1. Sociographie des militants : origine sociale aisée, niveau d’étude élevé
p. 53-65
Texte intégral
1La question de la socialisation politique constitue la base de notre travail de compréhension de l’engagement politique des jeunes étudiés ici. La « socialisation politique » est entendue comme le fruit de transactions entre la société et l’individu1, c’est-à-dire comme l’acquisition puis l’accommodation à des comportements et des attitudes politiques, pour aboutir à la formation d’une identité politique. Prenant appui sur les travaux d’Annick Percheron sur le rapport des enfants à la politique et d’Anne Muxuel sur la socialisation politique des jeunes, nous montrerons que certains militants ont développé dès leur enfance un positionnement et une réflexion proto-politiques.
2La moyenne d’âge des militants interrogés est de 25 ans (de 21 à 34 ans) lors du premier entretien en 2003. La grande majorité d’entre eux suit des études universitaires, mène une vie riche en temps libre, pauvre en ressources financières pour les Allemands et certains Français. Cette absence d’activité professionnelle stable (et donc d’indépendance financière pour certains) retarde la constitution d’une vie sentimentale stable et diffère « la mise en place des processus de canalisation des investissements affectifs et professionnels en direction de la famille2 », les maintenant dans le statut social de « jeune ». Notons par ailleurs qu’à l’exception d’un militant, tous ont quitté le domicile parental peu après leur baccalauréat. Leur profil présente de fortes similarités : les militants sont issus de familles plutôt aisées et sont étudiants de l’enseignement supérieur, généralement en sciences humaines ou sociales.
3La plupart d’entre eux ont connu leur premier contact avec la politique au cours de leur socialisation primaire. Les idées et positions de leurs parents et les discussions en famille ont joué un rôle dans la construction de leur identité politique. Toutefois, s’il semble que les effets de la première socialisation ne s’effacent jamais complètement3, ceci ne signifie pas que les expériences politiques de jeunesse constituent des prédispositions inéluctables à l’engagement.
Des militants issus de familles aisées
4Les études portant sur les nouveaux mouvements sociaux (NMS) – dans le prolongement desquels le mouvement altermondialiste semble se situer4 – ont relevé la surreprésentation en leur sein des classes moyennes. Pour les classes sociales plus défavorisées, le coût en temps et en risque que représente le militantisme est en effet nettement plus difficile à supporter5. La combinaison d’origines sociales aisées avec un statut d’étudiant – qui sous-entend généralement l’absence de contraintes matrimoniales, familiales et professionnelles – entraîne une certaine disponibilité biographique et favorise l’entrée en militantisme.
Profil socioprofessionnel des parents des dix-huit militants
5Les militants que nous avons suivis sont majoritairement issus d’un milieu aisé et sont dotés d’un haut capital scolaire, ce qui constitue un terreau favorable à l’épanouissement de leur participation politique. Toutefois, ne possédant ces informations relatives à l’évolution du statut professionnel des parents que pour une partie des militants interrogés, nous nous contentons ici de la profession des parents au moment du premier entretien et nous caractérisons leur position dans la structure sociale à partir de cette donnée unique.
6Les parents des militants ont tous exercé un emploi au cours de leur vie et appartiennent pour la plupart au groupe des « cadres et professions intellectuelles supérieures »6. Vingt pères ou mères des militants appartiennent à ce groupe socioprofessionnel, autrement dit la moitié des militants ont leurs deux parents dans ce groupe socioprofessionnel. Quatre militants ont au moins un parent médecin. Les autres professions représentées sont les enseignants, journalistes, psychologues ou les personnes actives dans le domaine culturel. Les professions intermédiaires sont plus faiblement représentées (8 pères ou mères, principalement des infirmières et infirmiers), suivies des employés (4) et des ouvriers (2). Le chômage ne touche que faiblement les parents des militants que nous avons étudiés. Il concerne 3 pères : un ouvrier, un employé et une profession intermédiaire. Deux pères sont par ailleurs retraités. Les militants des groupes trotskistes SPEB et Linksruck sont ceux dont les parents n’appartiennent pas aux groupes des cadres et professions intellectuelles supérieures (à une exception près), ainsi qu’un militant de VAMOS (également membre de la LCR) et un militant du groupe d’extrême-gauche INKaK. Les jeunes gens qui échappent à ce profil-type – militant fortement éduqué, issu d’un milieu familial doté en capital économique et/ou culturel, et très ouvert sur l’international –, semblent ainsi se retrouver davantage dans les groupes trotskistes SPEB et Linksruck, c’est-à-dire des groupes fortement structurants et hiérarchisés. Cette constatation ne reste toutefois qu’une simple observation sans velléité de représentativité, puisqu’elle repose sur très peu de cas et que nous n’avons pas pu effectuer d’étude quantitative pour l’ensemble des groupes que nous avons étudiés.
