC) ne varie pas non plus énormément que l’on se trouve en France (23,4 %) ou en Allemagne (25,2 %), ce qui est également vrai de l’appartenance à un groupe féministe (3,5 % et 4,9 %). 32,1 % des Français interrogés et 31,7 % des Allemands interrogés ont une adhésion active à un groupe autre2.
4Les militants allemands se distinguent cependant nettement des français par une appartenance beaucoup plus fréquente à une organisation environnementale (26,8 % contre 14,2 %), ce qui est également le cas pour leurs appartenances passées : 12,2 % des Allemands ont été adhérents d’une organisation environnementale contre 4,3 % des Français. En revanche, les militants français se distinguent des allemands par une appartenance passée aux syndicats bien supérieure : 30 % d’entre eux contre 9,8 %, des allemands, ce qui vient confirmer nos observations sur les différences de terreaux sur lesquels croît l’altermondialisation en France et en Allemagne3. L’adhésion passée à des organisations humanitaires (côté français 13,6 %, côté allemand 8,1 %) et à des groupes féministes (côté français 6,6 %, côté allemand 4,1 %) montre également des variations qu’il s’agisse de la branche française ou allemande d’ATTAC.
5Les différences entre les militants français et allemands ne se laissent pas ressentir uniquement au niveau de l’appartenance aux organisations environnementales et aux syndicats. C’est également l’appartenance aux partis qui clive nettement les militants des deux pays. Les militants allemands optent très largement pour le parti écologiste Die Grünen (45,5 %), alors que les militants français sont partagés entre les Verts (21,7 %), le PS (19,6 %) et la LCR (15,2 %)4. Il est intéressant de noter que la déception des militants face à l’évolution économico-libérale des Grünen est peu perceptible dans les rangs des militants d’ATTAC en 2002, soit qu’ils n’aient trouvé aucune alternative partisane à leur engagement écologiste, soit qu’ils s’accommodent de cette évolution. Enfin, l’appartenance passée de ces militants à des partis renseigne, là encore, sur les ancrages différents de l’altermondialisation en France et en Allemagne. Lors des journées d’été d’Arles, un quart des militants ayant appartenu à un parti par le passé était alors adhérent au PCF (25,2 %), 20,4 % au PSU, 19,4 % au PS, 7,8 % aux Verts, 3,9 % à la LCR et 23,5 % à d’autres partis. Lors des journées d’été de Marbourg, 28,1 % des militants ayant connu un engagement partisan par le passé ont appartenu aux rangs des Grünen, 28,1 % à ceux du SPD et 43,6 % à ceux d’autres partis5.
Socialisation de l’échantillon qualitatif : NMS versus politique traditionnelle
6Ces configurations politiques différentes ont des répercussions importantes sur l’engagement politique dans les deux pays. La configuration politique traditionnelle bien implantée en France ne laisse que peu de place aux NMS. La configuration allemande renforce, elle, au contraire, l’émergence de NMS. L’existence ou non de liens entre le champ militant et les sphères partisanes se répercute sur les trajectoires des militants français et allemands. L’origine de la politisation des jeunes militants allemands se situe dans la gauche alternative (extra-parlementaire) et les nouveaux mouvements sociaux (NMS) : les mouvements contre les manifestations néo-nazies de la fin des années 1980 et du début des années 1990 ont accompagné la socialisation politique des jeunes étudiés ici, ainsi que les mobilisations des groupes écologistes et l’activité des ONG telles qu’Amnesty international et Greenpeace.
7Pour les militants français, la première expérience de la politique s’est effectuée dans un champ plus « traditionnel » : les mobilisations étudiantes (1994) et/ou la grève et les mobilisations de décembre 1995 pour ce qui est de la participation militante. Concernant le militantisme organisé, il a eu lieu pour un tiers d’entre eux à la suite d’un contact avec des militants de l’organisation trotskiste Lutte ouvrière et pour un tiers également dans le cadre du syndicalisme étudiant (UNEF, UNEF-id, Sud-étudiants). Tous les militants français ont donc approché de près ou de loin le champ partisan, en participant à des organisations-satellites des partis (syndicats étudiants), à des partis ou à des mobilisations auxquelles les partis ont participé.
8Les configurations politiques différentes en France et en Allemagne imprègnent l’ensemble du champ militant des deux pays. Les réseaux sociaux et politiques constitués lors de la socialisation politique des militants ont été utilisés par la suite dans la construction de l’altermondialisation6. Ainsi, on retrouve de nombreuses passerelles entre les sphères partisanes et altermondialistes en France et, à l’inverse, une séparation plus franche des altermondialistes par rapport au champ partisan en Allemagne. Cette configuration allemande est accentuée par l’existence, au sein de l’altermondialisation, de structures de rémanence liées aux NMS : parmi les militants altermondialistes plus âgés, nombreux sont ceux qui sont passés par les mouvements écologistes, féministes et pacifistes. Ces configurations politiques dissemblables se ressentent notamment au niveau de l’intérêt que les militants disent ressentir pour la politique. Les militants allemands interrogés lors des journées d’été d’ATTAC en 2002 sont ainsi bien plus nombreux à se dire peu intéressés par la politique7, certainement entendue en tant que « politique partisane » ou « politique gouvernementale ». Si la plus forte participation de jeunes militants aux journées d’été allemandes a aussi certainement influencé ces résultats, le rapport aux partis politiques des militants à Arles et à Marbourg montre une méfiance relativement transversale du côté allemand : aucun des militants allemands âgés de moins de 39 ans et de ceux âgés de plus de 60 ans n’ont déclaré avoir une vision positive des partis politiques. Du côté français, c’est chez les 13-29 ans et les 50-80 ans que l’ont retrouve l’attitude positive la plus faible (respectivement 5 % et autour de 10 %)8.
Le choix des partis au sein de l’échantillon qualitatif
9Les militants allemands ne sont pas pour autant totalement détachés de la sphère partisane et traditionnelle. Dans les deux tiers des trajectoires, l’engagement dans un parti a pris le relais de l’engagement dans les NMS ou dans le monde associatif (ONG, journal du lycée, vie associative, etc.), avant que les militants ne s’en détournent au profit de l’altermondialisation. Nous l’avons vu plus haut, à la catégorie des « jeunes » est souvent associé un rejet des partis et des organes traditionnels de représentation. Ces résultats sont pourtant à relativiser. Différentes études montrent ainsi que les jeunes sont aussi intéressés que les moins jeunes à la politique, et que c’est plutôt des hommes politiques et des partis qu’ils se méfient9. S’ils accordent plus volontiers leur confiance aux organisations issues de la société civile, les jeunes interrogés pour l’enquête EUYOUPART affirment toutefois se sentir proches ou très proches d’un parti pour 60 % d’entre eux en France et 65 % en Allemagne10.
10Les formes d’engagement politique traditionnelles restent donc attractives pour ces jeunes militants. Le désir d’engagement partisan des jeunes semble dépendre de l’offre et du champ des possibles politiques, mais également de raisons contingentes (rencontres, sociabilité, situation géographiques, etc.). Le choix du parti vers lequel les militants français et les allemands étudiés ici se sont tournés s’est donc fait par rapport à la couleur politique du parti, mais aussi sur la base d’appartenances primaires (amis ou famille engagés) ou en raison de l’implantation d’un parti dans leur cadre de vie (collège, lycée, université, quartier). Ces jeunes n’ont pas toujours été immédiatement satisfaits par ces premières expériences et se sont livrés à plusieurs essais. Cette indécision face à l’offre politique n’a cependant rien de surprenant et est bien davantage liée à l’âge des individus qu’à l’époque dans laquelle ils évoluent11.
11Quand ils ont le choix entre plusieurs organisations – ce qui n’est le cas que pour les militants ayant passé leur adolescence dans un milieu urbain – les militants recherchent des organisations politiques qui leur ressemblent, dont les caractéristiques sociales de leurs membres sont proches des leurs, dont la structure correspond à leurs attentes. Ce choix ne s’effectue pas de manière réfléchie et rationnelle, c’est pourquoi les essais s’avèrent nombreux et souvent infructueux. C’est le cas de Sabrina, dont la trajectoire militante a été tortueuse avant qu’elle ne rejoigne le mouvement trotskiste Linksruck :
« J’ai longtemps cherché une organisation, un groupe, un parti, un syndicat avant Linksruck. […] J’étais assez souvent au PDS, parce que mes parents y étaient militants. J’ai plusieurs fois essayé leurs réunions. […] Il y avait un secteur “jeunes camarades” au PDS. Mais je viens de Stralsund et il n’y avait qu’un militant chez les jeunes du PDS, il n’y avait pas moyen d’y être vraiment actif politiquement. Du coup, je suis repartie à la recherche d’autre chose. Je me suis retrouvée dans le secteur des écologistes, dans un collectif qui regroupait des magasins de commerce équitable, des groupes écolos et des groupes antiracistes. On aidait des demandeurs d’asile. Et puis, j’ai quitté Stralsund. Enfin, avant de partir, j’ai encore essayé chez les… comment s’appellent-ils… chez les jeunes du SPD… [Les Jusos] Ah, oui, les Jusos. Et là, je me suis complètement plantée, parce que… J’étais débutante en politique, j’avais tout juste le sentiment, la conviction, ou un sentiment politique de ce qu’il fallait faire, mais je n’étais pas très communicative ou du moins je n’avais pas encore beaucoup d’expérience ou de savoir en la matière. J’ai complètement disparu au milieu de tous ces gens expérimentés et ils m’ont un peu… enfin, j’ai eu l’impression qu’il fallait que je m’affirme ou que je prouve des choses pour avoir un peu de reconnaissance de leur part… C’est pourquoi je n’y suis pas restée très longtemps. […] Ô mon Dieu, j’y suis restée juste quelques semaines, ça ne m’amusait pas du tout. […] Après je suis allée… Ma formation était à Güstrow. J’ai pris contact là-bas avec la scène autonome et j’ai eu le sentiment que je ne correspondais pas trop au profil, je n’étais pas assez cool, je n’étais pas habillée tout en noir et je n’avais pas des tonnes d’anneaux aux oreilles. C’était difficile, ce n’était pas ouvert au point que l’on puisse discuter de tout. […] Je ne me suis pas retrouvée là-dedans, voilà. Et puis, je suis tombée sur Linksruck en allant à une manifestation avec mes parents à Berlin contre Kohl en 1998. » Sabrina (Linksruck/ATTAC).
12Comme pour Sabrina, les expériences partisanes n’ont pas toujours été heureuses pour la moitié des jeunes de notre échantillon. Leur passage chez les Grünen, le SPD ou le PDS pour les Allemands, chez Lutte ouvrière, le PS ou Les Verts pour les Français a bien souvent abouti à un rejet du champ partisan – comme nous le verrons plus loin – ou les a orientés vers un parti ou mouvement d’extrême gauche (la LCR et SPEB pour les militants français ; Die Linke et Linksruck pour les allemands). Au début de l’étude, deux militants français étaient adhérents à la LCR ; dans le courant de celle-ci, tous y ont adhéré à l’exception des militants d’AARRG !!. Du côté allemand, seul un militant allemand a maintenu sa primo-adhésion dans un parti (Die Grünen). Après avoir mis cet engagement en veilleuse le temps de son engagement altermondialiste, il y est récemment redevenu actif en délaissant l’altermondialisation.