7La surreprésentation de militants issus d’un milieu social aisé parmi les animateurs des autres groupes que nous avons étudiés nous rappelle que ce statut social les prédispose à occuper des postes de responsabilité, de coordination, de prise de décision auxquels ils ont été familiarisés dès leur enfance et pour lesquels ils se sentent donc compétents7. Cette « culture des élites » (par opposition à la « culture des dominés ») leur alloue ou les convainc de la possession de compétences techniques et donc sociales que sont le « savoir-dire » et le « savoir-faire ». Il y a fort à parier que si nous n’avions pas sélectionné les éléments les plus actifs des groupes étudiés, nous aurions observé des profils sociaux moins élevés parmi les parents des militants. Les militants de notre échantillon qui s’écartent du profil social aisé sont d’ailleurs pour la plupart les militants à responsabilités moindres que nous avons choisis en raison du refus des premiers militants retenus de se prêter au jeu de l’interview8.
8En ceci, les jeunes militants de notre échantillon (exceptés certains militants trotskistes) ont un profil social qui rappelle en tout celui des « porteurs » des nouveaux mouvements sociaux des années 19709. La teneur du discours altermondialiste – très abstrait, détaché de la vie quotidienne des citoyens, et souvent très économique – renforce probablement ce phénomène10. Cette bonne insertion sociale dans leur pays est combinée à un lien fort avec l’étranger, rappelant les « rooted cosmopolitans » théorisés par Sidney Tarrow : ceux-ci restent connectés aux réseaux et aux ressources locales ou nationales, alors même qu’ils se déplacent physiquement et cognitivement en dehors de leurs frontières d’origine11.
Capital universitaire et relation avec l’international
9Cette appartenance pour la plupart à un milieu familial aisé s’accompagne pour les Français d’un haut capital universitaire (DEA, DESS, diplôme d’IEP, agrégation et/ou doctorat). Quant aux Allemands, ils ont tous fréquenté ou fréquentent encore les bancs de l’université ; seuls deux d’entre eux ont atteint le niveau Bac + 4 lors du deuxième entretien12.
Tableau 1. Diplômes obtenus par les militants français et allemands.

Lien entre le niveau d’étude et le rapport au politique
10Cette proportion très élevée d’étudiants ou de jeunes diplômés du supérieur dans l’échantillon (tous à l’exception d’un) n’a rien d’étonnant, d’une part en considération de l’élévation générale du niveau d’instruction dans les sociétés française et allemande et d’autre part au vu des lignes de clivage politique que sous-tend le niveau d’étude. De nombreux travaux montrent l’augmentation de la compétence politique subjective avec la détention d’un diplôme du supérieur13.
11Ce phénomène observé du plus grand intérêt des jeunes diplômés pour la politique peut être élargi au phénomène de la participation, au vu des résultats de l’enquête EUYOUPART : parmi les jeunes ayant assisté à une réunion politique, signé une pétition, boycotté des produits, participé à une manifestation légale ou illégale, fait grève, les jeunes de l’enseignement supérieur sont majoritaires, et non les jeunes travailleurs14.
12Ceci va évidemment aussi dans le sens des analyses de Pierre Bourdieu qui a insisté sur les déterminants sociaux et économiques de la vie politique et de la répartition des rôles en son sein. Si l’on suit ses analyses, les compétences sociales des militants que nous avons étudiés leur fournissent les outils nécessaires à la participation politique, mais aussi l’envie de ne pas s’abandonner à une fides implicita (confiance aveugle), aux élus, aux grosses organisations et aux partis politiques. Au contraire, le désir de contrôle de leur participation politique, des groupes dans lesquels ils sont actifs les incitent à s’engager complètement en politique, comme nous le verrons plus loin15.
Les altermondialistes : des « perdants de la mondialisation » ?
13Si l’on en croit la part des diplômés du supérieur, ces militants ne sont en aucun cas des perdants de la mondialisation. Au contraire, ils profitent de la perméabilité plus grande des frontières en cultivant un lien fort avec l’étranger. Parmi les dix-huit jeunes de notre échantillon qualitatif, dix d’entre eux ont effectué un séjour prolongé dans un pays étranger (en Europe, Afrique ou Amérique du Nord et du Sud) dans le cadre d’un échange universitaire, de recherches scientifiques ou d’un emploi en ONG. Quatre d’entre eux ont par ailleurs au moins un parent étranger. Les militants de Linksruck se distinguent tendanciellement du reste des militants, en étant davantage concentrés sur le terrain national et en n’ayant pas de liens forts avec l’international. Le lien de la majorité des autres avec l’international et leur intérêt pour l’actualité politique hors de leurs frontières vient en complément de leur ancrage dans la vie politique et militante nationale. Éric Agrikoliansky et Boris Gobille ont également relevé ce lien fort vers l’étranger chez les participants au FSE16 de Paris-Saint-Denis. Ils expliquent l’importante présence de cette qualité chez les altermondialistes par la nécessaire projection à l’international qu’exigent les Forum sociaux (continentaux, mondiaux) ou les contre-sommets, que ce soit pour l’organisation de ces événements et la mise en réseau de groupes de nationalités différentes, ou pour le contenu de ces rencontres17.
14Les militants français bénéficient pour la plupart de conditions financières « confortables » ; six d’entre eux ont un salaire mensuel compris entre 1 000 et 2 000 euros. À l’exception de l’un d’entre eux, tous ont bénéficié ou bénéficient encore d’un financement pour la rédaction de leur thèse (allocation de recherche, monitorat, poste d’ATER, autre allocation). Les normaliens – fortement représentés dans l’échantillon – ont en outre été rémunérés pendant leurs études. Parmi ceux qui sont arrivés au terme de leurs études, aucun n’a vécu de situation prolongée de chômage. Ils ont tous les quatre intégré la fonction publique : dans le domaine du patrimoine, dans l’enseignement secondaire ou supérieur, ou dans une institution de recherche universitaire. Nous ne pouvons pas parler ici de disproportion entre leur (fort) capital culturel et leur capital économique (moyen), puisque l’éventail de salaires entre 1 000 et 2 000 euros est conditionné par le caractère transitoire de leur statut : étudiants salariés en CDD à l’université ou jeunes fraîchement diplômés. Par ailleurs, qu’il soit transitoire ou non, ce décalage observé entre capital culturel et économique est caractéristique de la position ou de la « condition » des jeunes militants que nous avons étudiés, au sein de la bourgeoisie intellectuelle18. Les militants français que nous avons étudiés ne sont donc pas en situation de dépossession politique ou culturelle et ne vivent aucun déclassement social par rapport à leurs parents. Certains connaissent même une mobilité sociale ascendante par rapport à ceux-ci.
15Concernant les militants allemands, la majorité d’entre eux finance leurs études en exerçant un emploi à temps partiel (employé dans une ONG, aide-soignant, animateur socioculturel, etc.) et gagne moins de 1 000 euros mensuels, voire moins de 500 euros dans bon nombre de cas. Cette situation financière précaire est rendue possible par le coût de la vie particulièrement bas de la capitale allemande. Cette instabilité et cette précarité ne sont pas perçues par les militants comme une charge, en ceci que leur activité à temps partiel leur laisse le loisir de vaquer à leurs occupations militantes.
16Cette importance donnée au militantisme en parallèle de leur activité professionnelle ou de leurs études constitue un autre élément d’explication de la durée beaucoup plus longue des études des militants allemands. Le temps accordé au militantisme est inversement proportionnel à celui accordé aux études et il varie en fonction des périodes.
Surreprésentation des étudiants en sciences sociales
17Autre caractéristique de l’échantillon de militants retenus, une surreprésentation des étudiants des sciences humaines et sociales en son sein. Ces cursus sont fréquentés par 14 de ces militants. Les autres ont suivi une formation technique, en sport, en droit, en langues ou en arts. Aucun des militants que nous avons étudiés n’est diplômé en « sciences exactes ». Nous retrouvons cette surreprésentation au niveau de l’échantillon quantitatif des journées d’été d’ATTAC en France et en Allemagne : en France, 24 % des militants sont diplômés en sciences humaines et sociales en France et 19 % en lettres et langues, contre respectivement 19 % et 3,2 % en Allemagne ; 10 % n’ont aucun diplôme du supérieur en France et 60 % en Allemagne, ce dernier résultat s’expliquant par la présence de nombreux jeunes étudiants aux journées d’été de Marbourg (40 % des participants).
18Cette surreprésentation s’explique en partie par le fait que les disciplines de Sciences sociales, Droit, Économie sont les plus fréquentées des cursus d’études supérieures en Allemagne19 et en France20. Mais cette préférence pour les Sciences humaines et sociales est aussi le fruit d’une interaction avec le militantisme des jeunes que nous avons étudiés. Leur engagement politique a dans plus d’un tiers des cas influencé leur cursus universitaire, soit en les incitant à commencer ou à reprendre leurs études, soit en les réorientant au profit des gender studies, de la Sociologie ou d’un cursus de Coopération et de développement. C’est le cas de Frank, militant de Linksruck, qui n’avait pas fait d’étude et qui a décidé de s’inscrire en Sociologie et en Science politique suite à son adhésion dans cette organisation. Il attribue cette orientation directement à son engagement en politique :
« Ma décision de reprendre des études a été le changement le plus important qu’a entraîné mon engagement politique. Après l’école, je n’avais aucune envie d’étudier. Comme beaucoup d’écoliers, je trouvais l’école ennuyeuse. J’ai suivi une formation. Et quand j’ai adhéré à Linksruck, j’ai décidé de commencer des études. Tout simplement, pour apprendre plus de choses. Je me suis orienté vers la Sociologie et les Sciences politiques, parce que ça m’intéressait énormément. Et je me suis dit : “Bon, je suis militant dans une très jeune organisation qui n’est pas très au point aussi bien pour l’action politique que pour la théorie…” Je posais beaucoup de questions qui restaient sans réponse dans Linksruck. […] Alors je me suis dit : “Je vais à la fac et j’étudie”, parce que c’était important pour moi ! » Michael (Linksruck).