Appartenance partisane de l’échantillon de 18 militants
Tableau 2. Échantillon qualitatif. Appartenances des jeunes militants français à des partis ou mouvements politiques. Dans le cas de LO, il s’agit le plus souvent d’un simple statut de « sympathisant ».

Note 1212
Tableau 3. Échantillon qualitatif. Appartenances des jeunes militants allemands à des partis ou mouvements politiques.

Note 1313
Note 14
13 Cet engagement écologiste a toutefois été mis en veilleuse pendant la phase altermondialiste de ce militant.
14Les profils militants apparaissent relativement semblables en fonction des organisations dans lesquelles les militants ont été interrogés. Tout porte à croire par exemple que l’engagement dans un parti qui s’est ensuite lui-même engagé en tant que structure dans l’altermondialisation incite les militants à rester fidèles à ce parti. Réciproquement, ces tableaux montrent aussi que l’implication du PDS (devenue Die Linke) et de la LCR dans le mouvement altermondialiste a permis à ces partis de gagner de jeunes recrues.
Le choix électoral des altermondialistes
15Cette préférence marquée pour un engagement hors du champ partisan ou au sein d’un parti d’extrême gauche, coupé de l’exercice du pouvoir, ne s’accompagne pas pour autant d’un brouillage gauche-droite. La majorité des militants ont une pratique très régulière du vote. Ils se distinguent ainsi d’une bonne partie des jeunes qui rechignent à se rendre aux urnes, comme l’a démontré l’étude d’Anne Muxel sur la stabilité des choix politiques des jeunes : « Si l’on décompte les abstentionnistes et ceux qui ne sont pas inscrits sur les listes électorales, c’est une petite moitié seulement des jeunes en âge de voter qui se rend aux urnes14. » Ce qui n’en fait pas moins le mode d’action politique est le plus prisé par cette classe d’âge, comme le montrent cette fois-ci les résultats du pan français de l’enquête EUYOUPART : 59 % des jeunes interrogés considèrent que le vote est une action politique efficace, 42 % pensent de même pour l’engagement dans une association, 26 % pour la manifestation de rue15. Dans un échantillon plus large d’altermondialistes, le vote est largement pratiqué. L’enquête menée lors du FSE de Paris-Saint-Denis en 2003 montre une forte participation des militants aux élections : 80 % des militants déclarent voter « toujours », 11 % voter « souvent16 ».
16En considérant par ailleurs le grand nombre de professions de l’emploi public exercées par les militants, Éric Agrikoliansky et Boris Gobille interprètent cette forte participation aux élections comme le signe d’une bonne intégration de ces citoyens dans l’espace national. Notre échantillon quantitatif regroupant des militants d’ATTAC en France et en Allemagne montre toutefois une pratique différenciée du vote en fonction des classes d’âge. Les jeunes militants âgés de 20 à 29 ans sont ainsi plus nombreux à n’avoir pas voté lors des élections ayant précédé notre enquête17.
17Les votes des dix-huit militants que nous avons étudiés recouvrent l’ensemble du spectre de la gauche. Nous pouvons observer une prépondérance du vote pour la LCR en France, complété par des votes pour les Verts, le PS et LO ; ainsi qu’une prépondérance du vote pour le PDS/WASG/Die Linke en Allemagne et pour les Grünen et leur scission Regenbogen, complété par des votes pour le SPD. On ne peut dès lors pas parler de crise de la représentation politique au sein de notre échantillon qualitatif. Les militants des deux groupes affinitaires INKaK et AARRG !! sont les plus dubitatifs quant aux moyens d’expression politiques institutionnels. Le fait que ces militants dubitatifs aient tout au plus sympathisé avec un parti politique par le passé sans s’y être engagés réellement et qu’ils militent dans les groupes altermondialistes aux structures les plus horizontales est certainement lié à ce refus de donner sa voix à un parti lors des élections. Cette attitude n’est pas simplement liée à une contestation de l’offre électorale ou à un défaut d’identification électorale. Elle signifie pour eux une contestation du monopole des politiciens18 et une envie d’être maître de leur action politique.
18L’efficacité marginale du vote individuel – qui fait de la participation importante des citoyens à cette échéance publique un paradoxe pour les partisans de la rationalité économique – explique probablement aussi en partie cette attitude. Explication qui fait sens concernant ces militants d’INKaK et d’AARRG !!, puisque ces jeunes ont volontairement choisi le militantisme dans des groupes de taille réduite qui ont vocation à apparaître publiquement de manière disproportionnée par rapport à leur taille, grâce à des actions spectaculaires ou à des moyens d’action illégaux et/ou violents. L’action électorale pour laquelle un homme/une femme représente une voix relève de proportions et d’une approche tout autres.
19Ces militants revendiquent leur « politisation négative19 », leur positionnement dans le champ du contre-pouvoir et ne souhaitent pas soutenir le jeu politique. Aussi ne voient-ils pas non plus l’intérêt de voter pour des partis minoritaires ; vote qui pourrait avoir la fonction d’afficher publiquement le poids de ces courants d’idées politiques, de valoriser un parti en particulier dans le marché concurrentiel des partis de gauche et de lui conférer une légitimité à représenter la gauche non-parlementaire plus que les autres.
20Le refus de certains militants d’AARRG !! d’exercer leur droit de vote avait été l’objet d’un débat au sein du groupe, à l’occasion du deuxième tour de l’élection présidentielle qui avait vu Jacques Chirac affronter Jean-Marie Le Pen. On voit là toute l’importance et la valeur symbolique du vote qui constitue une réelle ligne de clivage parmi les militants :
« Je dirais qu’il y a un événement qui a un peu obligé à expliciter des choses qui restaient implicites, c’est le moment où il a fallu aller voter dernièrement. [Au second tour de l’élection présidentielle ?] Oui. C’était compliqué, parce que, pour certains dont je faisais partie, il fallait absolument aller voter. Et pour d’autres, non. Même si on l’a surmonté ce truc-là, ça n’empêche qu’il y a des choses qui sont clairement apparues : comment on concilie cette activité et la citoyenneté de base qui fait que je vais aller voter. Et que, même si au royaume des aveugles les borgnes sont rois, voilà… Là, ça a rendu explicites des choses qui étaient implicites : certains qui tendaient vraiment vers une radicalité, qui n’envisageaient pas le fait de voter comme quelque chose d’important, qui ne pouvaient pas être en accord avec eux-mêmes en allant voter. Et puis d’autres qui étaient prêts à faire des compromis, l’enjeu était important. C’est un événement qui a mis en évidence des sensibilités différentes. » Juliette (AARRG !!).
Tableau 4. Vote des jeunes militants français (échantillon qualitatif).

Tableau 5. Vote des jeunes militants allemands (échantillon qualitatif). [Abst. = abstention].

Note 2322
21On retiendra d’abord la prédilection des militants pour les partis qui sont eux-mêmes investis dans l’altermondialisation. Il est difficile de savoir si c’est cet investissement des Grünen, du PDS et de la LCR dans le mouvement altermondialiste qui influence le vote des militants, ou si c’est le fait d’être portés vers ces partis qui fait de ces jeunes gens des militants potentiels de l’altermondialisation. Ces indications de vote montrent ensuite l’importance des partis d’extrême gauche ou communistes rénovateurs parmi les votes de ces jeunes. Ceci rejoint les résultats de l’étude des militants d’AARRG !! menée par Simon Luck qui montrent une déception partagée des partis chez ces militants, combinée à une certaine proximité de la LCR et à un vote soit pour ce parti, soit pour les Verts, soit blanc dans certains cas23. Le vote d’extrême gauche est traditionnellement plus pratiqué par les jeunes en France24 ; en 1989 par exemple, 2 % des 18-24 ans avait voté pour les partis qui la constitue contre seulement 0,4 % de la population. Les proportions de ce vote au sein de notre échantillon sont toutefois largement supérieures à ces chiffres, en raison de la qualité de militants des individus que nous avons étudiés. Cette spécificité de l’échantillon entraîne un positionnement bien plus à gauche que chez les autres individus de leur classe d’âge25.
22Si l’on compare les résultats de notre enquête qualitative à ceux de l’enquête quantitative menée auprès des militants d’ATTAC en France et en Allemagne26, on retrouve un certain nombre de similarités, notamment l’importance du vote LCR et Verts chez les altermondialistes français, et l’absence d’intérêt pour le PCF des jeunes Français. Le vote pour les Grünen et le PDS chez les jeunes Allemands apparaît là aussi clairement. Ce que l’enquête nous apprend de nouveau, au regard des différentes classes d’âge qui ont été interrogées, est par exemple que le vote PDS n’attire que les jeunes électeurs, les générations plus anciennes l’associant probablement à l’ancienne RDA. L’enquête confirme par ailleurs la transversalité générationnelle du vote pour les Grünen chez les militants d’ATTAC.
23L’attrait pour la LCR en France – relevé dans l’étude quantitative, mais avant tout dans notre étude qualitative – correspond aux résultats obtenus par Anne Muxel d’une attirance plus grande des jeunes français pour l’extrême gauche trotskiste et révolutionnaire plutôt que pour le Parti communiste27. Nous notons également l’imprégnation de ces orientations politiques chez les militants, même si l’espace-temps qui sépare les entretiens est relativement court (trois ans). Les choix politiques de ces militants semblent relativement durables et stables. Les changements observés relèvent davantage des modifications du paysage militant et politique (création du WASG puis du parti Die Linke) que de leurs choix personnels. Ceci, alors que le vote extrême – droite et gauche – chez les jeunes a plus souvent été décrit comme instable, par opposition à une fidélité du vote pour les partis plus modérés, classiques ou fortement institutionnalisés28. La raison de cette différence tient fort probablement à l’intensité de l’engagement des jeunes altermondialistes étudiés ici et à la place centrale qu’occupe la politique dans leur quotidien, tout comme à l’origine sociale et au niveau d’étude élevés de ces militants qui renforcent la stabilité de leur positionnement et de leurs choix politiques29.
Présentation de soi et proximité partisane
24Le vote de ces jeunes pour les partis d’extrême gauche ou pour les communistes refondateurs (ou rénovateurs) soulève la question de la signification de ce choix. S’agit-il de « politisation négative », est-ce que ces jeunes ne votent que par opposition aux autres partis, à la classe politique ? Ou s’identifient-ils réellement à ces organisations d’extrême gauche et du communisme refondé ? Nous avons usé de deux approches pour répondre à cette question. Nous avons tout d’abord sondé la proximité de ces jeunes militants avec les partis politiques.
Proximité partisane des militants français
Tableau 6. Réponses de l’échantillon qualitatif (en France) aux questions « Êtes-vous adhérent à un parti ? » et « Sinon, de quel parti vous sentez-vous le plus proche ? » [Adh. = adhérent au parti].