19C’est également le cas de Sophie, enseignante agrégée d’anglais, qui évoque sa reconversion vers un DESS (Master 2) de coopération/développement :
« Depuis que je fais de la politique – à la fois j’ai toujours voulu faire du développement […] – mais plus je fais de politique et plus c’est le développement qui s’impose. Donc là, je suis pile en train de changer de voie, pour l’an prochain. […] Donc ça a vachement changé mon orientation professionnelle, ça m’a permis de faire un choix, alors qu’avant il n’était pas évident. » Sophie (ATTAC/VAMOS).
L’héritage familial
20Annick Percheron a montré comment les changements sociétaux des années 1970-1980 ont influé sur les réticences à parler politique en famille21 pour aboutir à une dédramatisation du politique22. Par la suite, Anne Muxel a qualifié le temps de la jeunesse comme celui de l’expérimentation politique23, pendant lequel l’héritage politique est l’objet d’une réappropriation sélective faite par les « jeunes »24 : une rencontre entre un héritage politique familial et des apprentissages personnels accumulés par les individus. La socialisation politique de l’individu est donc un phénomène interactif, la combinaison de deux temps générationnels – celui des parents et celui des militants – difficiles à démêler.
Discuter politique en famille
21L’importance de la politique lors de la socialisation primaire des militants est identifiable grâce à plusieurs éléments, notamment leur bonne connaissance des positionnements politiques familiaux. C’est le cas des militants interrogés lors des journées d’été d’Arles et de Marbourg : à la question « Lorsque vous aviez 15 ans, diriez-vous de votre père/de votre mère qu’il/elle était plutôt politiquement de gauche, politiquement plutôt de droite ou ni droite ni gauche ? », tous les militants arrivent à positionner leurs parents à l’exception de 2 % des militants français25. 64 % des militants allemands et 66 % des militants français affirment en sus avoir « parfois » ou « souvent » parlé politique en famille, et seuls 9 % des premiers et 10 % des seconds disent n’en avoir « jamais » parlé.
22Tous les militants interrogés dans le cadre du travail qualitatif connaissent précisément le vote de leurs parents, les méandres de leurs opinions politiques, pour certains jusque dans les moindres détails. Les récits du positionnement politique et des votes de leurs parents laissent deviner les longs débats et discussions qui ont lieu en famille :
« Ma famille est vraiment très à droite. Mes parents, c’est un peu différent. C’est-à-dire qu’ils étaient un petit peu à gauche, mais ils sont passés à droite. C’est-à-dire qu’ils ont voté Mitterrand en 1981, mais ils sont tout de suite passés à droite : dès 1983, ils n’étaient plus d’accord et, [pour les législatives] en 1986, ils ont voté Chirac. Et depuis ils votent tout le temps à droite. Et mon père a quand même voté Madelin aux dernières élections ! C’est quand même pas anodin de voter Madelin ! C’est un gars qui propose le libéralisme total en France… » Sophie (ATTAC/VAMOS).
23Les militants disent avoir pour la plupart fréquemment parlé de politique dans leur foyer familial et que ces discussions se sont intensifiées depuis leur entrée en politique. Pour quatre d’entre eux (militants anticapitalistes), elles donnent lieu à des disputes et laissent place à une grande frustration :
« Il y a eu deux périodes, en fait. Il y a eu une période où les discussions politiques en famille se terminaient inévitablement par des engueulades. Aujourd’hui, soit on parle et on s’engueule, soit on change de sujet ! » Philippe (SPEB/ATTAC).
24À l’exception de deux militants, les jeunes adultes que nous avons étudiés ont ainsi développé leurs idées politiques au sein de leur environnement familial, pour certains assez précocement. Ceux parmi les plus précoces ont pour la plupart suivi dans un premier temps l’orientation politique de leurs parents. Ainsi, certains racontent leurs amours politiques conservatrices avant de virer leur cuti à la sortie de l’adolescence. Ceci illustre bien le fait que l’enfant développe une représentation du monde et que sa socialisation politique est un phénomène non stabilisé, en voie de formation26.
« À 10 ans j’étais hyper Chiraquienne, je le trouvais beau à la télé en 1988, j’avais 10 ans pile. J’étais hyper pro-Chirac. Et aussi, dans la famille, tout le monde descendait Mitterrand en disant qu’il avait volé plein de fric, qu’il avait caché sa maladie. Donc forcément je n’étais pas objective à 10 ans. Mais je ne sais pas pourquoi, à 12-13 ans, ben cette manif en 1989 [contre la loi d’orientation sur l’éducation, « loi Jospin »], ça m’a marquée. En 1993, il y a eu Balladur et je ne sais pas pourquoi, j’avais commencé à lire pas mal de choses, je regardais pas mal la télé et je le trouvais extrêmement antipathique cet homme. Et je ne voyais pas comment cet homme qui avait l’air… qui était vieux, qui était un homme blanc, qui avait l’air super respectable, pouvait représenter la France. Donc là, j’ai commencé à lire beaucoup et ça m’a positionnée à l’inverse. Mais je ne sais pas trop pourquoi, c’est assez étonnant. » Sophie (ATTAC/VAMOS).
25Le fait que les parents aient été engagés ou non, a en effet des répercussions sur l’âge d’entrée en politique des militants27. Ceux dont les parents ont été engagés entrent plus jeunes en politique, fort probablement en raison des compétences militantes qu’ils ont acquises dans leur environnement familial. Parmi les huit militants ayant été militants avant leur majorité, six ont des parents qui sont ou ont été engagés. Parmi les parents militants, neuf ont été engagés dans des groupes : cinq sont revenus d’un engagement d’extrême gauche (maoïste, PDS, communiste) ou écologiste (Grünen), deux sont toujours engagés à gauche (syndicat, ATTAC et tiers-mondisme) et un couple dans des groupes de charité chrétienne et tiers-mondiste.
26À l’inverse, les trois militants qui se sont engagés le plus tardivement (24-25 ans), sont ceux dont les parents ne sont pas engagés politiquement et votent à droite. La nécessité d’acquérir les codes du militantisme et le temps nécessaire à la distanciation du modèle familial est certainement la cause de cette entrée en militantisme plus tardive, de cette transition plus longue entre les socialisations primaire et secondaire de l’individu.
L’influence du positionnement politique parental
27Les préférences politiques variées des parents ont ainsi déterminé le cheminement du positionnement de leurs enfants. Sept parents de militants votent à gauche, trois à droite, quatre d’entre eux présentent une configuration où la mère vote à gauche et le père à droite, deux se sentent « perdus », les autres ne votent pas en France ou en Allemagne ou sont décédés. L’influence de ces positionnements a procédé soit par transmission de ces idées politiques, soit par opposition à celles-ci. Seuls trois militants estiment n’avoir été aucunement influencés dans le cadre familial.
28Les jeunes militants dont les parents ont été engagés dans des groupes d’extrême gauche radicaux ou dans des groupes à la limite de la légalité (sous des régimes autoritaires, en Tunisie et en RDA) semblent vouloir suivre les pas de leurs parents et rechercher eux-mêmes le côté sulfureux de l’engagement. Ces militants s’engagent dans des groupes « révolutionnaires » ou dans AARRG ! !, dont les actions coup-de-poing s’éloignent du répertoire d’action conventionnel. C’est le cas de Charlotte qui répond à la question de l’influence de ses parents sur son positionnement politique :
« Ah oui ! Ça j’en suis sûre ! […] Je pense que j’ai fait des choix anti-institutionnels à cause de ça, je pense. Ça m’a influencée, dans le sens où il y a toujours eu à la maison des discussions politiques, enfin une conscience politique. Mais jamais de manière catégorisée. À gauche bien sûr, mais pas… tu vois une sorte de truc un peu flou, comme ça. […] Et puis aussi, ils ont tous deux [mon père et ma mère] eu des expériences de partis un peu nulles. Maman était maoïste, par exemple. […] Et moi, en retour, ça m’a beaucoup marquée. Voilà. C’est ça. L’influence c’est ça. C’est leurs expériences politiques de l’un comme de l’autre. […] Mais c’est aussi les récits, les trucs de torture en prison et tout ça. Ce sont des choses qui font partie de l’histoire… Pas de la mienne, mais celle de mes parents et de leurs amis et tout ça. Je n’ai pas de mythologie, non plus… des trucs qui sont héroïques ou pas héroïques. Quand t’as de la chance, c’est bien, quand t’en as moins, c’est terrible. » Charlotte (AARRG ! !).