Proximité partisane des militants allemands
Tableau 7. Réponses de l’échantillon qualitatif (en Allemagne) aux questions « Êtes-vous adhérent à un parti ? » et « Sinon, de quel parti vous sentez-vous le plus proche ? » [Adh. = adhérent au parti].

25Il apparaît alors que les jeunes Allemands éprouvent plus de difficultés à se sentir proche d’un parti politique que les Français dont le choix se porte quasi-exclusivement sur la Ligue communiste révolutionnaire. Cela souligne d’une part que le vote pour un parti ne signifie pas forcément le ressenti d’une proximité avec celui-ci (et réciproquement). Cela montre d’autre part que les militants expriment leur préférence pour les partis qu’ils côtoient dans le cadre de leur engagement. Cette présence des partis dans le champ d’action des militants doit ensuite être doublée d’une absence de participation au pouvoir institutionnel pour susciter l’intérêt de la majorité des jeunes que nous avons interrogés.
26Un autre moyen de sonder cet attachement aux partis dont les militants se réclament ou pour lesquels ils votent régulièrement est la confrontation des militants à une liste de qualificatifs pour lesquels ils doivent dire s’ils se reconnaissent en eux ou non. Cette question est fermée et la liste de qualificatifs est la suivante : anti-impérialiste, d’extrême gauche, gauche de la gauche, libéral, de gauche, chrétien de gauche, conservateur, trotskiste, nationaliste, vert, communiste, social-démocrate, féministe, d’extrême droite, de droite, marxiste, léniniste, anarchiste, maoïste, gauchiste, antifasciste, libertaire, écologiste, alternatif, républicain, démocrate, socialiste, anticapitaliste et humaniste30.
27Les origines française ou allemande des militants constituent un premier élément clivant pour l’identification de ces militants à certains termes plutôt qu’à d’autres. On peut citer par exemple le choix plus fréquent des termes « anarchiste » et « écologiste » outre-Rhin, certains précisant « écologiste radical » ou « écologiste mais pas du genre qui va au magasin bio ». On peut citer aussi les réticences des jeunes militants allemands à se dire « antifasciste », en raison d’un réseau formalisé portant se nom (Antifa) dans lequel les militants ne se reconnaissent pas. On peut noter également que deux militants allemands (dont un militant des Grünen) se reconnaissent dans le terme « Vert/Grün », montrant à nouveau la plus grande influence du parti écologiste dans le mouvement altermondialiste allemand que dans le français. Le terme « écologiste » est souvent associé au parti des Verts en France ce qui fait hésiter les militants à le retenir. Enfin, le terme « féministe » (parfois reformulé par les militants en « pro-féministe ») rencontre davantage de succès outre-Rhin. Les militants de SPEB et de Linksruck refusent unanimement ce terme, arguant à l’unisson que « le féminisme est l’idée qu’un front du genre peut être équivalent au front de classe et je ne suis pas d’accord » (Philippe, SPEB/ATTAC).
28Tout comme nous le montre ce dernier exemple, les termes sont dans la majorité des cas répartis de manière cohérente en fonction des organisations auxquelles les militants participent. Il est difficile de savoir si les militants ont rejoint tel ou tel groupe parce qu’ils se sentaient plutôt « trotskiste », plutôt « écologiste » ou plutôt « d’extrême gauche » ; ou s’ils ont rejoint n’importe quel groupe suivant un simple désir de s’engager, ou suivant des considérations de l’ordre de la sociabilité, par exemple, et qu’ils se sont ensuite appropriés les valeurs ou idéologies du groupe. Il semble que les deux cas de figure co-existent, comme nous le verrons lorsque nous aborderons la question des motivations qui ont poussé les militants à choisir un groupe plutôt qu’un autre. Les commentaires de l’une des militantes de Linksruck et d’un militant d’ATTAC – lors de la deuxième série d’entretiens – illustrent l’adaptation des militants à leur milieu organisationnel :
« Oui, je me reconnais dans le terme “anti-impérialiste”. Et maintenant, je peux même me reconnaître dans “gauche de la gauche”… je ne sais pas si je pouvais le faire avant. La différence, c’est qu’avant j’étais plutôt engagée dans ATTAC [en plus de Linksruck] et c’était positionné plus à gauche à l’époque. Maintenant qu’on est engagé dans le WASG avec plein d’organisations sociales-démocrates, je suis du coup plutôt redevenue “de gauche”. » Sabrina (Linskruck).
« [Comment est-ce que tu te définis politiquement ?] Oh ! C’est difficile ! Aujourd’hui, ça ne me paraît plus aussi simple de me définir… C’est mon grand problème, je n’arrive plus à me catégoriser et à dire : “Je suis altermondialiste” ou “Maintenant, je suis devenu linksradikal” ou, que sais-je, “Je suis post-structuraliste” ou un truc dans le genre. J’ai l’impression que tout ça dépend des projets qu’on a en cours et, en fonction des projets, on endosse un rôle particulier. » Markus (ATTAC).
29Les militants de SPEB et de Linksruck sont ceux qui reprennent le plus les qualificatifs « trotskistes », « marxistes-léninistes » et « communistes ». C’est également en partie le cas des Français adhérents à la LCR. Les autres militants français qui sont adhérents à, se reconnaissent en ou votent pour la LCR ne se définissent pas en revanche comme « trotskiste », terme dont ils pensent qu’il est dépassé. Ces militants issus d’AARRG !!, de VAMOS et d’ATTAC se reconnaissent dans le terme d’« extrême gauche » bien souvent entendu au sens de « gauche non-parlementaire », ou dans le terme « gauche de la gauche » pour l’une d’entre eux ; certains se définissent aussi comme « anarchiste », « libertaire » ou « gauchiste ». Ces réponses indiquent que la proximité ressentie pour la LCR ou les votes qui lui sont accordés signifient moins l’adhésion de ces jeunes militants à l’idéologie trotskiste révolutionnaire de ce parti que l’identification à un pôle de contre-pouvoir et la défiance à l’égard de la politique institutionnalisée. Ceci explique en sus que les jeunes Allemands éprouvent plus de difficulté à se sentir proches d’un parti, alors même qu’ils s’identifient aux mêmes termes que les Français : « extrême gauche », « linksradikal », « anarchiste », etc. L’absence de parti de gauche en Allemagne n’ayant pas pris part à l’exercice du pouvoir ne leur donne pas la possibilité de se projeter vers un parti, tout en restant dans le champ du contre-pouvoir.
30L’auto-attribution de ces termes laisse en outre transparaître une grande disparité des significations et des associations d’idées qui les accompagnent. Il semble que les termes que nous avons soumis aux jeunes militants ont davantage valeur de rhétorique « tribale31 », comme c’était le cas parmi les membres du Parti socialiste avant 198132.
31Les termes utilisés pour se définir ne doivent ainsi pas être réduits à leur acception, mais leur signification doit être élargie à une volonté de positionnement des militants par rapport aux autres organisations ou courants politiques, ou alors un désir de s’afficher en rupture avec l’ordre existant et de recruter ainsi des militants adoptant un positionnement similaire.
« À Calais, mes amis étaient polarisés par la question du communisme. C’était de bon ton de le revendiquer, même si ça ne voulait pas dire grand-chose : “Je suis communiste à tendance… euh… forte !” […] C’est rigolo, parce que je pense à la différence avec maintenant quand je suis à Paris : les gens ici disent plus facilement “anarchiste” pour dire “Je suis révolté, je suis anarchiste”. Dans mon lycée c’était “Je suis révolté, je suis communiste”. “Je suis communiste, je défends l’URSS”. C’était beaucoup plus ça. » Philippe (SPEB/ATTAC).
32Les militants procèdent en effet par identification négative, en ceci qu’ils choisissent (ou non) souvent les termes non pas pour les idées que ceux-ci véhiculent, mais bien souvent en fonction des groupes qui leur sont associés. C’est le cas d’« anti-impérialiste », par exemple, que plusieurs militants allemands refusent, parce qu’ils l’associent à l’organisation Linksruck33 pour lesquels ils éprouvent peu de sympathie politique.
Positionnement sur le continuum gauche-droite
33Nous avons également soumis deux continuums gauche-droite aux militants, de manière à les situer dans leur paysage politique national, selon le modèle bipolaire qui reste le plus structurant en France34. Si la bipolarité du paysage politique perd en clarté ces dernières années, Anne Muxel estime que ce classement gauche-droite reste tout de même l’autoclassement politique le plus stable dans le temps chez les individus (par rapport au vote et à la proximité des partis). Certaines enquêtes plus récentes ont cependant conduit à relativiser la prégnance du clivage gauche-droite35, notamment en présence d’échantillons marqués par une grande mixité sociale36. Cette hétérogénéité sociale expliquerait en effet qu’une partie de l’échantillon ne se reconnaisse pas dans un axe gauche-droite analysé par certains comme étant la « forme historiquement incorporée des catégories dominantes de l’entendement politique national37 ».
34Les militants altermondialistes ne semblent tendanciellement pas éprouver de difficulté à se situer sur l’axe gauche-droite, si l’on croit les données recueillies par l’équipe du GRAAL lors du FSE de Paris-Saint-Denis en 2003 :
« Seuls 18 % d’entre eux ne se prononcent pas à la question relative à l’autopositionnement sur un tel axe (sachant que seuls 6 % ne répondent pas à la question). Quant au positionnement lui-même, 31 % se placent à la position 1 la plus à l’extrême de la gauche, 27,5 % à la position 2, 16 % à la position 3, 3,6 % à la position 4, soit 78 % à gauche (avec une forte dominante de l’extrême gauche) et seulement 3,4 % au centre ou à droite38. »
35De la même manière, au sein de l’échantillon quantitatif de militants interrogés lors des journées d’été d’ATTAC à Arles et Marbourg en 2002, les jeunes militants allemands sont ceux qui éprouvent le plus de difficultés à se situer sur l’échelle gauche-droite (22,4 % d’entre eux). Du côté français, c’est la tranche des 50-59 ans qui montrent le plus de réticences à utiliser ce continuum (13,4 % de a tranche d’âge)39.
Les outils de mesure du positionnement politique
36L’utilisation du continuum gauche-droite a souvent été critiqué, particulièrement en raison du modèle, des catégories et des problématiques que l’on impose à l’interviewé sans être assuré que celui-ci les comprend et les maîtrise40. Le cas des « réponses aveugles41 » fait par exemple référence au risque que l’interviewé réponde « à l’aveugle » parce qu’il n’ose pas reconnaître sa méconnaissance des rouages politiques ou son absence de positionnement sur l’échelle politique. Il donne dans ce cas une réponse qui ne correspond en rien à son opinion politique.
37En choisissant d’utiliser ce continuum, nous supposions que le risque de recueillir des réponses aléatoires devait être très faible dans le cas de nos échantillons qualitatif et quantitatif, ce public militant étant fortement concerné et intéressé par la politique. En outre, la possibilité était laissée aux militants de l’échantillon quantitatif de notifier leur impossibilité de se situer sur le continuum. Les militants de l’échantillon qualitatif n’hésitent pas, par exemple, à affirmer qu’ils ne se reconnaissent pas dans ce modèle du continuum. Bien au contraire, ils le revendiquent, puisque la non-identification dans le modèle gauche-droite est dans certains cas une attitude valorisée dans leur environnement politique. Elle signifie alors un refus du système politique institutionnalisé.
38Autre critique adressée au continuum, celle de la simplification qu’il fait du paysage politique. Mais c’est pour ces raisons précisément que l’on y a le plus souvent recours, pour remédier à la complexité et la fluidité du système partisan français. Le raccourci de la dimension gauche-droite – configuration bipolaire que l’on retrouve généralement aux deuxièmes tours des élections en France – aide les individus à dépasser la complexité de l’identification partisane42.
39Nous l’avons vu, la population militante que nous étudions est particulièrement mieux placée que le citoyen lambda pour se situer sur un tel continuum, en raison de son fort intérêt pour la politique. Nous avons toutefois choisi de confronter notre échantillon à plusieurs formes d’autopositionnement, ce qui nous permet d’une part de juger de l’efficacité des différentes méthodes, d’autre part de comparer la réaction des militants face à ces différents outils. Outre la confrontation des militants à une liste de qualificatifs (anarchiste, trotskiste, communiste, vert, etc.), exposée plus haut, nous avons eu recours à deux échelles différentes. Très classiquement, nous avons tout d’abord utilisé un continuum chiffré gauche-droite gradué de 1 à 7. Celui-ci à été doublé d’un continuum allant du qualificatif « extrême gauche » à celui d’« extrême droite » (sans chiffre)43.
Première échelle :
Gauche 1----2----3----4----5----6----7 Droite
Deuxième échelle :
Extrême gauche – gauche – centre-gauche – centre – centre-droit – droite – extrême-droite
40Ainsi pouvons-nous confronter les résultats chiffrés à la signification que les militants y associent. Ce qui nous intéresse n’est pas tant de savoir si les militants se situent plutôt à droite ou plutôt à gauche (étant donné qu’ils ont été sélectionnés sur le critère de leur engagement politique à gauche) que de connaître leur position au sein de la gauche. Que nous apporte le continuum chiffré ? Nous avons vu plus haut que les militants n’associent pas le même degré de radicalité ou la même valeur symbolique aux partis. Certains adhèrent, sympathisent ou votent ainsi pour la LCR parce qu’elle est révolutionnaire, d’autres « simplement » parce qu’elle se distingue des partis de la gauche plurielle. Nous avons vu que l’étiquette « trotskiste » de ce parti ne joue contre toute attente quasiment aucun rôle dans le choix des militants. La perception que les militants ont de leurs appartenances ou préférences militantes est variable. Il est par conséquent difficile de jauger la radicalité des militants en fonction de leur sympathie pour un parti.
De l’extrême gauche à un désir de gauche non-morcelée
41Contre toute attente, les résultats obtenus avec le continuum chiffré ne recoupent pas toujours ceux du continuum gradué avec des qualificatifs. Les résultats obtenus pour la seconde échelle (allant des qualificatifs « extrême gauche » à « extrême droite ») montrent parfois une absence de cohérence entre les deux échelles. Ceci est certainement lié en partie aux intitulés qui figurent aux extrêmes de l’échelle chiffrée : « gauche » et « droite ». L’utilisation d’« extrême gauche » et d’« extrême droite » aurait certainement clarifié et harmonisé le positionnement des jeunes militants. Plus encore, il aurait été particulièrement intéressant de faire de ce positionnement une « question ouverte », en laissant les militants dessiner leur vision de l’échelle. Nous nous sommes prêtée à l’exercice avec l’une d’entre elle qui estimait le continuum à une dimension (objet linéaire) trop réducteur et avons ainsi obtenu une échelle en deux dimensions (objet plan).
42Les résultats que nous avons obtenus avec l’échelle chiffrée sont difficilement analysables, en raison du « caractère subjectif et très fluctuant de cet auto-classement44 ». Le positionnement des militants semble échapper à tout classement rationnel généralisable. La critique de Pierre Bourdieu concernant l’utilisation différenciée de cette échelle que font les diverses catégories sociales, qui amène le chercheur à additionner « des gens qui mesurent en centimètres avec des gens qui mesurent en kilomètres, ou mieux, des gens qui notent de 0 à 20 et des gens qui notent entre 9 et 1145 » semble trouver ici toute sa pertinence. Le positionnement varie en effet dans notre cas selon que les militants considèrent la graduation « 1 » comme correspondant à la branche radicale des partis de gauche gouvernementaux, ou alors aux partis d’extrême gauche en France – et parmi ceux-ci, les réponses varient selon que les militants incluent ou non le parti Lutte ouvrière dans l’échelle –, ou encore selon qu’ils incluent on non dans l’échelle les groupes militants faisant usage de la violence politique. Ainsi, un militant français se situant à l’extrême gauche sur l’échelle non-chiffrée, se situe entre le 2 et le 3 sur l’échelle chiffrée, considérant que le 1 correspond à Lutte ouvrière. Un militant allemand se situe de la même manière que ce dernier, mais justifie ce positionnement avec des explications totalement différentes. Parallèlement à cela, un autre militant allemand se situe sur le chiffre 1 sur la première échelle et se dit « de gauche » sur la deuxième, précisant qu’il se distingue à la fois de l’extrême gauche et de la tendance linksradikale. Ainsi, les résultats obtenus nous renseignent davantage sur la complexité de la perception qu’ont les militants de cette échelle, plutôt que sur leur réel positionnement sur cette échelle gauche-droite.
43Malgré ces difficultés, les deux continuums utilisés nous ont apporté quelques résultats. Tout d’abord, les militants sont très regardants lorsqu’on leur présente les échelles (extrême) gauche - (extrême) droite. Ils ne se contentent pas de se situer quelque part « à gauche », mais attachent beaucoup d’importance à ce positionnement. Ceci est évidemment un signe de l’engagement intense de ces militants et de leur grand intérêt pour la politique. Anne Muxel a en effet constaté que l’impossibilité (et non le refus) de se situer sur le continuum gauche-droite est un signe du désintérêt des jeunes pour la politique. Certains des jeunes militants que nous avons étudiés insistent au contraire sur les nuances et subtilités absentes de l’échelle, précisent leur refus du morcellement de la gauche ou encore regrettent l’absence d’une deuxième dimension pour la construction de l’échelle. Confrontés à l’échelle chiffrée droite-gauche politique (de 1 à 7) allant de l’extrême gauche à l’extrême droite, quatre militants refusent de se positionner dessus, soit qu’ils ne se reconnaissent pas dans cette manière de se positionner, soit qu’ils la trouvent trop réductrice, linéaire :
« Non, ton échelle ne me plaît pas. Parce que c’est une forme d’auto-définition qui est généralisante (schwammig : “spongieuse”). Je t’ai déjà dit que je ne pouvais me situer là-dessus… Parce que je n’apparais pas là-dedans. [Tu te situes à côté…] Je suis… Je suis… (silence) En fait, je ne peux me situer qu’à propos de choses concrètes. Mais ce qui est certain, c’est que je ne suis en aucun cas de droite. [Ah !Tu es entre 1 et 3, alors ?] Oui, ou peut-être sur le zéro ! » Jens (INKaK).
44Certains d’entre eux estiment se situer en dehors de cette échelle, d’autres simultanément au niveau de plusieurs graduations de celle-ci. Selon eux, ceci est fonction du contexte, mais aussi des questions politiques (le droit de vote des sans-papiers, l’abandon du nucléaire, le droit des femmes, etc.), ou bien encore de s’il s’agit de positionner leurs idées ou bien leurs pratiques réelles sur l’échelle.
45Concernant le positionnement de ceux qui acceptent de se situer sur le continuum, plusieurs éléments méritent d’être relevés. Tout d’abord, contrairement aux observations d’Anne Muxel sur la stabilité de cet outil, nous avons observé que le positionnement des militants a tendance à perdre en radicalité entre les deux entretiens. Les militants les plus radicaux sont ceux qui varient le moins dans leur positionnement, c’est-à-dire que ceux qui se situent sur le 1 de la première échelle sont plus stables que les autres. Ceci fort probablement en raison des balises que constituent les positions extrêmes dans le champ politique, « facilement identifiables et identifiées par les jeunes46 ». L’échantillon d’Anne Muxel – bien plus vaste et représentatif que le nôtre – se distingue de notre échantillon qualitatif parce qu’il regroupe des « jeunes » toutes origines sociales confondues et que nous avons retenu des jeunes militants qui se trouvent être majoritairement issus de milieu aisés. Les résultats de l’étude longitudinale d’Anne Muxel montrent que la variable la plus déterminante pour la stabilité du positionnement politique et du vote est l’origine sociale, ainsi que l’intérêt pour la politique concernant la stabilité du vote uniquement47.
46L’évolution de l’auto-positionnement observé auprès des dix-huit militants que nous avons étudiés n’est pas cohérente avec ces résultats. La plus grande instabilité des militants observée auprès de notre échantillon face à l’échelle gauche-droite plutôt que dans leur pratique tient probablement tout simplement au caractère artificiel que constitue cet outil des sciences sociales. Nous le verrons plus loin, les significations que les militants attribuent aux graduations de cet artefact sont extrêmement fluctuantes, parce que ces graduations ne reposent sur aucune association rationnelle : en France, est-ce que le chiffre 1 représente la LCR ou LO, le PCF ou les mobilisations de rue ? En Allemagne, le chiffre 1 représente-t-il le PDS, le DKP, Die Linke, les linksradikale ?
47Toujours selon Anne Muxel, ce positionnement sur l’échelle gauche-droite des individus n’exclut pas une crise de la représentation politique et des difficultés ressenties pour se reconnaître dans les formations politiques partisanes. En somme, le positionnement sur l’échelle peut coexister avec la pratique du vote blanc ou de l’abstention électorale. Au sein de notre échantillon toutefois, l’absence de positionnement est le plus souvent liée au vote blanc : les militants qui refusent de se positionner sur les deux échelles sont ceux qui votent blancs lors des élections. Ces observations n’invalident en rien les théories développées par Anne Muxel (sur des échantillons bien plus larges), mais montrent une fois encore les particularités des deux échantillons. Ainsi, l’absence de positionnement sur l’axe gauche-droite n’a-t-il, par exemple, pas la même signification pour les individus des deux échantillons. Dans le cas des jeunes militants que nous avons étudiés, il n’indique en aucun cas que le militant ne comprend pas cette forme de représentation du paysage politique national, il signifie bien plus que le militant s’en distingue sciemment et affiche cette distinction. Le non-positionnement que nous enregistrons auprès de ces militants est donc moins l’enregistrement passif d’une position sur l’axe gauche-droite qu’un élément d’une stratégie de présentation de soi ou de mise en scène publique de l’identité dans le cadre de la situation singulière de l’entretien48. Trois lignes de clivage apparaissent au vu des positionnements des militants, il s’agit des différences nationales, des appartenances organisationnelles et du genre.