29D’autres militants ont baigné dès leur enfance dans un environnement familial très marqué à gauche ou à l’extrême gauche. Que ce soit les histoires héroïques de parents anciennement militants, les livres pour enfants à orientation marxiste ou les livres militants découverts à l’adolescence dans la bibliothèque familiale, tous ces militants pensent avoir été marqués par ces narrations de jeunesse. C’est le cas de Sabrina, socialisée en RDA les onze premières années de sa vie, et qui découvre dès la prime enfance sa fibre révolutionnaire :
« Je lisais beaucoup de livres pour enfants qui circulaient à l’époque en RDA […]. La révolution russe et la révolution allemande y étaient vénérées. Les personnages étaient de vrais héros et je trouvais ça passionnant, super quoi ! Je voulais tout le temps apprendre à fabriquer de mes mains un émetteur radio. J’étais une enfant de RDA et ça m’énervait carrément de vivre dans un pays socialiste dans lequel on avait déjà tout réussi et où je n’avais plus rien à gagner par la lutte, par le militantisme… Et c’est comme ça que j’ai eu assez tôt le désir de devenir révolutionnaire. » Sabrina (Linksruck/ATTAC).
30Les militants dont les parents ou la famille votent à droite se positionnent logiquement par opposition à ceux-ci. Ils critiquent dans un premier temps le positionnement et les attitudes de leur famille en citant bien souvent des agissements qu’ils jugent incohérents :
« Moi, ce qui m’énerve c’est le côté “charité”. Dans ma famille, il y a vachement le côté charité. Et ça, ça implique “supériorité” aussi. Mon grand-père, par exemple, il paie les études d’un Rwandais. Ses parents sont arrivés en France, ils sont réfugiés. Voilà, mais du coup il trouve que ça devrait être normal que ses parents viennent jardiner dans son jardin sans être payés : “Parce que quand même on a fait tellement de choses pour eux.” Moi je ne trouve pas ça… […] C’est quand même catho de droite. Tu vois ce que je veux dire ? » Sophie (ATTAC/VAMOS).
31La majorité de ces militants issus de famille de droite se posent toutefois ensuite spontanément en « héritiers du patrimoine moral » de leurs parents28, en ceci qu’ils tentent de réhabiliter leurs parents en relativisant leur positionnement à droite ou en justifiant ce positionnement qu’ils jugent erronés, parfois même honteux. Juliette (AARRG ! !) dit de ses parents qu’ils sont pleins de contradictions et que si son père « vote Chirac », il n’en est pas moins « fondamentalement de gauche ». Jérémie (ATTAC) dit que ses parents sont conservateurs et « plutôt de droite », mais précise qu’ils se « gauchisent » depuis quelques années. Sophie dit de son père qu’il n’est « pas cohérent intellectuellement dans son système de pensée » et que s’il vote à droite, il n’en tient pas moins des discours proches des idées de la LCR ; du positionnement de ses parents, catholiques de droite, elle dit qu’il s’y cache un « substrat de catholicisme de gauche, dans le sens humaniste ». Anja (ATTAC) refuse quant à elle de répondre à la question du positionnement politique de ses parents… À force d’insistance, elle finit, lors du 2e entretien, par situer ses parents dans la droite libérale. Enfin, Andreas (INKaK) sort du lot en énonçant le vote chrétien-démocrate (CDU) de son père, sans le justifier, ni le juger. Cette attitude décalée par rapport aux autres militants s’explique certainement par son entrée tardive en politique (25 ans) et donc une approche plus réfléchie et plus distante de l’engagement. Andreas admire en outre la grande tolérance de ses parents à l’égard de ses idées d’extrême gauche et souhaite être en mesure de faire preuve lui-même d’autant d’ouverture d’esprit ; ceci est probablement aussi un facteur explicatif de son rapport non conflictuel au positionnement politique parental.
32Ce que l’on peut retenir des récits de ces militants et de leur distanciation de l’orientation conservatrice de leurs parents est le lien qu’ils conservent toutefois avec cette socialisation primaire. Cette forme de solidarité sociale et familiale exprime les relations complexes qui lient la classe sociale définie objectivement, la classe sociale subjective (celle à laquelle l’individu a le sentiment d’appartenir) et le comportement politique29. Les carrières politiques de ces militants gardent souvent un lien avec cette socialisation primaire qu’ils ont un temps rejetée. Sophie (ATTAC/VAMOS), dont la famille catholique de droite donne dans les œuvres de charité au bénéfice du tiers-monde, milite dans le domaine de la coopération avec les pays du Sud, tout en rejetant la charité et le développementalisme, et se définit comme anticapitaliste et de gauche. Michael (Linksruck), qui est issu d’une famille d’employés modestes et chrétienne-démocrate (CDU), rejette leurs idées conservatrices, mais oriente son engagement vers le monde du travail et la défense des professions les plus exposées. Enfin, Philippe (SPEB/ATTAC), issu d’une famille de médecins libéraux, garde de ses parents leur détestation du Parti socialiste :
« Je pense que ma détestation du PS vient de là. […] Enfin, quand j’étais gamin, j’aimais beaucoup le Parti socialiste. […] Mais il y a eu les grèves de 1995, la classe ouvrière en marche, vachement puissant et tout ! C’était vachement impressionnant, je trouvais ! C’était vraiment les mecs ont la capacité de bloquer le pays, de faire chier le gouvernement… Et sur quoi ça débouche ? Sur l’espèce d’endive frisée qui est venue… J’ai vu à la télévision une militante s’évanouir dans les bras de Jospin ! Mais (soupir) vous ne vous rendez pas compte ! […] C’est tout ce truc de : “On gère le système, on n’a aucune ambition…”, sans odeur, sans saveur, sans rien : sans projet politique, en fait ! » Philippe (SPEB/ATTAC).