Les origines nationales comme ligne de clivage
48Concernant la première variable-clef, la différence majeure qui sépare les militants français des allemands est que l’ensemble des militants français se positionne sur la graduation « extrême gauche »49 (à l’exception d’une militante d’AARRG !! qui se positionne entre la gauche et l’extrême gauche). Les militants allemands se positionnent eux, pour moitié sur cette graduation (quatre militants), les autres sur la gauche (trois militants) ou entre la gauche et l’extrême gauche (un militant). Les deux derniers refusent de se positionner. À noter que le positionnement de l’ensemble des militants sur la graduation « extrême gauche » ne se retrouve cependant pas sur l’échelle chiffrée : là, leur positionnement est davantage réparti entre le 1 et le 3, ou plus précisément simultanément sur deux ou trois de ces graduations.
49Chez les militants français, la graduation 1 semble signifier une distinction du champ partisan traditionnel et de la gauche plurielle, comme nous l’avons vu plus haut. Elle signifie donc soit un réel positionnement à l’extrême gauche – c’est-à-dire au sein de la LCR –, soit un positionnement hors des partis. En Allemagne, nous l’avons vu plus haut, l’absence de partis d’extrême gauche non-gouvernementaux rend l’interprétation de l’échelle différente. L’adjectif « extrême » associé à la gauche n’est donc utilisé outre-Rhin que pour se démarquer du jeu politique institutionnel et partisan. Ceci peut s’expliquer par une méfiance à l’égard des positions extrêmes institutionnalisées sur l’échiquier politique allemand depuis 1945. Mais également par l’absence d’extrême gauche institutionnalisée qui fait que l’extrême gauche y est souvent associée à des expériences politiques violentes, telle que celle de la bande Baader-Meinhof dans les années 1970 (Fraction Armée Rouge). Tout comme le terme « linksradikal » est fréquemment associé aux militants usant de la violence politique. Ainsi certains militants me le rappellent-ils pendant l’entretien :
« [Tu te situes à l’extrême gauche ?] Non. Je crois t’avoir déjà expliqué lors du précédent entretien qu’“extrême” est un terme négatif dans la langue allemande… C’est un terme de propagande qui est assimilé aux “agitateurs” ou un truc dans le genre. » Jens (INKaK).
« Je ne me définis pas comme “ linksradikal”, parce que le terme est associé aux gens qui vont aux manifestations pour casser… qui y vont surtout pour se battre avec la police et jeter des pavés. C’est un terme qui est toujours lié à l’usage de la violence. » Michael (Linksruck).
50Plusieurs des militants allemands confrontés aux deux continuums gradués précisent avec leur réponse leur distanciation de toute forme de violence politique. Outre-Rhin, ce sont à la fois les moyens d’action et la séparation de la politique institutionnelle qui semblent guider le positionnement sur l’échelle, alors que seul ce dernier élément semble guider le choix des militants français. Le terme « extrême gauche » en Allemagne ne convient qu’aux militants trotskistes révolutionnaires de Linksruck50 et à deux militants radicaux d’ATTAC.
La spécificité trotskiste
51Sans grande surprise, l’appartenance à une organisation trotskiste est également un élément clivant pour les positionnements. Les militants des organisations trotskistes révolutionnaires Socialisme Par En Bas (SPEB/ATTAC), Linksruck et de la LCR se situent ainsi tous soit sur la graduation 1 de la première échelle, soit sur la graduation « extrême gauche » de la deuxième, le plus souvent sur ces deux graduations (6 cas sur 7). Seule la militante ayant adhéré entre les deux entretiens à la LCR ne suit pas ce modèle ; elle se situe simultanément sur les graduations 1, 2 et 3 et sur une graduation qu’elle nomme « vraie gauche » ou « gauche radicale ». Cette distinction est certainement due au contexte d’adhésion de la militante, à une période où la LCR s’ouvre aux militants altermondialistes suite à son investissement intense dans le mouvement. La refondation de la LCR entamée ces dernières années vise à intégrer ces nouveaux adhérents – souvent jeunes – en veillant à ne pas les rebuter avec les références au trotskisme du parti51. Ces nouveaux militants adhèrent dès lors à la LCR, en tant que parti extérieur à la gauche plurielle et présent dans les mouvements sociaux, et non en tant que parti trotskiste-révolutionnaire.
52Par ailleurs, il est intéressant de constater que le positionnement des militants à l’extrême gauche ne correspond pas simplement à la radicalité de leur groupe d’affiliation, mais parfois à un autopositionnement par rapport aux autres groupes et courants. Les militants d’INKaK issus de la scène linksradikale allemande ne se situent par exemple pas à l’« extrême gauche », ni sur le chiffre 1, et ce, pour les raisons nationales évoquées plus haut, mais aussi pour se distinguer des militants trotskistes « qui croient au Grand Soir ». Plusieurs militants se situent d’ailleurs par la négative : nous l’avons vu, l’un ne se situe pas sur le 1 pour se distinguer du parti Lutte ouvrière, plusieurs refusent la graduation 1 ou la position « extrême gauche » pour ne pas être assimilés aux militants violents, plusieurs militants se situent sur le 1 pour se distinguer de la gauche plurielle, etc.
53Plus généralement, le terme d’« extrême gauche » est prisé pour la coupure qu’il symbolise et rejeté pour son effet marginalisant et l’association d’esprit qu’il induit avec des méthodes violentes. Tandis que le terme « gauche » semble à la fois apprécié et déprécié pour son côté « fourre-tout » et « mou ». Quant aux militants qui ne veulent pas de ces anciens cadres et des idéologies anciennes, mais qui n’ont pas trouvé d’alternatives ou qui attendent une refondation de la gauche, ils optent pour le terme « gauche de la gauche » (linker Flügel der Linke) qui présente l’avantage de la nouveauté et exprime la volonté de dépasser la gauche par la gauche.
54Quelques militants – allemands pour la plupart – insistent donc sur l’importance du concept de « gauche » et exprime leur volonté d’afficher une gauche unie. Ceux-là aiment à se référer à une gauche englobante qui dépasserait les clivages et évitent les déclinaisons telles que « gauche », « gauche de la gauche », « extrême gauche ». Ils se définissent comme étant « de gauche » avant tout. Ce rassemblement symbolique de la gauche permet de faire référence à une tradition commune, des valeurs communes et à un ennemi commun – la droite, les forces conservatrices –, plutôt qu’à des dissensions au sein du champ militant de la gauche. Les différences entre les divers courants de la gauche sont minimisées, ce qui n’est pas sans rappeler la stratégie de la gauche mitterrandienne d’avant 198152.
55Le recours parallèle à différentes échelles de positionnement politique nous a essentiellement montré que ce sont des outils difficiles à manier en raison de la compréhension extrêmement subjective et fluctuante qui en est faite par les individus. Ce que nous en avons retenu de cette expérience relève donc avant tout de l’apport méthodologique. Nous espérons avoir contribué à montrer la fiabilité discutable de ces outils de mesure du positionnement politique. Cette difficulté allant en augmentant dès lors que l’on sort du cadre exclusivement national. En effet, nous avons pu voir à l’exemple du terme « extrême gauche » qu’un même concept ou positionnement peut être perçu très différemment en France et en Allemagne.
Le clivage du genre
56Enfin, dernière ligne de clivage observée parmi ces positionnements, celle du genre. À l’exception de l’une d’entre elles, les femmes se positionnent de manière moins radicale que les hommes de leur groupe d’affiliation. Elles semblent ainsi moins éprouver le besoin d’afficher leur radicalité et ne se sentent pas toujours à l’aise avec les symboles ou les catégories que véhicule le terme « extrême gauche ». C’est le cas de Sabrina (Linksruck/ATTAC) :
« Alors, en fait, je pourrais tout à fait me définir comme étant d’extrême gauche. Mais le terme représente des choses tellement différentes… En fait, je ne suis pas d’extrême gauche dans le sens où j’irais jeter des pavés dans la rue, etc. Ça non. Mais d’extrême gauche au sens d’anticapitaliste et révolutionnaire, ça oui. [Alors pourquoi n’as-tu pas sélectionné “extrême gauche” comme terme dans lequel tu te reconnais, quand je t’ai soumis une liste de termes tout à l’heure ?] Parce que ce terme peut être mal interprété… » Sabrina (Linksruck/ATTAC).
57Les femmes de l’échantillon relèvent plus fréquemment la réduction que représentent les continuums, ajoutent des commentaires par rapport à leur positionnement, soulignent leur multi-positionnement sur les échelles (simultanément 1, 2 et 3, par exemple) ou refusent de se positionner. L’enquête EUYOUPART a elle aussi noté des différences d’attitude guidées par le genre pour le pan français de l’étude. Cette enquête a en effet montré que les jeunes femmes ont tendance à moins voter pour les partis classiques53. Il est possible que cette difficulté à se positionner soit lié au profil majoritaire des dirigeants des partis politiques en France et en Allemagne : les jeunes femmes se sentent probablement moins représentées par un personnel politique dont les figures sont généralement des hommes, souvent relativement âgés.
58Autre hypothèse, cette retenue des jeunes femmes qui hésitent à se situer à l’extrême gauche, ou qui le font tout en se justifiant, pourrait tout simplement signifier une absence de volonté de leur part d’afficher leur radicalité. C’est-à-dire non pas une volonté de dissimuler cette radicalité, mais l’absence de besoin de l’afficher ou de plastronner avec. Ce qui rejoint les données que nous avons recueillies concernant la relation qu’entretiennent les militants à la violence politique, et qui répond elle aussi à des dynamiques genrées, comme nous le verrons plus loin.
Déceptions et désir d’un engagement différent
59Les réticences qu’éprouvent les jeunes Français à se situer simplement « à gauche » et leur propension à lui préférer l’extrême gauche rappelle le phénomène observé par Philippe Juhem dans les années 1980, du déclin de l’identification au terme « gauche » en raison de la déception suscitée par l’arrivée de la gauche au pouvoir et que nous avons évoquée plus haut. Ce phénomène est tout à fait similaire à la distanciation de la gauche plurielle observée chez les jeunes français de notre échantillon et qui les incite à se positionner à l’extrême gauche. Dans les années quatre-vingt, SOS-Racisme a montré une volonté de masquer ses liens forts avec la gauche – et plus particulièrement avec le Parti socialiste – du fait des promesses non tenues de la gauche au gouvernement. Le groupe a ainsi affiché une forme d’apolitisme comme preuve de renouveau et de pureté54. Ceci peut faire penser sur certains points à la dynamique portée par l’altermondialisation : une volonté de dépasser des idéologies tombées en désuétude aux yeux de certains jeunes (le socialisme, le communisme, le trotskisme) et de se distancier des partis politiques (en refusant par exemple leur participation aux Forum sociaux).
60Le concept fédérateur de l’altermondialisation a pour but de rassembler les militants non intéressés par le champ partisan et les déçus de la gauche, ou encore les ailes plus radicales et critiques des partis de la gauche plurielle. Pourtant, l’altermondialisation, même si elle dissimule les organisations qui la composent sous un nom générique, ne se dit en aucun cas « apolitique ». Elle se positionne au contraire clairement à gauche et refuse toute alliance avec les groupements politiques de droite, se distinguant en cela de la démarche de SOS-Racisme par exemple. Le mouvement altermondialiste ne rejette pas la gauche dans son ensemble, mais affiche une certaine distance avec le champ des luttes partisanes.
Le rejet des partis et des syndicats
61Cette nécessaire distanciation du champ partisan est probablement plus accentuée chez les jeunes militants. L’enquête effectuée lors du FSE en 2003 avait montré que les jeunes participants au Forum social se distinguaient de leurs aînés par une plus faible appartenance aux partis et aux syndicats55. Lors des entretiens que nous avons menés auprès des dix-huit jeunes militants, un tiers d’entre eux justifie d’ailleurs le choix du mouvement altermondialiste ou de leur groupe par leur séparation du champ partisan ou des partis « néolibéraux ». C’est le cas de Juliette (AARRG !!) et de Lukas (ATTAC) :
« Je ne me reconnais pas dans un parti politique quel qui soit. […] J’ai choisi AARRG !! aussi parce qu’il était détaché… qu’il n’était pas affilié à un parti. Et que par ailleurs, j’aimais bien le principe d’un groupe d’activistes extrêmement léger, complètement déchargé de toute contrainte administrative, hiérarchique, etc. […]. Moi j’aimais la légèreté, le fait qu’on est un tout petit groupe d’activistes de rien du tout, qu’on ne fait pas des réunions pour faire des réunions, qu’on se réunit seulement si on a un projet. » Juliette (AARRG !!).
« Je ne crois pas au parlementarisme, je ne crois pas aux partis bourgeois, je ne crois pas non plus aux partis ex-socialistes [PDS], aujourd’hui je ne crois plus du tout aux structures partisanes. Les structures partisanes sont inappropriées au changement politique et je crois qu’ATTAC ne peut en aucun cas être assimilé à un parti politique, c’est tout le contraire d’un parti. […] Les syndicats sont des appareils énormes, organisés totalement hiérarchiquement et dans lesquels il est absolument impossible de trouver un moyen de s’engager… enfin, de donner son avis, d’exprimer ses désirs. Ça ne m’a jamais intéressé. » Lukas (ATTAC).
62Certains opposent l’activité foisonnante des groupes altermondialistes au statisme des partis et des syndicats. Ceci se traduit notamment par le vocabulaire qu’ils utilisent : l’emploi par exemple de « se ranger dans un parti » plutôt qu’« entrer dans un parti ». Nous l’avons vu dans le dernier extrait d’entretien, partis et syndicats sont bien souvent associés dans la critique portée par les militants, qui ne font pas de différence entre les fonctionnements de ces deux types de structures. Les militants ayant expérimenté la vie des partis et des syndicats de l’intérieur ne sont pas en reste dans leur condamnation de ces appareils. C’est le cas de Camille (SPEB/ATTAC) qui – bien qu’elle estime que l’adhésion à un parti ou un syndicat est stratégiquement souhaitable – garde un mauvais souvenir de sa rencontre avec le syndicat UNEF :
« Il y avait eu un Congrès de l’UNEF, à la Sorbonne, je ne sais plus pourquoi je m’étais retrouvée là et je peux dire que ça, ça calme ! Je n’avais pas spécialement envie de rejoindre un syndicat, mais ça, ça m’a carrément calmée. C’était hallucinant ! Les discours tenus à l’UNEF, la manière de traiter les gens, c’est un truc de fous… Début décembre 2000, le Mac Do [de] Saint-Germain [des Prés] avait commencé à être en grève et on avait vachement été impliqués là-dedans. […] On discutait et je disais : “Mais c’est génial ce qui se passe au Mac Do Saint-Germain ! Il faut en parler, il faut faire une interv’ [intervention] !” Et ça n’arrêtait pas et ça n’arrêtait pas de discuter pendant des heures, pendant des plombes, c’était super formel et […] une des dirigeantes ne voulait pas qu’on fasse des interv’… Enfin, un truc de fou ! Et puis, ce qui était dit sur le fait qu’il ne faut pas diaboliser les patrons ! Hallucinant, quoi ! » Camille (SPEB/ATTAC).
63Les critiques qui transparaissent de cet extrait d’entretien sont représentatives de celles de la majorité des militants que nous avons étudiés : des discussions sans fin qui tournent le plus souvent autour de luttes d’appareil, une hiérarchie omnipotente, le poids du fonctionnement, l’absence de réactivité et de flexibilité, l’impossibilité d’avoir des initiatives à la base, la routine de l’appareil au détriment de l’effervescence de l’actualité militante… Ces critiques concernent également le syndicat rénovateur Sud, pourtant impliqué dans le mouvement altermondialiste :
« Il fallait créer Sud-étudiants parce qu’il n’y avait pas de structure nationale au départ. Finalement on s’est retrouvés genre dans un amphithéâtre à palabrer pendant des heures et des heures et à voter des trucs avec des luttes intestines entre groupes, des choses comme ça. Donc ce n’était pas quelque chose qui me plaisait. » Guillaume (AARRG !!), à propos du syndicat Sud.
« C’est très chiant les réunions syndicales… […] Pour l’UNEF, je faisais beaucoup de travail logistique, enfin vraiment “petit soldat”, je tenais les tables et je distribuais les tracts. Les débats me gonflaient et c’est pour ça que je ne me suis pas trop impliqué là-dedans. Pour Sud, j’ai tenu des tables à un rythme effréné pendant un an sans comprendre vraiment ce qu’il y avait derrière. Et je regrette d’avoir milité comme ça. Bon maintenant je sais qu’il ne faut pas le faire ! » Philippe (SPEB/ATTAC).
64Ce que ce militant appelle faire le « petit soldat » revient dans de nombreux entretiens. Une des raisons pour lesquelles les jeunes militants, qu’ils soient français ou allemands56, semblent fuir les partis et les syndicats, est l’infantilisation subie par les primo-militants et l’étapisme auquel il faut se plier avant de pouvoir accéder à des responsabilités dans la structure. Ces militants ne veulent ainsi pas s’adapter aux contraintes des structures partisanes et syndicales et ne souhaitent en aucun cas avoir à suivre une formation avant de pouvoir porter des initiatives. Ils ne veulent pas non plus assimiler de programmes systématiques autour d’un canon de textes de référence57, comme cela a été décrit dans plusieurs études portant sur les partis communistes français et italiens58. Le militant cité précédemment raconte en ces mots sa formation au contact des militants de Lutte ouvrière :
« Et puis, donc, ça a été la formation à la LO : tu vois une personne peut-être une ou deux fois par semaine dans un café et puis on discute du socialisme et du communisme et “Qu’est-ce que tu lis en ce moment ?” Et puis “Quand tu auras bien lu et que tu auras bien tout compris, alors tu pourras commencer à vivre…” Mais pas avant !! » Philippe (SPEB/ATTAC).
65Plusieurs militants ont ainsi rejoint l’altermondialisation pour occuper dès le départ des responsabilités politiques au sein des organisations et pour pouvoir mener des initiatives personnelles. C’est le cas de Sophie, qui a expérimenté le parti Les Verts avant de se tourner vers l’altermondialisation, puis rejoindre la LCR :
« À la base, c’est comme plein-plein de jeunes, l’impression que les partis ont vachement failli, en fait… Non seulement ce sont des structures extrêmement bureaucratiques, il y a une lutte de pouvoir intense dedans qui n’a rien à voir avec ses propres capacités personnelles, intellectuelles et politiques. Et c’est extrêmement macho. Et comme depuis que je suis petite, en plus j’ai un sens féministe assez aiguisé… Ça m’avait pas mal rebuté. […] Je n’avais pas envie de retrouver une structure où pendant trois ans, on allait me faire coller des affiches. Où j’aurais rien besoin de dire parce que je venais d’adhérer et que j’avais genre 20 ans. Et j’avais envie d’être avec des gens plus ou moins de mon âge. J’avais envie d’être mon propre chef. […] [Les mouvements de jeunesse de partis], c’est extrêmement hiérarchique. Je n’avais pas du tout envie d’être dans un mouvement où c’était pareil : c’est-à-dire qu’il y avait des gens qu’on traitait avec déférence, le secrétaire général ou je ne sais pas quoi ou le président, le vice-président. Je n’avais pas du tout, du tout envie de ça. J’avais pas du tout envie d’être une moitié de portion… d’entrée [de jeu] d’être une moitié de portion parce que je n’avais pas encore fait mon chemin. Et puis l’idée de promotion à l’intérieur du truc, ça me paraît tellement quelque chose de très capitaliste, enfin… C’est la même structure reproduite, donc ça ne m’intéressait pas du tout. » Sophie (ATTAC/VAMOS).
66Quand ils ne rejettent pas les partis dans leur ensemble, les jeunes militants sont rebutés par ceux qui ont participé au gouvernement ou qui sont « néolibéraux » ou encore en fonction de caractéristiques qu’ils leur attribuent, comme c’est le cas de Philippe (SPEB/ATTAC) :
« Je n’ai jamais été très enthousiasmé par le Parti socialiste […]. Les Verts, ça me semblait extrêmement flou et extrêmement démago. Le PC, c’était la Mairie de Calais, c’était un truc très vieillot, enfin pas terrible. […] Après j’ai été contact de Lutte ouvrière. En même temps, ça ne m’a pas éclaté. Je cherchais autre chose. Je me suis dit : “Il doit y avoir des marxistes qui sont un peu pessimistes et puis d’autres qui sont un peu plus dynamiques, ça doit pouvoir se trouver !” » Philippe (SPEB/ATTAC).
67Quant à Jérémie (ATTAC) qui a été sympathisant de Lutte ouvrière, puis adhérent du Parti socialiste et enfin de la LCR, il n’éprouve aucune répulsion à l’égard de l’appareil partisan, mais entretient des rancœurs par rapport au fonctionnement d’appareil qui contribue selon lui à éloigner une génération militante de la vie partisane :
« Pour moi, intégrer le PS, ça s’est fait naturellement, je n’avais pas de réticences, autres que des désaccords politiques. La structure de parti en tant que telle ne me faisait pas peur. Parce qu’en fait, j’ai compris assez vite que les individus qui sont dans le cadre d’un parti ne sont pas écrasés, ne perdent pas la qualité de leur individualité et leur autonomie. Au contraire. Les gens s’épanouissent plus et développent leur propre expérience politique et militante, davantage dans un parti que dans une association. Pour beaucoup de jeunes, il y a un obstacle à ça, parce qu’il y a cette image du parti, telle qu’ils l’ont expérimentée et qu’ils l’ont perçue par le biais des partis de gouvernement. Donc ils se disent : “Tous les partis c’est à peu près pareil ! Comme le PS, comme le PC : Ils trahissent les gens, c’est bureaucratique, tout part d’en haut et s’impose en bas. Il n’y a pas de vrai pluralisme.” Quelque part, si j’en veux beaucoup au PS aujourd’hui, ce n’est pas tellement parce qu’il trahit, parce qu’il est au gouvernement et qu’il fait des réformes libérales et pas sociales, c’est surtout parce qu’il fout en l’air toute une génération de militants, parce qu’il donne une image de la politique qui est vraiment triste : c’est les carrières politiques, c’est la bureaucratie politique, syndicale. » Jérémie (ATTAC).