33Tout se passe comme si ces valeurs politiques acquises lors de la socialisation primaire s’étaient incarnées de façon durable dans le corps de ces militants sous forme de dispositions permanentes30. Les jeunes militants s’évertuent à ajuster cette histoire familiale à leur positionnement politique de jeunes adultes, modelant ainsi leur habitus31.
34Le profil des militants que nous avons suivis confirme une fois de plus l’importance de la socialisation primaire et la part de l’héritage parental dans la formation de l’identité politique des individus. La réinterprétation personnelle de l’héritage parental accompagne le processus de socialisation du militant. Quant aux origines sociales des militants, nous verrons par la suite qu’elles sont distribuées de manière relativement homogène dans chacun des groupes que nous avons étudiés.
35Cette prégnance du bain familial et de la socialisation primaire n’est en aucun cas l’unique élément qui amène les jeunes à s’intéresser à la politique, puis à s’engager dans une association, un parti, un syndicat, un réseau, un groupe, une organisation… L’importance des amis, de l’école, de tuteurs a sa place aux côtés de l’héritage familial, tout comme la confrontation à des événements politiques ou sociétaux.
Notes de bas de page
1 Wallon H., L’évolution psychologique de l’enfant, Armand Colin, Paris, 1941. Percheron A., La socialisation politique, Armand Colin, Paris, 1993, p. 33.
2 Juhem P., « “Civiliser” la banlieue. Logiques et conditions d’efficacité des dispositifs étatiques de régulation de la violence dans les quartiers populaire », Revue française de science politique, volume 50, no 1, 2000, p. 59.
3 Percheron, op. cit., p. 192.
4 Rucht D., Teune S., Yang M., « La genèse des mouvements altermondialistes en Allemagne », inSommier I., Fillieule O., Agrikoliansky É. (dir.), La généalogie des mouvements altermondialistes en Europe, op. cit.
5 McAdam D., Freedom Summer, Oxford University Press, New York, 1988, p. 41-44.
6 Nous utilisons ici la nomenclature des Professions et Catégories Socioprofessionnelles PCS-2003 de l’INSEE. 8 postes : 1 = Agriculteurs exploitants, 2 = Artisans, commerçants et chefs d’entreprise, 3 = Cadres et professions intellectuelles supérieures, 4 = Professions Intermédiaires, 5 = Employés, 6 = Ouvriers, 7 = Retraités, 8 = Autres personnes sans activité professionnelle.
7 Bourdieu P., Esquisse d’une théorie de la pratique, Droz, Genève, 1972. Percheron A., op. cit., p. 27.
8 Voir à ce propos nos remarques méthodologiques dans l’introduction générale.
9 Brand K.-W., « Kontinuität und Diskontinuität in den neuen sozialen Bewegungen », in Rucht D., Roth R. (dir.), Neue soziale Bewegungen in der Bundesrepublik, Campus, Frankfurt, 1987.
10 Cruzel É., « “Passer à l’ATTAC” : éléments pour l’analyse d’un engagement altermondialiste », Politix, no 68, 2004.
11 Tarrow S., The new transnational activism, Cambridge University Press, Cambridge, 2005.
12 La différence de niveau d’étude entre les militants français et les militants allemands (à âge moyen très proche) tient en grande partie aux différences nationales des cursus d’études supérieures. L’âge moyen d’obtention de la maîtrise en Allemagne est de 28,1 ans. Cette tendance aux études supérieures prolongées étant accentuée dans les Länder de Berlin et Hambourg où étudient les militants que nous avons étudiés (9 % des étudiants du Land de Berlin sont inscrits en 15e semestre d’étude, 7 % dans celui de Hambourg, 5,1 % dans l’ensemble de l’Allemagne).
13 Lagroye J., François B., Sawicki F., Sociologie politique, Presses de Science Po et Dalloz, Paris, 2006, P. 343-347. Gaxie D., « Économie des partis et rétributions du militantisme », op. cit.Mauger G., « Générations de militants », Pour, no 166, juin 2000, p. 38. Muxel A., L’expérience politique des jeunes, Presses de Sciences Po, Paris, 2001, p. 108.