68Ce désenchantement face aux pratiques politiciennes ressort également du pan français de l’enquête EUYOUPART. C’est la désillusion qui prime parmi les jeunes interrogés par Anne Muxel et alii. Leur perception de la politique partisane est avant tout négative : dans 69 % des cas, elle évoque pour eux des promesses non tenues, 64 % un jeu aux mains d’hommes âgés, 57 % d’entre eux parlent d’un domaine fait uniquement de corruption59… Au sein de l’enquête menée par l’équipe du GRAAL auprès des militants altermondialistes du FSE de Paris-Saint-Denis – majoritairement jeunes (50,3 % de moins de 35 ans) –, la défiance à l’égard des autorités (régionales, nationales, européennes et internationales) et des partis est là aussi très répandue60. Les syndicats sont en revanche relativement épargnés par les militants du FSE, qui leur font confiance à 54,5 %, très certainement en raison de la forte participation de ces structures à l’événement.
L’opportunité de l’émergence du mouvement altermondialiste
69Ce rejet de la politique traditionnelle, exprimée par tous les militants que nous avons étudiés à l’exception des jeunes trotskistes, signifie également une volonté de rester dans le champ du contre-pouvoir, comme nous le verrons plus longuement par la suite. L’exemple de Sabrina (Linksruck/ATTAC), entrée en militantisme en ayant en tête l’iconographie des livres pour enfants de RDA (mettant en scène les révolutionnaires russes et allemands bricolant des émetteurs-radio) témoigne d’une motivation portée non par un registre thématique (la défense de l’environnement, du droit des femmes, l’aide au tiers-monde, etc.), mais par le désir d’endosser un rôle de révolutionnaire. D’autres militent dans l’espoir d’exercer une certaine influence sur les partis, d’autres encore désirent uniquement « s’opposer ». Guillaume (AARRG !!) explique ainsi que son choix de rejoindre AARRG !! et le mouvement altermondialiste a été motivé par une envie de « conflit ». Charlotte va plus loin, quand elle affirme que c’est cette volonté de s’opposer qui guide l’ensemble de ses choix et ses préférences politiques. Elle est ainsi prête à renoncer à ses convictions, dès lors qu’elles n’entrent plus dans le cadre du contre-pouvoir :
« Je ne suis pas du tout intéressée par le jeu politique et le pouvoir. […] Je ne pense même pas qu’il faudrait que des gens qui pensent comme moi, gouvernent. Je pense que si José Bové devient président de la République, je pense que pour moi, il devient un étranger. » Charlotte (AARRG !!).
70Cette volonté de s’opposer et de refuser le jeu de la démocratie représentative est surprenante au vu des profils sociaux des militants français. Parfaitement insérés dans la société (si l’on reprend la terminologie bourdieusienne, appartenant aux « dominants ») – les deux derniers cités sont par exemple issus de l’École Normale Supérieure et agrégés, le premier est en sus diplômé de Science Po Paris et doctorant, la deuxième titulaire d’un doctorat – rien ne justifie leur opposition cognitive aux rouages de la société. Le désir d’action est ce qui reste comme élément d’explication pour cette position. L’arrivée du mouvement « anti-mondialisation » à partir de 1998 (création d’ATTAC en France) et le succès des contre-sommets à partir de 1999 (Seattle) a permis à ces militants de concrétiser cette envie d’action, d’opposition et d’un engagement « différent ».
71Le renouvellement qu’apporte le terme « altermondialiste » dans la liste des qualificatifs utilisés par les militants pour se définir est le bienvenu dans le contexte de l’après-guerre-froide. L’effondrement du bloc soviétique au tournant des années 1990, la soudaine ouverture des frontières et la suppression de la structure bipolaire Est/Ouest (socialisme/société de marché) de l’organisation politique mondiale a fait tomber en désuétude les anciennes lignes de clivage au sein de l’échiquier politique national et a fortement entamé la portée symbolique d’un certain nombre d’étiquettes militantes61.
72Ainsi, la présentation de soi comme « communiste » ou « socialiste » pour marquer son opposition au capitalisme ou son opposition « au système » est moins porteuse de sens dans un monde amputé du bloc de l’Est. L’un des militants interrogés réagit par exemple au terme « socialiste » en disant de lui qu’il est discrédité. Nous l’avons vu, un certain nombre de militants continuent pourtant à emprunter les termes « communiste », « trotskiste », « marxiste-léniniste » pour se définir. Désormais, le fait de pouvoir se dire « altermondialiste » ou « pour un autre monde » est également souvent perçu comme un souffle nouveau dans le champ du militantisme. « Un autre monde est possible », slogan altermondialiste rassembleur qui n’est pas sans rappeler d’autres formules faisant appel au changement et prônant la rupture, tel le « Changer la vie » du Parti socialiste en 1981 et « Le changement, c’est maintenant » de la campagne socialiste de 2012.
73L’émergence du mouvement altermondialiste a également signifié l’opportunité de s’extraire du champ politique national, ce qui a répondu aux envies de nombreux militants de gauche, dans la configuration politique de la fin des années 1990 et de l’accession au pouvoir des écologistes et des sociaux-démocrates en France et en Allemagne. Philippe Juhem a analysé les conditions qui rendent possibles l’émergence d’une entreprise politique « protestataire ». Il montre, au prisme de l’émergence du FN dans les années 1983-1984, que la période qui suit l’accession de la gauche au pouvoir est propice à l’apparition, sur la scène protestataire, de forces considérées comme novatrices, la gauche n’étant plus en mesure de rassembler l’opposition par le seul fait qu’elle est alors au gouvernement62.
74L’opportunité d’échapper temporairement au champ politique national et à la logique des organisations partisanes63 s’exprime également par le plébiscite des jeunes militants pour la « politique par le bas » opposée à la politique des partis et des gouvernants. Ceci avait également été relevé lors de l’enquête du FSE de 2003, où 90 % des participants déclaraient avoir confiance dans les associations ou groupes de citoyens, contre 77 % dans les ONG, 54,5 % dans les syndicats, 28 % dans les partis politiques, 18 % dans les autorités nationales64. Nous verrons ci-après à quel point cette opposition au champ politique national, le renouvellement du vocabulaire militant, l’affichage du caractère « nouveau » du mouvement altermondialiste, ont été des facteurs cruciaux dans le choix des militants pour l’altermondialisation.
75Nous analyserons ainsi d’autres aspects de l’influence de l’engagement altermondialiste sur la vie des militants, cette fois-ci en termes d’adéquation théorie/pratique. Nous verrons également que l’altermondialisation a répondu à l’insatisfaction par rapport à l’offre politique, notamment partisane, que ces dix-huit militants ont exprimée. Le mouvement altermondialiste a permis à certains de trouver leur place dans le contre-pouvoir et à d’autres de raviver leur courant politique trotskiste. En ceci, ce ne sont pas tant les revendications altermondialistes qui ont séduit ces militants que les formes d’agrégation du mouvement, son agenda transnational et ses formes d’action.
76Enfin, si la première partie a été consacrée aux prémisses de l’engagement militant de ces jeunes adultes, la deuxième partie s’attachera à retrouver certaines continuités entre ces premiers engagements au niveau national (dans des syndicats, partis, associations, ONG, etc.) et les pratiques altermondialistes. Nous verrons que les incidences de ces continuités militantes sur le mouvement altermondialiste se retrouvent essentiellement dans les modes de fonctionnement et les formes d’organisation interne de certains groupes altermondialistes.
Notes de bas de page
1 Kriesi H., Koopmans R., Duyvendak J. W., Giugni M. G., New social movements in Western Europe – A comparative analysis, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1995.
2 On compte 99,4 % répondants à cette question.
3 Une partie de cet écart est due au plus jeune âge des participants allemands aux journées d’été de Marbourg en 2002, tout comme les légères différences perceptibles entre la fréquence des appartenances passées en France et en Allemagne. Les jeunes militants ayant de facto moins d’expérience passée en militantisme.
4 Les autres appartenances actuelles à un parti sont, pour la France, Les Alternatifs/Rouge et Vert (10,9 %), le PCF (8,7 %), OGM (4,3 %), Ensemble (4,3 %), MDC (2,2 %), Motivés (2,2 %), Alternative Libertaire (2,2 %) et autres (8,7 %). Du côté allemand, au-delà des Grünen, chacun des partis suivants ont été respectivement cités par 9,1 % des militants présents à Marbourg : SPD, Linksruck, PDS, ÖDP, Jungdemokraten et autre. Les pourcentages ont été calculés par rapport au nombre de militants déclarant appartenir à un parti. Le rôle de parti contestataire que la nouvelle force politique Die Linke a récemment repris aux Grünen n’est pas perceptible dans notre étude quantitative menée en 2002, puisque cette enquête quantitative a été menée antérieurement à l’émergence de ce nouveau parti de gauche.
5 Pourcentage calculé par rapport au nombre de militants ayant appartenu à un parti par le passé. Plusieurs réponses étant possibles, la somme des pourcentages à été rapportée à 100 %.
6 Tarrow S., « Fishnet, internet and catnets: globalization and transnational collective action », inHanagan M. P., Moch L. P., Brake W. T. (dir.), Challenging authority: the historical study of contentious politics, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1998.
7 8,9 % des militants interrogés à Marbourg se disent peu intéressés par la politique (0,8 % pas du tout ; 30,1 % assez ; 58,5 % beaucoup ; 1,6 % NSPP). 3,2 % des militants interrogés à Arles se disent peu intéressés par la politique (0,6 % pas du tout ; 32,1 % assez ; 61,6 % beaucoup ; 2,6 % NSPP).
8 À Arles, la méfiance par rapport aux partis politiques est la plus élevée chez les 13-29 ans (72,6 % de la tranche d’âge) et comprise entre 61,4 % (chez les 30-39 ans) et 67,2 % (chez les plus de 60 ans) pour les autres tranches d’âge. Ces pourcentages reposent sur 90,5 % de répondants. À Marbourg, la méfiance face aux partis est bien plus élevée : 75,6 % des moins de 29 ans, 81,3 % des 30-39 ans, 78,6 % des 40-49 ans, 83,3 % des 50-59 ans, 75 % des plus de 60 ans (95 % de répondants).
9 Muxel A., Riou C., Lehay V., Political participation of young people in Europe, op. cit. De même, selon les résultats d’une étude de l’OIP de 1989, cités en exemple par Annick Percheron, en 1989, 11 % des 15-17 ans interrogés pour l’enquête se disaient prêts à adhérer à un parti politique, 10 % des 18-24 ans et 11 % de l’ensemble de la population ; 27 % des 15-17 ans étaient prêts à rejoindre un syndicat ou une organisation professionnelle, 30 % des 18-24 ans et 31 % de l’ensemble de la population (Percheron A., « Au miroir grossissant de la jeunesse », Autrement, no 122, mai 1991, p. 30-42).
10 EUYOUPART, Political Participation of Young People in Europe, op. cit.
11 Muxel A., L’expérience politique des jeunes, op. cit., p. 12
12 Socialisme Par En Bas (SPEB) et Linksruck (LR) sont ici considérés comme des mouvements politiques. Les militants de SPEB et Linksruck citent spontanément leurs organisations lorsqu’on les interroge sur leurs appartenances partisanes.
13 LR signifie ici Linksruck.
14 Muxel A., L’expérience politique des jeunes, op. cit., p. 42.
15 Muxel A., Riou C., Lehay V., Political participation of young people in Europe, op. cit., p. 20.
16 Agrikoliansky É., Gobille B., « Des élites transnationales ? », op. cit.
17 9 % des 20-29 ans n’ont pas voté, contre 4,3 % des 30-39 ans, 6,7 % de 40-49 ans, 6,4 % des 50-59 ans, 2,4 % des plus de 60 ans.
18 Bourdieu P., « La représentation politique. Éléments pour une théorie du champ politique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 36/37, février-mars 1981, p. 5.
19 Missika J.-L., « Les faux semblants de la dépolitisation », Le Débat, no 68, janvier-février 1992.
20 Camille n’a pas le droit de vote. Le parti indiqué est celui pour lequel elle aurait voté, si elle avait eu le droit de vote.
21 NSPP : Ne se prononce pas. Juliette n’a pas participé à la deuxième série d’entretiens.
22 Regenbogen est une scission des Grünen à Hambourg.
23 Luck S, « Le militantisme à Aarrg ! Paris : les limites d’un engagement pragmatique et distancié », mémoire de DEA en Sociologie politique, université de Paris 1, 2004, p. 23.
24 Percheron A., La socialisation politique, op. cit., p. 169.
25 Selon les résultats de l’étude EUYOUPART en France (Muxel A., Riou C., Lehay V., Political participation of young people in Europe, op. cit.) et en Allemagne (Bien W., Gaiser W., Rijke J. de, Wächter F., « EUYOUPART – Political Participation of Young People in Europe – Development of Indicators for Comparative Research in the European Union », Reports, Munich, 2005), en France, en 2003, 27 % des jeunes EUYOUPART se disent proches du PS, 27 % des Verts, 13 % de l’extrême gauche (LO, LCR, PT), 10 % du PC, du PS, 6 % de l’UDF, 8 % de l’UMP et 6 % de l’extrême droite (FN, MNR). En Allemagne, c’est le SPD qui rencontre le plus de succès auprès des jeunes EUYOUPART dont 34,1 % se déclarent proches ou très proches. Les sociaux-démocrates sont suivis par les Grünen (28,4 %) et la CDU (22,8 %). Seuls 6,6 % d’entre eux se déclaraient proches et très proches du PDS (qui recueille pourtant le plus de votes parmi les jeunes de notre échantillon qualitatif). Signalons que la création du parti Die Linke après cette étude peut avoir modifié cet ordre des choses.
26 Voir en annexe les tableaux 5 à 8 représentant le rapport entre le vote et l’âge des militants. Nous donnons uniquement les résultats concernant les partis qui ont recueilli le plus de voix parmi l’ensemble de ces militants.
27 Muxel A., Riou C., Lehay V., Political participation of young people in Europe, op. cit.
28 Muxel A., « Les choix politiques des jeunes à l’épreuve du temps, Une enquête longitudinale », Revue française de science politique, volume 51, no 3, juin 2001, p. 421.
29 Ibid., p. 323-324.
30 Certains qualificatifs ont été ajoutés pour les militants allemands, comme par exemple : linksradikal, autonom et AntiFa. « Gauche de la gauche » a été traduit par « linker Flügel der Linken ».
31 Juhem P., « SOS-Racisme, histoire d’une mobilisation “apolitique” », op. cit., p. 402.
32 Lavau G., « La gauche et le pouvoir », inHoffman S., Ross G. (dir.), L’expérience Mitterrand. Continuité et changement dans la France contemporaine, PUF, Paris, 1988, p. 156.
33 Ce terme a été énormément utilisé par SPEB et Linksruck, particulièrement pendant les mobilisations contre l’intervention armée en Irak (2003).
34 Muxel A., « Les choix politiques des jeunes à l’épreuve du temps », op. cit., p. 424. Voir également à ce propos l’étude de Sylvie Aebischer qui a analysé les positionnements droite et gauche de l’échiquier politique. Cet auteur les perçoit comme des valeurs non-figées qui constituent une structure indispensable pour penser la politique (Aebischer S., Gauche-Droite : au-delà de cette limite la politique n’est plus pensable, Éditions Nicolas Philippe, Paris, 2003).
35 Selon l’enquête EUYOUPART menée en 2003 auprès de 1 000 jeunes Français, les jeunes se situent pour 36 % d’entre eux à gauche (contre 38 % de l’ensemble de la population française) et pour 13 % à droite ; seule la moitié de l’échantillon (49 %) se situe effectivement sur l’échelle : 36 % d’entre eux répondent « ni droite, ni gauche » et 12 % ne peut pas se positionner. Cette impossibilité d’une moitié de l’échantillon d’Anne Muxel à se situer sur l’échelle rejoint les résultats obtenus par la Fondation Saint Simon en 1999 : selon leur rapport, la moitié des étudiants ne désirait pas ou ne parvenait pas à se reconnaître dans le « clivage gauche-droite ».
36 Muxel A., Riou C., Lehay V., op. cit., p. 14.
37 Agrikoliansky É., Gobille B., op. cit.
38 Ibid.
39 Parmi ceux qui ne peuvent se situer sur le continuum, on relève respectivement côté allemand et côté français : 22,4 % et 9,7 % des moins de 29 ans ; 9,4 % et 8,2 % des 30-39 ans ; 13,3 % et 11,7 % des 40-49 ans ; 16,7 % et 13,4 % des 50-59 ans ; 11,1 % et 9,5 % des plus de 60 ans.
40 Juhem P., « SOS-Racisme, histoire d’une mobilisation “apolitique” », op. cit., p. 548-549.
41 Franceries F., « Les votes aveugles », Politix, no 22, 1993.
42 Percheron A., La socialisation politique, op. cit., p. 121.
43 Échelle comprenant également sept graduations : extrême gauche, gauche, centre-gauche, centre, centredroite, droite, extrême droite. Les deux continuums ont été présentés lors des entretiens en étant séparés par plusieurs questions, de manière à ce que les militants ne fournissent pas automatiquement le même positionnement.
44 Juhem P., « SOS-Racisme, histoire d’une mobilisation “apolitique” », op. cit., p. 549.
45 Bourdieu P., Questions de sociologie, op. cit., p. 226-227.
46 Muxel A., L’expérience politique des jeunes, op. cit., p. 45.
47 Muxel A., « Les choix politiques des jeunes à l’épreuve du temps », op. cit., p. 423-424
48 Agrikoliansky É., Gobille B., op. cit.Coulouarn T., Jossin A., « Représentations et présentations de soi des militants altermondialistes », op. cit.
49 Une militante lui préfère le terme « gauche radicale ».
50 Ces militants jouent sur un double terrain, en ceci qu’ils se disent « révolutionnaires » et évoquent des stratégies de Grand Soir, tout en appelant parallèlement au rassemblement de la gauche électorale et en participant activement à la refondation du PDS dans le parti Die Linke.
51 Zappi S., « Olivier Besancenot appelle à la création d’un “nouveau parti radical et populaire” à la place de la LCR », Le Monde, 27 août 2007.
52 Juhem P., « SOS-Racisme, histoire d’une mobilisation “apolitique” », op. cit., p. 378-380.
53 Muxel A., Riou C., Lehay V., Political participation of young people in Europe, op. cit., p. 24-26.
54 Juhem P., op. cit.
55 Si 22 % des participants de tout âge affirmaient alors être affiliés à un syndicat (et 7 % à un syndicat étudiant), ce n’était le cas que de 6 % des moins de 26 ans (et 12 % à un syndicat étudiant) ; de la même manière, 18 % des militants de tout âge déclaraient être adhérents à un parti, contre 15 % des moins de 26 ans (Fillieule O., Blanchard P., « Carrières militantes et engagements contre la globalisation », inAgrikoliansky É., Sommier I. (dir.), Radiographie du mouvement altermondialiste, La Dispute, Paris, 2005b, p. 157-183, p. 162). Ces chiffres ne différencient pas l’appartenance à un parti de la gauche plurielle et l’appartenance à un parti d’extrême gauche (LCR, LO). 18 % des participants au FSE de Paris-Saint-Denis étaient ainsi adhérents d’un parti politique (16,2 % anciennement membres) : parmi eux, 28,7 % au PCF (anciennement ou actuellement adhérents), 27 % au PS, 16,9 % à la LCR et 12,1 % aux Verts (Gobille B., Uysal A., « Cosmopolites et enracinés », inAgrikoliansky É., Sommier I. (dir.), Radiographie du mouvement altermondialiste, La Dispute, Paris, 2005, p. 105-126).
56 Seules les différences de configuration du paysage politique et syndical français et allemand entraînent là encore des distinctions. L’absence de syndicats étudiants en Allemagne fait que les jeunes militants que nous avons étudiés n’ont pour la plupart aucune position par rapport aux structures syndicales, puisqu’ils ne les ont pour la plupart jamais fréquentées. Quant à l’absence de pôle partisan d’extrême gauche en Allemagne, nous l’avons vu plus haut, elle constitue un argument supplémentaire pour les Allemands de ne pas rejoindre un parti.
57 Offerlé M., « Entrées en politique », Politix, no 35, 1996.
58 Marijnen A., « Entrée en politique et professionnalisation d’appareil. Les écoles centrales de cadres du Parti communiste italien (1945-1950) », Politix, no 35, 1996. Pennetier C., Pudal B., « La certification scolaire communiste dans les années trente », Politix, no 35, 1996.
59 Muxel A., Riou C., Lehay V., Political participation of young people in Europe, op. cit., p. 11-12.
60 Agrikoliansky É., Gobille B., op. cit.
61 Muxel A., L’expérience politique des jeunes, op. cit., p. 38.
62 Juhem P., « SOS-Racisme, histoire d’une mobilisation “apolitique” », op. cit., p. 408-409.
63 Sommier I., Fillieule O., Agrikoliansky É. (dir.), La généalogie des mouvements altermondialistes en Europe. Une perspective comparée, Karthala, Paris, 2008.
64 Agrikoliansky É., Gobille B., op. cit.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La proximité en politique
Usages, rhétoriques, pratiques
Christian Le Bart et Rémi Lefebvre (dir.)
2005
Aux frontières de l'expertise
Dialogues entre savoirs et pouvoirs
Yann Bérard et Renaud Crespin (dir.)
2010
Réinventer la ville
Artistes, minorités ethniques et militants au service des politiques de développement urbain. Une comparaison franco-britannique
Lionel Arnaud
2012
La figure de «l'habitant»
Sociologie politique de la «demande sociale»
Virginie Anquetin et Audrey Freyermuth (dir.)
2009
La fabrique interdisciplinaire
Histoire et science politique
Michel Offerlé et Henry Rousso (dir.)
2008
Le choix rationnel en science politique
Débats critiques
Mathias Delori, Delphine Deschaux-Beaume et Sabine Saurugger (dir.)
2009