14 Muxel A., Riou C., Lehay V., Political participation of young people in Europe - Development of indicators for comparative research in the European Union, French national report, EUYOUPART, Work Package 8, 2005, p. 32.
15 Bourdieu P., « La représentation politique. Éléments pour une théorie du champ politique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 36/37, février-mars 1981, p. 4-5.
16 Ce lien avec l’international est notamment mesuré au vu de leurs compétences en langues étrangères (80 % d’entre eux déclarent parler au moins une langue étrangère, alors que 63 % des Français déclaraient en 1996 ne pas posséder les notions leur permettant de tenir une conversation courante dans une langue étrangère, INSEE Première, no 568, février 1998) et aux liens qu’ils entretiennent avec l’étranger. Ce lien fort des militants à l’international a également été montré lors du contre-sommet d’Évian : en sus de leur polyglottisme supérieur à celui de la population générale française, 40 % des participants aux manifestations déclaraient alors « avoir vécu dans un autre pays que dans celui dans lequel ils vivaient au moment de l’enquête ». Fillieule O., Blanchard P., Agrikoliansky É., Bandler M., Passy F., Sommier I., « L’altermondialisme en réseaux. Trajectoires militantes, multipositionnalité et formes de l’engagement : les participants du contre-sommet du G8 d’Évian », Politix, no 68, 2004, p. 22.
17 Agrikoliansky É., Gobille B., op. cit.
18 Bourdieu P., Les héritiers, Les Éditions de Minuit, Paris, 1964.
19 35 % des diplômes du supérieur sont obtenus dans ces disciplines. Statistiques extraites pour l’année 2004 de Hochschulstandort in Deutschland 2005 (Presseexemplar), Statistisches Bundesamt, p. 21.
20 39 % des inscrits en licence le sont dans ces disciplines. Source : ministère de l’Éducation Nationale, « Répartition par discipline et cursus LMD des effectifs universitaires dans la France entière en 2005-2006 », Les notes d’information, no 06.24, août 2006, p. 2.
21 Percheron A., Bonnal F., Boy D., Dehan N., Les dix-seize ans et la politique, Presses de la FNSP, Paris, 1978.
22 Percheron A., « Les enfants de l’alternance », in SOFRES, L’État de l’opinion 1990, Le Seuil, Paris, 1990.
23 Muxel A., « Les choix politiques des jeunes à l’épreuve du temps, Une enquête longitudinale », Revue française de science politique, volume 51, no 3, juin 2001, p. 416.
24 Muxel A., L’expérience politique des jeunes, Presses de Sciences Po, Paris, 2001, p. 68.
25 Position politique du père du militant interrogé, lorsque ce dernier était âgé de 15 ans : plutôt de gauche 53,3 % à Arles et 39,8 % à Marbourg ; plutôt de droite 24,6 % à Arles et 24,4 % à Marbourg ; ni gauche ni droite 15,5 % à Arles et 32,5 % à Marbourg. Position de la mère : plutôt de gauche 47 % à Arles et 40,7 % à Marbourg ; plutôt de droite 22,9 % à Arles et 15,4 % à Marbourg ; ni gauche ni droite 26,1 % à Arles et 43,1 % à Marbourg. 2,3 % de non-réponses en France et 1,6 % en Allemagne. Il faut noter toutefois que l’interprétation des termes « gauche » et « droite » des deux côtés du Rhin nécessite d’interpréter ces réponses avec prudence.
26 Percheron A., « L’école en porte à faux : réalités et limites des pouvoirs de l’école dans la socialisation politique », Pouvoirs, no 30, 1984.
27 L’enquête EUYOUPART a réaffirmé l’importance de l’héritage familial dans la socialisation politique des jeunes. Dans l’échantillon français, lorsque les deux parents ont déjà participé à des manifestations, 55 % des enfants se disent intéressés et très intéressés par la politique ; lorsque les deux parents votent à chaque élection, ils sont 42 % ; enfin, lorsque que les parents ne votent pas régulièrement, ils ne sont plus que 25 % à se dire intéressés et très intéressés par la politique (Muxel A., Riou C., Lehay V., Political participation of young people in Europe, EUYOUPART, WP 8, 2005, p. 9). En outre, 69 % des jeunes interrogés déclarent avoir la même « position idéologique » que leurs parents (gauche, droite ou un homme politique en particulier) (ibid., p. 14).
28 Percheron A., Bonnal F., Boy D., Dehan N., op. cit.
29 Michelat G., Simon M., Classe, religion et comportement politique, Presses de la FNSP, Paris, 1977.
30 Bourdieu P., Questions de sociologie, Les Éditions de Minuit, Paris, 1984, p. 133-136.
31 Bourdieu P., loc. cit.
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